Interview with Boubacar Boris Diop


Yolande Bouka & Chantal Thompson
Kennedy Center for International Studies, Brigham Young University
Provo, UT 84602
ybouka@hotmail.com / chantal_thomson@byu.edu


Né à Dakar le 26 octobre 1946, Boubacar Boris Diop, a travaillé au Ministère de la Culture comme conseiller technique et a enseigné la littérature et la philosophie à l’université pendant plus d’une dizaine d’années

Ecrivain, journaliste et scénariste sénégalais, il a été le récipiendaire du Prix Tropiques en 1997 pour son roman Le Cavalier et son ombre. En 1998, il s’est rendu au Rwanda, à l’époque, ravagé par les répercussions du génocide de 1994, dans le cadre de « Rwanda, écrire par devoir.» Cette expérience, quoiqu’elle ne soit pas le thème de son roman Le Cavalier et son ombre, l’a influencé fortement lors de la rédaction de ce dernier. «Quand j’écrivais le roman, j’ai beaucoup pensé au Rwanda. Ça représentait les Hutus et les Tutsis …. Tout ce qui concerne le Rwanda dans ce roman, je le revis.» Il a dépeint ses sentiments face aux évènements rwandais dans Murambi, le livre des ossements, paru en mars 2000.

Outre la part active qu’il prend dans la vie politique et idéologique de l’Afrique, Boubacar Boris Diop se préoccupe grandement de la place de la littérature dans la société africaine contemporaine. Le fait que l’écrivain africain ne soit ni lu ni compris par son propre peuple est un dilemme que Boubacar Boris Diop aborde dans Le Cavalier et son ombre: « C’est-à-dire que l’écrivain africain, il écrit en général dans une langue étrangère. Non seulement, il propose le genre de livres que les gens n’ont pas les moyens d’acheter, mais surtout, il écrit dans un continent où tout le monde parle ; c’est le problème de l’écriture dans un continent où le plus important c’est quand même l’expression orale. Et il dit des choses que, au fond, soit les gens n’ont pas envie d’entendre parce que les gens ont envie qu’on leur promette des lendemains qui chantent, qu’on leur dise que les Africains sont beaux, sont bien, de même que l’anarchie; ou alors ils font des logiques de survi qui ne leur permettent pas vraiment de s’arrêter pour réfléchir. »

Dans une démarche stylistique particulière, modelée par des influences littéraires occidentales et des racines purement africaines, Boubacar Boris Diop, par le biais du Cavalier et son ombre, nous entraîne dans un « labyrinthe » dont il est le seul à connaître la porte de sortie.

Entrevue avec Boubacar Boris Diop, Dakar, le 3 juin 2003.


Y. Bouka: Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Le Cavalier et son ombre?

B. B. Diop: J’avais envie de faire un texte littéraire, un texte écrit qui prendrait en compte l’oralité. Je pense que c’est pour cette raison que le personnage principal de ce roman, Khadidja, est une conteuse. Et je dois dire que lorsque j’étais gamin, ce qui est à l’origine de ma vocation d’écrivain, c’est que j’entendais beaucoup de contes et qu’ils avaient sur moi un très fort impact. J’étais très impressionné par les contes que j’entendais et ces contes étaient dits par une conteuse, justement, par ma mère. Et voilà, j’ai eu envie de travailler sur ça. La frontière entre le monde de l’écriture et le monde de la parole.

Y. Bouka: Pourquoi autant de confusion, pourquoi autant de mélanges d’histoires, pourquoi un « patchwork ». Pourquoi un retour en arrière et un retour au temps présent. Il y a beaucoup d’éléments qui s’entrecroisent, dans votre roman. Est-ce que c’est vraiment dans l’intention de perdre votre lecteur? Parce qu’on s’y perd souvent, en lisant le livre.

