“Je n’ai fait que ça toute ma vie”: narration et construction de soi dans Rouge de Kieslowski


Marie-Laure Oscarson
Berkeley, CA
mloscarson@yahoo.com


Car l’art, comme laboratoire ouvert de l’exploration imaginative, nous rappelle que l’histoire n’est toujours pas terminée et que l’homme possède encore le pouvoir d’envisager d’autres modes du vivre ensemble. (Richard Kerney,Postmodernisme et imagination éthique 367)

“Je n’ai fait que ça toute ma vie” s’exclame Joseph, un juge à la retraite, lorsque Valentine, étudiante et mannequin s’insurge de voir le vieil homme espionner ses voisins. Pourquoi Joseph se passionne-t-il pour les secrets d’une société malade de ses propres injustices? La quête du juge le mène vers une réalité dont la luminosité crue se cache derrière mensonges et apparences. Une recherche qui le conduit à flairer ses contemporains à travers le regard d’inquisition qu’il pose sur leur vie, et c’est ce regard que Rouge de Krysztof Kieslowski nous invite à porter sur la configuration de l’être dans la réalité.

Une réalité qu’Aristote décrit comme étant une mimésis ou représentation à travers le récit des actions humaines (Poétique 32). Puisque la réalité considérée ici s’érige du récit et est de l’ordre de la mimésis, notre étude se porte sur l’être qui s’appréhende à travers la narration de l’action, celle de l’expérience vécue. Cette construction s’établit donc comme Anthony Kerby l’explique grâce à l’acte narratif. Dans son livreNarrative and the Self, il décrit un modèle du sujet humain : “that takes the act of self-narration not only as descriptive of the self but, more importantly, as fundamental to the emergence and reality of that subject” (Kerby 4). Selon ce modèle il y a à la base de toute perception de la réalité, ou de l’expérience, un acte narratif. À l’acte narratif Ricœur ajoute une dimension temporelle, et son hypothèse de base quant à la triple mimèsis qu’il définit dans Temps et Récit, et qui sera considérée dans les lignes qui suivent, est “qu’il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, mais présente une forme de nécessité transculturelle. Ou pour dire autrement : que letemps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle” (Temps 85). Le but de ce chapitre est d’appréhender l’aspect du soi qui s’établit dans le récit et dans le temporel, ici le présent s’approprie le passé au sein du récit intégrant ce dernier dans un discours continuel et indispensable à l’équilibre du sujet. Ces deux éléments, temporalité et récit, ou l’imitation de l’action, s’agencent l’un et l’autre jusqu’à entrer en une symbiose. Une symbiose que nous devons maintenant articuler.

Ricœur identifie dans le récit le passage d’un temps préfiguré vers un temps refiguré par l’intermédiaire d’un temps configuré (Temps 87). Ces trois temps ont le nom de mimèsis I, II et III. Sous le titre de mimèsis I ou préfiguration s’agence la capacité de comprendre l’action par rapport au monde auquel elle se rapporte: “quelle que puisse être la force d’innovation de la composition poétique dans le champ de notre expérience temporelle, la composition de l’intrigue est enracinée dans une pré-compréhension du monde de l’action: de ses structures intelligibles, de ses ressources symboliques et de son caractère temporel” (Temps 87). L’équilibre du soi dicte le passage sans cesse renouvelé d’une mimèsis vers l’autre. L’hypothèse peut être formulée que l’être qui ne participe pas à l’agencement symbiotique des trois mimèsis vit dans un déséquilibre, un manque d’harmonie présents dans la vie de Joseph. L’obsession du juge qui le mène à espionner ses voisins dévoile un être dont la vision du monde est entachée par la trahison de la femme autrefois aimée, couronnement du mensonge et de l’apparence trompeuse. Ce qui empêche le juge de progresser d’une pré-compréhension de l’action vers la configuration et refiguration de cette dernière, c’est un manque de mise ou re-mise en intrigue des éléments qui constituent sa vie: “c’est dans l’acte de re-raconter, plutôt que dans celui de raconter, que cette fonction structurelle de la clôture peut être discernée (Temps 105). Un processus qui ouvre à l’élaboration du soi les portes innombrables de l’interprétation, un renouveau bienfaisant qui libère d’une vision du monde trop étroite. Puisque “imiter ou représenter l’action, c’est d’abord pré-comprendre ce qu’il en est de l’agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité…” (100). En dévoilant les secrets noirs de ses voisinsJoseph recherche à consolider l’idée qu’il se fait du monde, à voir encore et encore dans la vie de l’autre le mensonge qui entache sa perception de l’action comme seule représentation de cette dernière. “Est-ce que la vérité existe?” (Kieslowski et Piesiewicz, 78) demande-t-il à Valentine un peu comme la conclusion de toute une vie d’étude et de regards scrutateurs sur l’autre.

