Ionesco anthropologue : mimésis et violence dans Les chaises


Scott Sprenger
Université Brigham Young
Provo, UT 84602
sms22@email.byu.edu


La communication manquée due à une défaillance du langage ou, plus précisément, à une prolifération verbale sévrée du réel, est un problème – on le sait — qui préoccupe Eugène Ionesco. Des exemples de ce phénomène se trouvent partout dans ses pièces, notamment dans La Leçon, où l’élève imite sans comprendre le discours creux du professeur, dans Les chaises où “le vieux” raconte tous les jours la même histoire à sa femme, où dans Rhinocéros, où les citadins répètent sans réflexion des clichés qui circulent dans la ville. Dans Notes et contre-notes, Ionesco attire notre attention directement à ce problème lorsqu’il parle des effets abrutissants du cliché sur la mentalité “petite bourgeoise” : “[L]e petit bourgeois n’est pour moi que l’homme des slogans, ne pensant plus par lui-même, mais répétant les vérités toutes faites, et par cela mortes, que d’autres lui ont imposées” (109).

En critiquant l’esprit conformiste du petit bourgeois, Ionesco vise sans doute une cible importante puisque c’est cette mentalité-là qui a permis, à son avis, la montée des régimes totalitaires du XXe siècle. Toutefois, plus osée à nos yeux est sa critique de ce même phénomène chez les “intellectuels” — c’est-à-dire ceux dont la tâche est justement de dénoncer les conformismes de la pensée :

Je crois que nous assistons à un énorme abrutissement, dont les intellectuels sont en grande partie coupables (HQ 32). Je n’affirmerai point que de nos jours l’on ne pense pas. Mais on pense sur ce que quelques maîtres vous donnent à penser, on pense sur ce qu’ils pensent, si on ne pense pas exactement ce qu’ils pensent, en répétant ou en paraphrasant. En tout cas, on peut observer que trois ou quatre penseurs ont l’initiative de la pensée et choisissent leurs armes, leur terrain ; et les milliers d’autres penseurs croyant penser se débattent dans les filets de la pensée des trois autres, prisonniers des termes du problème qu’on leur impose. . . . [P]enser par soi-même, découvrir soi-même les problèmes est une chose bien difficile. Il est tellement plus commode de se nourrir d’aliments prédigérés. (Notes 103)

Dans la mesure où la critique littéraire est considérée une activité “intellectuelle”, Ionesco ne nous lance-t-il pas un défi dans ce passage ? Ne nous oblige-t-il pas à découvrir un moyen de lire ses pièces tout en “pens[ant] par [nous]-même[s]”, de résister à une simple répétition de sa pensée ou celle des autres critiques, ou pour le dire de manière sociologique, de démontrer que nous ne sommes pas de détestables petits bourgeois ?

Une telle tâche débouche sur un paradoxe et la solution s’avère beaucoup plus difficile que cela ne paraît à première vue. Car comment éviter une répétition de la question de la répétition sans pour autant retomber dans une répétition de la question de l’évitement ? S’engager à démystifier la pensée mystifiée des autres en s’appuyant sur des formules critiques reprises à d’autres maître-penseurs, n’est-ce pas une autre forme, fût-elle déplacée, de mystification ?

N’est-ce pas aussi trahir un peu Ionesco que de transposer le contenu intellectuel de son théâtre en une forme discursive comme si sa pensée pouvait en être détachée et emportée ? Pour sa part, Ionesco a lucidement choisi de s’exprimer par la mise-en-scène théâtrale, et non pas par le traité philosophique ou psychologique — alors qu’il prétendait détester profondément le théâtre, alors qu’il aurait pu facilement devenir philosophe ou “intellectuel” comme ses compatriotes franco-roumains, Émile Cioran ou Mircea Eliade. Ce choix paradoxal pour le théâtre, il faut sans cesse nous rappeller, ne va pas du tout de soi et nous mène inexorablement à cette question : qu’est-ce que le théâtre arrive à communiquer sur le mimétisme langagier que les formes discursives comme la philosophie ou les sciences sociales ne peuvent pas ? Autrement dit, pourquoi discuter le problème du mimétisme, selon Ionesco, ne peut pas nous faire atteindre le même degré de “lucidité” que la communication théâtrale?

