“Mais je suis au moins ce carrefour” : biographie et autobiographie ionesciennes (1)


Sonia de Leusse
Université de la Sorbonne
Paris, France
brinja@9online.fr


La biographie d’Eugène Ionesco écrite par Gilles Plazy date de 1994. Marie-France Ionesco, la fille de l’auteur, va publier un portrait de son père très bientôt et, à bien y réfléchir, c’est à peu près tout ce qui peut venir à l’esprit lorsqu’on pense à une biographie française d’Ionesco. On peut s’en étonner d’autant plus que les ouvrages abondent sur l’auteur et que la biographie est un genre assez à la mode ces dernières années.

Pourtant, spectateurs ou lecteurs connaissent certains faits marquants de sa vie, même sans avoir lu de biographies du dramaturge. D’abord, parce qu’à mesure que le temps passe, le théâtre d’Ionesco évolue vers des pièces plus oniriques mais dites aussi “autobiographiques”. Le rôle principal est peu à peu tenu par “Le Personnage”, “Le Premier Homme”. C’est-à-dire que le protagoniste est dépossédé de ses attributs personnels et anecdotiques pour devenir archétypal. Or, paradoxalement, au même moment, le théâtre d’Ionesco évolue vers des pièces qui utilisent de plus en plus d’éléments biographiques. Des étapes, épreuves ou expériences marquantes de son existence sont intégrées aux représentations. En fait, plus le personnage se “dépersonnalise” et plus Ionesco le situe pourtant dans un contexte qui emprunte des éléments de sa propre vie. Ensuite, les journaux de l’auteur relatent encore d’autres épisodes de son existence.

On ne s’étonnera pas non plus – autre paradoxe sur lequel nous reviendrons plus tard – que les éléments biographiques qu’il utilise dans ses pièces soient issus de ses rêves. Ainsi, le personnage qu’il met en scène semble être, on l’a vu, archétypal, et donc indifféremment tout spectateur, tout homme qui se cherche. Les événements biographiques qu’Ionesco dissémine n’ont donc pas pour vocation d’informer le spectateur sur sa vie ni de singulariser le personnage mais à l’inverse, de poser les jalons vers la quête de l’être du protagoniste : ce n’est pas la particularisation que recherche Ionesco mais au contraire ce qui, à l’intérieur même de sa vie, est propre à tous. Tout se passe comme si la question sous-jacente qu’il posait était en fait celle de l’être, celle de l’essence : qui sommes-nous, au-delà de notre existence ? Qu’est-ce qui, au fond de nous, est universel ? Alors, comment appeler ce théâtre ? Peut-on parler de pièces biographiques ? Gardons à l’esprit qu’aucun texte ne se range de lui-même, clairement, dans la catégorie générique de l’autobiographie. Si les faits marquants de la vie de l’auteur sont connus du public, si sa chronologie est reconstituée, il n’empêche qu’Ionesco ne parle que des quelques expériences essentielles de sa vie et ne cherche pas l’exhaustivité. Que l’autre se retrouve en lui ; qu’il se cherche dans les figures primitives de l’inconscient collectif, c’est cela qu’il tente.

Une question s’impose alors, celle de la légitimité d’une biographie. En effet, empressons-nous d’ajouter un aspect important à ce qui précède : la quantité d’écrits “intimes”, “personnels” d’Ionesco. Il a publié beaucoup de textes critiques sur ses pièces, des dénonciations, des essais, des journaux. En d’autres termes, on peut se demander ce qu’apporterait une biographie sur un auteur qui a analysé ses propres écrits, relu et commenté ses journaux ou souvent utilisé sa vie comme matière première de son œuvre ?

Interrogeons-nous d’abord sur la différence entre la vie d’Ionesco racontée par lui-même et celle relatée par un biographe. Ce qui apparaît, par exemple, dans le texte de Gilles Plazy, c’est que, par la nécessité et la nature même de son récit, le biographe ordonne la vie de l’auteur. Il établit des rapports, des liens de causalité entre les événements. Il n’a sans doute pas entièrement tort mais force est de constater que l’auteur refuse de présenter ainsi son existence. Pour lui, les événements sont Présent passé passé présent, comme le dit l’un de ses titres, montrant par là qu’ils n’obéissent pas à une chronologie définie mais bien à une notion subjective et aléatoire du temps. Point de rencontre de ces événements multiples, nous sommes composés de bribes d’actes, de pièces éparses. Les “mille morceaux” de notre vie, pour reprendre les mots qui ouvrent Le Journal en miettes, correspondent à autant de modalités de notre être. Cette multiplicité de facettes de l’individu explique peut-être en partie qu’Ionesco n’ait jamais cloisonné ses écrits intimes dans un genre bien déterminé. En effet, il parle de “notes”, de “journal”, de “quête”, mais nulle part d’autobiographie. C’est par déduction, par la reconnaissance d’un pacte tacite zéro avec le lecteur, pour reprendre la notion de Lejeune, que l’on peut dire des ouvrages d’Ionesco qu’ils entrent dans la catégorie de l’autobiographie (j’entends par là, au sens le plus simple, que le narrateur = l’auteur et que la véracité des propos est le postulat de départ de l’auteur).