Il est donc nécessaire d’organiser les éléments constituants de la vie, pour les soustraire à une non-existence où ils sont plongés. Cette structure générale de l’expérience, mimésis I ou, la vie telle qu’elle se déroule, Kerby l’appelle aussi le niveau de la pré-narration (83). C’est la configuration de la pré-narration en un discours ou une histoire qui forme donc la réalité de l’expérience. Ainsi le langage est-il vu : “not simply as a tool for communicating or mirroring back what we otherwise discover in our reality but is itself an important formative part of that reality, part of its very texture” (2). Ricœur appelle mimèsis II ce passage des incidents individuels au tout: “un événement doit être plus qu’une occurrence singulière. Il reçoit sa définition de sa contribution au développement de l’intrigue. Une histoire, d’autre part, doit être plus qu’une énumération d’événements en série, elle doit les organiser dans une totalité intelligible de telle sorte qu’on puisse toujours demander ce qu’est le ‘thème’ de l’histoire. Bref, la mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration” (Temps 102) Ce qui permet à Joseph de configurer les éléments singuliers de sa vie en une totalité intelligible c’est la relation qu’il a avec Valentine, cette communication qui le pousse à organiser ses expériences au sein d’un récit. Ainsi le parallèle fulgurant entre la vie de Joseph et celle d’Auguste est plus qu’un hasard mais une représentation de l’acte de configuration qui organise les événements en histoire. Les deux hommes bien que séparés par les ans, sont liés par les expériences similaires comme celle qui suit et que Joseph relate à Valentine:

LE JUGE. Un jour, pendant l’entracte, l’élastique qui attachait mes livres a cassé. Il y en a un, un gros, qui est tombé tout en bas. Quelque part ici… C’était juste avant mon examen. Je suis descendu tout de suite, le livre s’était ouvert à une page au hasard. J’en ai lu quelques phrases. Ça m’a servi. C’est la question qu’on m’a posée à mon examen (Kieslowski et Piesiewicz 94).

Auguste n’était pas au théâtre quand l’élastique qui retenait ses livres a cassé mais il traversait la rue. Lui aussi a bénéficié de la lecture qu’il a faite de la page à laquelle le livre s’est ouvert lors de son examen pour devenir juge. Dans leur vie sentimentale Joseph et Auguste souffrent de la même déception amoureuse, tous deux sont trahis par la femme aimée qui les quitte pour un homme plus mûr ou plus opulent:

LE JUGE. Elle était blonde. Délicate, lumineuse, avec un long cou…Hugo Holbling… c’était son nom… pouvait lui donner ce qu’elle voulait. Ils sont partis. Je les ai suivis, j’ai traversé la France, la Manche, j’ai été en Écosse, et encore plus loin… J’ai été humilié (Kieslowski et Piesiewicz 99).

