Etre ou ne pas être littérature : les journaux d’Eugène Ionesco


Béatrice Jongy
Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III
Paris, France
bjongy@free.fr


Le journal en miettes s’ouvre en 1963 et s’achève en 1966 ou 1967. Or les années 60 voient s’amorcer la brillante carrière de Ionesco. De 1961 à 1967, il reçoit ses trois premiers prix littéraires, et est consacré Chevalier des Arts et Lettres. A cinquante-quatre ans, n’ayant plus à lutter pour construire sa carrière, sentant ses forces décliner, il dresse un bilan sous la forme d’un journal intime. C’est sous un jour plus sombre que s’ouvre La Quête intermittente. Ce journal est plus ramassé, puisqu’il couvre les mois de juillet 1986 à janvier 1987. Ionesco, après ce qu’il appelle “l’accident”, est au château du Rondon, établissement de soins. La peur de la mort le pousse à reprendre un journal intime.

Dans ses journaux, Ionesco laisse tomber le masque, mais pour en prendre un autre. Décrivant son ennui métaphysique, s’interrogeant sur ses raisons d’écrire, et plus largement sur la validité de toute littérature, il nous fait assister au théâtre d’un homme écrivain malgré lui.

I. LA FICTION DE SOI

1. La quête

Ionesco dresse le bilan d’une vie consacrée à l’activité littéraire, avec toutes les contraintes inhérentes à la célébrité et à l’engagement politique. En 1963, il traverse une crise de sens. Il se détourne de cette existence sociale pour retrouver l’enfance perdue. C’est dans l’écriture du journal qu’il doit être possible de refonder le moi, de se connaître, car c’est alors, dans la solitude d’une écriture en miroir, que l’on est face à soi. “Je suis celui qui voit, regarde, commente, considère. Je suis aussi celui qui, ardemment, désire un autre moi”, (JM 44) écrit Ionesco.

Ionesco attribue à ce mode d’écriture des vertus qu’il dénie à la littérature : le journal est le lieu d’un discours authentique, tandis que la littérature est vanité, et le langage bavardage. Le journal sera alors la quête spirituelle d’une parole au plus près du silence. C’est surtout dans La Quête intermittente, journal tenu quelques années avant sa mort en 1994, qu’apparaît cette exigence de vérité. La quête de soi est une course contre la montre. “Il me reste très peu de temps pour comprendre ce que je n’ai pas encore compris et je ne pense guère pouvoir y parvenir”, (JM 25) écrit Ionesco au début de l’ouvrage. Vers la fin, il confirme l’échec qu’il avait prévu : “Il va y avoir un an que j’ai pratiquement interrompu ce journal et cette quête, cette exploration dans la forêt broussailleuse, si difficile à pénétrer, à la recherche de moi-même ; pour le moment je n’ai pas l’impression d’avoir avancé…” (JM 167).

Dans les deux ouvrages, le diariste oppose à plusieurs reprises le journal à l’oeuvre littéraire, comme dans cette note du Journal en miettes: “Cet acharnement à me connaître (…), j’aurais dû l’avoir plus tôt. Si je m’y étais pris à temps, peut-être serais-je arrivé à quelque chose. Au lieu de faire de la littérature” (JM 88). Le journal, c’est l’oeuvre livrée au lecteur avec ses coulisses. C’est un livre sur l’écriture du livre.

En effet, le témoignage sur soi aboutit inévitablement à une dramaturgie.

2. L’autre de soi

Le moi que cherche le diariste est une illusion. Plus celui-ci creuse à la recherche de son identité, plus le moi se révèle être une coquille vide, sans consistance. Georges Gusdorf a bien mis en lumière les dangers qui guettent le diariste : “Qui écrit ? celui qui écrit rêve toujours d’une écriture en prise directe sur l’être. Mais toujours celui qui écrit est un autre, parce que toute écriture prend ses distances et consacre une aliénation. Toujours c’est un autre, et qui parle d’autre chose, et n’existe que par défaut”. Ionesco fait l’expérience de ce dédoublement : “Je suis en même temps enraciné en moi-même et détaché de moi-même, comme si j’étais à la fois l’acteur et mon propre spectateur”, (JM 57). Il dit du moi qu’il est “l’illusion la plus puissante” (JM 215). Dès le début de ses journaux, il remet en cause l’authenticité de son propre témoignage : “Suis-je un menteur ? Suis-je un pantin, un comédien ou suis-je vrai ?” (Quête 36).

