La lettre au service du roman


Isabelle Daunais
Université McGill
isabelle.daunais@mcgill.ca


Dans Le temps qui m’a manqué, Gabrielle Roy raconte comment le décès de sa mère survient au moment même où elle obtient du Bulletin des agriculteurs le contrat qui non seulement lui assure la sécurité financière tant espérée mais, plus que tout, la confirme dans la voie qu’elle a choisie contre l’avis de tous et en dépit de toutes les difficultés : le métier d’écrire. Alors que, jusque-là, les reportages qu’elle publiait à droite et à gauche restaient des tentatives isolées, sans aucune garantie d’avenir, voilà que la jeune femme peut enfin apporter aux siens la preuve qu’elle a gagné son pari, que ses efforts et leurs sacrifices n’ont pas été vains, que l’attente, au bout du compte, en valait la peine. Mais Mélina Roy meurt quelques jours sinon quelques heures à peine avant que n’arrive la lettre de sa fille lui annonçant cette victoire et l’aide matérielle qu’elle rend possible, ratage et décalage sur lesquels Gabrielle Roy fonde tout le récit qui compose Le temps qui m’a manqué : « Ainsi, à l’heure où je courais à la poste y déposer ma lettre, il n’était déjà plus le temps de réjouir ma mère, il n’en n’avait déjà plus été le temps au moment où je lui écrivais dans le chaud rayon de soleil entré par la fenêtre. C’était à une morte que j’écrivais. C’était à une morte que j’offrais mon secours qui avait trop longtemps tardé » (33).

Ces quelques jours qui font défaut pour que deux êtres puissent se voir, se parler ou se comprendre une dernière fois appartiennent bien sûr aux aléas de la vie. Mais quiconque est familier de l’œuvre de Gabrielle Roy, aussi bien autobiographique que fictionnelle, sait aussi combien cette situation d’un temps « qui manque » ou qu’on espère ne pas manquer pour un dernier rendez-vous, y est fréquente, au point où elle apparaît comme un véritable motif. Dans La Détresse et l’Enchantement, l’image nous en est notamment donnée par le père d’Esther Perfect, qui, bien que vieux et malade et malgré les dangers que représente pour lui un tel voyage, souhaite se rendre au chevet de sa sœur mourante afin de pouvoir la revoir une dernière fois. Même si Esther et son père sont persuadés que les « âmes immortelles se rencontreront dans le bonheur ineffable, cette vie terminée » et que toutes les peines seront alors oubliées, c’est le temps terrestre qui, en cet instant, se révèle plus décisif, sinon plus impérieux: l’importance, pour reprendre les paroles d’Esther, de « se rencontre[r] une dernière fois en cette vie . . . and also to say good-bye properly . . . on this earth » (452), l’emporte sur la sagesse qui consisterait à ne pas entreprendre le voyage et même sur la foi voulant que les véritables retrouvailles ne sont pas de ce monde.

Toujours dans La Détresse et l’Enchantement, on pense aussi à Ruby Cronk, la jeune Torontoise avec qui Gabrielle Roy parcourt la Provence au début de 1939 et qu’elle n’aura pas le temps de revoir lorsque, des années plus tard, elle apprendra par lettre que celle avec qui elle a vécu des moments si heureux dans le sud de la France est atteinte du cancer : « Je répondis à l’instant que je viendrais prochainement. Y ai-je mis un peu trop de temps? La maladie de Ruby était-elle plus avancée qu’elle ne me l’avait dit? Elle mourut le jour où je me disposais à partir pour aller la rassurer sur le bonheur qu’elle avait connu naguère » (485). Du côté de la fiction, c’est bien sûr Éveline qui incarne le mieux ce temps qui a manqué: pour avoir choisi de voyager en autobus plutôt qu’en avion, Éveline, partie du Manitoba, arrive trop tard en Californie pour revoir une dernière fois son frère Majorique, qui lui a annoncé par télégramme le moment imminent de son « grand départ » (De quoi 12). Mais on pense aussi à la narratrice de Cet été qui chantait qui, toute jeune enseignante et débarquant dans un village perdu pour y prendre son tout premier poste, n’aura pas le temps de connaître la petite Yolande Chartrand, l’enfant morte de tuberculose la veille même de son arrivée : « Elle aurait vécu quelque temps encore qu’elle aurait été une de mes élèves, me disais-je. Elle aurait appris quelque chose de moi. Je lui aurais donné quelque chose à garder. Un lien se serait établi entre moi et cette petite étrangère . . . » (145).