Cela va sans dire que la réponse que nous cherchons se trouve dans les pièces de Ionesco, et il faudrait y passer tout de suite pour tenter de la découvrir. En même temps, il convient de considérer les indices préliminaires que Ionesco nous donne dans ses essais, comme celui-ci tiré des Notes et contre-notes :

[L]es pièces à thèses sont grossières, tout y est approximatif. Le théâtre n’est pas le langage des idées. Quand il veut se faire le véhicule des idéologies, il ne peut être que leur vulgarisateur [. . .]. Quelle serait, non son utilité, mais sa fonction propre, si le théâtre était condamné à faire uniquement double emploi avec la philosophie, ou la théologie, ou la politique, ou la pédagogie ? Un théâtre psychologique est insuffisamment psychologique. Mieux vaut lire un traité de psychologie. Un théâtre idéologique est insuffisamment philosophique. . . . [Le théâtre] n’est ni tout à fait l’art, auquel la pensée discursive ne peut servir d’aliment, ni tout à fait le plan supérieur de la pensée. (57)

D’après ce passage et d’autres, on aperçoit que le propre du théatre, selon Ionesco, est la communication indirecte, ce qui exige une observation et une participation active du public. La lucidité ne vient donc pas d’une simple constatation des effets contagieux du langage entre les personnages fictifs, comme si l’espace scénique existait en dehors de l’espace “réel” du public et ne nous affectait pas ; la lucidité doit passer par une prise de conscience de la transmission inconsciente et quasi-invisible de l’effet mimétique (ou contagieux) des personnages fictifs sur nous-mêmes. À titre d’exemple, on pourrait mentionner ici Les chaises, où un effet mimétique nous est transmis sous la forme d’un désir irrésistible de savoir la vérité que “le vieux” promet de révéler à la fin de la pièce. Si Ionesco réussit à focaliser notre attention hermeneutique sur ce non-sens, c’est parce que nous imitons le désir contagieux des gens invisibles qui prolifèrent chez le vieux. Toute question concernant leur réalité ontologique (est-ce qu’ils sont vraiment là ? ne sont-il pas que le fantasme du vieux ? etc.) s’avère inutile puisque la prolifération de chaises — un effet réel et observable dans le contexte de la pièce — est une métaphore visuelle de la prolifération invisible du désir contagieux pour la “vérité”. Bien sûr, cette vérité que nous attendons ne se produit pas, puisque le vieux finit par se suicider et son porte-parole, “l’Orateur”, est un sourd-muet qui n’arrive pas à sortir de paroles intelligibles. Mais remarquons que cet échec communicatif au niveau thématique et discursif ne l’est pas du tout au niveau structural, puisque le blocage du sens nous force à réfléchir à la source cachée de la prolifération irrationnelle du désir (y compris le nôtre) devant ce non-sens. Paradoxalement, toute spéculation sur ce que le vieux et/ou l’Orateur auraient dit, si seulement ils avaient pu le dire, passe à côté de la lucidité que Ionesco cherche à provoquer en nous par ces non-sens et silences.

Pour le dire autrement, le génie de Ionesco n’est pas qu’il expose le langage comme non-communicatif dans sa prolifération – ceci est une banalité qui avait déjà été remarquée bien avant lui — mais qu’il expose le piège mimétique dans lequel nous tombons à chaque fois que nous pensons pouvoir y échapper rien qu’en l’identifiant et en critiquant les effets imitatifs chez les autres (par exemple, chez le bourgeois ou le petit bourgeois). Pour éviter le piège que Ionesco nous tend, ou du moins pour mieux nous en rendre compte, ne faudrait-il pas commencer par la constatation modeste que le mimétisme langagier est un phénomène généralisé dont quasiment tout le monde est victime, y compris les intellectuels les plus sophistiqués. Et ceci non pas parce que Ionesco pensait que nous étions tous destinées fatalement à l’abrutissement, même si nous en restons fortement susceptibles, mais parce que le mimétisme verbal n’est pour lui qu’un symptôme visible d’un autre mimétisme sous-jacent, quasi-invisible mais tout de même universel, à savoir le mimétisme comportemental de l’humanité entière. Ce mimétisme sous-jacent tient à mon avis de ce que nous pourrions appeler une vision anthropologique, selon laquelle le désir, les actions et les sentiments humains sont foncièrement imitatifs.