Tenir un journal, c’est se mettre à distance de soi-même. C’est créer un autre qui est l’empreinte déposée sur le papier. C’est rompre la solitude qui seule aurait permis de “déboucher sur l’âme en soi” (Quête 53). Il est pris dans une impasse ontologique. Ionesco le note par cette violence faite à la grammaire, dans l’emploi réfléchi du verbe être : “Moi aussi, je me suis l’autre” (Quête 53). La formule rimbaldienne “je suis un autre”, et qui signifiait un prodigieux enrichissement du moi, est devenu une aporie tragique. Le Moi, voulant se fonder, s’est créé autre, il a, involontairement, élaboré une fiction de soi qui l’éloigne à tout jamais du noyau dur de son être. Ce que cherche à dire le diariste, c’est l’indicible, les mouvements d’une âme. En les transcrivant, il crée une forme qui les fige dans une posture qui n’existe déjà plus au moment où la plume se met à l’œuvre. Ionesco prend toujours un nouveau cahier, et avoue n’en finir aucun. “C’est l’invisible qui m’arrête”, (JM 52) écrit-il. “Mon espace intérieur n’est pas libre ; je ne peux même pas arriver jusqu’à ma propre porte”. La pensée est plus rapide que l’écriture, insaisissable ; le projet d’écrire l’intime s’avère prométhéen. “Je dis trop mal ce que je veux dire. Peut-être parce que, en effet, c’est l’indicible que je veux dire”, (Quête 122) constate l’auteur de la Cantatrice chauve.

Ce Moi qui lui échappe toujours, et qui se reflète à l’infini dans le miroir du journal, au point d’égarer tout à fait l’écrivain, le diariste l’interpelle. Le journal implique une scission entre le sujet d’énonciation et le sujet narré : “Qu’est-ce que je dis, mais qu’est-ce que je dis ?” (Quête 124). Le “je” qui s’interroge ici n’est pas le même que celui qui “dit”. Le Moi du journal ne prononce pas un monologue, mais un dialogue avec un autre moi fictif. Pierre Reboul parle à ce sujet de la présence imaginaire de l’autre dans le journal (1). Ionesco, qui de surcroît est dramaturge, n’échappe pas à cette règle. A ce titre, ses journaux pourraient porter le titre d’une section d’Antidotes : “Théâtre de mes angoisses”. Il se met en scène, dialoguant avec lui-même, voire avec Dieu. Sa révolte, identique à celle de Job, dénonce le scandale de l’existence dans un monde illusoire et éphémère. Pour Ionesco, le monde est un théâtre, et tout geste, y compris celui d’écrire, est celui d’un acteur. Il se met en scène dans l’adresse à soi : “Ne pense pas. Ne pense plus”, (Quête 125). L’auteur interpelle son reflet, tâchant de le séduire comme Narcisse à la fontaine. L’exhortation n’a pas ici simple valeur délibérative. Si le charme opère, il aboutira à une métamorphose en un moi rêvé. La fleur n’est pas l’échec de Narcisse, elle est au contraire, pour le sujet, le geste de libération des contingences de sa naissance. L’usage de l’impératif correspond au geste du sculpteur qui sans cesse retouche les formes, imposant à la matière de nouveaux contours. Ainsi, la prise de résolution, typique du journal, est le vœu d’un renouvellement de l’être, d’un acte de naissance qui transcende le présent : le sujet devient son propre projet.

La quête de soi, parce qu’elle est une autogenèse, débouche inévitablement sur la création littéraire.

II. LE GESTE ARTISTIQUE

1. Le naufrage dans la littérature

Ce caractère réflexif du journal entraîne l’auteur sur la pente de la littérature. En effet, il prend conscience du fait d’être “écrivant”, et, dans le cas de Ionesco, d’être écrivain. Ainsi le dramaturge définit-il l’activité artistique comme une activité consciente d’elle-même :

“Je dis cela [le fait que son journal puisse plaire à des lecteurs et critiques], je me dis cela et je retombe dans les lettres. Le fait d’en prendre conscience ne me fait pas remonter. Le fait de prendre conscience que je prends conscience de la qualité littéraire ne fait qu’aggraver les choses”. (JM 100)