Il y a bien sûr, dans tous ces adieux, un fort potentiel dramatique dont Gabrielle Roy, aussi bien romancière qu’autobiographe, sait parfaitement tirer parti. Pour tout dire, les scènes de ce genre constituent un peu sa « spécialité » en ce qu’elles conviennent aussi bien à son registre et à son talent de conteuse – qui sait éviter le pathos sans rien perdre ni de l’intensité, ni de l’ironie, ni du déchirement de telles situations – qu’elles relèvent d’un de ces grands thèmes de son œuvre que constitue la rencontre des morts et des vivants, de ceux qui restent et de ceux qui partent. À cet égard, on pourrait adjoindre au motif du rendez-vous manqué, comme une de ses déclinaisons possibles, ou comme une de ses variantes, la façon dont, dans Alexandre Chenevert, le personnage de Constantin Simoneau, d’abord, puis celui du caissier lui-même se présentent comme des êtres qui échouent à rencontrer ceux qui auraient pu les comprendre ou les aimer. Constantin Simoneau, on s’en souvient, est ce personnage fugitif dont l’image revient à Alexandre, au tout début du roman, comme de quelqu’un qui a disparu avant qu’il ait pu vraiment le connaître, mais auquel il se sentait néanmoins lié :

Personne au monde en qui avoir confiance . . .  Le cœur d’Alexandre restait saisi de déception. Alors le visage d’un homme qu’il avait rencontré quelquefois, un visage presque étranger lui apparut. Il songea à cet être humain qu’il connaissait à peine : Constantin Simoneau du moins était un excellent homme. Et il lui resta, sur qui reposer son âme avide, un homme qui était mort et dont toute la vie lui était à peu près inconnue.  (Alexandre 18)

Comment Alexandre a-t-il rencontré cet homme dont il ne sera plus question par la suite, nous ne le saurons jamais – cela aussi fait partie de ce qui est manqué, ou de ce qui est perdu – mais nous savons que Constantin Simoneau, protagoniste de la nouvelle « Feuilles mortes », rédigée sept ans plus tôt, a connu une vie aussi discrète et aussi inquiète que celle d’Alexandre. Dans la nouvelle il ne meurt pas, ou pas encore, mais nous savons qu’il est condamné par la maladie comme l’est Alexandre. Et quand viendra son tour de mourir, Alexandre verra lui aussi sa mémoire errer dans la ville – ou nous la verrons pour lui – à la rencontre de ceux qui l’auront trop brièvement connu, c’est-à-dire de ceux qui, sans l’avoir tout à fait « manqué », ne l’auront pas non plus vraiment croisé, ou, pour reprendre les mots d’Esther Perfect, qui seront arrivés trop tard pour lui «sur cette terre», où il ne restera plus de lui qu’une trace évanescente : « Cependant . . . , il arrive encore aujourd’hui, après ces quelques années, que le nom soit prononcé – et n’est-ce point chose mystérieuse et tendre, qu’à ce nom corresponde un lien?… Il arrive qu’ici et là, dans la ville, quelqu’un dise: – … Alexandre Chenevert… » (Alexandre 290).