Cette anthropologie n’a, bien sûr, rien d’original chez Ionesco ; on peut la retrouver chez plusieurs penseurs occidentaux depuis Aristote jusqu’à René Girard, en passant par Spinoza, Kojève, Durkheim, Benjamin, Caillois, Gans et autres. Toutefois, ce qui différencie la communication théâtrale ionescienne de la communication purement philosophique ou scientifique, c’est que Ionesco transforme le “contenu” mimétique en mystères littéraires pour que le désir généré dans le public d’en chercher la solution mène, dans un deuxième temps, à la découverte du principe mimétique derrière notre désir initial de chercher.

Cette différence entre les formes discursives — en l’occurrence littéraire et philosophique — peut sembler sans importance puisque le but, à savoir la communication d’une idée sur le mimétisme — est au fond le même. Mais pour Ionesco cette différence formelle est capitale puisque le dramaturge ne cherche point à communiquer une idée abstraite et immédiatement transmissible. Le discours rationaliste de la philosophie nous aveuglerait au mécanisme involontaire et invisible du mimétisme qui sous-tend la transmission de la pensée –- par exemple, du maître-penseur à nous, et de nous aux autres. Le discours indirect du théâtre a cet avantage : il peut s’agencer de la sorte que le public découvre le principe mimétique derrière les effets mimétiques qui agissent sur nous. Autrement dit, il se sert de la mimésis pour l’exposer et pour libérer le public de son influence.

Le processus de notre découverte est, certes, circulaire ou tautologique puisque Ionesco doit nous leurrer pour, ensuite, nous révéler son jeu. Mais la tautologie chez Ionesco n’est-elle pas productrice de sens ? Ne dit-il pas dans Notes et contre-notres qu’il faut “mystifier pour pouvoir démystifier” (103) ? Ce qu’il nous montre, après tout, c’est que le mimétisme est une pierre d’achoppement à la raison et à la communication discursive. Paradoxalement, si nous cherchons le sens de ses textes au niveau thématique ou discursif, nous méconnaissons l’effet mimétique de la mise-en-scène théâtrale sur nous. En revanche, si nous ne tombons pas dans le piège qu’il nous tend, nous ne risquons pas d’atteindre une perspective lucide d’où nous pouvons reconnaître le piège aussi bien que la théorie anthropologique qui structure son théâtre.

Pour éviter une possible confusion, il convient de souligner que j’emploie le mot anthropologie dans son acception la plus large, signifiant quelque chose comme “une définition de l’humanité dans son universalité”. Je l’emploie aussi dans un sens spécifique qui tient des écrits “anthropologiques” de René Girard, le penseur français qui a théorisé le désir mimétique de la manière la plus complète et la plus systématique. Mon intention ici ne sera ni de réduire Ionesco à Girard, ni de reconstituer la pensée girardienne pour en faire une “application” ; je considère Ionesco lui-même un penseur qui, pour les raisons expliquées ci-dessus, a choisi le théâtre comme moyen de communication. Il ne serait tout de même pas inutile de rappeller quelques concepts girardiens pour faciliter notre présentation de la vision anthropologique de Ionesco occultée dans ses pièces.

Premièrement, le “désir” selon Girard ne résulte ni d’un choix rationnel, ni d’un acte de volonté individuel, ni de l’inconscient. Le désir est strictement intersubjectif, se basant sur l’imitation du désir d’un “autre” que le sujet en question prend pour modèle. Si l’objet désigné par le désir du modèle se trouve en abondance, le rapport entre le sujet et son modèle reste paisible. Mais si les deux désirs convergent sur un objet rare, ils risquent d’entrer tout de suite en une rivalité, ce qui peut vite déclencher un cycle de violence réciproque, puisque le désir dans une telle situation ne vise plus un objet tangible ; il est alimenté par l’obstacle que le sujet et le modèle posent désormais l’un pour l’autre.