C’est cette même poursuite de la maîtresse infidèle (portrait verbal d’une femme du passé conforme dans le présent à celui de Karin, amie du jeune juge) qui pousse Auguste à prendre le ferry vers l’Angleterre à la fin du film. Les autres détails qui trament entre la vie de Joseph et celle d’Auguste un tissus de ressemblances sont de moindre importance mais témoignent tout de même du non-contingent: il y a sur le bureau du juge la pochette d’un disque du compositeur Van der Budenmayer, un disque compact qu’Auguste achète dans un magasin de musique ; les deux hommes portent aussi des bretelles…. Ainsi le parallèle entre la vie de Joseph et d’Auguste symbolise la métamorphose qui s’opère dans la vie du vieux juge alors qu’il en établit le récit. Auguste, jeune, est le Joseph du passé dans la narration actuelle car c’est dans et à travers le langage que l’être impose sa perception de l’expérience.

Joseph, en racontant sa vie à Valentin, fait la transition de mimésis I vers mimésis II. Les éléments de la pré-narration émergent ainsi vers une réalité de l’expérience pour Joseph grâce d’un côté au récit, et de l’autre pour le spectateur grâce aux artifices du cinéma. En effet si Joseph raconte son histoire à l’aide de mots ce sont les images elles qui retracent les actions d’Auguste. Les similarités entre les expériences des deux hommes aidant, il est presque automatique pour le spectateur d’utiliser le discours de Joseph pour interpréter l’histoire d’Auguste. Néanmoins, la nature ouverte du cinéma, l’agencement des scènes et le discours qui émerge à travers le pouvoir d’interprétation dont le spectateur se munit, permettent à d’autres récits de se greffer à la lecture des images. La scène finale montre Valentine et Auguste l’un à côté de l’autre rescapés du naufrage du ferry sur la Manche. Ils vont peut-être enfin se rencontrer car le récit fait plus tôt par Joseph semble indiquer que c’est leur destin. Lorsqu’il parle de sa déception amoureuse à Valentine il explique: “Je ne me suis plus jamais lié avec aucune femme. Oui, j’ai cessé d’y croire. Ou alors je n’ai pas rencontré celle… Peut-être que je ne vous ai pas rencontrée?” (Kieslowski et Piesiwicz 100) Auguste, lui, peindra-t-il sa vie avec des mots différents de ceux du vieux juge “je n’ai pas rencontré celle…”? Le rêve de Joseph au sujet de Valentine est-il en train de prendre forme “vous aviez cinquante ans et vous étiez heureuse…. Vous vous réveillez et vous souriez à quelqu’un qui est à côté de vous” (Kieslowski et Piesiwicz 92-93)? Tous ces éléments dirigent la lecture du spectateur vers la probabilité d’une rencontre entre Valentine et Auguste, mais les images ne se teintent pas d’une interprétation qui fixe leur signification, au contraire les scènes qui traitent de la vie du jeune juge se vident de dialogue et s’offrent au sens que le spectateur leur attache.

Le récit de Joseph établit le passé au sein du présent permettant ainsi à l’expérience de prendre une forme plus définie; ainsi les actions qui forgent la vie du juge peuvent-elles émerger au sein d’une réalité subjective qui bien que prenant racines dans le passé se concrétise pour le sujet dans le présent. C’est alors que le parallèle improbable dans le ici et le maintenant de la vie des juges s’explique: la temporalité n’y est pas chronologique mais subjective puisqu’elle est agencée par le sujet qui s’appréhende et se construit au cœur du récit. Cette temporalité lie les trois mimèsis l’une à l’autre et dicte leur nature symbiotique, l’une ne pouvant exister sans l’autre. Une temporalité encore tout à fait subjective et au sujet de laquelle nous devons noter qu’elle entre en un contraste intéressant avec le médium même qui la représente, à savoir celui du cinéma. Un film par essence est chronologique, il se déroule au cœur d’une temporalité fixée par le rythme des images qui se suivent et que le mécanisme de la caméra contrôle. Ce principe est toujours à l’œuvre dans un film même s’il n’est pas nécessairement évident. Ayant établi cela, il y a dans Rouge une scène qui bouleverse l’agencement de la chronologie mécanique: Joseph et Valentine sont engagés par la conversation lorsque subitement et sans que la narration relie cette scène au contenu de ce qui la précède, la caméra quitte la pièce où l’échange prend place entre les deux protagonistes et traversant la cuisine mène le spectateur dans la salle de billard. Sur le billard règne un désordre que l’œil ne peut organiser tout comme il lui est impossible d’établir une harmonie entre cette scène et les scènes précédentes. Kieslowski se dresse en organisateur tout puissant des scènes réfutant ici la temporalité mécanique qui semble mener la narration du film vers une clôture. À nouveau le film se dégage de sa temporalité fixe pour se jeter dans un temps beaucoup plus aléatoire dont témoigne la scène de la salle de billard. Ainsi malgré les apparences d’une temporalité mécanique le film, grâce à cette rupture de l’harmonie entre les scènes, contribue à la naissance d’un temps tout à fait subjectif.