Deux précisions s’imposent cependant. Quel Ionesco doit-on retenir ? En effet, faut-il suivre l’auteur des journaux ou un portrait esquissé par un biographe ? En d’autres termes, dans quelle mesure peut-on faire confiance à la mise en scène de soi ? Quel Ionesco retenir entre celui relaté par un réalisateur, un auteur, celui raconté dans ses écrits ou créé par lui-même devant la caméra ? Parce qu’Ionesco se met effectivement en scène. Il s’invente parfois un rôle ou des histoires, lorsqu’il est filmé. Devient-il personnage de fiction ou doit-on considérer qu’il se livre véritablement ? La valeur qu’il faut attribuer aux propos de l’auteur est alors problématique. On sait, par exemple, qu’il avait modifié sa date de naissance de trois ans. N’est-ce pas au fond, cette deuxième naissance de coquetterie, la plus juste, puisque c’est celle qu’il retient ? Ne faut-il pas comprendre ainsi les propos d’Ionesco qui sème le doute dans une interview et rend définitivement impossible toute réponse définitive :

“Vous pouvez faire un anti-reportage. Vous pouvez faire un reportage sur les difficultés de faire un vrai reportage avec moi. Un anti-portrait, c’est un portrait tout de même. Oui, si on réussit à faire un anti-portrait, c’est bien plus vrai qu’un portrait”. (2)

Qu’est-ce et qui est-ce qui est “vrai” alors : Ionesco, le personnage qu’il crée, “l’anti-personnage” d’un autre ? Un mélange de tous sans doute. Ionesco lui-même ne pourrait peut-être pas trancher : si donc ses ouvrages intimes laissent supposer un pacte, un contrat de lecture qui place la vérité au centre de l’horizon d’attente des lecteurs, leur catégorie générique n’en reste pas moins à dessein, assez vague. En effet, l’autobiographie ionescienne est plus de l’ordre de la découverte thérapeutique de soi chez un psychiatre que de l’aventure linéaire racontée pour un lecteur. On comprend mieux alors, les propos d’Ionesco que l’on vient d’entendre. L’essentiel est, pour lui, de ne pas limiter les événements de sa vie à une organisation rationnelle. Pourtant, dans ses journaux, il éprouve le besoin de raconter à nouveau quelques-unes de ses œuvres pour être certain d’être bien compris ; il ne craint pas non plus de répéter des souvenirs. En d’autres termes, ce qui peut paraître paradoxal pour quelqu’un qui refuse la rationalisation du quotidien, le souci autobiographique est constant chez Ionesco mais il n’apparaît pas comme une organisation de dates sur la frise du temps ; Au contraire, il prend la forme en mouvement d’une quête existentielle et spirituelle. Or, celle-ci est au-delà du temps, de l’espace. Elle se situe sur un autre plan que celui de la biographie. On comprend alors pourquoi, par exemple, le couple des Martin de la Cantatrice Chauve peut se découvrir marié par hasard dans le salon de leurs amis ou comment les vieux des Chaises peuvent affirmer simultanément qu’ils ont et n’ont pas d’enfants. On peut donner une triple interprétation de ces phénomènes :

1. d’une part, la réalité est une perception et on peut ressentir les mêmes événements différemment. On se place alors dans une perspective psychologique, dans le domaine du sensible.
2. D’autre part, on peut vivre les mêmes faits et les formuler de manières variées, ce qui ouvre sur une problématique littéraire, la question du “comment” et de la forme.
3. Enfin, on peut ne pas vivre la même réalité du tout ; on pénètre le champ philosophique.

En d’autres termes, la vérité de la quête ionescienne n’est pas dans les contingences de la vie matérielle. En effet, on se rend compte en regardant de plus près ses journaux, que lorsqu’il raconte “sa vie”, il parle en réalité, bien souvent, de ses rêves (c’est-à-dire de sa vie nocturne. J’insiste là-dessus parce que la nuit ou le sommeil est opposé, dans l’idée commune, à la vie : dire de quelqu’un qu’il “vit dans ses rêves” l’isole d’emblée des autres et lui confère une existence en marge de la réalité partagée par tous). De ce fait, le pacte autobiographique ionescien est particulier : il pose que la vérité n’est pas à rechercher dans la vie, dans l’adéquation entre la réalité et son journal mais partout ailleurs. Les expériences mystiques, les angoisses et les cauchemars révèlent davantage de lui-même, de nous-mêmes, que notre existence. Pour apercevoir notre essence, il faut recourir à la fiction. Chercher l’essence avant l’existence en quelque sorte, c’est préférer le jaillissement de l’esprit, de l’inconscient, des rêves avant les éléments biographiques. Le pacte qu’il passe avec son lecteur est le suivant : je vais me raconter vraiment en livrant mes rêves, mes croyances. En d’autres termes, ma vérité est dans mon mystère.