B. B. Diop: Je crois que cela dépend des écrivains. Quand on écrit, ce qu’on cherche, c’est à raconter une histoire, mais on essaie de mettre, dans la manière de raconter cette histoire, beaucoup d’énergie, beaucoup de force. C’est ça qui donne la sincérité. On essaie de donner le sentiment de la réaliser [la sincérité], quitte à travestir, d’ailleurs, souvent la réalité. Et vous avez des auteurs qui arrivent à dire des choses très, très fortes avec des textes limpides. Je pense que c’est le cas de quelqu’un comme Kafka. Je considère que Le Procès est un texte particulièrement limpide, La Métamorphose aussi. C’est le cas de Camus, L’Etranger, La Peste, ce sont des textes extrêmement simples. Il y a quelque chose de cristallin dans cette façon d’écrire. Malgré les apparences, c’est beaucoup plus difficile. Souvent, on cherche la force en essayant de multiplier les points de vue. Et moi, s’il y a justement ce « patchwork », c’est que selon moi, il y a toujours, pour aboutir à la vérité, une multiplicité de points de vue. Les points de vue sont différents dans le temps, sont différents dans l’espace. Le même personnage change de points de vue. Les personnages, quand ils sont différents, ne peuvent pas voir les choses de la même façon.

Je pense aussi que j’ai subi des influences littéraires. J’ai beaucoup lu Voegelin, par exemple. Au lycée, j’ai beaucoup lu Sartre et il y a beaucoup de flash-backs dans les romans de Sartre, qui ne sont plus très bons aujourd’hui. Sartre comme auteur de fiction, par rapport à Camus, il n’en reste pas grand chose. Mais quand même, je dois dire que je l’ai lu étant très jeune, et que cela m’a fortement influencé. Et quand, évidemment, vous écrivez, cela apparaît. Le roman latino-américain aussi, Marquez, Borges, et surtout pour moi, l’Argentin, Ernesto Sabato. Juan Rulfo, l’auteur de Pedro Paramo. Donc, toutes ces influences-là, mon tempérament, ma formation m’ont porté plutôt à voir… j’avais l’impression que pour exprimer la vérité, j’avais besoin d’essayer d’éprouver les complexités du réel.

Et écrire un roman, évidemment, c’est tutoyer un inconnu, c’est de lui dire : « Suis-moi dans le labyrinthe. » Le texte est un labyrinthe. On prend une personne qu’on ne connaît pas, Yolande, on l’entraîne dans le labyrinthe et il y a un jeu de pistes. On se perd, on se retrouve. Chaque année, j’interviens à l’Université [Cheikh Anta Diop] parce que les étudiants travaillent sur mes textes. Ils me posent toujours la même question, mais avec un certain agacement en ce qui les concerne : « Est-ce que tu te moques de nous? Pourquoi tu nous égares? On comprend, et puis à un moment donné on ne comprend plus. On a toujours l’impression qu’on va comprendre, mais etc. » Mais c’est un jeu aussi. Il y a une dimension ludique, il y a une dimension de jeu dans la littérature.

C. Johnston: Le livre est un peu comme un rêve. Lorsqu’on raconte un rêve, il nous semble avoir un sens, cependant, pour les autres cela n’a aucun sens.

B. B. Diop: Mon roman le moins connu, intitulé Les Traces de la meute, est construit autour de cette idée de rêve. J’ai parlé tout à l’heure de Pedro Paramo. C’est un roman qui se déroule au séjour des morts, mais on ne s’en rend compte qu’au tout dernier moment. Je suis très, très impressionné quand vous dites que le rêve est quelque chose qu’on vit et qui a un sens quand on le vit. Et quand on essaie d’écouter les rêves que raconte un autre, c’est déjà nettement moins intéressant. Je dirais comme vous que le rêve est effectivement « innénarable, » c’est-à-dire qu’on ne peut pas le raconter, on ne peut pas le transmettre, le communiquer. Je pense aussi que dans une certaine mesure, le roman c’est ça. C’est tout de même quelque chose qui est fermé sur lui-même et qui défie la notion ordinaire de compréhension. Quand je lis un texte scientifique, il y a une démonstration qui est là. Je dois comprendre toutes les étapes de la démonstration et arriver à une conclusion que je vais partager ou pas. Je ne pense pas qu’on puisse avoir la même approche d’un roman, que le sens nous soit donné du premier coup. Je crois que chacun de nous a lu des livres qu’il a profondément compris, et pas compris du tout. Mais il en est resté des choses, et ce sont ces choses-là qui sont importantes. Un livre est fait pour que l’on puisse ressentir des choses, pas seulement pour comprendre.

