Mallarmé et Flaubert aux frontières de la fiction


Joseph Acquisto
University of Vermont
Joseph.Acquisto@uvm.edu


A première vue, une comparaison d’Igitur de Stéphane Mallarmé et deL’Education sentimentale de Gustave Flaubert peut surprendre, bien que ces deux textes soient contemporains.  Le roman de Flaubert est paru en 1869, l’année où Mallarmé a commencé la rédaction de son conte.  Une comparaison de l’auteur deHérodiade et de celui de Hérodias semble d’abord limité par les différences des projets réaliste et symboliste, mais c’est peut-être dans les enjeux du débat mêmes que l’on trouvera la source d’une mise en question de la fiction qui révèle plus de similarités que de différences.  Tant la poésie que le roman connaissent une période de transition en 1869 : en effet, le symbolisme prend forme tandis que Flaubert élargit le domaine du réalisme balzacien.1  Dans cet essai, j’étudierai les moyens dont Igitur et L’Education sentimentale remettent en question les procédés littéraires passés dans le but d’examiner la possibilité d’une nouvelle théorie de la fiction articulée séparément par ces auteurs.

Malgré les différences dans l’exécution du projet, la remise en question des deux auteurs présente des points communs, notamment en ce qui concerne le rapport entre la fiction et le réel, la réinscription et l’évaluation de l’héritage romantique, le rôle du théâtre en tant qu’espace métaphorique et la quête d’identité personnelle ainsi que littéraire.  Igitur et L’Education sentimentale se constituent donc lors de cette période de crise et de réévaluation des principes littéraires passés et dépassent la distinction traditionnelle entre le symbolisme et le réalisme. Plutôt que d’établir des liens simplistes entre certaines caractéristiques thématiques des deux œuvres, cet article montre comment toutes deux elles mettent en lumière une crise de représentation littéraire féconde.

Igitur « va au fond des choses » (I: 174) pour mieux esquisser les limites de la conscience humaine dans les domaines esthétiques, philosophiques et peut-être même historiques.  Ce désir marque tant le projet réaliste que le projet idéaliste dans les années 1860, qui verront le développement des deux grandes tendances du siècle dans le naturalisme et le symbolisme respectivement.  Si le texte de Mallarmé est souvent considéré comme le produit de sa crise personnelle et esthétique des années 1860, il annonce également une crise de représentation, à la fois par son aspect thématique et sa forme.  L’impuissance d’Igitur au moment de la crise ouvre la voie à la simulation et donc au contexte théâtral souvent évoqué dans la critique.

A cause du contenu souvent explicitement philosophique du conte de Mallarmé, bien des critiques ont rapproché le jeune Mallarmé de Hegel et de Descartes.  Bertrand Marchal rend clair le rapport entre la littérature et la métaphysique en précisant qu’ « en 1869, grâce à Descartes, [Mallarmé] découvre la fiction » (86).  Comme le note Marchal, c’est peu après avoir lu le Discours de la méthode que Mallarmé se met à la rédaction d’Igitur où le doute hyperbolique figure comme moteur de la fiction.  Ceci implique une négation radicale de toutes les prémisses de la fiction telle qu’on la comprend communément :

Faire du langage l’instrument de la fiction, c’est faire comme si les mots, loin de représenter le monde environnant ou d’offrir l’accès à quelque absolu extérieur à eux, ne disaient rien d’autre que l’absence et la mort, rien d’autre que le néant ; c’est, en d’autres termes, faire des mots l’instrument d’une négativité absolue, et du poème où le langage, par sa réflexion même, s’applique à devenir le lieu du néant.  (Marchal 87)

L’objectivité du réalisme littéraire ne peut donc plus tenir dans ce système de création qui ne se fie plus à la transparence du rapport entre les mots et le monde extérieur.  Ce refus de rapport clair entre les mots et les choses entraîne la nécessité de repenser radicalement la fiction ainsi que la poésie, et on pourrait dire qu’Igitur représente un effort de la part de Mallarmé de repenser la division entre la tâche du romancier et celle du poète.  L’auteur d’Igitur participe dans le projet réaliste, à savoir une interrogation de la transparence du signifiant. La poésie se verrait donc libérée de l’obligation de figurer l’absolu :

A travers la science du langage, Mallarmé trouve en tout cas la confirmation théorique d’une poésie qui se veut allégorique d’elle-même. […] C’en est alors fini du rêve d’absolu, dont le poète s’aperçoit qu’il n’est, à l’égal de l’illusion théologique, qu’une pure fiction, le couple Esprit-Absolu n’étant que l’exaltation à sa plus haute puissance de la dualité sujet-objet désormais abolie.  (Marchal 88)

Cette libération n’est pourtant ni totale ni même suffisante.  La fin du rêve d’absolu entraîne d’autres complications du projet littéraire par la voie de la philosophie qui demeure essentielle au projet poétique de Mallarmé.  Une analyse d’Igitur nous permettra d’explorer davantage la façon précise dont Mallarmé cherche à briser le lien entre le mot poétique et son signifié.