Dans la perspective des mimésis, la configuration de l’action mène à sa re-configuration, un procédé qui établit le tout dans un contexte plus général. Ricœur nomme ce moment où il y a une intersection entre le monde de l’acte configuré dans l’œuvre et le monde du lecteur s’il s’agit de l’écriture, ou le monde du spectateur si il s’agit du cinéma, mimèsis III: “l’intersection, donc, du monde configuré par le poème et du monde dans lequel l’action effective se déploie et déploie sa temporalité” (Temps 109). Cette intersection se fait dans le film quand Joseph plonge son regard dans la caméra et interpelle directement le spectateur. L’illusion de la fiction est brisée pour un moment et l’univers cinématographique pénètre dans celui du spectateur.

Dans Rouge le médium utilisé pour communiquer est donc aussi comme nous venons de le voir celui de l’art cinématographique. Le film est fait de photos qui, lorsque prises dans leur individualité, ne forment pas d’histoire, n’ont aucun pouvoir intrinsèque d’établir le récit auquel elles contribuent au sein du film. Le parallèle entre le cinéma et les 3 mimèsis se dessine car le langage du film établit que c’est à travers l’organisation de la pré-narration en un acte de création et d’organisation, en somme de narration, que l’expérience ou l’histoire prend forme. En effet ce n’est que lorsque les photos sont présentées au nombre de 25 par seconde que l’impression de mouvement apparaît à cause des différences cumulatives entre les photos. Le mouvement se lie au récit à cause du changement dans le temps qui s’opère en son sein. L’histoire peut se dégager du mouvement et de la différence entre les photos prises comme un tout.

L’extrait où Valentine se rend à une session de photos pour la publicité d’une marque de chewing-gum dévoile ce processus que le cinéma utilise pour créer le récit. En effet, un récit qui jusqu’alors se compose de nombreuses images agencées par le changement et le temps. La scène en question, elle, choisit une de ces images et l’isole. La photo, unité de base de l’acte cinématographique, devient ainsi un panneau publicitaire séparé du tout narratif; puis elle est réinscrite dans la narration comme nous allons le voir. Cette organisation est aussi celle de la construction du soi avec le passage de mimèsis I vers mimèsis III par l’intermédiaire de mimèsis II. Les cheveux mouillés Valentine fait des bulles avec son chewing-gum sur les premières photos. L’acte ici est purement créatif. Puis le photographe enjoint Valentine à mettre son pull-over sur les épaules. Un ventilateur souffle sur le mannequin un vent artificiel qui joue avec ses cheveux dans une fraîcheur que la campagne publicitaire veut transmettre à son produit. Le photographe demande à Valentine, dans un moment d’inspiration, de paraître triste tout comme si une tragédie venait de se produire. La caméra montre une Valentine dont le regard s’alourdit de peine, elle est de profil et la toile derrière elle est rouge. Cette photo sera, plus tard dans le déroulement du film, choisie pour un panneau publicitaire de la campagne pour le dit chewing-gum.