Y. Bouka: Votre livre semble être un condensé de plusieurs thèmes typiques à l’Afrique, et peut-être à l’humanité. Mais un thème qui revient souvent est la quête du héros. Cette quête semble inévitable, mais aussi il semble qu’elle blesse l’Afrique, qu’elle ne donne pas à l’Africain de pouvoir d’agir par lui-même. Quelle est votre opinion sur cette quête infinie du héros chez le peuple africain ?

B. B. Diop: Brecht dit : « Malheur aux peuples qui ont besoin de héros. » Le Cavalier et son ombre, à l’inverse de mon autre livre, Le Livre des ossements, est un livre extrêmement pessimiste. Je pense que dans le mécanisme de l’écriture on a toujours, de façon consciente ou non, et je crois qu’ici c’était de façon inconsciente, on a toujours besoin d’ouvrir une fenêtre, d’avoir un peu de lumière, d’avoir un peu d’espoir. S’il n’y avait pas, dans Le Cavalier et son ombre, le personnage de Tunde, le roman serait particulièrement opaque et d’ailleurs peut-être qu’il ne fonctionnerait pas. Donc, il y a dans Les Tambours de la mémoire aussi cette quête. Mais cette fois-ci, le héros est une héroïne qui s’appelle Johanna Simento. Il y a toujours la recherche de quelqu’un parce que le roman c’est aussi une transcendance. Il s’agit non seulement de transfigurer le réel, de le changer, mais il s’agit aussi d’aller au-delà.

Je dirais que dans Le Cavalier et son ombre, Tunde est celui qui réconcilie deux points de vue qui sont difficiles à faire opérer ensemble, parce que le roman est conçu autour d’un mythe qui est connu. Et il y a deux personnages sur lesquels j’attire l’attention. Il y a le personnage de Gormack, qui est un personnage rationaliste, cartésien, qui refuse finalement ce monde de ténèbres, ce monde cruel, ce monde opaque, ce monde violent, qui est vraiment dans une logique purement rationaliste. En face de lui il y a le monstre Nkintri qui, lui, a une autre forme de rationalité en ce sens que sa rationalité est cynique. Il dit : « Oui, je suis d’accord. C’est barbare de manger les princesses, de tuer les plus belles filles du royaume, mais c’est bien. Il faut le faire parce que chaque société a besoin de ces rituels-là pour évacuer sa violence. » Donc on a vraiment deux points de vue tout à fait opposés. Personnellement, je ne me reconnais dans aucun de ces points de vue. J’ai plus de sympathie d’ailleurs, plus de compréhension pour le point de vue du monstre Nkintri que pour le point de vue cartésien. Mais en même temps, je ne l’accepte pas. Et il y a le personnage de Tunde qui tire sa force du fait qu’il n’existe pas dans la réalité. Ce qui est important, ce qui porte un peuple en avant, ce sont ses chimères. Et pour répondre très précisément à votre question, le héros, il est important parce qu’il est chimérique.

Comment ai-je conçu un roman comme Les Tambours de la mémoire qui a été construit sur la quête d’une héroïne Johanna Simento, dont on dit d’ailleurs dans le roman qu’elle est vivante mais invisible, et morte mais visible? J’ai conçu ce roman en disant : « Je vais créer un personnage qui se nomme Fadèle et qui va se souvenir d’évènements qu’il n’a peut-être pas vécus. » C’est ça l’histoire : se souvenir d’évènements qu’il n’a peut-être pas vécus. Le rapport de chaque peuple avec son passé, les Français avec Jeanne d’Arc, nous avec Lat Dior, vous avec Georges Washington, est une réalité non vécue, mais qui a également le poids du réel. C’est un peu la question de la conscience individuelle et de la conscience collective. C’est ça la quête du héros, et de ce point de vue, le fonctionnement de ces deux romans est à peu près identique : le fonctionnement des Tambours de la mémoire et le fonctionnement du Cavalier et son ombre. Ce sont des évènements qu’on n’a pas vécus, qui sont dans un futur lointain ou dans un passé encore plus lointain. En tout cas, ce n’est pas une instance présente, mais qui détermine nos comportements. Là aussi, j’ai subi des influences. Je me souviens très bien d’avoir été très, très impressionné par Les Contes de Canterbury, de Chaucer. Il y a des contes qu’on raconte à chaque étape du pèlerinage. Ce sont des personnages qui vont en pèlerinage et durant ce pèlerinage, ils se racontent des histoires. Vous savez plus tard, dans le cinéma, à partir, je crois de A l’est d’Eden, ou quelque chose comme ça, avec James Dean, on a commencé à parler de « road movie. » C’est-à-dire l’action dans le mouvement au cinéma. Mais en littérature, c’est infiniment plus ancien. Vous prenez Don Quichotte et Sancho Pansa—ils sont en mouvement. Et là aussi, le Cavalier et Siraa qui sont en mouvement, je pense que ce sont des influences littéraires, à la fois de Cervantès et de Chaucer.

