Entretien avec François Ricard


Yvon Le Bras
Brigham Young University
yvon_lebras@byu.edu


YL : Vous avez côtoyé Gabrielle Roy au cours des dernières années de sa vie en tant qu’ami, confident et collaborateur. Quel souvenir avez-vous gardé de cette grande dame des lettres canadiennes et québécoises?

FR : Mon premier contact avec Gabrielle Roy remonte à l’époque de mes études secondaires, vers le début des années 1960. Dans toutes les écoles du Québec, on étudiait alors Bonheur d’occasion, le premier roman de Gabrielle Roy, qui était déjà considéré comme un des « classiques » de la littérature québécoise et canadienne, ce qu’il est resté encore aujourd’hui. Cette première lecture forcée ne m’avait pas fait une bien grande impression, je dois dire (j’étais à l’âge où l’on préfère Rimbaud et Novalis). Puis j’ai « redécouvert » Gabrielle Roy une dizaine d’années plus tard, après mes études en Europe; devenu professeur de lettres à l’Université McGill, je devais répondre à la demande de plus en plus pressante des étudiants (et de tout le milieu) qui voulaient que l’université ne se contente plus d’enseigner la « grande » littérature (entendre: la littérature française jusqu’au XIXe siècle), mais s’intéresse aussi à la littérature proche, c’est-à-dire actuelle et locale. À l’instar de beaucoup de mes collègues formés en France puis «convertis» à la littérature québécoise, je me suis donc mis à l’étude des œuvres issues de l’«enclos national». Ayant lu tout ce que Gabrielle Roy avait publié jusque-là, j’ai été, comment dire, à la fois intrigué et conquis. Il y avait, dans certaines de ces œuvres, quelque chose d’étonnamment moderne et presque prophétique, en particulier dans un roman comme Alexandre Chenevert (1954), qui est un tableau, ironique et pathétique à la fois, de l’homme contemporain à la psyché déréglée par le combat que se livrent, au plus intime de lui-même, la métaphysique et les médias. Mais il y avait aussi, dans d’autres livres de Gabrielle Roy – La Petite Poule d’Eau (1950), Rue Deschambault (1955), La Route d’Altamont (1966) –, un côté idyllique, sinon angélique, une vision, disons, « maternelle » du monde et de la vie qui avait tout pour me rebuter, moi qui découvrais au même moment les œuvres de Kundera, de Philip Roth, de Calvino et m’y sentais aussitôt comme dans ma patrie.

En dépit du contraste que faisaient avec ces œuvres «sataniques» les livres extrêmement « féminins » de Gabrielle Roy, je n’arrivais pas à rejeter son monde et m’y sentais retenu. Par une beauté, par une justesse de l’expression et par un sens de la littérature que je trouvais rarement dans les autres œuvres de la littérature québécoise, trop souvent empêtrées, à cette époque, dans la politique et l’idéologie militante, justification de toutes les facilités artistiques. Et puis, à force de les lire, je découvrais dans les romans de Gabrielle Roy, y compris dans ceux qui paraissaient les plus «lisses», les moins sophistiqués, une profondeur et une complexité de signification d’autant plus riches qu’elles se coulaient dans une forme qui était la simplicité, le dépouillement même. J’ai tâché, à l’époque, de formuler mes découvertes dans un petit livre d’introduction à l’œuvre de la romancière, publié en 1975.

Pourtant, sur le plan esthétique, ma « conversion », je dois dire, n’était pas entière. Par ses références, par la conception du monde et de l’existence qui l’animait, l’univers de Gabrielle Roy me restait en partie étranger. Mais cela ne m’empêchait nullement d’éprouver pour cette œuvre une très grande admiration, une admiration d’autant plus vive, en fait, qu’elle s’exerçait en dépit des réserves d’ordre intellectuel que je pouvais entretenir à son endroit.