Girard imagine une telle situation de violence réciproque — ce qu’il appelle la “crise mimétique” — à l’origine de la culture humaine : la disparition de l’objet et la rivalité qui en découle produit un état d’indifférenciation où le desir et la violence mimétique prolifèrent comme un virus contagieux et apparemment sans remède. Pour stopper la violence et instaurer une différence transcendentale dont l’ordre social dépend, Girard spécule qu’il faut une violence unanime de la collectivité contre une victime innocente, ce qu’il appelle le bouc émissaire. Le sacrifice du bouc émissaire rétablit l’ordre parce que la foule est dans l’illusion que la victime est responsable de la violence collective, même si l’origine du mal, selon Girard, est liée au mimétisme contagieux. En désignant la victime comme responsable de la violence, la collectivité s’aveugle devant sa propre responsabilité et projette sa violence mimétique sur un axe vertical en dehors la collectivité. Selon Girard, c’est justement cette verticalisation et extériorisation de la cause imaginaire de la violence que nous nommons “le sacré”.

Le sacré a une valeur positive pour Girard mais seulement dans la mesure où il a permis aux sociétés primitives de ritualiser le désir mimétique et, donc, de gérer la violence interne. Mais le sacré a ultimement une valeur négative pour Girard parce que les sociétés qui en dépendent méconnaissent la violence sacrificielle originelle et le désir mimétique qui en est la cause. Cette méconnaissance, qui selon Girard est toujours intacte dans notre modernité, est la cause obscure de la persécution des victimes innocentes”.Le sacré”, pour le dire autrement, est l’alibi qu’utilisent les sociétés pour cacher la violence collective contre les innocents au nom de la paix et de l’ordre. Selon Girard, la seule échappatoire à la logique victimaire du sacré, la seule pensée capable de “démythifier” l’ordre social tout en maintenant la paix, c’est la vérité christique révélée dans les Évangiles. Girard perçoit une “anthropologie” dans les Évangiles parce qu’ils exposent (et dénoncent) le lien caché entre le mimétisme et la violence sacrificielle. Ils exposent aussi l’impossibilité d’articuler et de faire comprendre ce lien aux autres en une forme rationnelle et discursive, puisque celui par qui cette “verité” est transmise, le Christ, est un “scandale” à la raison. Par une logique paradoxale ou circulaire, c’est comme si le mimétisme qui mène à la violence avait besoin d’une violence insensée pour que la communauté prenne conscience du mimétisme qui la provoque. Ce qui différencie le christianisme des autres religions “mythiques” et “sacrificielles” ; c’est que celles-ci insistent sur la vérité de la foule contre la victime alors que celle-là insiste sur la verité de la victime contre la culpabilité de la foule.

Pour revenir à Ionesco, il nous faudrait, bien entendu, beaucoup plus d’espace que permis dans cet article pour montrer en détail les liens entre son anthropologie et celle de Girard, surtout parce l’anthropologie de Ionesco dépend d’une interprétation minutieuse de l’ensemble de ces pièces. Nous pouvons, pourtant, indiquer de manière provisoire des exemples qui nous mettent sur la piste d’une anthropologie similaire. On peut commencer par le lien qu’établit Ionesco, à l’instar de Girard, entre le mimétisme et la violence collective contre les victimes innocentes. Rhinocéros présente un exemple éclatant dans la mesure où ceux qui répètent les clichés — signe d’une infection du virus mimétique — se transforment en rhinocéros violents qui victimisent les autres, qui, eux-mêmes, se transforment en rhinocéros et ainsi de suite. Les clichés qu’on répète n’ont pas de sens en eux-mêmes ; leur fonction est d’aveugler les agresseurs devant leur propre violence. Ionesco explique le mécanisme dans Notes et contre-notes :

Il me semble que de notre temps et de tous les temps, les religions ou les idéologies ne sont et n’ont jamais été que les alibis, les masques, les prétextes de cette volonté de meurtre, de l’instinct destructeur, d’une agressivité fondamentale, de la haine profonde que l’homme a de l’homme ; on a tué au nom de l’Ordre, contre l’Ordre, au nom de Dieu, contre Dieu, au nom de la patrie, pour défaire un Ordre mauvais, pour se libérer de Dieu, pour se désaliéner, pour libérer les autres . . . . (224-5)

Dans Rhinocéros, Béranger est le seul personnage qui parvient à résister au mimétisme et à la violence collective. S’il n’est pas victime littérale d’une violence sacrificielle, le prix de sa survie est son exclusion sociale – exclusion qui à l’instar du Christ dans son abaissement a pour fonction morale d’indiquer au public une voie alternative au mimétisme et à la violence insensée de la foule :