Y. Bouka: Pourquoi est-ce que la mort et la folie sont parallèles?

B. B. Diop: Je changerais votre question en disant… Je crois que dans la plupart de mes romans il y a toujours ça. Il y a la mort, et il y a la folie. Dans un sens, pour bien comprendre le Cavalier, il faut lire Les Tambours de la mémoire. Les Tambours de la mémoire commence par un cadavre, par le corps du personnage principal. Le récit se développe ultérieurement. Je crois que quelqu’un l’a dit il y a quelques années… son livre s’appelle Les Savates d’Empédocle. Pour cette critique littéraire française, Empédocle c’est ce personnage qui allait se précipiter dans l’Etna, mais on n’a retrouvé que ses sandales. Pour elle, l’écriture c’est l’expérience des limites. C’est l’art d’aller jusqu’au bout de la vie : c’est la mort. Jusqu’au bout de l’expression : c’est la folie. C’est-à-dire, il faut arriver à tout dire. Je dirais que ce qui est toujours intéressant pour un romancier ce sont ces trois types de personnages. C’est le fou. C’est l’enfant. C’est l’agonisant, celui qui est en train de mourir. Dans Les Traces de la meute, le personnage principal, qui s’appelle Monsour, est en train de mourir. Pourquoi ces trois personnages sont intéressants? C’est parce que ces personnages, le fou, l’enfant et l’agonisant, ne sont plus concernés par les enjeux de la vie. Ils peuvent tout dire. Le fou peut tout dire. La personne qui va mourir n’a plus grand chose à cacher. Pour peu que cette personne décide d’aller au bout de sa parole, tout peut être exprimé. L’enfant aussi. D’ailleurs les grands cinéastes … pour raconter une histoire et tout dire, se servent de l’innocence de l’enfant qui ne sait rien. Il parle et tout passe. Je pense qu’artistiquement, pour arriver à exprimer les choses avec toute leur force, sans choquer, et en faisant en sorte que cela reste vrai, ce sont des personnages intéressants. Maintenant, ce même auteur a défini la littérature comme l’expérience des limites. Écrire c’est expérimenter les limites. La folie, c’est une limite. C’est une frontière. La mort est également une limite, une frontière. Je dirais presque autant de l’enfance.

Y. Bouka: Il y a souvent des thèmes contradictoires dans votre livre. Par exemple lorsque Khadidja raconte ses histoires, elle parle de « l’authenticité de ses mensonges. » Est-ce vous tentez de faire passer un message politique ou philosophique? Est-ce que ce sont les mensonges des politiciens ou ceux des écrivains? De quels mensonges s’agit-il?