C’est alors que j’ai fait la connaissance de Madame Roy. J’avais vingt-six ans, elle, près de soixante-cinq. C’était une femme très belle, à la santé fragile, et qui vivait complètement retirée, fuyant comme la peste le brouhaha journalistique et les mondanités de toutes sortes. Très vite, nous sommes devenus amis, et j’ai eu le privilège de la fréquenter et de travailler avec elle pendant les dix dernières années de sa vie. Cette amitié, qui a été très étroite, avait ceci de particulier qu’elle passait entièrement par la littérature. Jamais je n’ai cherché à pénétrer dans son « intimité », et jamais elle n’a cherché à percer la mienne. Ce qui nous unissait, c’était le souci et l’amour du travail littéraire et, bien sûr, son œuvre à elle, qu’elle poursuivait alors, malgré son âge, avec une constance et une rigueur exemplaires. C’est pendant les années où je l’ai fréquentée qu’elle a écrit Un jardin au bout du monde (1975), Ces enfants de ma vie (1977), Fragiles Lumières de la terre (1978) et, bien sûr, La Détresse et l’Enchantement (1984, posthume). Et c’est cela, je crois, qui m’a le plus fasciné en elle: cette confiance, cette dévotion absolue qui l’attachait à la littérature et qui, littéralement, gouvernait sa vie. J’avais devant moi une femme pour qui les romans qu’elle écrivait et les personnages auxquels elle donnait vie comptaient plus que tout: plus que la gloire, plus que l’argent, plus que les affections ordinaires, plus que sa vie même. Dans une société comme le Québec et le Canada, trop petite ou de tradition trop « légère » pour que l’art et la pensée y occupent une place significative, les exemples de ce genre étaient (et restent) très rares.

YL : Comme universitaire, vous avez passé une quarantaine d’années de votre vie à étudier de près et à faire connaître l’œuvre de Gabrielle Roy. Alors que vous vous apprêtez à prendre une retraite bien méritée, pourriez-vous faire pour nous le bilan de ce travail? Qu’avez-vous cherché à accomplir, selon vous?

FR : Je me rends compte, au bout de ces trente-cinq ou quarante ans, que je n’ai jamais rien planifié, et que mon attachement à l’œuvre de Gabrielle Roy a été, en quelque sorte, un accident de parcours, un hasard (infiniment heureux). En fait, c’est l’admiration, puis l’amitié, qui m’ont conduit, d’étape en étape, à consacrer à cette œuvre (et à son auteur) tant de temps, tant d’énergie et tant de pages. Cela dit, il serait exagéré de parler d’une « quarantaine » d’années. En fait, c’est seulement après la mort de Gabrielle Roy (en 1983) que le gros de mon travail a commencé, dont l’essentiel aura consisté à réaliser pour son œuvre ce que René Wellek et Austin Warren, dans leur ouvrage classique de 1949 sur La Théorie littéraire, appellent les « opérations préliminaires », en élargissant quelque peu la signification de cette expression. Plus précisément, j’aurai passé ces vingt ou vingt-cinq dernières années de ma carrière à établir un certain nombre de bases factuelles et textuelles qui puissent procurer une connaissance plus profonde et plus rigoureuse de cette œuvre et, ainsi, mieux assurer la validité des lectures et des interprétations dont elle est l’objet. Trois tâches m’ont surtout retenu: (1) la biographie de la romancière et l’histoire de son œuvre (j’ai publié monGabrielle Roy, une vie en 1996); (2) l’étude et l’édition de ses textes marginaux, c’est-à-dire sa correspondance, ses principaux inédits et ses écrits épars devenus plus ou moins inaccessibles et que, pour cette raison, j’ai appelés ses « quasi-inédits » (cette matière a nourri la collection des « Cahiers Gabrielle Roy », que j’ai fondée aux Éditions du Boréal en 1997); et (3) la préparation d’une grande édition de référence (dite « Édition du centenaire ») de l’œuvre complète de Gabrielle Roy en douze volumes, dont la publication, commencée en 2009, va s’échelonner jusqu’en 2013, et qui rend enfin disponible un texte fiable et définitif de tout ce qu’elle-même considérait comme son « œuvre » proprement dite. (Rien de tout cela, bien sûr, n’aurait été possible sans la présence de mes collaboratrices, notamment Jane Everett de l’Université McGill et Sophie Marcotte de l’Université Concordia, sans l’assiduité de mes nombreux étudiants de maîtrise et de doctorat et sans le soutien de mon université et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.)

