Ionesco et le français: langue maternelle ou choix culturel


Anca Mitroi
Université Brigham Young
Provo, UT USA
as42@email.byu.edu


L’exil forcé, l’exil choisi, l’exil intérieur, celui d’ambition, de nécessité, de raison, etc. : qu’ont-ils de commun entre eux? Sinon que l’on quitte son pays natal, qu’on accepte ou choisit d’être un étranger et qu’on choisit ou se résout à l’usage d’une autre langue. (103)

affirme Georges Barthouil dans son article sur Le roi se meurt. Barthouil examine en détail les différentes catégories d’exil aussi bien que les conséquences morales ou linguistiques. Il passe en revue plusieurs exilés célèbres et identifie leurs “affinités caractérologiques”.

Mais puisque Ionesco est connu et apprécié surtout comme l’auteur dramatique qu’il est devenu après sa séparation d’avec la Roumanie, le discours sur l’exil tend à se concentrer – chez Barthouil comme chez bien d’autres critiques – sur l’exil volontaire de Ionesco, sur le choix délibéré de la France et de la langue française.

L’article de Barthouil exprime ce point de vue de manière péremptoire :

Par ailleurs, à côté de ces exils de rois il y a l’exil “royal” : celui qu’on décide par un acte entièrement libre, secouant la poussière de ses sandales et tournant le dos à sa terre de naissance comme à sa langue. C’est une sorte de règlement de comptes définitif/…./ C’est le cas d’Eugène Ionesco. (104)

Selon cette perspective, Ionesco peut être facilement assimilé à d’autres exilés (dont plusieurs Roumains) ayant choisi la France comme terre d’accueil et le français comme langue d’expression littéraire. William Kluback et Michael Finkenthal établissent tout de suite ce genre d’analogies, même si leur but est de mettre en lumière les différences politiques qui peuvent séparer de tels auteurs roumains auto-exilés en France :

Peu de temps après la guerre, Ionesco et Cioran deviennent des auteurs français très connus. Il est intéressant de remarquer que tous les deux se sont convertis (même si dans le cas de Ionesco il s’agit d’une re-conversion) à la langue française après une courte période d’”activités roumaines” à Paris. (157)

C’est ainsi que Ionesco peut être vu comme un exilé volontaire assez typique, ce qui confirme le rapprochement avec Cioran ou, comme on le voit dans d’autres études, avec Panaït Istrati, Benjamin Fondane et d’autres Roumains expatriés. Pour la majorité des critiques, l’insistance sur la séparation, sur la rupture, aussi bien que l’importance de la carrière française de Ionesco transforment la période roumaine en une sorte d’interlude, voire un accident biographique, sur lequel il ne vaut ne pas s’attarder.

Même la courte période pré-roumaine, à savoir l’époque de l’enfance française de Ionesco apparaît comme plus significativem, plus importante, en tant que période “d’existence paradisiaque” (117), pour employer le terme de Mircea Eliade. Le contraste entre cette expérience et le temps passé en Roumanie ne saurait être plus clair. Robert Jouanny décrit abruptement la perte brutale de ce “paradis” : “En 1925, Ionesco doit rejoindre en Roumanie un père qu’il ne connaît guère, apprendre une langue qu’il ignore” (4).

Nous n’allons plus entrer dans les détails de la relation plusqu’orageuse entre Eugène et la famille du père, de son rejet frondeur de plusieurs grands noms de la littérature roumaine, de sa révolte contre l’ascension de certains mouvements politiques roumains, car tout cela a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il est, quand même, important de souligner qu’un des effets de ces études est une sorte d’effacement des influences roumaines, de la langue roumaine dans les écrits français de Ionesco, au point ou, pour certains critiques, il devient nécessaire de démontrer la réalité de l’élément roumain.

Sans discuter les causes de cet effacement, Gelu Ionescu fait remarquer ce phénomène qui divise la critique roumaine et celle française : “Pour la critique française, pour la critique occidentale en général, la carrière littéraire de Ionesco commence en 1950. Pour la critique et la littérature roumaines, cette carrière prodigieuse commence en 1928” (25).

