Le dialogue dramatique comme interaction


Ligia Stela Florea
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
lsflorea@yahoo.fr


Tout discours est dialogique, car tout discours se construit inévitablement par un travail sur d’autres discours. On parle à ce propos d’hétérogénéité, d’interdiscursivité ou d’intertextualité constitutive. Ce qui revient à dire qu’un discours/texte ne naît pas, comme il le prétend souvent, d’un “retour aux choses mêmes”, à un état primordial, au bon sens etc., mais d’une inévitable et complexe interaction avec d’autres discours/textes.

1. “La soif et la faim” dans l’interdiscours

L’interdiscursivité constitutive de la pièce de Ionesco réside dans une interaction plurielle avec : d’autres formations discursives, d’autres discours dramatiques, d’autres pièces de E.Ionesco lui-même ainsi qu’avec l’architexte.

1.1. En tant que discours dramatique, “La soif et la faim” interagit d’abord avec d’autres formations discursives : le discours biblique et chrétien, auquel la pièce emprunte certains motifs (la soif et la faim, l’échelle de Jacob, l’amour-dévotion, le paradis et le purgatoire, la grâce et la damnation, les noms propres Marie-Madeleine, Marthe, etc.) ; le discours totalitaire, que parodient les diatribes de Frère Tarabas, une apologie de la rééducation par le nettoyage du cerveau et de la liberté fondée sur le nihilisme ; enfin le discours onirique qui apparaît dans les images récurrentes de la maison-caveau, de la plaine sombre et boueuse, de la cuisine sale sans plafond ou dans l’image du jardin édénique et du plateau ensoleillé entouré de montagnes.

1.2. La pièce de Ionesco interagit en deuxième lieu avec l’architexte, le genre dramatique lui-même, dont elle se réclame mais qu’elle n’hésite pas à remettre en question dans un souci de renouvellement qui est une dimension fondamentale de l’œuvre ionescienne. La pièce avait au départ trois épisodes :La fuite, Le rendez-vous et Les messes noires de “La bonne auberge”. L’ajout ultérieur de l’épisode intitulé Le pied du mur découle du projet “d’un drame-accordéon au développement infini dans lequel les metteurs en scène à venir pourraient trouver tout ce qu’ils cherchent” (Lista 96).

1.3. En troisième lieu, cette oeuvre interagit avec d’autres oeuvres dramatiques, notamment avec celle de Bertold Brecht, auteur avec lequel Ionesco n’a jamais cessé de polémiser : le nom d’un des clowns du dernier épisode est Brechtoll, un nom-valise évoquant celui de Bertold Brecht. De même, le “spectacle pédagogique” intitulé “jeu de l’éducation-rééducation”, auquel sont soumis les deux clowns, relève d’une technique de distanciation que Ionesco emprunte au dramaturge allemand. Par ailleurs, la présence et les fonctions dont se voit investi le personnage collectif (les gardiens de musée, les deux sœurs anglaises, les touristes et les faux moines) font penser au chœur du théâtre grec de l’antiquité.

1.4. “La soif et la faim” interagit en quatrième lieu avec d’autres pièces de Ionesco. Elle présente des affinités thématiques évidentes avec L’homme aux valises, Le piéton de l’air, Voyage chez les morts, Le roi se meurt, Les Chaises,La leçon, etc. Avec les trois premières pièces, elle partage le thème de la vie, comme voyage vers nulle part, un voyage épuisant et parsemé d’obstacles. Avec Le roi se meurt, elle partage la perception physique de l’écoulement du temps à travers le vieillissement, la dégradation universelle et la mort. AuxChaises, la pièce reprend le thème de l’absence et du rendez-vous manqué et àLa leçon le motif du petit tyran : mari ivrogne, gendarme, guide ou directeur général, maître d’école ou tueurs d’enfants.

2. Discours dramatique et interaction verbale

2.1. Outre ce dialogisme constitutif qui concerne sa structure sémantique et typologique, “La soif et la faim” présente une certaine organisation discursive/textuelle dont le noyau dur est le dialogue dramatique.

Le dialogue ne se confond donc pas avec le texte dramatique dans son ensemble, qui inclut également, comme on le sait, d’autres “D”, à savoir :dramatis personae (liste des personnages), décor (indications d’ordre scénographique), didascalies (indications portant sur le mouvement scénique).

Cette composition textuelle hétérogène donne lieu à une interaction complexe, au sein même du texte, entre le dialogue ou le monologue dramatiques et les trois autres composantes qui concourent de façon essentielle à la construction du sens.