A la fin du film un autre extrait montre Valentine rescapée d’un naufrage sur la Manche. Ses cheveux sont mouillés des embruns d’une mer en furie. Ce n’est plus un vent artificiel qui les anime mais la tempête qui les agite. Un regard empreint du désarroi inspiré par la tragédie s’attache au profil de Valentine. L’expérience du naufrage seconde la session de photos qui elle, symbolise l’acte narratif, ou agencement créatif des éléments constituants de la vie. Le portrait de Valentine y est pure invention, et ce n’est que par cet acte créatif que l’expérience peut être perçue, prendre une forme et donc devenir partie intégrante de la réalité du soi. Comme l’exprime Kerby : “Persons only ‘know’ themselves after the fact of expression” (5). Voilà comment Rouge positionne la perception du soi dans la narration et la création, et le personnage de Joseph offre encore une autre illustration de ce procédé mais cette fois-ci l’analyse s’attache plus à la relation que Joseph entretient avec l’autre.

VALENTINE. Qu’est-ce que vous faites?
LE JUGE. J’espionne
VALENTINE. Quoi?
LE JUGE. J’espionne les conversations téléphoniques de mes voisins (….)
VALENTINE. …. j’ai quelque chose à vous demander. De ne plus faire ça.
LE JUGE. Je n’ai fait que ça toute ma vie. (Kieslowski et Piesiewicz 39 et 41)

Comment Joseph, au fil de la réflection sur son passé, peut-il en arriver à conclure qu’espionner les autres c’est ce à quoi il s’est adonné toute la vie durant? Bien que nous ayons déjà vu les 3 mimèsis à l’œuvre dans la vie de Joseph, la réponse à cette question donne suite à notre investigation de la construction du soi dans la réalité. Le juge est amené de par les circonstances de sa profession à établir un jugement sur la vie et les actes de ses contemporains. Paul Ricœur remarque la complexité vis à vis du caractère éthique dont se couvre l’acte de juger: “Comment, en effet, un sujet d’action pourrait-il donner à sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n’était rassemblée, et comment le serait-elle si ce n’est précisément en forme de récit” (Soi-même 187). Pour être en mesure de porter un jugement éthique sur une vie, il faut pouvoir accéder au récit de cette vie. Or il est clair qu’une telle situation requiert beaucoup plus que ce que le contexte d’une salle de justice ne peut offrir. Joseph déplore l’attitude qui dicte que la vérité peut se détacher de façon distinctive de ce qui ne l’est pas, il explique à Valentine: “J’ai prononcé des centaines de sentences, mais est-ce que je me suis jamais approché de la vérité? Est-ce que la vérité existe? Et même si je l’avais approchée, à quoi bon? Juger, prononcer des sentences… le seul sentiment de pouvoir décider ce qui est la vérité et ce qui ne l’est pas… Maintenant, je pense que c’est un manque de modestie” (Kieslowski et Piesiwicz 78). C’est ainsi que l’espionnage auquel il se livre le fortifie dans cette perspective de l’humilité face à la vérité, car sans cesse la vie de ses voisins démontre que l’absolu en terme de vérité est de l’ordre de l’éphémère.

La conversation que le juge capte de façon illégale, quand Valentine rentre chez lui pour la première fois, révolte la jeune-femme. Il s’agit de deux hommes qui se parlent d’amour, ils sont visiblement amants. En écoutant leur conversation Valentine s’exprime contre le vice du vieil homme : “c’est dégoûtant!” s’exclame-t-elle. Alors le juge l’invite à agir : “Vous êtes convaincue d’avoir raison. Alors pourquoi vous ne faites rien. Allez lui dire que quelqu’un l’espionne, et dites-lui que c’est moi!” Valentine se rend alors chez ce voisin, et c’est une femme qui lui ouvre une porte sur un foyer aux apparences les plus chaleureuses. L’homme dont il est question est le mari, la petite fille que Valentine aperçoit du hall d’entrée, elle aussi au téléphone, est son enfant, et elle écoute cette même conversation passionnée que Joseph capte de sa maison. L’horreur se déplace du portrait d’un homme qui épie ses voisins, vers celui d’un autre qui trompe sa famille sous les apparences d’une vie en ordre. Qui est dans la mesure de porter un jugement sur les hommes? Valentine se réfugie chez Joseph sans avoir pu dénoncer l’espionnage de ce dernier à ses voisins.