Les bases de l’argument de Gelu Ionescu sont tout d’abord logiques, à savoir : même si la langue maternelle de Ionesco est le français, même si le roumain est pour lui, au début, une langue étrangère, l’expérience roumaine ne saurait disparaître sans
traces :

Le passage d’une langue d’expression artistique à une autre, d’une littérature à une autre—par un double début et par des expériences littéraires extrêmement diverses—ne pouvait manquer de laisser des traces profondes dans la conscience esthétique (et pas seulement esthétique) de Ionesco. (25)

Gelu Ionescu ajoute aussi : “Il n’est pas exclu que la ‘fameuse crise du langage’ qui constitue l’un des principaux ressorts des pièces de début, soit aussi une conséquence du bilinguisme” (25).

Face au goût amer aux relents de scandale de la période roumaine, Ecaterina Cleynen-Serghiev se sent obligée de répéter ce qui devrait apparaître comme une évidence incontestable : “Le dramaturge aurait été différent s’il n’avait pas vécu en Roumanie” (128).

Ce qui peut déconcerter et ce qui, d’ailleurs, peut mener certains critiques à réitérer l’importance et surtout la persistance de l’élément roumain sur le plan linguistique aussi bien qu’esthétique est, entre autres, l’attitude ambivalente, équivoque de Ionesco lui-même, attitude qui, comme on le sait, unit le rejet de la patrie du père et la continuation de différentes structures et influences roumaines. Le rejet, quelquc catégorique qu’il soit, est accompagné de signes contradictoires, d’éléments de continuïté qui s’étendent au-delà de la faille creusée entre l’expérience roumaine et de celle française.

Prenons l’exemple des sources roumaines dans la dramaturgie de Ionesco : on ne peut que se réjouir des déclarations du dramaturge qui, dans une interview avec Claude Bonnefoy, mentionnait Caragiale et Urmuz parmi les écrivains qui l’avaient marqué. Il y a d’ailleurs, plusieurs études qui examinent en détail l’influence de Caragiale sur l’auteur de La cantatrice chauve.

De même, rien qu’en relisant les articles publiés par le jeune Ionesco pendant les années ’30, on peut retrouver des accents très familiers, qui rappellent les pièces écrites quelques décennies plus tard :

Il est vaniteux! Il n’est pas très sérieux! Dommage qu’il soit intelligent.

Je suis idiot! Je suis sérieux.

Les critiques vont écrire, vont découvrir : il est sérieux! Mais dommage qu’il soit idiot.

Pince sans rire, le jeune Ionesco nous offre une leçon avant la lettre dans le même article publié en 1934 : “Eu râd, eu plâng (je ris, je pleure). Trouvez la différence et les points communs. Différences ; râd a un r et un id, alors que plâng (je pleure) a un pl et un ng, il est vrai que tous les deux, râd et plâng ont un â qui les rapproche”, (46)

Les défenseurs de la continuïté linguistique peuvent aussi relever des syntagmes bilingues parsemés dans La Quête intermittente, texte publié une cinquantaine d’années plus tard—comme par exemple “au jour le jour, de azi pe mâine”, (48).

Il est vrai qu’une grande partie des études sur les jeux de mots, sur le langage de Ionesco, ne prennent pas en compte le poids de l’élément roumain. Tout d’abord parce que les écrits roumains sont moins connus, moins accessibles. Dans son “Essai d’étude méthodique” intitulé “Mots et jeux de mots. Chez Prévert, Queneau, Boris Vian, Ionesco”, Régis Boyer cite de nombreux exemples de “proverbes dits surréalistes” dont : “‘Le coeur n’a pas d’âge.’ – C’est vrai. – On le dit. – On dit aussi le contraire. La vérité est entre les deux”. (336) Boyer définit ces procédés comme une forme de “logomachie” , et nous pouvons remarquer la même “logomachie” dans les articles publiés dansFamilia. Mais Boyer examine les jeux de mots en tant qu’ “unique entreprise de contester le langage par lui-même” (338), dans le domaine linguistique français, sans traiter des jeux qui traversent les frontières des langues.