B. B. Diop: L’art c’est à la fois le mensonge et la vérité. Il y a beaucoup d’écrivains, de peintres et de cinéastes qui ont essayé d’exprimer la vérité en retranscrivant littéralement ce qu’ils voyaient, ce qu’ils entendaient. Et ils sont passés à côté de la réalité. Il y a une différence entre la vérité et la réalité. Vous prenez un peintre mineur qui vous montre Guernica, avec des cadavres, du sang partout, d’affreux Franquistes qui égorgent des enfants… Bon, c’est un tableau réaliste, mais peut-être que c’est Picasso qui en torturant les formes, en multipliant les perspectives qui, de façon durable, le mieux… On peut multiplier vraiment les exemples, pour tous les pays et dans tous les domaines de l’expression artistique. Et dans ce sens-là, il y a aussi une dimension du jeu. Je dirais qu’en tant qu’auteur, depuis mon premier roman, Le Temps de Tamengo, je me rends compte assez nettement de la faiblesse des mots pour exprimer la réalité. La réalité est foisonnante, elle trop riche, elle va dans tous les sens. Comment prétendre, avec des mots seulement, capter cela? Mais quelle arrogance! Quelle prétention! Je m’en rends compte. Et ma façon de m’excuser auprès du lecteur, c’est de lui dire : « Je sais que tu ne me crois pas. Mais tu as tort, parce que moi, je suis celui qui dit la vérité.»

Mais en même temps, il y a une dimension purement africaine dans cette affaire-là. Mon influence la plus forte, ce ne sont pas les auteurs que j’ai cités, ce sont les contes que j’ai entendus quand j’étais enfant. Et ces contes commençaient par … C’est-à-dire qu’en débutant le récit, on installe un pacte narratif. Le narrateur s’adresse au public qui répond selon un protocole fixé à l’avance : « Je vais vous raconter une histoire. » L’autre dit : « Oh oui, mais est-ce que ton histoire-là, elle est vraie? Toi, tu n’es qu’un menteur. » Et le conteur dit : « Mais, non! Tous les autres conteurs sont des menteurs. Je suis le seul qui ne ment pas. » Et les autres lui disent : « Bon. On va voir si tu as raison. » Il y a un jeu, un aller-retour entre le narrateur, le conteur et le public. Cet aller-retour est toujours autour de la question de la vérité, parce que le public dit au conteur : «D’où sors-tu? Mais qui es-tu pour prétendre nous raconter une histoire. D’abord qui t’a dit que nous avons envie d’écouter ton histoire? En plus, est-ce que cette histoire est intéressante? On a autre chose à faire ! On va aller dormir. Pourquoi est-ce que tu nous retiens ici ? Et tout cela mis de côté, est-ce que ton histoire est vraie? Ne vas-tu pas mentir comme les autres? » Donc, c’est ça le conte dans la tradition africaine, telle que je l’ai vécue quand j’étais gamin. Quand j’écris un roman comme Le Cavalier et son ombre, dans lequel j’essaie de reproduire les mécanismes et le souffle de l’oralité, et bien cela revient. Je m’adresse au lecteur imaginaire comme la conteuse s’adressait à moi, auditeur. Je dis au lecteur imaginaire : « Ah, oui. Je sais que tu es sceptique. Tu me prends pour un menteur, mais ce n’est pas vrai. » C’est un peu dans ce sens-là. C’est un aller-retour, c’est un jeu entre le lecteur, cet inconnu que l’on aime bien, et soi-même, en train d’écrire le livre.

C. Thomspon: L’inconnu, elle en vient à le détester.

B. B. Diop: Oui. Ça, c’est une autre dimension. Mais peut-être que cet inconnu-là, justement, il n’existe pas. Parce qu’à aucun moment il n’est dit dans le roman que… C’est qu’elle se dit à un moment donné que peut-être qu’il n’y a personne derrière la porte. Mais ça, c’est la situation de l’écrivain africain. Là, on n’est plus dans le conte, mais on est dans la tradition écrite. C’est-à-dire, l’écrivain africain qui écrit pour un public qui ne le lit pas, parce que ce public, d’abord, ne comprend pas sa langue. Parce que ce public n’a pas les moyens d’acheter des livres. Et troisièmement, ce public croit plus à la parole qu’à l’écriture. Là, Khadidja est l’image de l’écrivain africain moderne qui n’a pas de public, qui prêche dans le désert et qui est dans une relation extrêmement violente avec son lecteur.

