De l’autobiographie au roman : la vie comme patience


Maïté Snauwaert
University of Alberta, Campus St-Jean
snauwaer@ualberta.ca


Mais la mort n’est jamais le dernier mot de la vie pour la vraie poésie. Et Issa écrit aussi : nous sommes au monde—et nous marchons sur l’enfer—regardant les fleurs.
(Philippe Forest, Sarinagara)


Dans un précédent travail (2010), je m’étais intéressée à la conception de l’autobiographie comme roman d’une vie dans La Détresse et l’enchantement (1984). Je souhaite à présent faire l’hypothèse d’un continu entre l’œuvre autobiographique et l’œuvre romanesque du point de vue d’une conception de la vie. Pour étayer celle-là, je m’appuierai d’une part sur des écrits à mi-chemin de l’œuvre autobiographique et de l’œuvre de fiction, œuvres de ce que François Ricard a appelé en 1984 « l’imagination autobiographique » (Ricard, « La métamorphose » 453) ; d’autre part sur un roman. Il s’agira respectivement du roman1 Rue Deschambault (1972) et des nouvelles « Un Jardin au bout du monde » et « Où iras-tu Sam Lee Wong ? », dans Un Jardin au bout du monde (1975) ; et puis de La Montagne secrète (1961). Par des va-et-vient entre ces textes, je tenterai de les relier les uns aux autres au sein de la vision commune qui selon moi les organise.

Je postulerai que dans ces textes, sans égard particulier pour le genre dont ils relèvent, les protagonistes apparaissent comme des formes de vie représentant des figures de l’entêtement, d’une obstination à vivre malgré : malgré la souffrance et les difficultés, malgré la solitude dans laquelle ils semblent avoir été abandonnés par leur créateur. Je me demanderai alors quel est le modèle de ce qui s’appelle « vie » chez Roy, pour observer que ce qui y est glorifié, c’est une forme de la patience, de l’endurance, correspondant assez exactement à ce que Edward W. Said désignait de l’expression « against the grain » dans son ouvrage On Late Style.2 Enfin je m’autoriserai des rapprochements avec les écrits essayistiques et romanesques de l’écrivain français Philippe Forest, de leur réflexion et de leur mise en œuvre des notions d’endurance et de reprise (Forest, Le Roman infanticide; Le roman, le réel), pour conduire à l’hypothèse, dans l’œuvre de Gabrielle Roy, d’une vie commepatience.

L’entêtement
Dans un beau texte qui relit l’œuvre de William Faulkner à contre-courant de la critique institutionnelle, Philippe Forest remarque que, dans Sanctuaire puis dans Requiem pour une nonne, la seule morale qui perdure, pour le personnage de Temple Drake ayant tout perdu puis reperdu, c’est l’endurance : « On sait que l’exclusive morale qu’énonce l’œuvre de Faulkner tient tout entière dans un seul verbe—au demeurant intraduisible—“to endure”.… C’est un tel entêtement qu’incarnent dans leur chair les deux vraies héroïnes du roman : Cecilia Farmer…et Temple Drake » (Forest, Le Roman infanticide 52). Mais dans cette endurance, l’essayiste voit plus qu’un trait propre à quelques personnages ; il y va plutôt selon lui d’une modélisation de ce que serait la vie humaine : « L’œuvre de Faulkner abonde en crimes sans nom. Elle livre l’individu à l’atroce, en fait la proie répétée de l’horreur. Telle est, pour le romancier américain, au fond, la routine unanime de vivre » (43, je souligne). Et en effet, le personnage de Faulkner incarne en cela une vie comme lutte et comme résistance, l’« inscription obstinée de l’expérience humaine dans le flux amnésique de la durée » (52) ; « Temple Drake, écrit encore Forest, opposant au destin qui la nie sa seule obstination à ne pas s’effondrer » (Le Roman infanticide 52).

Chez Gabrielle Roy de même, singulièrement dans le catalogue de figures deRue Deschambault, prime la forme de l’entêtement. De la tante Thérésina Veilleux avec ses incessants déplacements vers l’horizon d’une vie meilleure, à la mère et son inépuisable désir de voyage, et jusqu’au père dont les veillées nocturnes sont des moments où revient, après l’agonie du jour, une forme d’espoir, les vies représentées dans Rue Deschambault sont des formes qui résistent dans et contre le temps, ce qu’on pourrait appeler des formes-malgré : malgré le vent, malgré la solitude, malgré le chagrin et la séparation des êtres. Et c’est pourquoi ce qui résiste si fort, dans les écrits de Roy, c’est justement l’espoir, cette forme de la continuation ou de la reprise, au milieu même de la détresse ; l’espoir, au moment même ou dans les lieux où il paraît le plus impossible. Or il est lui-même une forme du temps : c’est cette « attente sans fin au fond de l’âme que l’on nomme espérance » qu’éprouve Gédéon au début de La Montagne secrète (MS), qui est aussi « désir le plus vif…de voir l’imprévu une fois encore entrer dans sa vie »3 (Roy, MS  11-12).