Je suis bien conscient du caractère « préliminaire » ou «ancillaire» de ces travaux, qui n’ont aucun sens, en réalité, s’ils ne débouchent pas sur ce qui demeure le plus important à mes yeux: l’expérience de la lecture, de la confrontation directe avec l’œuvre elle-même, c’est-à-dire avec ce que cette œuvre est (sa beauté, sa complexité, son originalité) et avec ce qu’elle dit (sa vision du monde et de l’existence).

YL : Si vous aviez encore le temps, l’énergie et peut-être l’envie de continuer dans cette voie, qu’est-ce que vous aimeriez faire? Quel aspect de l’œuvre royenne aimeriez-vous sonder davantage?

FR : J’ai commencé ces dernières années, à mesure que progressaient les travaux que je viens d’évoquer et que je pouvais raisonnablement penser que le gros de la besogne à abattre était achevé ou sur le point de l’être, j’ai commencé, dis-je, à me replonger dans ce qui n’a jamais cessé d’être pour moi l’entreprise la plus inspirante, la seule qui soit digne d’être considérée vraiment comme de la critique littéraire: essayer de comprendre ce qui fait l’unicité et la valeur d’une œuvre comme celle de Gabrielle Roy, non seulement dans le contexte québécois ou canadien, mais aussi – et surtout – dans le paysage plus vaste de la littérature contemporaine ou, plus précisément, du roman moderne. C’est là-dessus qu’ont porté mes deux récentes contributions à la critique «régienne», celle du colloque de Montréal en octobre 2009 et celle que j’ai présentée chez vous, en Utah, en novembre 2010. Car telle est de plus en plus pour moi, à mesure que je la relis, que je la médite et que je vieillis en sa compagnie, la plus précieuse qualité de cette œuvre (et de cet auteur), une qualité qui la singularise fortement au sein de notre milieu et de notre époque: le sens, le besoin de l’universel, c’est-à-dire la conscience de s’adresser (et d’appartenir) non pas à tel ou tel groupe (linguistique, national, religieux, sexuel ou autre), mais bien à l’ensemble des hommes, ou plutôt à cela qui, en chaque individu quel qu’il soit, fait son humanité et le rend partie prenante de cette aventure étrange qu’est la vie humaine, matière privilégiée de l’imagination romanesque. Je ne vois guère, à vrai dire, ce que je pourrais attendre d’autre à présent de mes lectures de Gabrielle Roy (et de ses frères et sœurs dans l’art du roman) que l’expérience et l’approfondissement de cette seule vérité qui nous importe vraiment: ce que cela veut dire de vivre, de vieillir, de mourir. Et la saisir, cette vérité, de la manière que seul le roman connaît: comme une énigme sans fin, source d’une détresse et d’un enchantement proprement inépuisables.

YL : Dans la mesure où il reste encore beaucoup de choses à étudier dans l’œuvre de Gabrielle Roy, pensez-vous que de jeunes chercheurs pourront assurer la relève et se lancer après vous dans des projets d’envergure qui continueront à nous éclairer sur cette œuvre hors du commun?