Je suis tout à fait seul maintenant. On ne m’aura pas, moi. . . . Je ne vous suivrai pas, je ne vous comprends pas! Je reste ce que je suis. Je suis un être humain (637). Contre tout le monde, je me défendrai, contre tout le monde, je me défendrai! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout! Je ne capitule pas! (638)

La dimension anthropologique de ce scénario “tous-contre-un” est la révélation d’une logique sacrificielle qui sous-tend la dynamique conformiste de la foule. La résistance héroïque de Bérenger face à la contagion mimétique et victimaire se présente, paradoxalement, comme un modèle anti-mimétique et anti-sacrificiel, même si du point de vue bourgeois et bien-pensant, cet ivrogne inhabile semble sans valeur. Béranger montre que la communication et la réception de la vérité morale dépasse la mentalité quotidienne et le jugement habituel du bourgeois. Voici donc l’importance de la communication théâtrale pour Ionesco :

Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir un véritable coup de matraque. Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle prise de conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre [. . .] ; il faut réaliser une sorte de dislocation du réel, qui doit précéder sa réintégration. (Notes 60)

Puisque Ionesco est considéré un écrivain absurdiste et puisque l’absurdisme est considéré l’expression suprême d’une modernité sans Dieu et sans métaphysique, les critiques ignorent souvent la persistance d’une tendance religieuse dans le comportement de ses personnages, soit dans leur besoin persistant de rituel soit dans leur désir résiduel de transcendance. Dans L’Homme en question, par exemple, Ionesco affirme : “L’excès de politique n’a pas suffisamment déspiritualisé l’homme pour qu’il ne reste ce qu’il est fondamentalement, un être eschatologique” (45). Dans cette même lignée, il considère que les problèmes majeurs de la civilisation moderne (comme la déshumanisation et la violence) viennent de l’indifférence devant les questions religieuses ou métaphysiques :

Le seul souci qui élève l’homme au-dessus de lui-même, c’est le souci de l’absolu . . . . Notre époque est une époque déchue, parce que, à la préoccupation de l’absolu s’est substitué le problème politique, la fureur politique ; lorsque l’homme ne se préoccupe plus des problèmes des fins dernières, lorsque seul l’intéresse le destin d’une nation politique, de l’économie, lorsque les grands problèmes métaphysiques ne font plus souffrir, laissent indifférent, l’humanité est dégradée, devient bestiale. (HQ 64)

En ceci l’anthropologie de Ionesco se rapproche encore une fois de celle de Girard, de manière déscriptive ainsi que préscriptive. Comme Girard, Ionesco considère le déplacement de la métaphysique comme la source du mal moderne, et il insiste sur la dimension religieuse de l’humanité malgré le désenchantement de la modernité. Si, donc, le rôle de l’art pour Ionesco est de démythifier les mythes politiques pour exposer la violence qu’ils cachent, il ne va pas jusqu’au point de démystifier les questions spirituelles. Au contraire, l’art est un moyen de nous diriger vers les mystères de la religion :

[L]’art nous mène au-delà de nous-mêmes, il nous conduit jusqu’au bout du mystère . . . . Il est à l’esprit une religion ou, si l’on veut, il est une voie religieuse parallèle à la religion. Si l’art ne nous donne pas la clé, car aucun effort humain ne peut la donner ni aucune méthode, l’art nous entr’ouvre la porte sur la vie au-delà de la vie, par-delà le néant. (HQ 61)

Nous pourrions ici citer plusieurs passages qui renforcent l’intérêt de Ionesco pour le problème de la religion, mais l’articulation la plus éclatante est dans un discours que le dramaturge a fait lors de la remise du prix T. S. Eliot-Ingersoll à Chicago. Il explique que même s’il ne thématise pas ouvertement les contradictions du désir résiduel pour la religion dans la modernité, ce désir religieux joue un rôle important dans la mise-en-scène de l’action de ses personnages. Seulement, il présente cette dimension religieuse dans les effets produits par l’absence de la religion :