Inversement, on pourrait inclure, comme autre variante du temps manqué, le temps qui est sauvé et qu’illustrent des personnages comme la vieille Martha, dans la nouvelle « Un jardin au bout du monde », ou la cousine Martine, dansCet été qui chantait, qui, elles, ne ratent pas le dernier rendez-vous, qui trouvent, avant que la mort vienne les chercher, le temps qu’il faut pour faire « convenablement » leurs adieux au monde qu’elles ont aimé – Martha en contemplant au soir de sa vie le ciel étoilé et en écoutant pour une dernière fois le vent souffler sur la plaine; Martine en retournant, après une longue existence de sacrifices et de grisaille, au bord de « son » fleuve, qu’elle n’a pas revu depuis l’enfance et qui lui fait entrevoir, « derrière cette journée attendue toute sa vie », « une autre infiniment plus radieuse encore » (127).

Si la rencontre des vivants avec ceux qui vont mourir ou qui viennent de mourir, ou encore la façon dont on peut faire ses adieux au monde constituent des grands thèmes de l’œuvre de Gabrielle Roy auxquels se greffe (et par lesquels s’explique) la manière dont est mise en scène la mort de Mélina Roy dans Le temps qui m’a manqué, on peut aussi proposer, pour l’interprétation de cette scène, une autre explication, d’ordre esthétique. Par ce terme, je désigne, dans leur acception la plus large, la forme et la direction de l’œuvre, comme les conditions mêmes de son existence.

Au moment où Gabrielle Roy écrit à sa mère pour lui annoncer l’entente « stupéfiante » que vient de lui proposer le Bulletin des agriculteurs (une paie régulière de 275$ par mois, douze mois par année, en échange de huit reportages par année), elle sait déjà qu’elle veut devenir écrivain. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle se réjouit des conditions inespérées que lui offre le Bulletin des agriculteurs, qui lui laissent, calcule-t-elle, quatre mois de l’année « pour les consacrer à ce que j’appelais mon travail personnel et qui consistait alors à rédiger des chapitres de Bonheur d’occasion et peut-être quelques nouvelles » (Temps 29). Mais alors même que cette œuvre prend tout juste son envol, qu’elle commence à peine à se concrétiser, voilà qu’elle se trouve privée brutalement, même si cette perte n’était pas tout à fait inattendue, de son principal destinataire. Car, jusqu’ici, Gabrielle Roy n’a eu d’autre hantise que de prouver à sa mère qu’elle pouvait réussir, qu’elle avait pris la bonne décision, d’abord en partant pour ce long voyage en Europe dont elle ne rapporte guère, en termes concrets, que quelques articles publiés çà et là, et ensuite en abandonnant, à son retour, le poste d’institutrice qu’elle avait quitté mais qu’on avait bien voulu lui conserver pendant son absence et qui aurait permis aux deux femmes de vivre correctement. Mais, surtout, au-delà même du désir de lui apporter la preuve matérielle de sa réussite, sa mère est celle « pour qui » Gabrielle Roy écrit, ainsi qu’en témoigne, outre la dédicace de Bonheur d’occasion à Mélina Landry, le sentiment qu’elle éprouve, lorsqu’elle se remet au travail après les funérailles, de ne plus savoir : « pour qui ni pour quoi je travaillais, ni même vers quoi me menait un si dur effort » (Temps 89). C’est pourquoi il ne paraît pas déraisonnable d’élargir quelque peu la portée de la phrase prononcée par Gabrielle Roy dans Le temps qui m’a manqué : « C’était à une morte que j’écrivais. » C’est à une morte, certes, que Gabrielle Roy écrivait la lettre annonçant sa vie enfin « gagnée », mais c’est aussi à une morte qu’elle écrivait tout court; c’est à une morte que, sans le savoir, elle annonçait son œuvre à venir.