Le poète esquisse un rapport complexe entre la réalité et la simulation, celle-ci étant ancrée dans le théâtral : « Puis—comme il aura parlé selon l’absolu—qui nie l’immortalité, l’absolu existera en dehors—lune, au-dessus du temps : et il soulèvera les rideaux, en face » (473). Igitur est donc spectateur de l’intérieur comme de l’extérieur.  Le début d’Igitur évoque précisément une ambiance théâtrale : il y a d’abord les bruits qui cessent et puis la lumière éteinte afin de mieux voir l’intrigue qui se joue.2  L’absolu se verra non pas aboli mais transformé dans le domaine d’un acte théâtral qui élimine la barrière à la vision de la simulation et laisse pénétrer une lumière altérée par « ce fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière » (473).  Il y a donc une tension dansIgitur entre la vision et l’acte, une dichotomie qui implique aussi bien le poète (qui passe de la vision quasi-prophétique à la création du poème) que le spectateur théâtral (qui voit la représentation d’un acte simulé).

Cette tension fondamentale va de pair avec une autre dichotomie entre le passé et le présent. Mallarmé situe son récit à minuit, le moment liminal entre deux jours, et à maintes reprises il reprend la notion du temps et l’associe soit à la vision soit à l’action.  Tout semble d’abord être contradiction et paradoxe : « Certainement subsiste une présence de minuit » (483).  Présence donc de l’absence, puisque minuit représente le moment des ténèbres les plus intenses et la zone de démarcation entre hier et aujourd’hui.  Mais la polyvalence du mot « présence » nous mène non pas seulement au contraire d’ « absence » mais aussi de « passé ».  Le temps s’arrête donc et prend conscience d’un moment hors-temps.  L’histoire est donc refusée ou mise de côté, ce qui permet au poète de « faire le présent absolu des choses » (483).  Le temps est figé tout comme l’action elle-même, qui se transforme ici en vision stagnante de ce qui reste du passé indéfini : « Et du Minuit demeure la présence en la vision d’une chambre […] cependant que s’immobilise (dans une mouvante limite), la place antérieure de la chute de l’heure » (483).3  Notons que Mallarmé n’hésite pas à nier le rôle des objets matériels dans cet univers symbolique.  La transformation de la fiction qu’annonce Igitur ne refusera pas entièrement la tradition réaliste où la précision des choses et la spécificité du moment historique sont mises en valeur.4 Mallarmé vise plutôt à transformer ces mêmes éléments qu’à les éliminer de sa fiction ; il participe donc dans le projet réaliste en tant que ceci vise à pousser jusqu’à la limite le signe et non pas le symbole.  Mallarmé rapproche ces deux composants essentiels de la fiction narrative tout en rendant plus profonde leur signifiance dans son récit.

La transformation du temps continue à s’effectuer dans la prochaine section du texte :

D’un côté si l’équivoque cessa, une motion de l’autre, dure, marquée [d’une façon] plus pressante par un double heurt, qui n’atteint plus ou—pas encore sa notion, et dont un frôlement actuel, tel qu’il doit avoir lieu, remplit confusément l’équivoque, ou sa cessation : comme si la chute totale qui avait été le choc unique des portes du tombeau, n’en étouffait pas l’hôte sans retour ; et dans l’incertitude issue probablement de la tournure affirmative, […] se présente une vision de la chute interrompue de panneaux, comme si c’était soi-même, qui, doué du mouvement suspendu, le retournât sur soi […]  (485)

Mallarmé condense la notion du temps dans ce passage, poussant plus loin l’ambiguïté du minuit et, cette fois-ci, incorporant simultanément une suggestion du passé (« n’atteint plus »), de l’avenir (« ou pas encore ») et du présent (« un frôlement actuel »).  De même, l’action et la vision se confondent dans « une vision de la chute interrompue » et la simulation prévaut sur l’action réelle dans les deux propositions présentées sous le signe du « comme si… ».  Ce « mouvement suspendu » oscille entre le passé et le présent aussi bien qu’entre le virtuel et le réel.  L’exploration des profondeurs, donc, semble impliquer la déstabilisation des distinctions qui gouvernent aussi bien la réalité quotidienne que le mode fictionnel réaliste qui reste à réinventer.  Ce n’est pas que Mallarmé abandonne ici le mode descriptif : le « présent absolu des choses » ne le permettrait pas. Il s’agit plutôt de transformer le descriptif en lui accordant une signification métaphysique.  Je développerai plus tard la notion de théâtralité littéraire qui permettra à Mallarmé d’infuser dans l’écriture l’urgence qu’impliquent la suspension du temps et la notion du moi.  Le théâtre, on le verra, se situe à mi-chemin entre le réel et l’imaginé, entre la vision et l’acte et servira comme point de comparaison pour ce texte, à mi-chemin entre la fiction et la poésie.