Espoir comme forme du temps qui se dit peut-être le mieux dans la question finale de Rue Deschambault (RD), affirmation plus qu’interrogation : « Est-ce que le monde n’était pas un enfant ? Est-ce que nous n’étions pas au matin… » (257) Semi-interrogation qui tend à faire de la vie, comme l’écrit Yvon Rivard de ce qu’il estime être le paradis terrestre chez Roy, « un jardin que l’on crée autant qu’il nous est donné et auquel il faut travailler pour l’empêcher de mourir » (131). Fantasme d’un recommencement toujours possible qui est au fond à lui-même sa propre fin, comme dans cette phrase de Temple Drake : « pour moi, il y a demain et demain et encore demain » (“tomorrow and tomorrow and tomorrow”) » (Forest, Le Roman infanticide 51).

Question et reprise
Or, tandis que les textes s’attachent à décrire et recenser ces formes de résistance, il semble qu’en filigrane une question, avec insistance, organise en sous-main ces visages : c’est celle, inlassable, qui demande ce qu’est une vie. Je vois ainsi dans l’œuvre tant autobiographique que romanesque de Gabrielle Roy—et je ne les oppose pas—un double mouvement : celui qui consiste, comme elle l’exprime dans la modeste préface d’Un Jardin au bout du monde (JBM), à répondre à l’exigeante question que les personnages inventés aussi bien que rencontrés lui adressent : « Raconte ma vie » (préface n. p.) Et celui qui, émanant peut-être de sa propre vie, de sa préoccupation en tout cas d’écrivain, fédère des réflexions similaires à celles de Martha, qui « toutes semblaient avoir trait à l’étonnement profond de ce qu’est cette étrange vie humaine » (204). La demande de récit 4 se faisant rien moins que demande d’interprétation, voire, en deçà, demande d’exposition, un tel exposé permettant à chacun, comme l’écrit Yvon Rivard, d’« embrasser » sa vie, « toute sa vie » :

Pourquoi cette demande de récit, pourquoi cet appel à l’aide ? Quelle aide pourra apporter à ces vieilles le récit de leur vie ?…si la vieille s’est tournée vers Gabrielle Roy, c’est qu’elle savait qu’elle était romancière ou avait un pouvoir qu’elle-même n’avait pas, le pouvoir d’embrasser d’une façon ou d’une autre (par la parole, l’écrit, le regard) toute sa vie, tous les champs, là, autour d’elle, et tous les jours passés dans ces champs depuis tant d’années qu’ils s’étendent à perte de vue, s’enfoncent dans l’oubli. (142)

À l’instar du modèle identifié chez Faulkner par Forest, la vie est accumulation de jours, non pas nécessairement unifiée mais dont le mérite, si l’on peut parler ainsi, réside dans la continuation même, dans ce recommencement comme accumulation qui forme une endurance : « tous les jours passés dans ces champs depuis tant d’années » (Rivard 142). Or il n’est pas indifférent que ce soit à la fin d’une vie que cette demande surgisse, lorsque, sur le point de se terminer, cette vie a conscience de la fin qui vient et se confère alors rétrospectivement la forme-sens d’un récit à finir ; qui en marque au demeurant la seule fin humaine.

Car le récit produit une humanisation du temps—autrement absurde et contingent —de sorte que même si cette vie n’a au fond pas d’autre sens qued’avoir été, le récit lui donne cette allure de cohérence qui va pouvoir en faire une capsule d’expérience, un temps orienté à recueillir, à partager peut-être par d’autres. « “Raconte ma vie”, écrit Yvon Rivard, cela veut dire, pour quelqu’un qui ne lit pas, « fais de ma vie un récit », redis-moi ce que j’ai vraiment vécu pour que je le revive encore et mieux, pour que mon histoire devienne quelque chose qui soit unique et qui se répète » (142).