Ionesco est un homme public. La quête de soi est dévoyée : l’homme célèbre entreprend de se portraiturer pour le public. Dans La quête intermittente, cette tentation est d’autant plus forte que l’auteur, sentant la mort approcher, essaie de corriger son image, soucieux d’apporter sur lui-même un ultime témoignage. Lorsqu’un écrivain tient son journal, il écrit pour la postérité. Ionesco n’a eu de cesse de publier ses journaux, soit sous forme de monographies, soit sous forme d’extraits dans des revues. Cette volonté de publication affleure dans ses écrits intimes. Ainsi, dans le Journal en miettes, au début de la section “le roi se meurt”, l’auteur explique : “Voici des pages de journal d’il y a cinq ou six ans ou des notes pour Le roi se meurt” (JM 63). Cette phrase, introduite par un présentatif, est à l’intention du lecteur. Certes, le célèbre dramaturge n’était pas dupe. Il avoue dans La quête intermittente qu’il se prend parfois “pour un grand écrivain, dont on lira avec passion tout ce qu’il a écrit, et on fouillera, trifouillera dans tout ce qu’il a écrit” (JM 65).

A l’instar de nombre de diaristes, Ionesco s’interroge sur sa bonne foi, comme en témoigne ce passage du Journal en miettes : “Dès que je me dis que ces pages seront peut-être publiées, leur vérité est corrompue” (JM 129). Le journal comme exercice spirituel échoue, parce que l’auteur n’a pas su résister à la tentation rhétorique, et a succombé au péché de la littérature. “Je parle de Dieu”, (Quête 165) note le diariste ; et il ajoute : “Pourtant, je me préoccupe plutôt de gloire littéraire, de ce que je veux laisser aux vivants”. Il fait le même constat dans le Journal en miettes : “Je retombe incessamment dans la littérature. Le fait d’avoir pu décrire ces images, de les avoir parlées à peu près convenablement, me flatte” (Quête 100). Dès lors, il se sait perdu pour la quête spirituelle, mais gagné à la cause littéraire. La littérature prend le pas sur la métaphysique ; l’écrivain l’emporte sur l’homme. “Ce n’est pas la quête. C’est l’intermittence”, (Quête 50) constate-t-il avec amertume. C’est pourquoi il replace le journal dans une perspective éditoriale : “Peut-être que cela plaira à des lecteurs ou à des critiques”, (Quête 100).

C’est l’échec du journal comme livre spirituel qui affleure ici. “Je parle aux hommes”, (Quête 100) déplore Ionesco. Sans cesse, dans ses journaux, il dessine l’opposition entre une parole authentique, qui s’adresserait à soi-même ou à Dieu, et qu’il appelle lui-même la métaphysique, et une parole adressée aux hommes, au public, qui est la littérature. Celle-ci est immorale, une forme dévoyée de confession, une dramatisation coupable de soi. Sans hésiter, Ionesco la condamne comme impure, car des préoccupations mondaines interrompent la quête spirituelle : “Je voulais, j’espérais, que cela fût un dialogue avec Dieu (…). Mais déjà s’y mêlaient des impuretés, littéraires, personnelles (…), des clins d’œil à un public possible, sous-entendus”, (Quête 68). “J’ai sombré dans la littérature”, (Quête 121) se lamente-t-il. La littérature est une religion, l’apparence sensible de la spiritualité. “On ne peut vivre métaphysiquement”, (Quête 122) constate-t-il. C’est sur la littérature comme prière que s’achève le dernier journal intime de Ionesco : “Prier le Je Ne Sais Qui. J’espère : Jésus-Christ” (Quête 169). Mais la prière est ici comme la métaphore de l’écriture du journal intime, qui est la forme de l’être, et non l’être lui-même.

C’est donc finalement à la création d’une forme qu’aboutit la quête ontologique.

2. La tentation esthétique

Alors que le journal n’a pas d’autre organisation qu’une suite chronologique, ceux de Ionesco trahissent le travail de l’écrivain. Le fragmentaire devient une modalité d’écriture parfaitement maîtrisée. Ainsi “La quête intermittente” est un titre programmatique ; il annonce un projet d’écriture qui fait du fragment le lieu de son accomplissement.

On sent une volonté de composition dans les deux ouvrages. Au début du Journal en miettes, Ionesco évoque son enfance, annonçant le thème de l’ensemble. Il en est de même pour La Quête intermittente, où il mentionne ses “noces d’or” avec Rodica, donnant le ton d’un livre où il sera essentiellement question de leur vie commune et de leur vieillesse. Le Journal en miettes commence par une faute de syntaxe : “Je n’ai jamais été à Beauchamps”. Le style parlé l’emporte sur le style écrit. Ceci peut laisser penser que nous ne sommes pas à l’intérieur d’une oeuvre littéraire, mais bien d’un simple témoignage, de notes prises pour soi. Cependant, sans même formuler l’hypothèse d’une faute volontaire, il semble que le relâchement de l’attention à la grammaire opéré ici par Ionesco entre dans le cadre d’un projet artistique, dans la mesure où la forme donne sens au contenu. En effet, remplacer, dans cette tournure, le verbe “aller” par le verbe “être”, est une faute courante dans le langage enfantin. Or quel est le propos de l’auteur ? l’évocation de son enfance.