Du point de vue de l’histoire littéraire, Igitur est également au carrefour de plusieurs tendances littéraires de son époque.  Bien que le romantisme soit mortstricto sensu depuis une vingtaine d’années en 1869, son héritage et ses questions suspendues sont très visibles dans Igitur.  On a déjà vu que le texte entre également en dialogue avec le réalisme par son interrogation des choses et de la spécificité des moments passés et présents.  Le texte annonce aussi, ceci va sans dire, la naissance de la tradition symboliste qui se cristallisera dans la poésie que Mallarmé écrira à la suite d’Igitur.  Au cœur de la transformation littéraire réalisée plutôt que théorisée dans Igitur, la méditation sur le romantisme est d’une grande importance. Quoique relégué au passé, le romantisme se trouve pour cette raison même au centre d’une série de réflexions qui suggèrent à la fois nostalgie et répugnance. Avant tout, Igitur entre en dialogue avec le romantisme dont il explore l’héritage en même temps qu’il essaie de l’enterrer définitivement. Le texte évoque un moi aussi tourmenté qu’unifié, puisqu’il est question, dans la section « Le Minuit » évoqué ci-haut,  d’« un calme narcotique de moi pur longtemps rêvé » (483), calme qui se prolonge dans la nuit de rêve annoncée à la fin de la même section.5

Il ne faut pas chercher loin pour voir dans cette évocation du moi l’héritage littéraire du romantisme qui persiste dans les questions métaphysiques que posent ce texte, sans pour autant que Mallarmé adopte les notions post-romantiques d’une fiction du moi.  S’il hésite à accepter tel quel les tendances réalistes, il n’évoquera les notions romantiques que sous des signes fantomatiques du « jamais plus » :

C’est le rêve pur d’un Minuit, en soi disparu, et dont la clarté reconnue, qui seule demeure au sein de son accomplissement plongé dans l’ombre, résume sa stérilité sur la pâleur d’un texte ouvert que présente la table ; page et décor ordinaires de la Nuit, sinon que subsiste encore le silence d’une antique parole proférée par lui, en lequel, revenu, ce Minuit évoque son ombre finie et nulle par ces mots : J’étais l’heure qui doit me rendre pur.

Depuis longtemps morte, une antique idée se mire telle à [la] clarté de la chimère en laquelle a agonisé son rêve, [et] se reconnaît à l’immémorial geste vacant avec lequel elle s’invite, pour terminer l’antagonisme de ce songe polaire […].  (484)

Ici Mallarmé relie la stérilité et la mort à une « antique idée », ce qui fait penser au vieux fantôme du romantisme que la nouvelle approche de la fiction de Mallarmé essaie de terrasser.  Comment faire en sorte que l’idée contenue dans le livre ouvert soit renouvelée et remplie de vie ?  L’héritage romantique demeure par même son absence, car cette « antique parole » qui répond à l’antique idée « subsiste » sous le signe du silence, c’est-à-dire qu’elle pénètre dans les tentatives d’une nouvelle création littéraire.  La tradition romantique est à absorber, sinon à éliminer, dans cette tentative littéraire dont les enjeux sont la pureté de l’expression et de l’idée.

Parallèlement, l’ennui paraît dans le texte sous le signe de « la maladie d’idéalité » (495), qui marque les qualités troublantes du rêve romantique ancien : « Cet ennui, ne pouvant être, redevient ses éléments, tantôt tous les meubles fermés, et pleins de leur secret » (498).  Si le poète refuse l’ennui ou plutôt si le passage du temps depuis la grande époque de l’ennui littéraire le rend impossible, l’unité du concept se fragmente dans le contexte des objets qui forment le décor de la scène.  Le passé se décompose dans Igitur, et presque toutes les évocations du passé dans le texte nous ramènent au vocabulaire romantique.  Quand il évoque, par exemple, « le frottement familier et continue d’un âge supérieur, dont maint et maint génie fut soigneux de recueillir toute sa poussière séculaire en son sépulcre pour se mirer en un soi propre » (485), on voit à la fois la nostalgie et la répugnance du poète face à la possibilité du reflet de ce soi.  Plus loin dans ce même passage, la vision, la quête du soi et la réflexion sur le présent et le passé continuent à se mêler et à dominer la contemplation du héros qui essaie de séparer la vérité du mensonge par la voie de l’expérimentation littéraire : « Cette fois, plus nul doute, la certitude se mire en l’évidence : en vain, réminiscence d’un mensonge, dont elle était la conséquence, la vision d’un lieu apparaissait-elle encore […] » (485-486).

Dès le début du récit le narrateur essaie d’éliminer tout ce qui s’associe au romantisme.  Il réclame l’ « indifférence » (474) et ne désire subir « nulle émotion » (474).  La narration flotte entre le doute et la certitude comme le poète hésite entre la tradition romantique et la transformation de celle-ci.  Nulle surprise, donc, si le texte indique également une hésitation temporelle aussi bien que métaphysique et stylistique.  L’auteur évoque ensuite « le volume de ses nuits maintenant fermé : du passé et de l’avenir que parvenue au pinacle de moi, l’ombre pure domine parfaitement et finis, hors d’eux » (486).  Le livre du passé est également celui du doute, tout comme le passé littéraire représente pour le créateur du nouveau un obstacle à surmonter, la forme permanente et fixe du destin textuel qui est à réformer.

Le poète dépend pourtant de cet héritage dénigré, car une fois le livre fermé, le héros annonce : « cette perfection de ma certitude me gêne : tout est trop clair, la clarté montre le désir d’une évasion » (486).  Le livre est fermé mais les meubles, qui ne pourraient porter aucune trace d’idée, seront ouverts quand Igitur cesse de contempler le livre et se lance dans l’action.  L’absolu ou l’infini du livre fermé se transforme en une histoire humaine qui a pour éléments principaux la mémoire et le silence.  La victoire de l’avenir sur le passé appartiendra au poète, mais les ancêtres, tant les précurseurs littéraires que les parents d’Igitur, continueront à vivre à l’avenir : « Race immémoriale, dont le temps qui pesait est tombé, excessif, dans le passé, et qui pleine de hazard n’a vécu, alors, que de son futur » (478).  L’élimination du passé ne saurait être complet et définitif.  Est-ce pour cela qu’Igitur reste à l’état d’ébauche ?  Son caractère inachevé même ne ferait-il pas partie de la performance du texte ?