De par sa vocation mimétique, le théâtre se propose de donner au public l’illusion d’assister à un “tranche de vie” qui n’est qu’un des innombrables maillons de l’existence et du comportement social de l’homme. Ce comportement est fondamentalement interactif et suppose dans une mesure variable l’apport du verbal, du non-verbal et du paraverbal.

Ces trois dimensions inséparables de l’interaction verbale se retrouvent toutes au niveau du discours dramatique. Le décor correspond au site dans sa double détermination spatiale et temporelle. La liste des personnages correspond au schéma participatif spécifiant le nombre et le rôle interlocutif des participants.

Le dialogue et le monologue dramatiques recouvrent tout le domaine du verbal, alors que les didascalies nous livrent les ingrédients paraverbaux (prosodiques et vocaux) ainsi que les non-verbaux, qui se divisent à leur tour en ingrédients cinétiques (proxémiques, posturaux, mimo-gestuels) et statiques (physionomie, vestimentation, maquillage).

Dans le discours dramatique et à plus forte raison dans celui d’Eugène Ionesco, ces trois composantes de l’interaction verbale sont soumises à un traitement esthétique qui les transpose dans un cadre fictionnel-symbolique et les réinterprète en fonction du sens que chaque texte se propose de construire.

Dans l’espace qui lui a été assigné, notre table ronde met en discussion trois aspects qui nous semblent particulièrement significatifs pour la pièce que nous analysons comme pour le théâtre de Ionesco en général. Le premier aspect concerne le traitement du décor, le deuxième celui du dialogue et le troisième, l’apport conjugué des didascalies, du décor et du dialogue à la construction du sens.

2.2. Mais avant, il convient de se replonger un peu dans l’atmosphère de ce “journal spirituel théâtralisé”, (Lista 96) qu’est la pièce “La soif et la faim”.

Un homme nommé Jean, qui vient d’emménager avec sa femme et son enfant dans une vieille maison basse, décide tout à coup de quitter sa famille. C’est que tout lui pèse : le plafond de sa maison, ses remords et ses cauchemars et jusqu’à sa propre existence. Il éprouve une “nostalgie ardente”, une faim et une soif que rien ne peut assouvir.

Il croit avoir trouvé un jour la terre de ses rêves : un plateau baigné de lumière et entouré de montagnes arides qui lui rappelle la Suisse, cette contrée “hygiénique où il vous est interdit de mourir”. Il a rendez-vous avec une femme qui seule pourra lui “redonner” tout ce temps qu’il avait passé sans vivre et lui réapprendre le goût de la joie et de l’espoir. Mais, chose bizarre, Jean a oublié l’heure et la date du rendez-vous (le jour, le mois) et même la physionomie de cette femme, mais se souvient parfaitement des derniers mots qu’ils avaient échangés ensemble. Le temps de fouiller dans sa mémoire et l’après-midi, la journée, la saison touchent à leur fin. Le bonheur se dérobe à nouveau et tout ce que Jean espérait, toute cette joie de l’attente du bonheur et ses souvenirs et cette “clarté un peu sèche” vont pâlir et se dessécher, piètres vestiges d’un passé qui ferme irrévocablement ses portes.

Jean se voit précipité à nouveau dans “le cauchemar de la réalité”, ce qui ne fait que raviver sa faim et sa soif et le pousser à reprendre sa quête épuisante et désespérée. Mais, finis les paysages ensoleillés, voici des plaines désertes et des marécages et puis voici un mur qui lui barre le passage, le forçant à s’arrêter. Au “pied du mur” il tombe sur toute une société en version réduite : un couple âgé visitant les lieux en touristes, deux sœurs jumelles dont l’une se sacrifie pour le bonheur de l’autre en se transformant en chatte, un jeune homme insensible au drame qui se déroule sous ses yeux et un personnage-caméléon, Schaëffer, qui change d’aspect selon les circonstances mais s’arrange toujours pour rester un grand ou un petit tyran.

Sur un geste de Schaëffer, le mur disparaît et, à sa place, se dresse maintenant une cuisine sale aux murs noirs sans plafond, dont les ustensiles rouillés pendent dans le vide. Mais Jean doit passer par là et soutenir le regard scrutateur de la vieille femme en haillons qui lui montre le chemin en tendant une poêle comme un bâton. Après la montée, c’est la descente. Jean descend péniblement une pente qui se dessine sur le ciel sombre. Plus d’obstacles à franchir, juste de la boue et de la terre humide qui colle aux semelles…

Épuisé par sa longue marche, Jean décide de s’arrêter un moment dans une auberge. Mais, à peine entré, il se retrouve dans une grande salle qui ressemble au réfectoire “d’une sorte de monastère-caserne-prison” habité par d’étranges moines portant un habit de bure et une cagoule. Il est accueilli par Frère Tarabas, “préposé aux visiteurs”, qui l’invite avec empressement à s’asseoir, lui fait apporter à boire et à manger.

