26 May 2016 by Jessica Palmer
Interview with Ying Chen
Yvon Le Bras
Department of French and Italian, Brigham Young University
Provo, UT 84602
yvon_lebras@byu.edu
Parmi les œuvres produites par des écrivains de langues maternelles diverses qui donnent à la littérature québécoise contemporaine un visage de plus en plus métissé, celles de Ying Chen attirent particulièrement l’attention. Depuis La Mémoire de l’Eau (1992) au Champ dans la mer (2002), en passant par Les Lettres chinoises (1993), L’Ingratitude (1995) et Immobile (1998) c’est à toute la problématique de la création littéraire dans une langue seconde que cette romancière d’origine chinoise nous invite à réfléchir en filigrane de ses récits. En effet, bien que Ying Chen ait fait le deuil de sa terre natale, elle tire subtilement parti de sa double appartenance linguisitique et culturelle. Il en résulte une écriture à la croisée des chemins, hybride en quelque sorte, dont la beauté ne peut laisser personne indifférent.
Les propos suivants ont été recueillis par le professeur Yvon Le Bras lors d’une visite de deux jours de Ying Chen à Provo, Utah, le18 mars 2002, au cours de laquelle elle s’est adressée à deux reprises aux étudiants et professeurs du département de français et d’italien de l’Université Brigham Young. Il convient d’ajouter ici que cette rencontre mémorable a été rendue possible grâce à la Délégation du Québec à Los Angeles qui a parrainé le voyage de Ying Chen en Utah et en Californie.
YL: Madame Ying Chen, je suis très heureux de vous accueillir parmi nous à l’occasion de la semaine de la francophonie et je vous remercie d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. J’aimerais, tout d’abord, vous poser une question très simple. Votre dernier roman, Le Champ dans la Mer, vient de paraître conjointement à Paris aux éditions du Seuil et à Montréal aux éditions Boréal. Pourriez-vous nous en parler un peu, nous expliquer peut-être ce que vous avez cherché à faire dans ce roman?
YC: Ce n’est pas une question simple et je ne sais pas par où commencer… Il est très difficile de dire en quelques mots ce que je cherche à faire dans les livres que j’écris, particulièrement depuis Immobile, parce que tout y est très métaphorique ou symbolique. Ainsi, dans mon dernier livre, je parle essentiellement de la disparition d’une civilisation, que j’appelle la civilisation du maïs, mais encore une fois d’une manière très métaphorique. Il s’agit en fait de n’importe quelle civilisation. Je voulais parler du processus de l’anéantissement qui pourrait concerner toutes les civilisations. L’idée c’est que, selon moi, la civilisation est mortelle. Je traite donc ce sujet à travers l’histoire d’une enfant qui a vécu dans une atmosphère de guerre, dans les ruines du village où elle habitait, au milieu de la poussière et de toutes sortes de débris. Je voulais tout simplement raconter l’histoire d’une enfance vécue dans cette atmosphère de fin du monde. Une fois ce livre terminé, je me suis rendu rendu compte que j’avais raconté en quelque sorte ma propre histoire, celle de mon enfance, et que je partageais les sentiments de la narratrice car j’ai moi-même passé bien des années dans ce genre de ruines. Cette histoire est racontée avec une certaine nostalgie pour une époque qui est une époque d’innocence pour elle ainsi que pour moi.
YL: Si je comprends bien, l’action de ce roman se situe dans des lieux imaginaires, il n’y a là rien de précis, ce n’est ni la Chine ni le Québec. Du point de vue spatio-temporel, nous sommes donc partout et nulle part.
YC: Absolument. De plus, dans ce roman comme dans Immobile la narratrice est à la fois vivante et morte.
YL: A ce propos, vous m’avez dit hier que pour vraiment apprécierImmobile, il faudrait d’abord lire Le Champ dans la mer.
YC: Oui, parce que la trame narrative y est plus simple, plus accessible peut-être.
YL: Ces deux livres sont pour ainsi dire jumeaux, n’est-ce pas?
YC: Ils se ressemblent en effet. Disons qu’ils sont parallèles car il ne s’agit pas d’une suite. Je n’ai pas cherché à raconter la même histoire dans ces deux romans. Seule la narratrice qui vit dans le monde actuel est semblable.
YL: Peut-on dire que la conception de ces deux romans est en tout cas la même?