Flaubert annonce, lui aussi, le malaise d’un romantisme dépassé, mais malgré tout nécessaire.  Dès la première page de L’Education sentimentale, Flaubert écrit sous le signe d’un rapport complexe entre le passé et le présent, annonçant l’année 1840 comme le point de départ temporel de son roman qui mélangera la nostalgie et la répugnance du passé.  Du point de vue de l’année 1869, ce retour en arrière vers une période de stabilité relative évoque un certain sentiment de nostalgie même si le lecteur peut entendre déjà le retentissement de la révolution de 1848 qui mettra fin aux illusions romantiques dans ce roman.  La « Ville-de-Montereau, près de partir » (II: 33) sert donc de symbole non pas seulement du processus d’éducation de Frédéric Moreau mais aussi du projet du roman lui-même qui tentera d’esquisser un rapport bien compliqué entre le passé et le présent littéraire et esthétique aussi bien que politique et moral.

Si on a pu identifier une évocation du romantisme sous la surface du vocabulaire d’Igitur, le contexte romantique de L’Education sentimentale est beaucoup plus clair et direct.  La première pose de Frédéric Moreau le peint, au début de son « éducation » et donc au comble de la naïveté, presque en caricature romantique : « Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras […] A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms » (33).  Si cette première description ne suffit pas à indiquer le caractère romantique du héros, ces tendances sont rendues beaucoup plus explicites au chapitre suivant : « Frédéric, dans ces derniers temps, n’avait rien écrit ; ses opinions littéraires étaient changées : il estimait par-dessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres l’enthousiasmaient presque également » (46).  L’évocation du romantisme par Flaubert est toujours dynamique.  S’il a mis son héros dans le contexte d’un voyage au premier chapitre, ici il annonce les changements de préférence artistique, en fait une sorte de romantisme tardif, puisque le jeune homme arrive à l’appréciation de ces héros romantiques une bonne génération après leur premier succès.  Tant le héros que le lecteur s’attendent donc à une mise en question du romantisme dans ce roman qui essaie, comme Mallarmé l’avait fait, d’incorporer sinon d’enterrer la littérature romantique lors de la quête d’une nouvelle espèce de fiction.

La première attaque ouverte sur l’esprit romantique n’est pas longue à venir.  C’est le bohémien Hussonnet qui s’y lance :

[R]emarquant dans l’étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, [Hussonnet] se répandit en sarcasmes sur l’école romantique.  Ces poètes-là n’avaient ni bon sens ni correction, et n’étaient pas Français, surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distinguent les personnes d’humeur folâtre quand elles abordent l’art sérieux.

Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il avait envie de rompre.  (64)

La tendance romantique, pour le héros comme, bien sûr, pour son auteur, est difficile à combattre, et Frédéric y tient encore quand il se trouve mis dans des scènes qui évoquent la littérature du début du dix-neuvième siècle.  Entièrement adonné à sa passion amoureuse impossible à satisfaire, Frédéric a recours à la littérature romantique quand il se trouve seul avec la fille de Monsieur Roque :

Son cœur, privé d’amour, se rejeta sur cette amitié d’enfant ; […] il se mit à lui faire des lectures.

Il commença par les Annales romantiques, un recueil de vers et de prose, alors célèbre.  Puis, oubliant son âge, tant son intelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars, les Feuilles d’automne.  (127)

L’inscription de ce qu’on pourrait appeler les « ancêtres » littéraires de Flaubert rappelle le livre qu’Igitur a du mal à fermer.  Les auteurs romantiques obsèdent ces deux écrivains qui essaient de les surpasser tout en se tenant compte de la dette qu’ils ont envers eux.  Encore une fois, la nostalgie et le dégoût se révèlent inséparables quand il s’agit de la grande question romantique.

A peine caché derrière le réalisme du roman de Flaubert se trouve un souci métaphysique pas moins important que celui d’Igitur.  Jean-Pierre Duquette en donne l’indication en notant que l’univers des personnages de ce roman « est, à l’état pur, celui de l’absence, un monde en creux qui se consume de l’intérieur, où même les événements ne laissent aucune trace, où les gestes ne sont jamais qu’ébauchés » (60-61).  Au fur et à mesure que les événements politiques et personnels se combinent pour détruire les illusions du héros, il tient de plus en plus à son désir du passé qui devient généralisé et se présente sous forme de nostalgie.  Tous ces thèmes se cristallisent dans la troisième partie du roman, dans la scène à Fontainebleau où l’ironique et le sérieux se confondent.  C’est pour Frédéric un retour au monde qu’il était sur le point de quitter, bien que difficilement, au début du roman. Le plafond de la salle des Fêtes éblouit Frédéric et Rosanette :

[D]u fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, —époque de science ingénue, de passions violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres.
Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective et inexprimable. (352)

Ce pays de rêve et d’imagination demeure sans identification temporelle précise, mais le vocabulaire du passage, comme les extraits d’Igitur cités ci-haut, suggère le projet romantique tant par ses « passions violentes » que par son « art somptueux » et le monde de rêve que Frédéric revit ici en simulacre, où par un acte de substitution métaphorique, les femmes et les étoiles se substituent les unes aux autres.  Le pastiche de Flaubert, ou plutôt la représentation du pastiche du plafond vu par Frédéric et Rosanette, mélange le passé récent et mythologique.  C’est une stratégie que nous avons constatée dans le vague du passé dans Igitur qui se confond dans une éternité qui contient le passé et le présent, par la transformation littéraire qui refuse la linéarité en faveur d’un récit qui réorganise la structure du temps.