Or, dans cette vertu reconnue à la littérature, Rivard pointe ce dont Philippe Forest trouve le modèle chez Kierkegaard : à savoir la « reprise », qui n’est pas régression dans le passé mais ravivement de ce qui a été vécu, ouvrant sur un nouvel avenir ; reprise de la vie, qui la redonne forte cette fois de la conscience qu’elle n’avait pas en se vivant : « car, elle seule, inscrit dans le temps ce quelque chose par quoi le temps fait sens enfin » (Forest, Le roman, le réel298). Et reprise, d’une certaine façon, de l’expérience d’un autre, puisque au cœur de la reprise, en son noyau constitutif gît pour l’auteur le souvenir d’un moment personnel, qui y résonne en écho : « Kierkegaard définit assez obscurément la reprise comme un “souvenir en avant”. . . . Mais la formule, dans son apparence même d’énigme, s’est imposée au point de se confondre avec l’essence même de ce quelque chose que mes romans ou mes essais demandaient à questionner », écrit Philippe Forest (92) Interrogation sous-jacente à l’œuvre, et qui en est le moteur, énigme intacte de la vie qui par son caractère énigmatique saisit quelque chose de ce qu’est une vie, la reprise paraît similaire à cette question qui alimente l’œuvre de Roy, et le roman en apparaît l’espace propice : « [l]’espace du roman appelant en lui le temps de la vie pour en dénouer l’irrémédiable » (296).

Le temps propre au roman, cet espace-temps de la reprise, accomplit ainsi une lutte réussie contre le temps, qui redéfinit le roman selon un lien irréfragable avec la vie :

Chez Kierkegaard, la « reprise » semble de l’ordre de la promesse. . . . Le travail destructeur du temps, le charme nostalgique du passé, l’effacement inexorable du monde et de ceux que nous avons aimés, la langue du roman nous promet que tout cela se trouvera magiquement suspendu (mieux que cela : vaincu) si nous faisons preuve d’assez de foi, si nous redevenons petits enfants pour pénétrer avec confiance dans la féérie accueillante d’un univers totalement inventé. (298-299)

Et si cette lutte est réussie, ce n’est pas concrètement, physiquement, mais dans ce maintien de l’espoir qui caractérise si fort les personnages de Gabrielle Roy : « Bien sûr, la promesse ne sera pas tenue : elle ne saurait l’être, ni en ce monde, ni en un autre. Mais le roman, s’il ne la tient pas, maintient indéfiniment vivante cette promesse » (Le Roman, le réel 299 ; je souligne). Repoussant ainsi la mort, le roman est de même nature que la pensée de Martha, « cette pensée que la plaine était absorbée dans un grand rêve de choses à venir, et chantait la patience et la promesse que tout, en temps et lieu, serait accompli » (JBM  181). À la fois grandiose et minuscule, le roman est alors, à l’instar de la forme de vie de Martha, une forme de la patience : « Miracle minuscule, mélancolique et mensonger, le roman déploie au-devant de nous un interminable chemin de parole en direction du mirage d’un univers qui nous serait amoureusement rendu » (Le roman, le réel 299). Ainsi le roman est-il reprise de la vie—d’une vie comme le signale François Ricard (« Gabrielle Roy romancière » 16)—à la fois pour Martha, si elle pouvait le lire, et plus largement pour « dénouer l’irrémédiable » comme l’écrit Philippe Forest ; pour que la vie, qui ne se vit qu’une fois, ait une chance d’être pensée, d’atteindre à cette forme à la fois la plus singulière et la plus universelle qui seule permet d’en apercevoir l’« énigme sans fin » (Ricard, « Gabrielle Roy romancière » 33).

Aux livres que nous lisons, écrit . . . Gabrielle Roy, « nous demandons le visage même de la vie ». Mais la femme du jardin ne dit pas : « Raconte la vie. » Comme si elle savait, elle, qu’il n’y a pas d’autre manière de découvrir « le visage de la vie » et « la plus grande vérité humaine » que de scruter patiemment, minutieusement, une vie, un visage, une vérité dans ce qu’ils ont de plus particulier, de plus concret et, au fond, d’à jamais insaisissable. (Ricard 15-16)

Scruter patiemment cette vie de patience, et non tenter d’en résoudre l’énigme, telle est au fond la tâche du romancier devant ses personnages.