Nous voici de nouveau avec la même question : quelle peut-être la légitimité d’une biographie ionescienne. En effet, si Ionesco a autant écrit sur lui, est-il encore intéressant de le faire ? On sait aussi que, pour Ionesco, le critique doit interroger le texte et non l’auteur. Ce n’est pas la vie anecdotique de l’écrivain qui compte mais ses traces publiées. Ainsi, prendre la plume pour écrire sur quelqu’un qui s’est déjà tant confié, sans le plagier ni le trahir, est un exercice périlleux, presque illégitime.

Et pourtant, nous pensons, à l’inverse, qu’il est important d’ajouter quelques éléments sur sa vie. En effet, il y a une sorte de trou noir de l’oubli creusé par la critique dans la vie d’Ionesco. C’est pour cette raison, sur ce point très précis, que je pense légitime et nécessaire de “restituer” au public un aspect de la vie de l’artiste. Je dis “restituer” à dessein, car Ionesco ne s’en est jamais caché. Il en a lui-même régulièrement parlé. Ce sont les critiques, qui, par oubli ou indifférence, ont occulté ce que j’appellerais une deuxième vocation d’Ionesco : la peinture. En effet, quid du Ionesco peintre et amateur d’art ? La plupart des critiques retiennent deux critères : l’exilé et le dramaturge. Comment le peintre a-t-il pu être ainsi laissé pour compte ?

Alors, nous pouvons répondre à la question de la nécessité d’une biographie ionescienne en affirmant sa légitimité (3). En effet, Eugène Ionesco a peint de nombreuses gouaches, a lithographié pendant près de quinze ans. Les premiers dessins, il les fait pour Découvertes, en 1968, puis, il reprend les pinceaux à partir des années 1980. Il a écrit de nombreuses critiques d’art, s’est intéressé à la peinture, la sculpture mais seules ses pièces reçoivent les honneurs des critiques. Pourtant, savoir qu’Ionesco a pratiqué la peinture change considérablement le point de vue sur son oeuvre.

D’abord, sa vie se poursuit au-delà de 1987, date à laquelle les critiques font généralement arrêter leurs travaux sur Ionesco parce qu’il ne publie plus vraiment à partir de cette date, et donc, semble n’avoir plus d’activité. Or, s’il écrit moins, il peint cependant beaucoup pendant cette période. Dès qu’il peut se consacrer à l’art, Ionesco passe ses journées à sa table à dessin. Ses critiques sur des peintres, ses textes sur des artistes font aussi, à mon sens, entièrement partie de l’œuvre de l’auteur. Ils témoignent d’un œil vif et toujours préoccupé par la question de l’esthétique. Le regard de l’auteur comme celui de l’amateur d’art se renouvelle sans cesse. Pourtant, la critique l’a totalement oublié. Ce que les études retiennent, n’est à mon sens qu’une partie de l’œuvre d’Ionesco, une grande partie, certes, mais une partie seulement. En effet, la limiter aux textes dramaturgiques cloisonne son regard sans le laisser ouvert aux autres champs d’investigation qu’il a choisis à la fin de sa vie.

Car la quête ionescienne n’est pas seulement langagière. Certes, elle l’est au théâtre, mais elle est aussi formelle et artistique au cinéma (La vase), à travers ses ballets (Maximilien Kolbe, Les Chaises, Apprendre à marcher), à l’opéra, en peinture (gouaches et lithographies) et en dessin. En d’autres termes, Ionesco est loin d’être seulement un homme de théâtre.

Ne trouvant plus ce qu’il cherche dans la littérature, Ionesco abandonne les mots et choisit les pinceaux. Or, sa pratique de la peinture est à la fois un palliatif contre l’angoisse et une quête formelle et spirituelle. C’est elle qui domine la fin de sa vie. Nous attachons une grande importance à cet oubli : en effet, Eugène Ionesco a peint parce que la littérature était devenue pour lui de la “littérature”, au sens péjoratif du terme – comme il l’employait – c’est-à-dire du verbiage. Peindre n’est donc pas un hasard ; c’est un choix délibéré. C’est, à un moment donné, l’aveu de l’échec des mots. Il donne alors le premier rôle à son inconscient : sa main est l’outil qui exécute les peintures et le papier devient le réceptacle de ses fantasmes picturaux.