Dans ce roman où tout est flux et mouvement, la scène à Fontainebleau représente une prise de conscience au cœur de la fiction.  C’est la permanence du lieu que souligne le narrateur :

Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière qui tient sans doute […] à leur luxe immobile prouvant par sa vieillesse la fugacité des dynasties, l’éternelle misère de tout ; —et cette exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie se fait sentir même aux têtes naïves.  (353-354)

Le passé ne représente plus une tradition vivante, une source d’inspiration au présent.  La continuité entre le passé et le présent est remplacée par le vide d’un passé mort.      Puisque Rosanette ne s’intéresse pas à l’histoire qu’enferme le palais, elle en sort avec Frédéric pour se retrouver dans un autre lieu lourd de signification à la période romantique, à savoir la forêt.  C’est comme si c’était le lieu conventionnel qui permettait et avançait le développement de l’amour plat mais « romanesque » de Frédéric et Rosanette :

Le sérieux de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille […] [Q]uand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum des bois. […] Ils se croyaient presque au milieu d’un voyage en Italie, dans leur lune de miel.  (357-358)

La femme se mêle à la forêt et tout contribue à la fiction de leur amour jusqu’au point où ils se croient encore plus dépaysés qu’ils ne le sont, dans l’espace comme dans le temps.  Par un renversement intéressant, ce sont les lieux stables et immobiles qui, vidés de toute vraie signification, deviennent le lieu de la simulation, des espaces vides où les personnages sont encouragés à créer leur propre contenu pour le remplir.

Le palais, la forêt et même le restaurant où ils vont dîner après leur ballade dans la nature, sont féconds en fictions et en simulation narrative et théâtrale.  C’est le présent éternel de la fiction qui remplace la temporalité historique dans ce récit, car les événements de la révolution s’avèrent dénués de signification face à la réalité simulée :

Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements de tambour.  C’était la générale que l’on battait dans les villages, pour aller défendre Paris.  –Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle.6 (359)

Flaubert se sert du contexte de Fontainebleau pour indiquer la réduction, non pas seulement de ce lieu, mais également d’un sens de l’histoire, de la nature et de l’amour.  C’est-à-dire que tout ce qui se conjoint à Fontainebleau est réduit à un phénomène sans cohérence et auquel les personnages et peut-être le lecteur sont incapables d’assigner une signification quelconque.  Les phénomènes existent plutôt comme des idées discrètes, sans continuité et sans rapport entre elles, sauf celui que le lecteur imposerait en faisant appel aux codes de lecture comme celui du romantisme.

Nous voilà donc à un autre point de rapprochement entre Mallarmé et Flaubert, car celui-là avait indiqué que c’est l’ « Intelligence du lecteur qui met les choses en scène, elle-même » (475).  Le récit fragmenté et les éléments de l’histoire qui se correspondent plutôt par association que par rapport direct font partie de la réévaluation de la fiction par nos deux auteurs.  Par sa fragmentation et sa désorientation, Fontainebleau perd sa cohérence historique et devient presque impossible à distinguer de Paris, dont le bruit de l’émeute interrompt les rêveries de Frédéric.  Les deux sont des espèces de lieux vides, remplis uniquement par les actions et les pensées des personnages qui les occupent.  En ceci donc, Fontainebleau, Paris et le château d’Igitur se réduisent à des espaces théâtraux, signifiant seulement par les actions qui s’y déroulent.7  Dans le récit de Mallarmé, le château est tout ce qui demeure à la fin du drame : « Le Néant parti, reste le château de la pureté » (478).  Quand le néant même se retire, le château et la notion de la pureté dont elle devient soit le dépôt soit le symbole, sont absolument vides et donc disposés à recevoir les significations que le lecteur veut leur prêter.  Dans cette nouvelle fiction qu’esquissent Mallarmé et Flaubert, les lieux n’existent que comme sites de signification potentielle, sans que l’auteur détermine à l’avance leur signification ni leur rôle dans le récit.