“L’étonnement d’avoir vécu”
Ainsi cette question, « Raconte ma vie », c’est celle, écrit Gabrielle Roy, que « tous nous demandons peut-être du fond de notre silence » (JBM, préface n. p.) Et si nous la posons secrètement, silencieusement, c’est sans doute pour savoir ce que cette vie aura été, dans cette forme absolue du temps que traduit le futur antérieur : forme de l’achèvement à laquelle, paradoxalement, nous n’aurons jamais accès. La littérature—l’art—se présente alors comme ce qui nous permet d’apercevoir cet « avoir été », ce tissage hétérogène d’une vie soudain transformé en quelque chose sinon d’unifié, à tout le moins d’interprété. Décrivant dans les premières pages de La Montagne secrète la réalisation de Gédéon devant le portrait que Pierre Cadorai a fait de lui dans sa forme dernière, Gabrielle Roy écrit :

Il n’en revenait pas. Il y avait là un sortilège. Un étranger était survenu, sans bagage, pour ainsi dire sans nom, Pierre, c’est tout. Il s’était assis un moment, avait écouté Gédéon, prenant quelques notes ; et, à présent, tout était sur un bout de papier grand comme la main : la vie, bizarre, un jour après un autre, et cela fait le temps, le passé ; cela vous conduit à la mort. Hier on était jeune ; aujourd’hui on est vieux. Tout y était : l’étonnement d’avoir vécu, l’âge, qu’on en fût rendu là à force de patienter, et jusqu’à la douce tristesse que cela fût enfin compris. (17)

Si nous demandons à l’écrivain de dire notre vie, c’est qu’il ou elle révèle ce que nous ne pouvons voir par nous-mêmes, et que pourtant nous savons vrai. La littérature est ainsi cette forme étrangère, sans bagage et pour ainsi dire sans nom, qui survient tout à coup dans nos vies pour nous en révéler la trame. C’est aussi cette forme-vérité : phrase longue plusieurs fois ponctuée mais ininterrompue, et dont la vérité réside dans la forme qu’elle prend—non dans un type de message. Forme ramassée qui, en dépit de sa moindre dimension, malgré son évidente brièveté, dit le drame simple de vivre ; celui d’avoir vécu. Drame que cette forme, sans le résoudre, révèle, produisant « l’étonnement ». Enfin, c’est la vie dans ses deux termes qui se dit par le portrait : prise depuis le point de vue de sa fin. Alors qu’elle va finir, qu’elle finit, et que par exception l’art permet à ce personnage de voir ce qu’elle aura été—ou plus simplement encore : qu’il a été. Ainsi l’art comprend au double sens du terme : parce qu’il révèle en une fois l’intelligence d’avoir été ; et parce qu’il intègre ce passage du temps, cette patience – le seul véritable point commun à toute vie, l’unique vérité résiduelle, étant dans son effectuation : « qu’on en fût rendu là à force de patienter ». Pas de mérite ici, pas de gloire ni même de rédemption ; simplement la joie triste de savoir qu’on a eu lieu.

L’éternité, en fin de compte cela pouvait-il être ? Que Martha elle-même eût été voulue, pensée, et décidée par un Créateur ? Toutes ces choses étaient pour elles trop vastes, trop difficiles. Elle écouta plutôt le vent. Qu’il se souvienne parfois d’elle qui l’avait tant aimé, qu’en parcourant le pays, en remuant les herbes, il dise quelque chose de sa vie, cela suffirait, elle n’en demandait pas davantage (JBM 216-217)

Témoignage modeste et mineur, pour rien en quelque sorte, la littérature se veut, à l’égal de ces vies, une simple trace dans le temps.

L’espoir encore
Dans Rue Deschambault, l’une des premières formes sous lesquelles apparaît la vie, et qui concerne la narratrice, est celle de l’appellation de « Petite Misère » lancée par le père à sa fille. C’est celle en conséquence d’une sorte de prédestination à laquelle l’enfant se refuse, non seulement parce qu’elle la grève d’un poids qui ne devrait pas être le sien, mais aussi parce que, l’enfant le sent bien, elle porte en elle un commentaire sur la vie, l’expression d’une fatigue et d’une désillusion. Or ce surnom désigne précisément celle qui est la dernière forme de vie issue du couple vieillissant, singulièrement du père plus âgé. Jusque dans la tendresse du père pour sa fille vient ainsi s’insinuer voire se cristalliser ce qu’il a retenu au fond de l’expérience de vivre, dont elle devient comme la projection miniaturisée. Mais ce qui motive la partie intitulée « Petite Misère », ce n’est pas uniquement ce surnom donné par le père parce que peut-être « lui-même âgé et malade avait trop de pitié pour la vie », et dont la narratrice était « irritée et malheureuse, comme d’une prédisposition à cause de lui à souffrir » (RD 33) ; c’est surtout le récit de ce jour parmi d’autres où, « sans patience et comme accablé de regrets », il lui « jeta le mot détestable avec colère, [ajoutant] comme un reproche éternel : —Ah ! pourquoi ai-je eu des enfants, moi ! » (33). Ce qui est mis en cause ici par le père, objet d’une colère en réalité tournée contre soi-même, c’est donc bien la folie d’avoir encore perpétué l’espoir.