Le langage lui-même renoue avec l’âme de jadis. Les sous-titres trahissent d’ailleurs l’organisation du journal. De plus, la métaphore du premier, “Images d’enfance en mille morceaux“, (Quête 7, je souligne) traduit le choix délibéré de la forme fragmentaire. Les bribes d’enfance seront rendues par des lambeaux de littérature, des éclats de texte. L’enfance ressurgit par bribes, et c’est ainsi qu’elle est évoquée, comme en témoigne le passage suivant : “J’avais cinq ans, je crois ; une maison pour enfants, pas loin de Paris” (Quête 14). La présence de l’incidente “je crois”, ainsi que de l’article indéfini “une” et l’absence de verbe, renvoient à cette lente remontée d’images décousues. Dès l’ouverture, ce journal surprend le lecteur, puisqu’à la place de la date attendue, c’est un nouveau titre qui surgit, et l’évocation d’un temps disparu. Livre de méditation, autobiographie tronquée, notes prises sur le vif ? Aucune date n’apparaît dans le livre ; la seule notation temporelle concernant l’écriture est très tardive : “Il va y avoir un an que j’ai pratiquement interrompu ce journal”, (Quête 167). Cette rupture constitue bel et bien le livre en deux parties, quoique inégales.

Le Journal en miettes est constitué de textes divers, qui forment cependant une unité. Le texte “Chocs”, sorte de poème en prose, se présente isolé sur la page. Enumérant une série de chocs reçus par lui, excepté le douzième, l’auteur termine par une chute propre à la poésie, dans la mesure où elle donne la clé du texte : “Au vingt et unième j’arrêtai ma montre” (JM 72). Ce qui martyrise ainsi le poète, c’est la fuite du temps, ce qui explique l’absence de mention de la douzième heure, qui achèverait le cycle, alors que 21 est le nombre de la maturité, très présent dans la Bible, mais aussi celui du devenir adulte, à l’époque de Ionesco, c’est-à-dire la sortie irrémédiable de l’enfance. On voit alors que ce poème se rattache à la thématique générale du journal. Celui-ci apparaît donc comme une oeuvre composite qui transcende les genres. Le troisième titre introduit un autre poème en prose, “Le cocotier en flammes”, (JM 123). Comme le précédent, il est rédigé au passé simple. Comme lui, il est rattaché par sa thématique, à savoir l’opposition de la modernité à un monde pur et archaïque, au journal. Certes, le Journal en miettes n’est pas un roman, ni un essai ; c’est en vain qu’on y cherche la table des matières ; et pourtant, elle est assez facile à reconstituer. L’éditeur a adopté une formule de compromis, grâce à une astuce typographique, puisque les premiers mots de tous les fragments, c’est-à-dire ceux que Ionesco n’a pas regroupés sous des titres, sont en majuscules. De sorte qu’on a l’impression de pouvoir, pour chacun d’eux, dégager un thème. Par exemple les mots “Mon père”, (JM 41) qui débutent la première phrase du fragment où Ionesco décrit la relation qui l’unissait à son père, sont en majuscule, de sorte que le lecteur identifie ce passage à un texte qui aurait pour titre “Mon père”.