Voilà donc une réévaluation du projet réaliste à l’intérieur même de ses présuppositions.  Il ne s’agit pas d’abolir le monde réel mais plutôt d’en transformer la représentation.  Yves Bonnefoy esquisse un portrait d’un Mallarmé « réaliste » sous le signe de ce que Bonnefoy appelle un « réalisme de la notion » :

On pourrait croire, devant cet abaissement de la langue usuelle, et ce profond intérêt pour le travail propre d’une écriture, que Mallarmé ne se soucie pas du référent, autrement dit de ce qui, dans le « réel » extérieur aux mots, cautionnerait le signe verbal […].  Mais se persuader de cela, par un préjugé cette fois trop moderniste, serait se fermer à cette pensée établie en fait entre deux âges du monde. […] Ce qui est aboli, par l’écriture mallarméenne, ce n’est pas notre croyance en la fleur réelle, c’est la notion qu’on en a dans la pratique grossière. […] Il faut comprendre qu’un réalisme de la notion compense chez Mallarmé sa déprécation des vocables. (16-17)

Avec Mallarmé et Flaubert, le lecteur est invité à chercher des mythologies au cœur même des sites réels.  Une vision réaliste transformée selon le modèle que suggèrent L’Education sentimentale et Igitur invite le lecteur à combattre le néant afin de le remplacer par une signifiance transhistorique qui affirme la réalité matérielle du monde en même qu’elle la dépasse.  Cette nouvelle vision est toujours menacée chez Flaubert par l’ironie qui menace les personnages et chez Mallarmé par la tentation du néant.  Dans les deux cas, c’est un appel au processus dynamique de l’écriture et de la lecture, au pacte entre le créateur et le lecteur, qui permet de naviguer entre les extrêmes sous le signe de la performance du réel.

Comme Igitur, les héros de L’Education sentimentale sont tour à tour des acteurs et des spectateurs.  Après avoir assez mal joué leur rôle d’amants pastoraux, Frédéric et Rosanette deviennent spectateurs de la révolution une fois qu’ils sont de retour à Paris où « ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue » (314-315).  Peu après, le narrateur rend explicite la comparaison théâtrale et les plaisirs de la révolution comme spectacle :

Les tambours battaient la charge.  Des cris aigus, des hourras de triomphe s’élevaient.  Un remous continuel faisait osciller la multitude.  Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement.  Les blessés qui tombaient, les mort étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts.  Il lui semblait assister à un spectacle.  (318)

Le spectacle tourne vite en farce et puis en orgie quand Frédéric est témoin de la destruction du palais par la foule joyeuse et triomphante.  Bien que cette attaque sur la bêtise des révolutionnaires et celle des spectateurs nous mènent loin de l’isolement du château d’Igitur, le contexte théâtral se développe dans ce texte aussi quand le héros se divise pour devenir acteur et spectateur réel et virtuel en même temps.

Le contexte théâtral est évoqué dès le début d’Igitur par une variété d’indices.8 Comme on a déjà noté, le poète indique qu’Igitur « soulèvera les rideaux » (473), ce qui, placé au début du récit, invite le lecteur à devenir spectateur du drame qui suivra.  Ensuite, après avoir nié les émotions, le poète précise : « Simplement parole et geste » (474).9  Le château où se situe l’action devient aussi sépulcral qu’un théâtre à peine illuminé.  Pareillement, l’insistance constante sur la vision et l’acte, et le rapport entre les deux, ramène le récit dans le domaine du théâtre où ces deux catégories sont intégrées.  Les actions simulées des acteurs ne servent qu’à être l’objet de la vision des spectateurs, tandis que le rôle actif de ceux-ci consiste entièrement en l’acte de voir et de participer ainsi à l’action en la complétant.  Le poète lie la folie et l’acte qui est au cœur de ce drame, à savoir le coup de dés : « Alors son moi se manifeste par ceci qu’il reprend la Folie : admet l’acte, et, volontairement, reprend l’Idée, en tant qu’Idée : et l’Acte (quelle que soit la puissance qui l’ait guidé) ayant nié le hazard, il en conclut que l’Idée a été nécessaire » (476-477).  Ici, l’Acte, l’Idée et la Folie entrent comme autant de personnages dans le drame métaphysique.  « Et que quant à l’Acte, il est parfaitement absurde: mais que l’Infini est enfin fixé. / sauf que mouvement (personnel) rendu à l’Infini » (477).  La folie réside non seulement dans l’absurdité de l’acte mais également dans le moi qui se révèle fragmenté, aussi fragmenté en fait que le récit qui le peint.  Ce moi complexe existe aux carrefours du passé et de l’avenir et la mort du sujet couché sur le tombeau des ancêtres n’arrive pas à clore le récit qui subsiste en tant que drame, non pas éternel, mais infiniment suspendu.

William Paulson, dans son étude sur L’Education sentimentale, met en relief le refus de Flaubert de suivre les conventions de la fiction populaire de son époque et l’effort que ce refus exige de la part du lecteur :

Sentimental Education is quite tangibly an elitist work in its very form, one designed to go against the reading practices of the masses in an age when literature was becoming a consumer product.  Because the plot is not immediately engaging or amusing, the reader must not only cope with the subtlety of the style but also forego the most usual and immediate pleasures of stories in order to experience a more complex fictional universe. (82)

Puisque c’est plus souvent Mallarmé que Flaubert qui se voit accusé d’élitisme tant par la critique moderne que par ses contemporains, cette évaluation de Flaubert nous guide vers le dernier point commun entre nos deux auteurs, celui qui résume en fait tous les autres.  Par tous les procédés que nous avons explorés dans cet essai, Mallarmé et Flaubert cherchent à élargir les frontières de la fiction par un refus systématique de plusieurs de ses conventions.  Ils cherchent tous les deux à incorporer, afin de mieux le dépasser, l’héritage romantique et tout ce que le mouvement romantique leur cède en ce qui concerne le portrait de l’individu et sa place dans la fiction.