Y. Bouka: Qui est le passeur?

B. B. Diop: Passeur : passeur d’émotions. C’est le monstre aussi. C’est le double du monstre. Je dirais que le Passeur est celui qui permet aux différentes parties du récit et aux différents personnages de tenir ensemble. Il y a cette idée aussi que le Passeur est entre le monde des morts et le monde des vivants. Il est à la fois réel, et imaginaire. Tout comme Bilenty. Le Passeur, évidemment, est celui qui sert de pont entre Lat-Sukabé et Khadidja. C’est un peu l’Achéron du royaume des morts de la mythologie grecque. C’est le gardien des enfers.

Y. Bouka: Dans la « Deuxième journée » vous parlez du vent. Lorsque le Cavalier et Siraa qui vont parler avec le vent pour trouver Tunde, le vent leur répond : « Je ne suis que le vent de leur folie. Certes, toutes les voix pleurent en moi, mais toutes ne sont plus qu’un long cri de douleur. Celle du bourreau et celle de la victime »

B. B. Diop: C’est le Rwanda. . .

Y. Bouka: Vous parlez aussi des Twis et des Mwas. On sent vraiment une frustration, un cri de douleur du Rwanda. Vous en reparlez aussi dans Le Livre des ossements. Qu’est-ce que votre séjour au Rwanda a changé en vous?

B. B. Diop: Ce qui s’est passé, c’est que je suis allé là-bas, et la première question que je me suis posé, au Rwanda, c’est qu’il y a eu un million de morts, et moi je n’avais rien compris. Quel genre d’intellectuel suis-je? Journaliste, philosophe, écrivain, Africain. Un million de personnes meurent en Afrique et je ne suis pas au courant. Et je ne sais pas à quel point c’est important, ce qui s’est passé. Est-ce que j’ai intégré des mécanismes d’oppression tels que, finalement, j’ai perdu mon âme? On a beau dire, il y a une grande acceptation de leur servitude par les intellectuels africains. C’est ce que je constate. Et quand je dis les intellectuels africains, moi, j’en fais absolument partie. Ce que le Rwanda m’a d’abord appris c’est à m’intéresser de plus près aux évènements qui ont lieu sur le continent, à comprendre que ce qui se passe au Nigéria est différent de ce qui se passe en Algérie, est différent de ce qui se passe au Rwanda, au Congo, etc. Qu’il n’y a pas une essence africaine. Que le Togo, ce n’est pas pareil que le Sénégal. Si je n’ai pas compris le Rwanda, si d’autres ne l’ont pas compris, c’est parce que, quand on tue au Rwanda, les gens se disent: « Ça a recommencé! ». C’est comme dit Mongo Béti : « L’habitude du malheur.» Les Africains, c’est tout ce qu’ils savent faire. Et une fois qu’on a dit ça, on pense qu’on a tout compris, qu’on a tout expliqué. C’est fini, il n’y a plus rien à dire. C’est horrible, c’est regrettable. Pauvres victimes! Une brève lamentation, suivie d’un semblant d’analyse, et la vie continue. Et avec évidemment un sentiment de culpabilité. Cette idée que de toute façon, les autres le pensent, n’osent pas le dire. Mais nous autres Africains, nous devons avoir le courage de dire que nous sommes des sauvages, parce que les choses que nous faisons, personne ne les fait nulle part. Pourquoi sommes-nous comme ça? C’est comme ça que les intellectuels africains raisonnent. C’est une façon très globalisante de voir les choses. C’est-à-dire, le même raisonnement est appliqué à des situations radicalement différentes. Vous prenez n’importe quel intellectuel africain, vous l’interrogez lundi sur le Liberia, mardi sur le Congo, mercredi sur l’Éthiopie, jeudi sur la Somalie, il dira chaque jour la même chose sur des situations qui ne doivent pas obéir au même traitement, à la même analyse.

Moi avec le Rwanda, j’ai reconnu que je n’avais rien compris, que j’étais tombé, comme les autres, dans le mépris de moi-même, et j’ai appris à comprendre et à me méfier des autres. Le Rwanda a été, pour moi, un miroir. Ça m’a permis de savoir ce que les autres pensent de moi. Quand Mitterrand dit : « Un génocide en Afrique ce n’est pas important! » Mais, moi je suis Africain! Si cela ne me fait pas réfléchir, je n’ai qu’à aller vendre des cacahuètes. (Rires) Comment peut-on s’appeler intellectuels alors qu’il y a des problèmes qui sont là, qui sont douloureux, qui sont difficiles, qui ne sont pas faciles à affronter, qui nous troublent, qui nous emmerdent? Il faut qu’on entre dedans. Voilà! C’est tout! Je dirais que cela m’a quand même rendu beaucoup plus violent, c’est clair. Mon regard sur le monde a changé avec le Rwanda. Je suis beaucoup moins gentil, je crois.