Après l’homosexuel, c’est le dealer de drogue que Joseph montre sous ses vraies couleurs à Valentine. Le juge semble lire les pensées de Valentine :

LE JUGE. Vous pensez que je suis un salaud?
VALENTINE. Oui.
LE JUGE. Venez-voir… (Kieslowski et Piesiewicz 48-49).

Dans le jardin, en face de la maison de Joseph, se trouve un homme lui aussi engagé dans une conversation téléphonique. Joseph explique à Valentine qu’il ne peut capter ses ondes qui sont différentes de celles que la plupart des gens ont, mais qu’il suspecte son voisin d’être à la tête du marché de la drogue à Genève, lieu où se déroule l’action du film. Le juge avance ses doutes sans preuves formelles, mais déjà Valentine réagit. Elle veut appeler ce meurtrier qui se cache dans une vie luxueuse, alors que son trafic de stupéfiants anéantit des milliers de jeunes dans la dépendance et le cauchemar. Le jugement est porté sur lui; il est le dealer de drogue, alors qui est le “salaud”? Peut-on vraiment savoir?

L’ambiguïté poursuit sa route avec la conversation suivante sur les ondes entre une mère et sa fille. La voix de la mère est celle d’une femme âgée, elle semble vivre dans une solitude qui la pousse à quémander sans cesse l’attention que sa fille lui refuse. Elle invente des excuses pour susciter des visites qui ne lui sont pas accordées. Sa fille ne la croit plus et entrevoit dans chacun des besoins de sa mère, une nouvelle invention pour lui faire prendre le chemin de sa demeure. Joseph déplore cette situation et remarque que lorsque cette vieille femme aura vraiment besoin d’aide, sa fille ne la croira pas et il devra peut-être lui-même la contacter le jour de son décès….

En espionnant, le juge est capable de mettre en contact des faits, des informations qui lui montrent une face différente, un aspect qui reste le plus souvent caché dans la vie des gens. Il parvient ainsi à une plus juste représentation des actions de ses voisins, car leur vie est dans un contexte rendu historique, qui en lie les événements ensemble. Kerby explique que : “isolated events need to be placed within a developing network of further acts if their broader significance is to be grasped” (3). Ainsi la construction du soi s’effectue à travers la narration qui offre une plus grande signification à la temporalité des événements isolés comme nous l’avons vu auparavant et dans notre étude de l’espionnage auquel se livre Joseph.
Il y a un autre aspect de l’importance de ces “découvertes” au sujet de la vie des voisins qui est illustré par une histoire que Joseph raconte à Valentine.

LE JUGE. Il y a trente cinq ans de cela, à la même heure, trois heures de l’après -midi
j’ai acquitté un certain marin. C’était l’une de mes premières affaires sérieuses et j’étais à un moment difficile de ma vie. Il y a peu de temps, j’ai compris que j’avais commis une erreur. Il était coupable.
VALENTINE. Qu’est-ce qu’il est devenu?
LE JUGE. J’ai fait mon enquête. Il s’est marié. Il a eu trois enfants, et un petit-fils depuis peu. Qui l’aiment. Il paye ses impôts. Tous les arbres qu’il a plantés dans son jardin ont poussé et donnent des fruits chaque année (Kieslowski et Piesiwicz 78).