Ce faisant, ils esquissent dans leur fiction de 1869 un nouveau rapport entre la littérature, la philosophie et l’histoire, dont le résultat est cet « univers fictionnel plus complexe » qu’évoque Paulson.  Après ce point d’intersection essentiel en 1869, les deux auteurs allaient poursuivre les conséquences de cette transformation de la fiction, chacun de sa propre manière.  Pour entrer sur la voie d’une fiction plus intense et plus complexe, il était nécessaire de repenser le rapport entre la fiction et la narration et, plus spécifiquement, le rôle de l’action dans l’avancement et le développement d’une fiction.  L’action du roman de Flaubert est, on le sait, bien restreinte, et celle d’Igitur presque non-existante.  Il est donc encore plus paradoxal que ce soit le théâtre qui entre comme modèle dans l’univers fictionnel de la narration.  Ce théâtre est un lieu privilégié de non-action, ce que révèlent l’amour manqué de Frédéric qui clôt L’Education sentimentale et le coup de dés envisagé mais peut-être jamais réalisé : « Cette folie était nécessaire.  A quoi ? (Nul ne le sait, il est isolé de l’humanité.) » (477).

Revenons, avant de conclure, à la question du rapport entre la philosophie et la littérature car, on l’a vu, la problématique qui semble d’abord d’ordre métaphysique est, en fin de compte, présentée plutôt comme une question de la représentation fictionnelle.  On a vu au début de cette étude que c’est Descartes qui fait découvrir une nouvelle approche à la fiction de la part de Mallarmé.  Roger Dragonetti pousse encore plus loin son analyse en identifiant Descartes lui-même comme auteur de fiction : « C’est en effet par l’ensemble de ces actes momentanés, et non par la certitude que donne la continuité d’un discours logique, que Mallarmé entendait restituer au philosophe Descartes sa valeur propre de créateur de la fiction» (Dragonetti 389).  Ce que Mallarmé et Flaubert remettent en question, c’est avant tout la fiction de la cohérence.  Il n’est pas difficile d’identifier le système méthodique de Descartes, qui trace le développement d’un moi unifié et cohérent, comme une sorte de fiction.

Mallarmé et Flaubert vont plus loin en mettant en cause la cohérence comme élément organisateur de la fiction.  Les deux œuvres en question refusent de conclure définitivement, tout comme elles refusent de cohérer, le texte de Mallarmé par son statut inachevé et celui de Flaubert par le caractère épisodique du récit.  Jean-Pierre Duquette souligne cet aspect de L’Education sentimentale : « L’apparente discontinuité du roman vient du fait que les épisodes, les scènes, les dialogues, les gestes, les événements n’aboutissent presque jamais.  Tout est ébauché, rien ne va jusqu’à la consommation.  Il n’y a que des commencements » (98).  Roger Dragonetti implique le même processus chez Mallarmé : « En détruisant avec le personnage d’Igitur, les relations logiques d’une pensée fictive, Mallarmé détruit en même temps la continuité du récit » (392).  La nouvelle fiction, selon nos deux auteurs, est une exploration de la tentative où la conclusion est à jamais mise en suspension, où même le suicide d’Igitur ne réussit à nier le hasard qui semble gouverner ces deux récits.

La fiction cohérente se révèle donc inadéquate comme modèle de représentation, soit du monde extérieur soit du paysage intérieur.  Si Mallarmé vise à aller jusqu’au fond des choses de l’intérieur, Flaubert cherche à créer une représentation fidèle de l’individu dans tout le chaos de son contexte social et historique.  S’ils vont dans deux directions opposées, nos deux auteurs se croisent pourtant au milieu dans le sens qu’ils doivent tous les deux trouver un mode de représentation plus fidèle à la réalité extérieure ou intérieure par le refus d’une fausse cohérence et un dépassement de la division traditionnelle entre les genres.  La première illusion à exposer dans les deux cas, c’est celle du moi unifié.10 Si Mallarmé a recours à la théâtralité, c’est en partie parce que le drame insiste sur le masque qui, plutôt que de cacher la vraie identité, suggère qu’il n’y a peut-être pas d’identité unifiée et stable derrière celui qui dit je. D’où le lien entre le refus de la tradition romantique, qui sans référence au moi lyrique serait réduit à assez peu de chose, et la réinvention de la fiction par la voie du théâtre fictif en passant par la métaphysique qui se révèle, on l’a vu, comme fiction elle aussi.

Mallarmé et Flaubert participent tous les deux dans une transformation particulière de la représentation du moi, esquissée au moins depuis 1857 par l’homo duplex des Fleurs du Mal et même dans le premier roman de Flaubert où la subjectivité d’Emma Bovary semble, elle aussi, dispersée dans l’incohérence.  Cette transformation accordera une nouvelle intensité à la poétique et à la fiction, puisqu’elle s’effectuera par le moyen d’un modèle plus complexe du moi et de son rapport au monde extérieur.  Ce modèle, ou même cette série de modèles que les deux auteurs ne cessent pas de poursuivre, prend en compte l’incohérence du moi et donc de l’intrigue et de la structure littéraire.