Eliot n’est préoccupé que par l’essentiel, c’est-à-dire le destin de l’homme, destin métaphysique et religieux et qui ne peut être autre. . . . En effet, c’est bien cela, que, avec d’autres moyens, avec peut-être moins de force, j’essayai à mon tour d’exprimer : le besoin essentiel, aigu, fondamental, de religion et de métaphysique, sans lesquelles l’homme n’est qu’un pantin dérisoire. Seulement, moi, je ne faisais qu’exprimer, contradictoirement, négativement, par leur absence, ces valeurs spirituelles. (TC XCV)

Si l’on considère maintenant de plus près les pièces de Ionesco, on peut immédiatement identifier des thèmes anthropologiques qui les rapprochent des thèmes anthropologiques girardiens. Par exemple, dans Jeux de massacre, le dramaturge suggère que l’imitation — l’activité des singes — est une maladie contagieuse chez les être humains : “[L]es singes attrappent cette maladie ; pourtant c’est les gens qui portent le virus” (JM 962). Dans Tueur sans gages, il décrit un état d’indifférenciation sociale qui déclenche de la violence, ce qui ressemble à l’indifférenciation dans la crise mimétique décrite par Girard. Dans plusieurs pièces, comme La Leçon, Les chaises, Le Roi se meurt ou Les Victimes du devoir Ionesco décrit les comportements pathologiquement répétitifs comme si c’était des rituels arrachés à leur contexte sacré originel.

Mais quittons le niveau thématique pour considérer la logique qui sous-tend et qui agence les actions des personnages ionesciens. C’est à ce niveau qu’on aperçoit une analyse de l’époque contemporaine comme une zone intermédiaire entre un monde archaique, où les valeurs sacrées sont encore intactes, et la modernité où ces valeurs traditionelles sont perçues comme périmées et désuètes — où ce qui en reste est l’abîme, le néant, l’absurde. Le problème pour Ionesco “anthropologue” n’est pas que nous, les modernes, soyons du coté du néant et de l’absurde, mais que nous y sommes tout en restant nostalgiques d’un monde sacré, tout en gardant notre “soif de l’absolu”. Si Ionesco essaie de tenir compte de la dimension religieuse qu’il a identifiée en l’homme, ceci ne doit pas nous mener à une discussion des croyances personnelles de Ionesco — la question n’est pas là. Ionesco essaie de démontrer comment les modernes sont motivés par un désir de l’au-delà, par la promesse d’un autre monde, et comment ce désir, par un effet mimétique ou de contagion, peut provoquer des problèmes psycho-sociaux, jusqu’au point de déborder dans la violence. Ionesco explique :

Si j’ai montré les hommes dérisoires, risibles, ce ne fut nullement par souci de comédie. Mais, comme on ne peut guère en ces moments de déchéance mondaine de l’esprit, proclamer la vérité, on peut toujours au moins, montrer ce que l’homme devient ou peut devenir quand il est coupé de toute transcendance ; quand le destin métaphysique est absent du cœur humain, c’est-à-dire quand la réalité réaliste se substitue au réel, à l’éternel. C’est le sacré qui est le réel ainsi que nous le dit très bien mon ami Mircea Eliade. Ce réel escamoté par le réalisme, car le réalisme n’est pas réel, il n’est qu’une convention, un style d’école, une vérité basse. . . .
Telle fut ma démarche, j’ai essayé de mettre en évidence ce néant qui est l’absence de foi, l’absence de vie spirituelle. (TC XCV)

Les chaises illustrent clairement les problèmes qui peuvent se produire quand un désir religieux est coupé de son objet transcendant ou quand un contexte expressif pour canaliser ce désir est absent : cela déborde dans une prolifération effrénée, en l’occurence, de chaises. Il convient de noter que cette prolifération et le désir collectif qu’elle symbolise ont lieu devant une sorte de prophète de “la vérité absolue”, un “sauveur de l’humanité”, qui pretend avoir été agressé, persécuté, pour ses paroles. Même si dans ce cas le mimétisme débouche sur le suicide du vieux et de sa femme, cette violence suit une logique sacrificielle et révélatrice, puisque le suicide anticipe une violence collective qui aurait eu lieu si le vieux était resté vivant. Le vieux avait déjà annoncé le thème de la persécution contre lui au début de la pièce. Mais, plus révélateur est qu’il appelle sa mort “le sacrifice suprême”, et il blame “la foule” pour la séparation entre lui et sa femme. La fonction anthropologique de l’autosacrifice du vieux, c’est donc de déplacer la prolifération du désir mimétique du médiateur aux mots, ou plus précisément, aux paroles de l’Orateur qui promettent un sens absolu, tout en différant la livraison de ce sens à l’infini. L’apparente non-livraison de ce sens discursif est, certes, frustrante mais le sens – la lucidité – que Ionesco cherche à communiquer se trouve justement dans cet espace infini qui s’ouvre entre la mort du vieux et les paroles indéchiffrables de l’Orateur qui marquent la mort. Cette verticalisation et projection du désir sur un au-delà langagier rétablit de la différence dans un état d’indifférenciation et, par là même, rétablit aux membres de la foule leur individualité et donc leur humanité.