Juger cet homme non-coupable, lui a permis de reconfigurer son passé et d’aller de l’avant avec une vision régénérée de sa vie. C’est cette possibilité ouverte d’établir une narration nouvelle du passé, qui a sauvé le marin de la misère à laquelle, le verdict “coupable”, aurait certainement contribué. Cette liberté de reconfigurer le passé dans le présent pose le problème de la vraisemblance du récit. Kerby établit que dans les narrations personelles: “‘truth’ becomes more a question of a certain adequacy to an implicit meaning of the past than of a historically correct representation or verisimilitude…. The meaning of the past is not something fixed and final but is something continually refigured and updated in the present” (95). Juger le marin coupable, ou encore la vieille femme menteuse, c’est confiner ces personnes dans un carcan qui leur refuse l’acte de réévaluer leur passé pour le reconstruire à la lumière toujours nouvelle du présent. De même que s’arrêter aux apparences de la vie ordonnée de celui qui trompe sa famille de celui qui vend de la drogue, c’est recevoir une perception erronée de leurs actions; il en va de même pour les événements de notre vie qu’il est nécessaire de confronter à la clarté que le présent offre, si l’on veut aller au delà de ce qui semble être.

Cette lumière, que la re-configuration des événements du passé dans le présent jette sur l’interprétation de l’expérience, est parfois insoutenable. Ricœur établit que l’interprétation des événements de la vie reste un acte ouvert : “sur le parcours connu de ma vie, je peux tracer plusieurs itinéraires, tramer plusieurs intrigues, bref raconter plusieurs histoires, dans la mesure où, à chacune manque le critère de la conclusion, ce ‘sense of ending’….” (Soi-même 190) Accepter le caractère ouvert de la vie, accepter d’en configurer les événements est un défi qui peut être de taille. Aussi, lorsque Joseph partage l’histoire du marin avec Valentine, l’ampoule de la lampe, sur la table à laquelle ils sont assis, brûle. Joseph la change et pour cela il doit enlever l’abat-jour qui couvre la lampe. La lumière qui émane de cette ampoule toute neuve aveugle Valentine et Joseph qui bien vite remet l’abat-jour en place. C’est une lumière tamisée qui à nouveau inonde la pièce. Parfois, l’acte d’évaluer le passé dans une nouvelle perspective est un procédé difficile. La perception qui en surgit, peut être perçue comme crue et insoutenable.

Joseph accepte le défi de re-configurer le passé de sa vie dans le présent, et il assume la responsabilité des conséquences d’un tel acte. Il le fait comme déjà traité dans les lignes qui précèdent à travers sa relation avec Valentine et le récit du passé qui en découle; mais aussi lorsqu’il prend le stylo, qu’il dit avoir utilisé toute sa vie, pour écrire des lettres dénonçant à ses voisins son espionnage téléphonique. Joseph re-configure alors les événements du passé à l’aide de l’écriture. Non seulement accepte-t-il d’en changer le cours, mais il établit aussi le caractère intrinsèquement ouvert de son existence. Lorsque le stylo ne fonctionne pas, Joseph utilise un crayon, instrument tout à fait symbolique car effaçable à l’infini. La trace du crayon de papier sur les lettres aux voisins, décrit un Joseph dont la nature est de se définir, et, d’interpréter de façon constante, le passé à la lumière du présent. Il est ainsi plongé dans la re-configuration narrative, qu’il est possible, encore et encore, de soumettre à l’interprétation dans un procédé qui dicte que : “the truth of our narratives does not reside in their correspondence to the prior meaning of prenarrative experience; rather, the narrative is the meaning of prenarrative experience.” (Kerby 84) C’est alors la nouvelle signification que Joseph donne à sa vie qui compte face au passé.

Malheureusement, la société ne conçoit pas qu’un homme puisse réellement prendre sur lui de changer sa vie en en ré-interprétant de façon différente les événements. Les voisins accusent Joseph encore et encore, car ils ne cessent de montrer leur dégoût pour lui en jetant des pierres à travers ses fenêtres. Ce récit prend des connotations bibliques, et l’inter-textualité ramène le spectateur à l’épisode de la femme adultère:“Alors les scribes et les pharisiens amenèrent une femme surprise en adultère; et, la plaçant au milieu du peuple, ils dirent à Jésus : Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes : toi donc, que dis-tu? …. Comme ils continuaient à l’interroger, il se releva et leur dit: Que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre contre elle…. Quand ils entendirent cela, accusés par leur conscience, ils se retirèrent un à un, depuis les plus âgés jusqu’aux derniers; et Jésus resta seul avec la femme qui était là au milieu…. Jésus lui dit : je ne te condamne pas non plus; va et ne pèche plus” (Jean 8: 3-7, La Sainte Bible).