L’autre raison peut venir du rejet emphatique, déclaré et répété, du pays du père et de la langue du père. Le même Ionesco qui se voyait encore lié à Urmuz ou Caragiale, nous jette à la figure le grotesque insoutenable de son expérience roumaine :

Je me suis promis de ne pas vivre dans cette ville et dans ce pays[…] Les maisons basses et sales, les rues étroites, l’aspect des gens dans la rue, l’odeur des saucisses dans […] les jardins d’été, les orchestres tziganes et les tziganes trop nombreux[…] tout cela me faisait horreur. (HQ 78)

Il est clair qu’après de tels aveux, la défense de la continuïté se trouve au moins un peu gênée ; ce sont de tels aveux qui marquent pour certains critiques la rupture définitive. “Rupture définitive” est le terme qu’emploie Barthouil qui ajoute : “Le cas de Ionesco est particulier car son exil a été plus que choisi, délibéré et s’accompagne d’un rejet de la Roumanie qu’il identifie à un père qu’il déteste et méprise. Il y a donc rejet aussi de la langue non maternelle mais paternelle”.

L’idée d’une rupture totale, d’un départ littéraire à zéro ne saurait s’accorder avec les études qui démontrent qu’il y a moins de césure entre les écrits de jeunesse et les écrits français qu’on ne le pense. Les deux points de vue, si opposés qu’ils soient, s’accordent néanmoins sur un aspect : ni l’un ni l’autre ne parlent de la période roumaine en termes d’exil. Pour quelqu’un comme Barthouil, l’exil de Ionesco était en France. D’autre part, pour les critiques roumains comme Gelu Ionescu, la Romanie ne saurait être terre d’exil pour Ionesco puisqu’il y était né et, ce qui plus est, il avait puisé les sources du théâtre de l’absurde dans la littérature roumaine.

En même temps, parler de la période roumaine en terme d’exile, comme je propose, n’est pas tout simplement une question de terminologie. Tout d’abord, toutes les caractéristiques de l’exil mentionnées par Barthouil s’y retrouvent : Ionesco est obligé par une authorité d’aller vivre dans un pays qui lui est étranger, parmi des gens qui lui sont inconnus sinon hostiles, et de parler, et finalement écrire et publier en une langue autre que la sienne. La ressemblance avec Ovide est évidente, même si, paradoxalement, Barthouil cite le cas d’Ovide seulement pour souligner les diférences qui le séparent du cas de Ionesco et cela parce qu’il fait référence seulement à la France comme terre d’exil volontaire.

A vrai dire, Ionesco vit sa condition d’exilé un peu partout où il va, et c’est probablement cette conditition aussi bien que les tribulations des choix linguistiques qui rendent Ionesco profondément original et qui lui font dire :

Ce langage, ce langage inefficace… des borborygmes. Et maintentant aussi je leur ai parlé, des mots qui viennent des lèvres et non pas des profondeurs […] Je vis dans l’impossibilité. Je vis dans le brouillard le plus épais. Je vis comme entre deux étages. (Quête 35)

Ces tribulations, cette condition d’exclu, d’exilé perpetuel le rattachent à un cas particulier, qui lui est d’une similarité surprenante, même s’il est n’est pas connu par les critiques. Il s’agit d’un assez obscur Stanislas Bellanger, appelé parfois par erreur Béranger (nom qui rappelle, évidemment, le personnage homonyme qu’on retrouve dans plusieurs pièces de Ionesco). Les fonds de la Bibliothèque Nationale de France conservent plusieurs ouvrages de ce Stanislas Bellanger. Plus d’un siècle plut tôt, Bellanger avait voyagé, lui aussi, entre la France et les pays roumains, et avait écrit le récit de ses aventures en terre valaque. Le livre, intitulé Le Kéroutza, décrivait avec une verve caustique égalée seulement par Ionesco, le grotesque, l’absurde de son expérience roumaine. Les descriptions des moeurs orientales, de la sauvagerie des valaques chez le jeune Ionesco, on les dirait tirées de l’ouvrage de Bellanger. Bellanger se voyait comme exilé dans une contrée où il lui était impossible de vivre, où il ne comprenait pas la langue des habitants dont les coutumes sauvages lui faisaient horreur. Mais le même Stanislas Bellanger, de retour en France, avait écrit un petit ouvrage intitulé De l’inconvénient d’être né quelque part. Ce titre frappe par encore une étrange ressemblance avec le titre d’un ouvrage écrit par un contemporain de Ionesco, à savoir De l’inconvénient d’être né, par Emil Cioran, lui aussi Roumain francophone auto-exilé en France.