Tout le récit du Temps qui m’a manqué s’organise autour de l’onde de choc créée par ce qui se présente alors à Gabrielle Roy comme une terrible nouvelle, mais aussi et surtout comme une découverte. Sans doute le terme de « libération » serait-il ici plus attendu, car si le décès de Mélina Roy coïncide avec le moment même où Gabrielle Roy entreprend son œuvre, il est certainement possible de dire qu’il ne s’agit justement pas d’une coïncidence, et qu’en mourant la mère de la romancière laisse la voie libre à sa fille, la libère de cet excès de conscience et de « destination » que constitue le fait d’écrire pour quelqu’un en particulier – quelqu’un, qui plus est, envers qui on se sent une dette infinie et le devoir constant de se prouver. Toutefois, sans nier que cette hypothèse puisse être juste, il me semble possible d’interpréter quelque peu autrement la conséquence de ce décès ou, si l’on préfère, la nature de cette libération. Cette explication serait la suivante : par cette disparition qui survient au tout début de son entreprise, qui en quelque sorte la marque de son sceau, Gabrielle Roy aurait non pas perdu la destination de son œuvre, mais l’aurait trouvée ou mieux : l’aurait découverte. Cette destination, beaucoup plus diffuse mais aussi beaucoup plus large que la première, c’est celle que constituent les morts, c’est-à-dire à la fois la mémoire des morts et l’horizon élargi qu’ils offrent à notre conscience – la communauté même qu’ils tissent et qu’ils désignent, non pas spécifiquement (par exemple autour de tel ou tel individu auquel on a été lié), mais généralement, comme l’ensemble de ceux qui nous ont précédés.

Mais qu’est-ce, concrètement, qu’écrire pour les morts, et que gagne-t-on à écrire pour eux, non pas plutôt que pour les vivants mais aussi bien que pour les vivants? Pour tenter de répondre à cette question, on peut rappeler la scène, dans La Route d’Altamont, où la petite Christine feuillette avec sa grand-mère un album contenant des photos de famille. La mémoire de l’aïeule, alors très avancée en âge, commence à faiblir et Christine doit venir à la rescousse de la vieille dame pour que chacun, dans l’album, retrouve son nom, ou, plus exactement, pour que chaque nom évoqué trouve son visage dans l’album. Bientôt, l’enfant se prend au jeu :

Je me pris à énumérer [les] nom[s], accolant chacun, quand je le pouvais, à un visage de l’album. De cette manière, me semblait-il, grand-mère allait bien retenir tous ceux qui lui appartenaient. C’était un beau passe-temps, et je m’y livrai avec ardeur. J’espérais n’oublier personne, et surtout arriver à cent, chiffre que je respectais alors énormément. Mais y arriverais-je? Peut-être, si je comptais les morts… Mais en avait-on le droit, dans une liste comme j’en faisais? Il me semblait que non. . . . Du reste, parmi les morts de l’album, il y en avait que je n’avais même pas connus. Était-ce donc la peine de les mentionner? Pourtant, plus j’aurais de noms à offrir à mémère, et plus, me semblait-il, elle se sentirait entourée. Et voici qu’en tournant les pages, je la trouvai, elle, jeune encore, assise auprès de son mari et parmi ses enfants, les uns debout derrière elle, les plus jeunes par terre à ses pieds. Cette vieille photo me fascina si complètement que j’en oubliai le reste. À travers elle enfin, je pense que je commençai à comprendre très vaguement un peu de la vie, tous ces êtres successifs qu’elle fait de nous au fur et à mesure que nous avançons en âge. (35)

Ce qui frappe, dans cette scène, c’est l’hésitation de Christine sur la justesse du jeu : pour le but qu’elle s’est donné, est-ce que les morts comptent? La question se pose d’autant plus qu’elle ne les a pas connus – elle le pourrait difficilement, puisqu’elle a alors environ une dizaine d’années – et qu’elle usurpe peut-être de la sorte un territoire qui n’est pas le sien. Mais le gain est indéniable, car les morts lui permettent non seulement de restituer à sa grand-mère la famille nombreuse sur laquelle elle a veillé, mais aussi de percevoir le monde de façon élargie et comme une forme de relais.