Dans le modèle de la théologie chrétienne, c’est l’entité suprême, le créateur qui invite à la re-configuration du passé dans une nouvelle narration empreinte du pardon divin. Pardon qui permet à l’homme d’interpréter, sous un nouveau jour, ses actions et de changer le cours de sa vie. La société actuelle est prise dans un système qui l’aveugle et elle refuse de voir au delà du jugement qu’elle est trop rapide à passer. Joseph demeure l’espion, le vicieux, le voisin qu’on juge, celui auquel on refuse l’habilité de renaître, en quelque sorte, à la clarté d’un présent tout neuf.

La psychanalyse parle aussi de la nécessité de remplacer la vérité historique par la vérité narrative : “the construction not only shapes the past — it becomes the past in many cases because many critical early experiences are preverbal, therefore have no proper designation until we put them into words….. Once a given construction has acquired narrative truth, it becomes as real as any other kind of truth”(Spence 74 et 31).

Grâce à la reconfiguration du passé à travers le langage, l’espoir entre dans la vie de Joseph. Le drame de son passé réside dans la trahison de la femme qu’il aimait, alors qu’il n’était qu’un jeune homme. Il l’a découverte un jour, faisant l’amour avec un autre homme. C’est exactement le scénario qu’Auguste subit. Joseph partage les douleurs de ses premiers amours et conclut qu’une femme comme Valentine aurait pu changer la perspective de sa vie. Au lieu de cela, il s’est enchevêtré dans une narration douloureuse de la vie qui a empoisonné sa relation avec le genre humain. Seul le pouvoir de la construction en récit du passé, lui permet de changer la vérité historique en une vérité narrative qui devient sienne et qui lui apporte quelque chose de bon. Quand il décrit à Valentine le rêve qu’il a fait d’elle il dit: “Hier, j’ai fait un beau rêve…. Ça fait des années que je n’ai pas rêvé quelque chose de bon.” (Kieslowski et Piesiewicz 81)

Le film se termine sur le gros plan du visage de Valentine déjà décrit. Elle est une des sept rescapés du naufrage sur la Manche, un des autres survivants étant Auguste lui-même. À nouveau le symbolisme de ce passage est éclatant. Le présent de Joseph est littéralement transformé grâce à la reconfiguration du passé, un passé dont l’interprétation demeure ouverte et invite sans cesse à sa construction. Ce présent, produit d’une nouvelle narration est aussi frais et neuf que la rencontre probable de Valentine et d’Auguste. A côté de l’image du profil de Valentine se dessine le visage d’Auguste. Joseph les observe sur l’écran de sa télévision où les informations commentent le naufrage sur la Manche. Le plan suivant montre Joseph qui regarde directement le spectateur à travers une des fenêtres cassées par le caillou qu’un des voisins aura lancé. Joseph interpelle l’audience d’une façon qui perturbe les règles de la mimèsis cinématographique. Il ne joue plus le jeu de l’acteur mais nous invite, nous aussi, à nous construire dans le présent grâce à la configuration de l’expérience en un acte narratif.


 

Works Cited

Jean. La Sainte Bible. trad. Louis Segond. Alliance Biblique Universelle.

Kerby, Anthony Paul. Narrative and the Self. Bloomington: Indiana University Press, 1991.

Ricœur, Paul. Temps et récit, vol. 1, Paris: Seuil, 1983.

_______. Soi-même comme un autre. Paris: Seuil, 1990.

Spence, Donald. Narrative Truth and Historical Truth: Meaning and Interpretation in Psychoanalysis. New York: Norton, 1984.


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