C’est ce motif de l’endurance ou d’un espoir malgré le désespoir que Philippe Forest retrouve, sur un mode plus positif, dans la littérature japonaise, dans ces vers en particulier de Kobayashi Issa : « monde de rosée — c’est un monde de rosée — / et pourtant pourtant ». Vers dont le mot final, sarinagara, donne son titre au roman de Forest et « signifie, écrit-il, quelque chose comme : cependant » (Sarinagara 9, je souligne). Tout est perdu et tout est fugitif, et pourtant il y a ce quelque chose comme, cette approximationqui insiste, résiste, par-delà la mort et le deuil.

C’est aussi par ce cependant que peut s’interpréter l’existence de Martha dans « Un Jardin au bout du monde », cette forme de vie entre toutes entêtée, en dépit du plus grand dénuement et de la plus grande solitude dans lesquels elle subsiste. Ou, d’une façon plus générique, son entêtement même devient l’expression du vivre, à l’instar de la résistance des fleurs qui en allégorise la beauté sans raison. Une beauté qu’on voudrait croire porteuse d’un sens profond ou transcendant, mais qui est en réalité à elle seule son message. D’où le fait qu’une forme de sens, d’intelligence semble étendue dans la plaine, sur les champs, mais absente de la petite chapelle et des visages des saints. Ainsi pourrait-on dire de Martha, comme Philippe Forest du poète Kobayashi Issa : « Si sa vie est exemplaire, quant à moi je le crois, c’est qu’elle est comme la nôtre sans savoir ni secours » (Sarinagara 27). Dans sa vulnérabilité même, la vie de Martha fait résonner la nôtre, toute autre, précisément parce qu’elle témoigne d’un non-savoir qui est la vie même. Et bien sûr la même chose pourrait être dite de Sam Lee Wong dans une autre nouvelle du recueil, autre formidable figure d’une vie comme.5

Ainsi démuni, sans recette ni certitude acquise, le modèle de vie qui se dessine est bien celui d’une question, qui nous laisse libre entièrement de notre propre interprétation : « Sa vie avait-elle pris naissance entre des collines ? » se demande initialement Sam Lee Wong (JBM 61), et cette question en forme d’image, image en forme de question (« [i]l croyait parfois en retrouver le contour en lui-même »), lui demeure la plus intime : « intime comme son souffle » (61). Comme l’a bien repéré Paul Dubé à propos de La Détresse et l’enchantement, « l’interrogation est une forme nécessaire pour l’auteure, non pour la réponse qu’elle suscite, mais parce qu’elle lui procure le mode de retour, le mode d’entrée par le présent dans le passé, et inversement » (Dubé, « Énoncé et énonciation »  20). Et cette nécessité apparaît continue entre les textes de fiction et l’autobiographie, puisque dans le cas de Sam Lee Wong, l’interrogation est une semi-question, un mode d’investigation dans la matière de la vie plutôt qu’une réelle demande d’information, le discours indirect libre empêchant au reste qu’on soit tout à fait certain si elle émane du personnage ou de la narratrice. Si cette image importe, c’est qu’elle est en effet porte d’accès vers le passé : « il penchait la tête pour mieux les voir dans le recueillement de la mémoire » (JBM, 61), et mieux encore porte de communication entre tous les temps de la vie : « En un sens elles étaient…plus réelles que ne l’avait jamais été à ses yeux sa propre existence » (61). Si les collines constituent ainsi un fil intérieur pour Sam Lee Wong, ce n’est pourtant pas parce qu’elles sont elles-mêmes unifiées et cohérentes, au contraire : « De vagues formes rondes, à moitié estompées, s’assemblaient sur une imprécise ligne d’horizon, puis se défaisaient. » (61) Mais c’est qu’elles constituent le motif constant—le motif d’une constance—dans le temps long et par ailleurs si peu différencié de sa vie. Ainsi entre le début et la fin du texte, entre sa vie à Horizon et son arrivée à Sweet Clover, Saskatchewan : « Auparavant, sur sa gauche, maintenant à sa droite, elles étaient toujours dans sa vie. » (130)