Jean s’étonne en apprenant qu’on l’attendait, mais il a trop froid et trop faim pour tenter d’élucider ce détail. Pendant qu’il mange, on lui lave les pieds et on lui applique à plusieurs reprises une serviette chaude sur la figure. Entre temps surgissent d’autres moines dont l’un s’installe près de la porte une carabine à la main et les autres s’assoient en rond autour de Jean, prêts à écouter le récit de ses voyages.

Mais le récit de Jean n’a pas l’air de donner satisfaction. Frère Tarabas l’engage à s’appliquer davantage, car ce qu’il va dire va compter pour un test et être évalué par un jury. Jean est de plus en plus intimidé par ces interrogatoires dont la conclusion tombe comme un verdict : il n’a vu que des choses médiocres, banales dont il garde des souvenirs trop vagues ; il n’a pas entendu l’appel de ceux qui avaient besoin de secours ; et puis il se répète, il oublie ou il invente des choses, ne les dit pas dans le même ordre, etc.

On va donc lui appliquer un autre test sous la forme d’un “spectacle distrayant” que Frère Tarabas appelle “le jeu de l’éducation-rééducation”. Deux hommes sont amenés dans deux cages, deux moines-clowns qui tiennent les rôles de Tripp et de Brechtoll. Le premier est croyant, le second est athée et ils ont été emprisonnés pour leurs “doctrines”, donc pour des raisons opposées. La “cure de désintoxication” qu’on leur inflige en faisant alterner la torture physique (la faim) avec la torture psychique (l’interrogatoire) finira par les défaire de leurs “automatismes mentaux” : Tripp finit par abjurer sa foi et Brechtoll par se dire croyant.

Au début, Jean n’y comprend pas grand-chose. Il rit même à un moment donné, croyant qu’on joue la comédie. Mais petit à petit il se sent concerné par le drame des deux prisonniers et finit par s’identifier avec eux. Pris d’inquiétude, il sent qu’il doit quitter ces lieux pour échapper à l’engrenage qui vient de se déclencher.

Pour la première fois de sa vie Jean aura mangé à sa faim et bu à sa soif et maintenant il est temps de payer. Les frères ne veulent pas de son argent, ils lui demandent de les servir à son tour. On lui fait revêtir la robe de bure et on lui met la cagoule, car il sera maintenant l’un des leurs. Pour combien de temps? Le chœur des moines égrène une longue litanie de chiffres dont le décompte apparaît sur d’énormes écrans lumineux. L’engrenage infernal se referme sur Jean, tandis qu’au-delà des barreaux et des murs de la prison il entrevoit un jardin paradisiaque où deux femmes l’appellent : Marie-Madeleine et la petite Marthe, sa femme rajeunie et sa fille devenue adolescente.

Mais est-ce que l’enfer et le paradis pourront jamais se rejoindre ?

3. Décor, dialogue et didascalies au service de la “communication piégée”

3.1. Dans “La soif et la faim” le décor est érigé au rang d’objet de discours. Au premier épisode, Jean et sa femme Marie-Madeleine construisent chacun à travers leurs propos un autre site en exagérant les côtés négatifs ou positifs du site réel, si bien qu’aucune des deux images ne correspond tout à fait à ce qu’on voit sur la scène.

Il y a plus. Le site cesse d’être par moments quelque chose de statique, d’extérieur aux personnages pour devenir une présence vivante. Sur les murs, “des formes et des taches” composent la figure d’un vieillard triste et malade qui est assailli par les rats. Quand on allume le feu, dans la cheminée apparaît une femme au supplice qui tend les bras vers Jean. La glace de la cheminée semble recomposer l’image de Tante Adélaïde, qui s’anime tout à coup et redevient chair.

Après le départ de Jean, à la fin de l’épisode, le mur du fond disparaît pour faire place à un jardin bruissant, plein de lumière et de couleur, où se dresse une échelle argentée qui monte au ciel. Le contraste est évident avec la scène finale du 3e épisode, où la disparition du mur fait place à une vieille cuisine sale aux murs noirs sans plafond.