Il s’agit donc, dans les deux cas, d’une exploration double, puisque nos auteurs s’interrogent au niveau et du personnage et de la fiction elle-même.  Les deux œuvres prétendent explorer la conscience d’un sujet humain et son rapport au monde imaginatif ou réel qui l’entoure. Plus même : la possibilité de représenter ou même de transfigurer l’individu et son rapport à son propre passé et son propre présent.  Mallarmé et Flaubert s’inspirent, respectivement, de la philosophie et de l’histoire afin de mieux répondre à la question des possibilités de la fiction à un moment clé de son développement.  Bien que ces deux auteurs engagent la fiction dans des voies bien distinctes, l’acte de les lire ensemble permet de mieux identifier et articuler les questions, dont on peut considérerIgitur et L’Education sentimentale sont des tentatives de réponse.


Notes

1. Pour donner une idée de la nature hétérogène de la production littéraire en 1869, il suffit de noter que c’est l’année des Fêtes galantes, des Chants de Maldoror et de L’homme qui rit ; La fortune des Rougon serait publiée un an plus tard.

2. Le regard à travers une fenêtre fait penser à un autre intertexte important qui date, lui aussi, de 1869, à savoir Le Spleen de Paris de Baudelaire.  Dans « Les Fenêtres », le poète remarque une vieille femme dont il invente la vie : « Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende » (I : 339).  Ici les contextes narratif et poétique se convergent sous le signe du théâtral.

3. Thierry Roger commente ainsi le rapport entre Igitur et le temps : « c’est précisément parce qu’ [Igitur] était present dès l’origine qu’il peut advenir à sa fin.  Toujours déjà present, il est celui qui parcourt le cercle du Temps, simultanement terminus a quo et terminus ad quem » (98).

4. Il est donc nécessaire de considérer le conte dans toute la complexité fictionnelle qu’il implique et ne pas se contenter d’une lecture trop philosophique qui n’y verrait, pour reprendre le terme de Robert Greer Cohn, qu’ « a sort of nakedly epistemological and ontological Hamlet story »(3).

5. Selon Thierry Roger il y a quatre degrés du moi dans Igitur.  D’abord, « le moi se prend pour un autre ».  Puis, « le moi prend conscience de son dédoublement, et déchire son enveloppe sonore » (103).  Ensuite, « le moi s’identifie aux ombres du passé » et, finalement, « le moi vise l’abolition de sa dualité interne » (105).

6. Duquette précise que l’éternel présent du roman se trouve « quelque part entre hier et un jour à venir, entre le pas encore et le déjà plus.  C’est un idéal d’immobilisme, de silence des choses et du monde, auquel Flaubert n’a cessé de rêver, et qui rejoint sa vieille ambition du livre sur rien »  (98).

7. Marshall Olds note les traces des projets de féerie deFlaubert dans l’épisode à Fontainebleau (169-170).

8. Plusieurs critiques ont souligné le registre théâtral dans Igitur. Voir par exemple Dragonetti et Howe.

9. Mary Lewis Shaw constate la séparation des références théâtrales du conte en précisant que Mallarmé a ajouté dans les marges la plupart de ces références.  Elle note : « This dividing of the text into a performative mode and nonperformative mode is overdetermined by the self’s fundamental decomposition into ‘parole et geste’ » (157).

10. Dragonetti note que « le se voir de la Pensée n’est finalement pour Mallarmé qu’une fiction.  La conscience de soi n’est qu’un théâtre de la pensée représentative » (369).


Œuvres citées

Baudelaire, Charles.  Œuvres complètes, ed. Claude Pichois.  Paris: Gallimard, Edition de la Pléiade, 1975.
Bonnefoy, Yves.  “Préface” à Igitur.  Paris: Gallimard, 1976.
Cohn, Robert Greer.  Mallarmé: Igitur.  Berkeley: University of California Press, 1981.
Dragonetti, Roger.  « Métaphysique et poétique dans l’œuvre de Mallarmé » inRevue de métaphysique et de morale 84 (1979): 384-388.
Duquette, Jean-Pierre.  Flaubert ou l’architecture du vide.  Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1972.
Flaubert, Gustave.  Œuvres complètes, ed. A. Thibaudet et R. Dumesnil.  Paris: Gallimard, Edition de la Pléiade, 1952.
Howe, Elizabeth.  « ‘Monologue ou drame avec soi’: Igitur » in Nineteenth Century French Studies 27: 3-4 (Spring-Summer 1999), 356-365.
Mallarmé, Stéphane.  Œuvres complètes, ed. Bertrand Marchal.  Paris: Gallimard, Edition de la Pléiade, 1998.
Marchal, Bertrand, La religion de Mallarmé.  Paris: José Corti, 1988.
Olds, Marshall.  Au pays des perroquets: Féerie théâtrale et narration chez Flaubert. Amsterdam: Rodopi, 2001.
Paulson, William.  Sentimental Education: The Complexity of Disenchantment.  New York: Twayne, 1992.
Roger, Thierry. « Igitur ou l’hyperbole de la folie » in Littératures 48-49 (Spring-Autumn 2003): 95-117.
Shaw, Mary Lewis. Performance in the Texts of Mallarmé.  University Park: Pennsylvania State University Press, 1993.

 

#Joseph Acquisto#Mallarmé et Flaubert aux frontières de la fiction#Vol. 6 Issue 1 Fall 2007