Cette découverte de l’« avantage » qu’offrent les morts pour la définition et la compréhension du monde, c’est un peu la même, pourrait-on proposer, que fait Gabrielle Roy en découvrant qu’il est possible d’écrire pour les morts ou plus exactement de les « compter » parmi ceux pour qui l’on écrit. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire par là que Gabrielle Roy espère rejoindre leur conscience ou leur esprit, tel un Victor Hugo faisant tourner les tables; on ne trouve nulle part chez elle, en tout cas formulée de façon explicite, la croyance en une vie après la vie. Lorsqu’elle s’inquiète du voyage que veut entreprendre le père d’Esther Perfect afin de revoir sa sœur mourante, c’est sa croyance à lui (et à Esther) que tous se retrouveront dans l’au-delà qu’elle oppose, en guise d’argument, à l’imprudence de cette décision. Écrire pour les morts doit donc s’entendre ici de façon littéralement extensive, comme la conscience que ce qu’on appelle le monde dépasse le présent, que nous en sommes à chaque instant les héritiers, et que ceux qui y ont vécu ne cessent pas d’exister ou, à tout le moins, continuent d’exister avant de disparaître tout à fait, à l’instar de Constantin Simoneau et d’Alexandre Chenevert dont le souvenir court encore – mais jusqu’à quand? – dans les rues de la ville.

On pourrait rétorquer que cette définition élargie du monde, du temps, de l’espace et de la durée est le propre même de la littérature et que tous les écrivains – ou en tout cas tous les grands écrivains – écrivent pour les morts. Gabrielle Roy, à cet égard, non seulement ne se distinguerait pas des autres grands romanciers, mais elle ne ferait, par cet élargissement du monde, que son métier même de romancière, qui consiste à saisir les êtres et les choses depuis une conscience plus vaste et plus reculée que celle du seul présent. Il me semble toutefois que, chez elle, les choses ne se passent pas tout à fait comme ailleurs, et que la manière dont cette conscience à la fois existe et agit dans son œuvre se distingue d’au moins deux façons.

Le premier élément de distinction tient à ce que, chez Gabrielle Roy, l’élargissement du monde des vivants par l’idée des morts – c’est-à-dire par l’idée de ce qui, du point de vue de la vie courante, est derrière nous et à la fois devant nous, puisque tous nous allons mourir – n’est pas de l’ordre de l’intuition ou de la conscience implicite. Chez elle, il s’agit d’une conscience parfaitement explicite et explicitée, comme en témoignent les scènes citées plus tôt où les vivants « rencontrent » les morts, scènes qui sont chaque fois insistantes, chaque fois marquées par le saisissement, chaque fois données comme un mystère à élucider (ainsi de la décision de Father Perfect d’aller au chevet de sa sœur malade et sur laquelle Gabrielle Roy méditera longtemps : pourquoi courir tant de risques si l’on est convaincu non seulement de la vie éternelle mais aussi de ce que dans l’éternité toutes les peines seront effacées? « Peut-être, offre-t-elle en guise de réponse, afin qu’il en reste trace quelque part dans la conscience » (Détresse 452). Pour le dire autrement, et contrairement à d’autres romanciers chez qui elle semble en quelque sorte native ou parfaitement assimilée, l’idée d’élargissement ne serait pas tout à fait « naturelle » à Gabrielle Roy, qui l’aurait plutôt, pour reprendre le terme utilisé plus haut, découverte – et qui n’aurait jamais cessé d’en être étonnée. Or de ce léger « retard », de ce léger décalage, comme aussi de cet étonnement, l’œuvre de Gabrielle Roy tire, me semble-t-il, une grande part de sa force et de sa singularité. Car, loin d’être un défaut ou une faiblesse, cette conscience acquise plutôt que naturelle, et pour cette raison toujours un peu extérieure ou « étrangère », agit comme une constante relance de l’œuvre, comme le mouvement même qui la nourrit.