Ionesco indique qu’à la fin de la pièce les chaises restent sur scène, et que l’on entend “pour la première fois les bruits humains de la foule” (183). C’est dans la logique de cette conclusion que Ionesco rejoint Girard dans une lecture évangélique du sacrifice, puisque c’est ici que l’on voit clairement que le suicide du vieux n’est pas du tout insensé ; c’est l’expression d’une lucidité et d’une charité qui prévoit la réhumanisation de la foule comme résultat. Cette fin (et la conclusion que le public en tire) était importante pour Ionesco, puisqu’il dit dans les indications scéniques que les bruits humains doivent durer assez longtemps pour que le public s’en aille “avec cette fin bien gravée dans l’esprit” (183), comme s’il devait insister sur ce delai pour que la lucidité passe.

Pour conclure, j’aimerais aborder un dernier point qui relie Ionesco et Girard, à savoir, l’intérêt de Ionesco pour le rituel. On a déjà vu qu’il thématise cet intérêt, mais on peut l’identifier aussi dans un mécanisme involontaire qui anime les comportements bizarres de ses personnages, comme si la contradiction moderne entre un besoin inné de rituel et un monde sans rituel, sans sacré, menait inexorablement à une auto-ritualisation du comportement, ce qui débouche sur une répétition insensée, le délire et/ou la violence.

Le vieux dans Les chaises, par exemple, raconte tous les jours la même histoire à sa femme ; le professeur dans La Leçon enseigne tous les jours la même la même leçon ; le tueur sans gages est un tueur en série sans motivation apparente en dehors du désir de répéter l’acte de tuer ; le policier dans Les Victimes du devoir persécute Choubert à cause d’un mécanisme involontaire. Même les répétitions langagières, les proliférations de non-sens, peuvent être considérées comme un comportement ritualisé, seulement sans un but sacré ou transcendental pour racheter ou expliquer la répétition. Par exemple, le roi dans le Roi se meurt répète “comme un perroquet” sans être compris “des syllables mortes”. Il serait facile de dire comme les personnages que le roi devient “fou”, mais l’intérêt de cette folie est qu’elle a pour cause une fixation sur un monde sacré révolu, où la répétition de paroles avait encore un sens – où les paroles les plus chères – les prières, les rituels liturgiques – dérivaient leur sens précisément de leur répétition. Arrachées à leur contexte sacré, la répétition donne l’impression de la folie.

Ce que Ionesco, dramaturge et anthropologue, cherche à démontrer c’est que les structures désacralisées du monde moderne sont insuffisantes pour canaliser le désir résiduel de l’absolu. Dans un monde déchristianisé et sans rituels garantis par un axe vertical, les modernes continuent tout de même de produire du sacré et des rituels. Seulement, cette production devient une source d’horreurs à l’ère contemporaine puisque, comme Ionesco révèle : le sacré exige de la violence, et les rituels exigent une répétition insensée de cette violence.


ŒUVRES CITÉES

Ionesco, Eugène. Les chaises. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade) Paris : Gallimard, 1991. 139-183.
____. Le Journal en miettes. Paris : Gallimard, 1967. (JM)
____. Notes et contre-notes. Paris : Gallimard, 1966. (Notes)
____. Rhinocéros. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade) Paris : Gallimard, 1991. 537-638.
____. Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade) Paris : Gallimard, 1991. (TC)
____. Un homme en question. Paris : Gallimard, 1979. (HQ)

#Ionesco anthropologue : mimésis et violence dans Les chaises#Scott Sprenger#Vol. 3 Issue 1 Fall 2004