Influencé par Miro, qui est, pour lui, le grand maître incontestable de la peinture du XXe siècle, Ionesco peint des figures oniriques et naïves, issues de ses obsessions ou de ses angoisses ; il cherche l’expression première, pure et rappelle parfois certaines peintures de l’art brut. Seul le langage des formes, des couleurs doit, de lui-même, s’imposer. Retrouver les images, pour Ionesco, c’est retrouver le langage pur de l’infans, c’est-à-dire, l’avant-parole, l’avant-langage, (puisque l’infans est, par définition, celui qui n’a pas de langage).

Ainsi, avec la peinture, Ionesco tente une autre exploration de lui-même, dans une voie vierge, inattendue. C’est loin d’être pour satisfaire un goût de l’anecdote que nous voulons restituer cet aspect de la vie d’Ionesco : la peinture a une place à part entière dans l’œuvre de l’artiste, à travers ses gouaches ou ses écrits sur l’art. La quête ionescienne, à travers ses journaux et ses peintures, est une sorte de testament, de bilan pour Dieu, à l’entrée du purgatoire. “Pour qui cette information”, dit Ionesco dans le Journal en Miettes. La question du destinataire est inévitable. Nous n’en dirons que quelques mots. Ionesco s’inscrit dans la double tradition des Confessions de Saint Augustin, et de Rousseau. Ce n’est donc pas un hasard si, dans un des films où il est interviewé, Ionesco parle de Rousseau et dit avoir été plus loin que lui dans Les Confessions. En fait, s’il appelle parfois la bienveillance du lecteur et s’adresse à lui au cours de son journal, le destinataire final d’Ionesco est Dieu. C’est sa pitié qu’il veut et la miséricorde avant de mourir. Cependant, si le diariste ne dialogue pas vraiment avec Dieu, il lui lance un appel. Mais les mots sont impuissants à traduire l’Absolu. Comment peut-on s’adresser à “Lui” dans un langage impur, impropre à exprimer parfaitement ce que l’on cherche à dire, bref, incapable de dire l’indicible ? Alors, la peinture remplace peu à peu l’écriture. Ionesco préfère les pinceaux et choisit d’éviter les mots. La peinture est une nouvelle voix pour une nouvelle voie.


“Ce n’est pas la réponse qui éclaire, c’est la question”, dit Ionesco dansDécouvertes. N’est-ce pas ce qui conviendrait le mieux à toute biographie ionescienne ? L’œuvre n’est pas une “réponse définitive” mais une “architecture d’interrogation”. La biographie ne peut donc pas être une suite d’événements, de réponses linéaires. Nous ne sommes pas des événements chronologiques successifs mais des êtres changeants, qui peuvent être simultanément une chose et son contraire. Si Ionesco ne s’est pas cantonné à un genre déterminé pas plus qu’il ne s’est fixé un langage unique, c’est pour préserver les contradictions qui le déchirent, un espace de liberté hors de l’ordonnancement artificiel de la réalité. Ne supportant plus le logos, Ionesco choisit les lois de l’image et de la peinture pour s’exprimer.

Nous sommes des êtres multiples, des “tourbillon(s)”, dit Ionesco. Chacun est un “carrefour(s)”, un “lien quelconque de rencontres” (JM 251). En d’autres termes, nous contenons tous une part de mystère, de hasard en nous mais nous sommes aussi influencés, dépassés, par des forces qui nous sont extérieures. Loin d’y voir un déterminisme ou une négation de notre être, Ionesco n’oublie pas d’ajouter : “(…) mais je suis au moins ce carrefour” (JM 251). Et cela définit très bien l’artiste. Ionesco est à la croisée des chemins : son oeuvre naît de la rencontre d’un dramaturge, d’un écrivain, d’un critique d’art, d’un diariste et d’un peintre.


NOTES

1. Citation de Journal en miettes, 251. (back)
2. Mitrani, Michel. Ionesco à Zurich : à quoi joue Ionesco? Images : Henri Sicard. Montage : Françoise Hubert. Son : Jean Millet.
Mixage : Gérard Bockenmeyer. Publication : 1969, distribution INA 1975. 50 mn.49 sec. (back)
3. C’est le travail que nous proposons dans notre thèse de Doctorat sur “Eugène Ionesco et la peinture” qui comprend une partie biographique introductive. (back)


ŒUVRES CITÉES

Ionesco, Eugène. Journal en miettes. Paris : Mercure de France, 1967. (JM)

#"Mais je suis au moins ce carrefour" : biographie et autobiographie ionesciennes (1)#Sonia de Leusse#Vol. 3 Issue 2 Fall 2004