D’autre part, les deux journaux sont constitués de Leitmotive. On l’a vu, tout journal intime est le lieu d’un ressassement, du constat perpétuel que le moi ne change pas. Dressant l’incessant bilan de soi-même, le diariste cède à la compulsion de répétition. Or, cette tendance devient, en littérature, une figure de rhétorique : l’anaphore. Les même thèmes, récurrents, sont autant d’ornements d’un texte ainsi constitué en un ensemble cohérent, parsemé de motifs qui se font écho. Un des fragments du Journal en miettes commence ainsi : “Je réclame le droit de me débrouiller avec moi-même”, (JM 128). Or le fragment suivant reprend cette formulation, de façon symétrique, en rejetant le verbe à la fin : “Oui, le droit de ma débrouiller avec moi-même, je le revendique”, (JM 129). Le journal intime, parce qu’il repasse par les mêmes sillons d’écriture, acquiert des propriétés musicales, tend à se constituer, à son insu, en oeuvre. Cette mélopée retentit particulièrement à la fin des deux livres. Le dernier fragment du Journal en miettes est composé sur le thème du tourbillon. Il s’agit d’une métaphore filée, comme en témoigne le lexique de l’eau (eaux, fleuve, rivières). Dans La quête intermittente, Ionesco parachève la mise à distance de soi-même qui a eu lieu dans le journal en se désignant à la 3ème personne du singulier. A cet éloignement de l’énonciation, il ajoute un éloignement spatial et temporel : “Il s’en alla vers son jardin mais il continuait à murmurer…” (Quête 169). Le fragment s’achève sur la prière que nous avons citée plus haut. La beauté de l’image, l’effet de distance ainsi créé, mais aussi l’allusion à la pérennité d’une parole au-delà du texte écrit confèrent à ce fragment un caractère éminemment poétique.

3. Du particulier à l’universel

Dans cette esthétique de l’inachevé, le mot retrouve tout son pouvoir suggestif, tel que le préconisait Mallarmé. Dans le fragmentaire, dans le creux du non-dit, le lecteur peut placer son propre univers intérieur, comme dans ce passage de La quête intermittente : “Ma femme et moi… ? (Ayant été interrompu, j’ai oublié ce que je voulais écrire exactement.) Mais je trouve que c’est bien ainsi : ma femme, Marie-France et moi…” (164). La phrase en suspens prend une nouvelle signification, que son auteur, en écrivain de métier qu’il est, s’empresse de souligner. L’échec, le manque, est ici récupéré pour faire oeuvre. Le début du Journal en miettes est particulièrement intéressant à cet égard, car il déploie des scènes imprécises que seul l’imaginaire du lecteur peut restaurer. La poétique moderne de la ruine et de l’inachevé transforme le journal en oeuvre d’art. La succession de fragments depuis “Quelle sottise avais-je faite?” (JM 19) jusqu’à la fin de la section se présente comme une galerie de tableaux extrêmement émouvants car, à travers ses interrogations, son désir de mémoire inassouvie, l’auteur nous renvoie à nos propres souvenirs d’enfance. Ionesco a la volonté d’être exemplaire, de représenter l’humanité.

“La seule justification que j’ai à parler de moi, écrit Ionesco, c’est que je me dédouble et que je parle de moi comme d’un autre, comme d’un cas étranger, susceptible d’intéresser les psychologues et d’autres. […] chaque cas, même le mien, est intéressant ; l’univers de quiconque, de chaque être, d’une fourmi, peut être passionnant. L’univers de chacun est universel”. (JM 115-16)

La fiction de soi, inévitable, aboutit à une construction authentique, ce que l’auteur dramatique nomme “la vérité de l’illusion”, (JM 115). Dans un ultime retournement dialectique, c’est finalement l’être qui est révélé. “Je suis tellement vrai que je ne puis échapper à moi-même”, (217) conclut-il dans le Journal en miettes. Ce qui autorise le passage à l’art dans les journaux de Ionesco, c’est la découverte que le moi n’est rien d’autre qu’une forme, qu’il est inséparable d’elle. “Je suis ma structure”, (Quête 55) ; “Ma forme est moi-même”, (Quête 96) observe-t-il. Et la forme d’un écrivain, ce sont ses livres…

Au cours de sa quête spirituelle, Ionesco découvre que son moi n’est qu’une fiction, et qu’il ne peut échapper à la littérature. Sa seule consolation est dans la création d’une forme où chacun pourra prendre place. Le journal ionescien est le fruit d’une tension perpétuelle entre un désir d’immédiateté de l’écriture et le recours nécessaire à une forme pour incarner l’être. Le diariste est alors le Verbe et la Chair, le Dieu pris au piège de son corps.


NOTES

1. Dans Le journal intime et ses formes littéraires, au cours du débat qui suit la première intervention. (back)


ŒUVRES CITÉES

Ionesco, Eugène. Journal en miettes. Paris : Gallimard, 1967. (JM)
Ionesco, Eugène. La quête intermittente. Paris : Gallimard, 1985. (Quête)
Le journal intime et ses formes littéraires. Actes du colloque de septembre 1975. Ed. V. del Litto. Genève : Droz, 1978.

#Béatrice Jongy#Etre ou ne pas être littérature : les journaux d'Eugène Ionesco#Vol. 3 Issue 1 Fall 2004