Dans De l’inconvénient d’être né quelque part, Béllanger se présente comme un exclu, un étranger en France. Blessé et harcelé par ses concitoyens, il se voit passer d’une terre d’exil à une autre.

Ionesco aurait-il connu les ouvrages de Béllanger? Aurait-il lu dans sonKéroutza les descriptions des rues étroites, des voitures embourbées, des meutes de chiens guettant les passants dans les faubourgs d’un Bucarest plongé dans l’obscurité et l’orientalisme? Possible, mais cela reste à démontrer. Toujours est-il que l’auteur du Kéroutza, étranger en Vallachie comme en France, nous aide à voir un Ionesco un peu différent, nous aide à mieux comprendre la condition de l’exil perpétuel comme source de production littéraire (de la manière dont, par exemple, la production littéraire de Paul Celan se nourrit de son exilé perpétuel, Autrichien juif en Roumanie, Roumain à Vienne et Autrichien d’origine Roumaine dans son pays d’élection, la France. Bellanger, qui n’appartient évidemment pas à la Roumanie mais qui se sent également ostracisé par ses compatriotes français, met en lumière ce Ionesco non seulement en tant que Français ou francophone ou Roumain—ces catégories révèlent plutôt du nationalisme des critiques que d’un trait particulier aux auteurs mis en discussion. Ionesco devrait être vu comme un écrivain “migrant”, un auteur “entre deux étages”, livré à “des borborygmes”, vivant dans ce qu’il appellait “l’impossibilité” et qui est, sans doute, la condition de la modernité même. N’appartenant ni à la France, ni à la Roumanie, Ionesco appartient à toutes les deux à la fois. En même temps, sa carrière littéraire se définit par un paradoxe ou une tension
latente : c’est comme si, par cela même candidat au titre de citoyen du monde, Ionesco butait en permanence contre “L’inconvénient d’être né quelque part”.


ŒUVRES CITÉES

Barthouil, Georges. “Le roi se meurt : tout roi est en exil.” Cahiers roumains d’études littéraires (1993).
Boyer, Régis. “Mots et jeux de mots chez Prévert, Queneau, Boris Vian, Ionesco. Essai d’étude méthodique.” Studia Neophilogica 40 (1968): 317-58.
Cleynen-Serghiev, Ecaterina. La jeunesse littéraire d’Eugène Ionesco. Paris : PUF, 1993.
Eliade, Mircea. “Lumière et transcendance dans l’oeuvre d’Eugène Ionesco.” inIonesco : Situation et perspectives. Paris : Pierre Belfond, 1980.
Ionesco, Eugène. Familia 3e série (sept-oct 1934). (Fam.)
____. La Quête intermittente. Paris : Gallimard, 1987. (Quête)
____. Un homme en question. Paris : Gallimard. (HQ)
Ionescu, Gelu. “La première jeunesse d’Eugène Ionesco”. in
Ionesco : Situation et perspectives
. Paris : Pierre Belfond, 1980.
Jouanny, Robert. La Cantatrice chauve, La Leçon d’Eugène Ionesco. Paris : Hachette, 1975.
Kluback, William, et Michael Finkenthal. A Clown in Agora : Conversations about Eugène Ionesco. New York : P. Lang, 1998.

#Anca Mitroi#Ionesco et le français: langue maternelle ou choix culturel#Vol. 3 Issue 2 Fall 2004