FR : Je l’espère bien. Car je suis sûr qu’il y a encore beaucoup à faire et à dire. Mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander en quoi consisteront ces nouvelles recherches, ni ce que nous apporteront les nouvelles lectures de l’œuvre de Gabrielle Roy qui ne manqueront pas de voir le jour à mesure que d’autres lecteurs et d’autres critiques vont la découvrir, lui poser leurs propres questions et y chercher des significations dont nous n’avons peut-être pas la moindre idée aujourd’hui. C’est ainsi que vivent les œuvres durables: par le dialogue que chaque nouvelle génération entretient avec elles, par les paroles inédites qu’elle leur permet de dire. Or, non seulement je ne sais pas ce qui va arriver à cet égard, mais je tiens, en quelque sorte, à ne pas le savoir, ou à ne pas trop m’en mêler. Car il m’arrive de me dire que mes travaux et ceux de mon équipe ont peut-être occupé trop de place depuis trop longtemps, exercé trop d’influence, monopolisé trop de ressources et, d’une certaine manière, «emprisonné» Gabrielle Roy et son œuvre dans des problématiques et des façons de voir qui ont empêché, qui sait, d’autres préoccupations et d’autres interprétations de se manifester au grand jour. C’est donc sans regret que j’abandonne le terrain aux plus jeunes, à qui je ne veux rien imposer et qui doivent être entièrement libres de faire ce qui leur paraît intéressant ou nécessaire et d’aller où ils veulent, quitte à contredire mes hypothèses, à les reprendre à zéro au besoin, c’est-à-dire à remodeler le visage de Gabrielle Roy et à repenser son œuvre autrement que je ne l’ai fait. Cela se produira-t-il ? Je l’ignore. Mais c’est la chose du monde que je souhaite le plus ardemment.

YL : Nous venons de célébrer le centenaire de la naissance de Gabrielle Roy l’an dernier. Avec le temps, il semble que son œuvre en version originale ou en traduction suscite un intérêt grandissant auprès du grand public. Comment expliquez-vous cet engouement? Qu’est-ce qui rend cette romancière si attachante, selon vous?

FR : Vous avez raison de parler de Gabrielle Roy comme d’une romancière « attachante ». C’est une chose qui m’a toujours frappé, en effet, chez les lecteurs (et surtout les lectrices) de Gabrielle Roy: cet attachement, ce sentiment d’extrême proximité, presque de familiarité qui les lie à elle presque comme à une amie proche. À quoi cela tient-il, c’est difficile à dire, et chaque lecteur, sans doute, a ses propres raisons, qui ne sont pas nécessairement celles de ses voisins. Pour ma part, je crois que cela s’explique par le fait que Gabrielle Roy appartient à ce petit nombre d’auteurs qui, sans faire aucun compromis, sans jamais sacrifier la qualité et la rigueur de leur démarche artistique, sont constamment guidés par le souci du lecteur. Ce souci, chez elle, se traduit par une volonté de parler au lecteur (ou avec le lecteur) non pas de ce qui la distingue, elle, ni de ce qui lui plaît, à lui, mais bien de ce qui les fait semblables, elle et lui, de la condition qu’ils partagent, de leur expérience et de leur destin communs. Et de le faire toujours avec une clarté, une simplicité et une franchise absolues.

Vous avez raison, également, d’évoquer les traductions. Gabrielle Roy, aujourd’hui, est lue dans une dizaine de langues et sur tous les continents. Ces lecteurs étrangers ne sont peut-être pas des millions, mais leur ferveur et leur admiration (que je constate dans tous mes voyages) compensent largement leur petit nombre et ne le cèdent en rien à la ferveur et à l’admiration du public québécois et canadien. À mes yeux, d’ailleurs (et je pense que Gabrielle Roy n’aurait pas dit le contraire), ce public « étranger » — comme celui que j’ai eu le bonheur de rencontrer chez vous – est plus précieux encore que le public local, parce que, premièrement, c’est un public libre, que rien n’oblige à lire et à aimer Gabrielle Roy (tandis que les Québécois et les Canadiens, eux, n’ont guère le choix, puisqu’elle fait partie de leur famille), et parce que, deuxièmement, c’est un public qui, moins au courant du contexte idéologique, politique ou même littéraire, a plus de chances d’être attentif à ce que cette œuvre possède d’à la fois unique et universel.

C’est donc vous, cher Yvon, qui seriez le mieux placé pour répondre à la question que vous me posez et pour nous dire pourquoi l’œuvre de Gabrielle Roy, lue pour elle-même et en dehors de son « enclos national », peut susciter un tel attachement.

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