Ces métamorphoses du site, où le fantastique intervient pour une large part, entraînent une multiplication du référent : la scénographie construit un premier référent, qui, en interaction avec le sens produit par le verbal et par le non-verbal, fait émerger un second référent et puis un troisième, plus abstrait, de règle. Ces “phénomènes de résonance” sont justiciables de l’espace symbolique instauré par ce que les critiques appellent un “théâtre d’échos” (1).

Ainsi, le dialogue entre Jean et Marie-Madeleine, qui recompose le décor, construit en filigrane un état de crise : le sentiment de s’enliser dans une existence médiocre, puis cette existence elle-même avec tout le tourment qu’elle inflige à Jean. Si tout lui pèse dans cette maison, si le plafond s’affaisse et les murs s’enfoncent, c’est parce qu’il est oppressé par son angoisse et ses cauchemars, par les remords, par la peur de vieillir et de mourir et finalement par sa propre existence. “Qui va me faire oublier que je vis ? Je ne puis supporter mon existence” (800).

Dans le second épisode, la lumière resplendit ou décline suivant les soubresauts émotionnels du personnage. Cette “lumière pure” qui éblouit Jean au début semble naître de sa joie débordante tout comme cette branche d’églantier qu’il avait arrachée de son cœur au premier épisode. Les indications scéno soutiennent cette interprétation : “Terrasse qui a l’air suspendue dans le vide. Ciel sombre. À l’arrivée de Jean le ciel se dégagera, cela sera une lumière sans ombre et sans soleil” (822). Quand, vers la fin de l’épisode, Jean reconnaît qu’il est trop tard pour attendre, que “la lumière décline” et que la nuit approche, le paysage bascule tout à coup sous l’effet de l’espoir qui s’effondre : “Il est bien tard. Il est trop tard. Il fait froid. Ce n’est plus le même paysage. Tout change lorsque l’espoir sombre. (Il regarde autour de lui) Voici les plaines moroses des cauchemars de la réalité. Voici les plaines désertes et les marécages…” (832).

Par ailleurs, les intérieurs du premier et du dernier épisodes, les paysages du deuxième et du troisième épisodes construisent à un second niveau de lecture ce qu’on pourrait appeler des situations archétypales de l’existence humaine : la maison de Jean et de Marie-Madeleine c’est le tiède confort de l’amour conjugal ; le musée qui ferme ses portes c’est le temps irréversible, le passé qu’on ne peut plus ressusciter ; le mur c’est un obstacle éprouvant ou un rempart protecteur qu’on ne peut ni percer, ni enfoncer, ni abattre ; le “monastère-caserne-prison” c’est le lieu de toutes les contraintes, un univers concentrationnaire terrestre ou transcendantal.

3.2. Les didascalies qui règlent le mouvement scénique concourent à la construction de l’espace interactif dans une mesure plus importante parfois que le dialogue dramatique. Tel est le cas du dernier épisode, Les messes noires de “La bonne auberge“, où les didascalies, très riches et détaillées, mettent en place, en relation avec le décor et le dialogue dramatique, deux interactions, deux scripts praxéologiques bien distincts : celui de l’auberge et celui de la prison.

Les premières indications placent déjà le décor et les personnages sous le signe de l’ambiguïté : “la scène représente la grande salle ou réfectoire d’une sorte de monastère-caserne-prison”. Frère Tarabas “a l’air d’un moine et pas tout à fait l’air d’un moine”. Les autres Frères de leur côté ont l’air de “faux moines” (850-51). Le script de l’auberge, qui domine la première partie de cet épisode, s’amorce dès l’entrée de Jean. L’accueil de Frère Tarabas, “préposé aux visiteurs”, juste un peu trop empressé et obséquieux, est celui d’un parfait amphitryon. Il invite courtoisement Jean à s’asseoir et lui fait apporter à boire et à manger. Il va même jusqu’à se mettre à lui laver les pieds, pendant que deux moines apportent une cruche d’eau et un plateau avec une écuelle et du pain.

Comme dans les autres épisodes, le décor fait l’objet d’une redéfinition au cours d’un bref échange entre Jean et Frère Tarabas qui en fait accroître l’ambiguïté : ce n’est pas “exactement” un monastère, ni la salle de garde d’une caserne, ni un hôpital. Le bâtiment a pu servir autrefois “de prison, de collège, de monastère, de château-fort, d’hôtel. Cela a dû changer plusieurs fois d’emploi” (852). Après qu’il a bu un bon coup, Jean conclut : “Je comprends, vous tenez une auberge à l’ancienne mode, un relais pour voyageurs” (854), ce que Frère Tarabas se hâte de confirmer.