Ce motif de la constance, comme les fleurs dans la vie de Martha, constitue aussi le motif d’une endurance de Sam Lee Wong, d’une continuation comme continuité qui marque une absence de renoncement. Bravement, fidèlement à lui-même, en dépit ou grâce à la forme intermittente des collines en lui, Sam Lee Wong est prêt à tout recommencer. Mais c’est qu’il a l’assurance d’être resté toujours sur son propre chemin, que son mourir ne viendra pas démentir son vivre, la forme de son avoir-été. Ainsi le texte peut conclure : « Là vers quoi il avait toujours marché ne devait plus être bien loin maintenant. » (JBM130)

La vie-malgré
Personnages endeuillés, malades voire mourants, chez qui l’espoir ne veut pas tout à fait renoncer, pointe de vie encore vivante sous les décombres de vies manquées, l’espoir-malgré est le motif de nombreux textes de Gabrielle Roy et la liaison qui en tient ensemble les épisodes, en particulier dans le roman composite de Rue Deschambault, bien plus que ne le ferait le simple contexte d’un cadre de vie commun. Car ce qui se joue au travers de ces figures et les organise en filigrane, c’est bien une même vision, ce qu’Isabelle Daunais, Sophie Marcotte et François Ricard ont appelé la « conscience de romancière » de Gabrielle Roy (Daunais et al. 8), qui est une faculté d’observation autant qu’une conscience temporelle. Rue Deschambault nous invite à partager de quelle façon cette conscience s’est engagée, engrangée—ou par quelles figures, quelles rencontres et quelles expériences elle choisit rétrospectivement de s’être constituée.

Ainsi le récit « Titanic » met-il en scène l’un des moments où s’est formée la sensibilité de l’enfant, toute d’interrogation mais aussi d’ironie rétrospective devant l’inexplicable obstination d’un M. Elie à voir le mal dans l’invention d’un navire solide ou à vouloir planter la colère divine dans la vie « des couples riches, beaux, jeunes, heureux » (RD 82), ou encore réaction de l’enfant devant la gêne des adultes à reconnaître à demi-mots que le temps des amours ne dure qu’un temps, au début… La vie apparaît alors, même dans le meilleur des cas, comme chaotique et incertaine, soumise ultimement au hasard quelle que soit l’intensité des désirs. Ainsi la mère s’exclame-t-elle dans « Les déserteuses » : « — On ne sait jamais ! Tant de choses arrivent ! . . . Avant d’être tout à fait vieille, peut-être que je voyagerai, que je vivrai quelque aventure . . . » (RD 89). Mais aussi, la curiosité pour cet inconnu vers lequel toute l’existence nous tire est un trait des personnages aimés. Ainsi de l’oncle Majorique qui remarque, face à l’exclamation de Clémentine déclarant préférer mourir que de voir s’accomplir certaines choses : « — Moi, disait-il, j’aimerais vivre longtemps, très longtemps ; je suis curieux de voir ce que les hommes vont tenter » (85). La vie apparaît alors, dans ce qu’elle a de plus positif, de plus optimiste, non seulement sous l’impulsion d’une curiosité qui en est l’énergie, mais encore sous la forme d’une obstination dans le temps.

C’est pourquoi sans doute l’histoire d’Alicia est « celle qui a le plus fortement marqué ma vie », écrit la narratrice de Rue Deschambault, et que, s’il « faut » qu’elle la raconte, elle reconnaît « comme il [lui] en coûte ! » (145) C’est qu’Alicia, au contraire de tous les autres personnages, a renoncé. Lorsque émerge encore chez elle une joie primaire, le souvenir de quelque bonheur enfui, c’est sur le mode d’une mimique qui est plutôt l’expression de la démence. Ou alors, elle a rejoint à jamais cette enfance si chère à Gabrielle Roy, mais sur le mode d’une régression qui n’est pas la véritable enfance, plutôt son imitation forcée, le reflet nostalgique et indépassable d’un temps irrémédiablement révolu. Or, comme l’a noté Yvon Rivard, si l’œuvre de Gabrielle Roy est attachée à l’enfance, c’est à une enfance symbolique, conçue comme l’énergie possible d’un recommencement—et non par nostalgie :