Y. Bouka: Ne pensez-vous pas quand même que vous condamnez un peu trop rapidement l’ensemble des intellectuels africains? Que vous généralisez un peu trop?

B. B. Diop: Ça, je le reconnais. Mais quand on parle, on va très vite, Je connais beaucoup d’intellectuels africains qui ont passé toute leur vie à nous dire : « Écoutez, ce n’est pas aussi simple que cela. » On m’a dit cela plusieurs fois, mais je n’ai jamais voulu comprendre. S’il y a un auteur qui a tout mon respect et qui a exercé une profonde influence sur moi, une influence qu’il ne mesure pas, c’est un auteur ghanéen, Ayi Kwei Armah. Quand j’en juge par ce que je lis dans les journaux, ce que j’entends dans les médias, ce que j’entends dans les colloques—malheureusement pour moi, ma vie est une vie de colloques comme la plupart des écrivains africains—parfois j’ai envie de me taire. Mais en général c’est un point de vue dominant. Maintenant, j’ai cité Armah, j’aurais pu citer Cheikh Anta Diop aussi. C’est la question de la lucidité et du courage d’avoir des opinions personnelles. C’est de plus en plus difficile. Au 17ème siècle Descartes a dit :

« Je ne veux pas savoir s’il y a eu d’autres hommes avant moi. » Il pense qu’il est le commencement absolu. Ça paraît très, très arrogant, mais ce qu’il veut c’est que pour bien penser il faut se débarrasser de tous ses préjugés, de son éducation, de toutes ces choses qu’on nous a mises dans la tête, dont certaines sont bien, mais d’autres sont suspectes. Pour moi, la plupart des intellectuels africains, formés à l’école occidentale, n’ont pas très souvent une démarche individuelle.

Y. Bouka: Quel est le message du Cavalier et son ombre?

B. B. Diop: C’est une histoire d’amour. C’est tout! C’est pour cela d’ailleurs que la troisième partie met si fortement l’accent sur la relation entre Lat-Sukabé et Khadidja. Au-delà de tout, les Mwas, les Twis, au-delà de tout ce qui est dit sur le Rwanda, au-delà de cette péligrination, l’Ombre, le Cavalier, au-delà de cette femme qui vend des histoires, au-delà de tout, il y une femme d’une qualité exceptionnelle, Khadidja, qui est dans une relation sentimentale. Elle et Lat-Sukabé sont les deux boucles du récit. Au début, Lat-Sukabé arrive et dit : « J’ai reçu une lettre de Khadidja. Elle me dit « viens avant qu’il ne soit trop tard.» Mais à la fin aussi on a cette relation entre Khadidja et Lat-Sukabé. Pour moi c’est une histoire d’amour et surtout le portrait d’une femme d’exception. Khadidja est une femme extrêmement forte et c’est ainsi qu’il est voulu. Comme je le dis souvent, c’est mon premier roman d’amour. Évidemment, avec beaucoup d’éléments venant de ma propre vie. Je crois que le récit « patchwork» est né d’une relation épistolaire réelle avec une femme avec qui je vivais à l’époque. Elle était absente du Sénégal, on s’écrivait. Et puis ça s’est retrouvé sous une forme différente dans le roman. Pour revenir à la question de la folie, à un moment donné, dans un taxi Khadidja se met brusquement à pleurer. C’est vécu ça, avec la même personne avec qui je vivais à l’époque. Donc un roman, c’est ça. Il y a un message politique avec Tunde et tout. C’est vrai. On ne peut pas dire que cela n’a pas d’importance, mais pour moi, ce qui est le plus important, c’est deux êtres qui ont été ensemble, qui se sont perdus et qui se cherchent de mille et une manières. Comme Les Mille et une nuits.

 

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