Quand on le prie de raconter ce qu’il a “vu dans le monde”, Jean parle vite tout en mangeant “goulûment, intensément”. Il mange parce qu’on ne cesse de remplir son écuelle mais d’autre part, on lui apporte à manger parce qu’il n’est jamais rassasié.

L’impression que Jean est pris dans un cercle fatal se raffermit lorsque les moines se mettent à le harceler de questions. À mesure que celles-ci tournent à l’interrogatoire, le discours de Jean devient haletant et fébrile et finit par se dissoudre dans une sorte de litanie. Sur le plan linguistique, cette désagrégation progressive du discours se traduit par des phrases disparates réduites par la suite à des groupes nominaux et puis à des noms sans article.

3.3. Le moment où on lui fait savoir que tout ce qu’il dit sera noté et évalué par le Frère comptable, le Frère psychologue et par Frère Tarabas lui-même, où l’on se met à passer au crible fin ses erreurs et ses oublis, sa conduite morale et toute son existence, c’est le moment où se fait jour un autre système de places et un autre espace interactif.

Aux rapports d’égalité et de convivialité établis par le script de l’auberge succèdent des rapports d’autorité et de domination. Les moines-aubergistes qui s’affairaient autour de leur hôte cèdent la place à des questionneurs-enquêteurs sévères qui s’acharnent sur un coupable. Les participants se trouvent donc impliqués dans un système de places nettement plus autoritaire qui consacre l’émergence du script de la prison.

Mais celui-ci est préfiguré dès le début de l’épisode par certains signaux repérables exclusivement au niveau du non-verbal cinétique (proxémique, mimo-gestuel) ou statique (vestimentation, objets) que nous livrent les didascalies.

Le premier élément qui signale la présence insidieuse du script de la prison est le mouvement scénique du personnage collectif. Les moines “entrent l’un après l’autre, discrètement”. L’un s’assied près de la porte à gauche et les autres se mettent en rond près de Jean l’enfermant dans leur cercle. Le Frère chasseur s’installe près de la porte d’entrée une carabine à la main.

Un deuxième élément a trait à la manière dont Jean est servi par les “faux-moines”. On lui apporte à manger dans une écuelle et dans une gamelle mais d’autre part on lui offre de lui laver les pieds et de lui appliquer une serviette chaude sur la figure. Ce sont des services ambigus d’abord parce qu’ils ne sont pas habituels dans une auberge et parce qu’ils n’ont pas été sollicités par Jean, qui a l’air de les subir plutôt que d’en profiter.

Ensuite, l’application répétée de la serviette chaude sur la figure “entre une bouchée et une gorgée” a visiblement l’air de gêner Jean. Serait-ce parce que cela l’empêche de manger ou parce que cela menace de l’étouffer ?

Mais le plus important est que ces services, comme les plats qu’on lui apporte sans cesse, font pressentir confusément à Jean que son séjour parmi les moines risque d’être plus long que prévu. La menace sourde que les signaux non verbaux font planer sur la première partie de l’épisode leur prête à tous la fonction de signes avant-coureurs de la réclusion.

Les didascalies, toutes seules au début et puis en interaction avec le dialogue, arrivent donc à construire non pas une mais deux interactions simultanées. Les participants se trouvent en situation de parler de deux positions distinctes et de gérer deux systèmes de places à la fois. Le rapport de places associé au script de l’auberge est un rapport de symétrie, de proximité et de convivialité qui se traduit par des actes d’invitation et d’acceptation. Le système de places institué par le script de la prison repose sur des rapports d’autorité et de domination et met en œuvre des actes de reproche, d’accusation, de justification, etc.

L’analyse interactionnelle parle de “communication piégée”(2) quand l’un des participants – ici Frère Tarabas – se sert d’un rapport de places (convivialité) pour en faire valider un autre (domination). On retrouve dans cette multiplication des instances énonciatives, comme dans celle des référents situationnels qu’on a examinée en 3.1., toute la complexité de la communication qui joue autant sur le dit que sur le non-dit, sur le verbal autant que sur le non-verbal.


NOTES

1. Notice de l’édition Pléiade de E. Ionesco. Théâtre complet. Paris : Gallimard 1954. (back)
2. R.Vion. La communication verbale. Analyses des interactions. Paris : Hachette, 1992. (back)


ŒUVRES CITÉES

Ionesco, Eugène. La Soif et la faim. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade). Paris : Gallimard, 1954. (SF)
Lista, Giovanni. Ionesco. Paris : H. Veynier, 1989.

#Le dialogue dramatique comme interaction#Ligia Stela Florea#Vol. 3 Issue 2 Fall 2004