Si on ne lit pas attentivement et littéralement Gabrielle Roy, on peut penser que toute son œuvre procède de la nostalgie, que la « source vive de sa vie », comme celle de Martha, c’est son enfance . . . . Il me semble, au contraire, que cette œuvre vit de et dans l’instant dans lequel on peut reconnaître le passé, bien sûr, mais dans lequel surtout s’opère le recommencement perpétuel du monde, « une sorte d’enfance éternelle de la création ». . . . C’est l’instant où le monde est d’une telle transparence . . . qu’on peut y voir la vie à l’œuvre dans la vie ». (Rivard 138)

Or cette vie à l’œuvre dans la vie, elle ne se voit jamais si bien que dans cette lutte de l’être humain contre le temps, cette lutte active de la croyance en un renouvellement toujours possible. C’est pourquoi au lieu de se présenter comme un donné, la vie, autant que le bonheur, apparaît chez Roy comme quelque chose à conquérir. Aussi son apprentissage ne se fait-il pas sans appréhension : « —Un iceberg . . . ai-je demandé, c’est quoi ? et j’avais peur de l’apprendre. » (RD 83) Chez les personnages plus âgés, ceux qui sont au-delà de la peur, la vie et son apprentissage sont conçus comme un travail, de la nature de la relation qui attache Martha à son jardin (Rivard 131). On pourrait dire alors de ce personnage de Martha, peut-être le plus démuni des personnages de Roy mais celui aussi qu’elle prend tout entier dans sa forme dernière, ce que Philippe Forest écrit du poète Issa : « [Elle] ne possède plus rien du tout sinon—et c’est énorme, bien sûr—toute la splendeur du monde qui l’entoure » (Sarinagara 56). Devant cette splendeur vaste et dénudée, gratuite, il faut la conquête patiente d’une appropriation ; l’acceptation d’une vie comme patience—voire d’une vie qui ne soit que patience. C’est ce que son mari Stépan lui reproche foncièrement, lui qui a décidé, devant le monde, devant la vie qui le traitait si durement, de demeurer un étranger, un exilé de sa propre existence, réfugié férocement dans une vie intérieure qui se défend de toute connexion avec le vivant : « Et c’était au bout d’une telle vie, comme pour la remercier et la célébrer, que Martha cultivait encore des fleurs. . . . Il n’en pouvait plus de voir d’autres chérir cette vie que lui eût voulu livrée à l’exécration de tous » (JBM 192-193). « Quelle était cette folie ! Alors que tout crevait de chaud, de soif et de désespoir, que la vie n’était qu’un immense exil poudreux, comment se préoccuper encore de quelques misérables fleurs ! » (188)

Le texte écrit encore de lui qu’« il saisissait lentement depuis quelque temps en quoi Martha toujours avait été son ennemie, aimant la vie, elle, en dépit de ce qu’elle leur avait fait avaler de coups durs » (JBM 188). C’est qu’au lieu de faire cause commune avec Stépan contre la vie, Martha a choisi de lui être fidèle, d’être fidèle à elle-même comme à chaque jour nouveau. Et nous savons en effet, ayant accès à ses pensées, que si Martha aime la vie c’est surtout malgréson énigme absolue, qui lui fait se demander au sujet des fleurs : « En quoi était-il important de préserver leur vie un jour encore ? » (188) Mais c’est qu’ailleurs elle constate, perdue « dans le dénombrement à l’infini de la descendance d’une seule fleur », que : « Ni vent, ni tempête, ni hiver ne pourraient donc jamais prévaloir contre cette douce volonté de vivre des choses belles qu’elle apercevait sur terre ! » (187) Formes mineures de vie, elles sont justement les plus intenses parce que les plus patientes, et parce qu’elles nous rappellent qu’il n’y a peut-être pas d’autre morale, d’autre logique, d’autre sens à attendre que le simple fait d’avoir été. La vie selon Martha, ou plutôt sa conscience lorsque la mort vient, est comparable alors au crépuscule d’un ciel albertain, « cette heure que Martha aimait de plus en plus », « cette incandescence sur laquelle toutes choses se découpent en noir et paraissent plus que jamais à la fois transitoires et magnifiques » (JBM 201).