Le deuxième élément de distinction tient à ce qu’une telle conscience d’un monde élargi est rare en littérature québécoise. Si j’avais à formuler les choses abruptement, je dirais que les écrivains québécois écrivent peu pour les morts. S’il y a un trait dominant au sein de cette littérature (bien qu’il ne soit évidemment pas partagé par tous les écrivains), c’est plutôt son désir d’exister dans l’immédiat et pour l’immédiat, en dehors de tout héritage (c’est une littérature, comme l’a montré Michel Biron, qui fonde sa valeur sur sa spontanéité, et son constant désir d’affranchissement), ce qui veut dire : en dehors de la conscience que le monde est plus large que ce nous pouvons en connaître ici et maintenant, ou en dehors du besoin qu’il le soit. Cette hypothèse, bien sûr, nécessiterait une démonstration – si tant est qu’elle est démontrable ­– qui n’est pas l’objet de cette étude. Mais il reste qu’on trouve chez Gabrielle Roy une conscience du monde qu’on voit très rarement dans le reste de la littérature québécoise, et qui tient à ce que le monde, chez elle, est de l’ordre de la continuité et du prolongement. Tout au moins peut-on souligner que ces deux concepts, continuité et prolongement, sont à distinguer de la répétition qu’on trouve dans ce qu’on appelle communément les « romans de la terre » et qui sont plutôt les romans de l’absence de prolongement et de suite. La répétition, comme aussi le recommencement, n’ouvre sur rien, ne dépasse rien; l’une et l’autre sont des formes de remise à niveau. La répétition vise le retour de l’ancien, le recommencement celui du neuf, mais dans les deux cas c’est l’idée de retour qui préside, d’un mouvement centripète par quoi les choses sont empêchées ou retenues d’aller plus loin ou ailleurs, de se poursuivre. Pendant longtemps, le roman québécois a eu comme horizon esthétique et existentiel l’idée de répétition (qui était aussi une idée de conservation), pour passer ensuite, dans un minimum de transition, à celui du recommencement, en cherchant à se libérer du passé, en refusant les héritages au profit de valeurs comme l’« authenticité », la « créativité » ou la « rupture ». Gabrielle Roy, qui, chronologiquement, se trouve au point de passage de ces deux horizons lorsqu’elle commence à écrire, emprunte un autre chemin, opte pour un autre espace existentiel, qui n’est ni la répétition, ni le recommencement, mais le relais des choses et des êtres, et par là du monde.

Un tel chemin, un tel espace n’étaient pas gagnés d’avance, car, à bien des égards, les vivants nous entraînent vers la répétition et le recommencement, nous entraînent à constamment refaire pour eux ce que nous voulons et aimons leur donner, comme à les étonner et à les surprendre. Or nous savons comment Gabrielle Roy a entendu ce désir des vivants, combien elle n’a eu de cesse de vouloir apporter et apporter encore à sa mère la preuve de sa réussite – et c’est sans compter tout ce que la vie attend qu’on lui redonne, comme faire un deuxième livre tout semblable au premier quand celui-ci s’appelleBonheur d’occasion. En mourant non pas au hasard, comme tout le monde meurt, mais au moment où, pour sa fille, tout allait se décider, Mélina Roy lui a peut-être indiqué une direction autre que celles, pourtant si tentantes, de la répétition et du recommencement. En devenant elle-même une « morte », elle lui a peut-être montré que le monde est fait, comme à la fin de la nouvelle de Joyce, de « tous les vivants et les morts » (350).



Ouvrages cités

Biron, Michel. L’absence du maître. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2000.

Joyce, James. « Les morts ». Dublinois. Traduction de Jacques Aubert. Paris : Gallimard, 1993.

Roy, Gabrielle. Alexandre Chenevert. 1954. Montréal : Boréal, 1995.

____. Cet été qui chantait. 1972. Montréal : Boréal, 1993.

____. De quoi t’ennuies-tu, Éveline? suivi de Ély! Ely! Ély! 1982. Montréal : Boréal, 1988.

____. La Détresse et l’Enchantement. 1984. Montréal : Boréal, 1988.

____. La Route d’Altamont. 1966. Montréal : Boréal, 1993.

____. Le Temps qui m’a manqué. Montréal : Boréal, 1997.

#La lettre au service du roman#Sophie Marcotte#Vol. 9 Issue 1 Fall 2010