YC: Tout à fait!
YL: Il m’a semblé en lisant vos romans jusqu’à présent qu’il y a une rupture, ou plutôt un changement de direction après L’Ingratitude, votre troisième roman. On ne trouve plus ensuite de références directes à votre pays natal comme si vous tourniez le dos à la culture chinoise pour vous lancer davantage dans l’abstraction. Est-ce exact?
YC: En ce qui concerne les techniques narratives, il y a en effet du nouveau depuis Immobile. Le fait que je me serve d’une narratrice qui est déjà morte me permet de sortir des frontières du temps linéaire, de confondre à loisir le passé, le présent et le futur. De ce point de vue, la mémoire et les souvenirs personnels sont peut-être moins importants. Cependant, en y réfléchissant bien, on peut s’apercevoir que je parle en fait des mêmes choses dans Le Champ dans la Mer et dans La Mémoire de l’eau, par exemple. La réflexion sur l’Histoire, le sentiment que tout semble changer, tout avancer, alors qu’en réalité rien ne change vraiment, est au cœur des deux livres.
YL: Depuis la publication de vos premiers romans, on vous a cataloguée parmi les écrivains migrants ou francophones. Pensez-vous que cette étiquette s’applique toujours à vous aujourd’hui alors que votre écriture change pour devenir peut-être plus universelle?
YC: En écrivant comme je le fais maintenant, j’espère être un peu moins l’ambassadrice ou la représentante d’une culture ou d’un groupe particulier. Aujourd’hui, on me considère comme un écrivain francophone d’origine chinoise, un écrivain néo-québécois, une femme écrivain et tout cela à la fois. C’est vrai, les étiquettes ne manquent pas à mon sujet. Et si demain, je déménage, comment m’appellera-t-on? Cela ne dépend pas de moi. Ce qui est certain en tout cas, c’est que je vise de plus en plus à l’abstraction, peut-être pour me débarrasser un peu de ces étiquettes. En fait, depuis Immobile, je fais de la poésie. J’ai toujours rêvé d’écrire des poèmes et d’être poète.
YL: Il est vrai qu’avec Le Champ dans la mer, on a vraiment l’impression de lire un poème en prose. Dans ce livre, vous semblez mettre plus que jamais l’accent sur les subtilités de la langue elle-même, les images, la musicalité des mots, etc., plutôt que sur le récit proprement dit. Il en résulte un plaisir esthétique indéniable.
YC: C’est un grand compliment que vous me faites là. Merci!
YL: Avez-vous l’intention de continuer dans cette voie?
YC: Oui, je suis en train d’écrire un roman du même genre. Une fois de plus, je fais parler une morte. Selon moi, à partir du moment où l’on sort du temps vécu au jour le jour tout est possible. De même, l’idée d’être ici et en même temps ailleurs me fascine.
YL: Avez-vous l’impression que cette façon d’envisager la temporalité est ce qui fait actuellement votre originalité en tant que romancière?
YC: Peut-être. En tout cas, j’ai l’impression d’être sur la bonne piste. Mais comme je ne sais pas trop où elle me mène, je dois dire que cela m’angoisse parfois un peu.
YL: Ne craignez-vous pas ce faisant d’égarer vos lecteurs ? En d’autres termes, vos romans demeurent-ils lisibles?
YC: Je ne sais pas. Moi, je trouve que Le Champ dans la Mer est un peu plus lisible qu’Immobile. D’ailleurs il est un peu plus court et l’énonciation y est plus simple et concise. Si l’histoire que je raconte n’est pas claire, c’est voulu, c’est une caratéristique de mon style. J’aime l’ambiguïté.
YL: On ne peut pas vous reprocher malgré tout d’être incompréhensible. Les critiques s’accordent d’ailleurs à dire que votre style est limpide, dépouillé, envoûtant …
YC: J’écris dans une langue très simple, je ne m’en cache pas. C’est tout ce que je peux faire. Un de mes grands complexes c’est de pas pouvoir écrire comme Proust.
YL: Vous n’êtes pas la seule, rassurez-vous, à souffrir d’un tel complexe. J’espère en tout cas que cela ne vous empêchera pas de poursuivre votre entreprise de création littéraire dans une langue qui à l’origine n’était pas la vôtre. C’est notre souhait le plus cher.
YC: Merci.