* * *

Pour citer une dernière fois Philippe Forest, l’un de ceux, romanciers aussi bien qu’essayistes, à poser le plus assidûment par la littérature la question de savoir ce qu’est une vie, on pourrait décrire le personnage de Gabrielle Roy, continu à travers les romans et les écrits autobiographiques, par ces lignes deSarinagara :

Il ne peut rien prévoir du cheminement de ses jours : de l’allongement ou du rétrécissement de son pas, de l’incroyable et fastidieuse répétition des saisons qui l’attendent, de la sidérante trépidation immobile du chagrin, de la légèreté sans merci du plaisir, de la fatigue enfin. (29)

Et cependant, devant cet inconnu qui l’attend, cette longue plaine vaste qui ne recèle aucun sens connu d’avance, les héroïnes et les héros de Roy sont ces figures qui malgré tout, et du fond même de leur plus grande misère, ne se découragent pas tout à fait. En cela ils sont à l’image même de la narratrice d’« Un Jardin au bout du monde », qui, croyant être arrivée au bout de sa course, découragée des histoires et au moment de sa plus grande fatigue (155), voit pourtant apparaître devant elle ce mirage vrai d’un bout de ciel, des couleurs chatoyantes d’un jardin improbable, qui semble la confirmation que vivre, de même qu’écrire, ainsi que le postulait Marguerite Duras, « c’est impossible, et cela se fait ».


Notes

1. Selon le mot de François Ricard formé d’après Dunn, Maggie et Ann Morris.The Composite Novel. The Short Story Cycle in Transition. New York : Twayne ; Toronto : Maxwell Macmillan. 1995. Voir Ricard, François. 2010 : 19.

2. La lecture de La Détresse et l’enchantement à travers le concept de late style développé par Edward Said était l’objet de mon étude de 2010.

3. Pour faire référence aux textes littéraires de Gabrielle Roy, j’utiliserai dorénavant le système d’abréviation suivant : RD pour Rue Deschambault, JBMpour Un Jardin au bout du monde, MS pour La Montagne secrète, et je ferai de même pour le roman Sarinagara de Philippe Forest, cité à plusieurs reprises, abrégé en S.

4. Similaire à la tacite demande de portrait exprimée par la servante dans le beau livre de Michèle Desbordes, La Demande (Lagrasse : Verdier, 1998), dans lequel le portrait a lui-même une signification, une portée identiques à celles des portraits de Pierre Cadorai.

5. Pour une très belle étude de cette nouvelle, en particulier de sa lutte contre toute interprétation de vie édifiante, voir Daunais, Isabelle. « Éthique et littérature : à la recherche d’un monde protégé ». Études françaises 46, 1. (2010). 72-75.


Ouvrages cités

Daunais, Isabelle, Sophie Marcotte et François Ricard. « Présentation ».Gabrielle Roy et l’art du roman. Montréal : Boréal, « Les Cahiers Gabrielle Roy », 2010. 7-8.

Dubé, Paul. « Énoncé et énonciation : la rencontre du “moi/je” dans La Détresse et l’enchantement ». Portes de communications. Études discursives et stylistiques de l’œuvre de Gabrielle Roy. Ed. Romney, Claude et Estelle Dansereau. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1995. 9-26.

Forest, Philippe Sarinagara. Paris : Gallimard, 2004.

____. Le roman, le réel et autres essais. Allaphbed 3. Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2007.

____. Le Roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus. Essais sur lalittérature et le deuil, Allaphbed 5. Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2010.

Ricard, François. « La métamorphose d’un écrivain : essai biographique ».Études littéraires 17.3, hiver (1984) : 441-455.

____. « Gabrielle Roy romancière ou “La plus grande vérité humaine” ». Gabrielle Roy et l’art du roman. Montréal : Boréal, « Les Cahiers Gabrielle Roy », 2010. 11-33

Rivard, Yvon. Une idée simple. Montréal : Boréal, « Papiers collés », 2010.

Roy, Gabrielle. La Montagne secrète. 1961. Montréal : Boréal, 1994.

____.  Rue Deschambault. 1972. Montréal : Boréal, 1993.

____. Un Jardin au bout du monde. 1975. Montréal : Stanké, 1987.

____. La Détresse et l’enchantement. Montréal : Boréal, 1984.
Said, Edward W.. On Late Style. Music and Literature Against the Grain. New York : Pantheon Books, 2006.

Snauwaert, Maïté. « Une poétique du vivre mélancolique », Gabrielle Roy et l’art du roman. Ed. Daunais, Isabelle, Sophie Marcotte et François Ricard. Montréal : Boréal, « Les Cahiers Gabrielle Roy », 2010. 263-277.

#De l'autobiographie au roman : la vie comme patience#Maïté Snauwaert#Vol. 9 Issue 1 Fall 2010