Le Statut problématique du latin dans la littérature africaine


M. Dassi
Département de français, Université de Yaoundé I
Yaoundé, Cameroun
ddassicm@yahoo.com


Vu la filiation directe entre la langue française et le latin, on ne doit pas s’étonner, même de nos jours, de rencontrer des citations en latin dans la littérature franco-française. Cependant, l’usage du latin pour l’écrivain africain francophone semblerait problématique. Car même si beaucoup d’écrivains africains emploient légitimemment la langue française pour exprimer leur africanité ou pour affirmer une identité nègre, ceux qui entrelardent leurs textes de citations latines produisent une forme de communication curieuse puisque le latin n’a aucune relation avec la langue et la culture maternelle des Africains (1). Si au lieu de suivre la voie commune de la tradition orale, c’est-à-dire, d’emprunter des africanismes et de les employer à profusion, ces écrivains versent plutôt dans du latin, ils ouvrent inévitablement des questions d’ordre sémantique et sociopoétique-questions que je me propose d’analyser en m’appuyant sur deux romans de Mongo Beti:Ville cruelle (1954) et lHistoire du fou (1994).

Du latin d’église inspiré de Ville cruelle
Lorsque paraît en 1954 Ville cruelle, le latin et le grec connaissent dans les lycées et collèges du Cameroun leurs Lettres de Noblesse. Bien des gens apprenaient ces langues à l’école, et en faire usage suscitait considération et admiration. La littérature nègre, par contre, ne les employait pas, hormis les expressions naturalisées. On tâchait, à vrai dire, de ne pas en abuser, pour demeurer soi-même. Comme on le sait bien, les écrivains nègres sont fortement influencés par les mouvements de la négritude, d’abord, et de la tigritude, plus tard. Il s’agit d’écrire nègre pour exprimer sans trop d’influence externe la Négrité, ce qui est démontré dans les écrits de Sembène Ousmane, Birago Diop, Gilbert Doho et Ferdinand Oyono, entre autres.

Dans sa verve satirique, Mongo Beti, pour sa part, pose le problème d’une langue latine officielle dans l’église catholique, une langue que ne comprennent pas la majorité des fidèles. Ainsi peut se comprendre la présence du latin dans sa toute première œuvre littéraire. Nous passons sous silence l’un des objectifs majeurs qu’il a atteint en la publiant. Pour ne pas nous y étendre outre mesure, nous rappelons tout simplement que l’inculturation a fait beaucoup de chemin dans l’église catholique africaine actuelle. Nous savons aussi que du jour où il pose le problème (en 1954) à nos jours, le latin et le français ont évolué en sens inverses : celui-là vers le creux de la vague—puisqu’il était très vivant en milieux scolaire et académique—, celui-ci vers les cimes de sa gloire, pour se hisser au prestigieux rang de langue de communication onusienne. Mongo Beti cité ne s’est jamais plaint de la langue française employée par ses personnages, à travers leurs transactions sociales : commerce, religion, administration … Nous savons aussi ce que le latin est devenu dans son cadre de prédilection, l’église catholique où l’écrivain l’observe : la langue officielle réservée à des situations tout à fait particulières et solennelles. D’où l’occurrence la plus représentative et la plus expressive de l’œuvre citée :

On entendait leurs voix jusque près du portail : Confiteor Deo omnipotenti… Amen… Dominus vobiscum… Et cum spirituo… qui me dira jamais ce que tout ça signifie… Dominus vobiscum spiritutuo… pensait Banda. Le catéchiste lui-même m’a avoué un jour qu’il ne savait pas. (Ville Cruelle 158)

C’est clair : dans ce milieu, le latin est une langue inconnue. Ce “on” qui entendait des voix est bien le commun des mortels, l’analphabète du latin, un analphabète, lettré francophone cependant. Le plus curieux, c’est que le catéchiste qui pourtant enseigne ( à réciter ) cette langue n’en comprend même pas les formules stéréotypées les plus usuelles et apparemment les plus évidentes. Ce qui est frappant ici, c’est que c’est le narrateur qui nous raconte l’histoire en nous faisant découvrir la manière de réciter des formules latines foisonnantes et hétéroclites : « dominus vobiscum spirituo ». A titre symbolique, l’intrusion malheureuse du mot spirituo suffit à trahir la transgression du code de la langue latine. Et l’on peut dès lors comprendre le narrateur qui déroge à la bien gentille règle d’interpellation en note ou à l’introducteur, c’est-à-dire d’une glose métalinguistique d’éclairage. Il ne relève pas non plus les écarts malheureux qu’il donne à observer. C’est du latin mal retenu, mal récité et mal compris par de fervents croyants francophones qu’il transpose tels quels, pour donner à penser aux lecteurs. La mise en relief de l’embarras du locuteur par le narrateur dévoile bien un certain hermétisme manifeste de la langue latine.

Du point de vue linguistique, l’église catholique est encore perçue par bon nombre d’observateurs comme le panthéon où la langue latine repose en paix. Mais de quelle paix s’agit-il ? De plus en plus et à la faveur de la mise en application des résolutions du Vatican II au sujet de l’inculturation dans l’église, les langues officielles, les parlers et dialectes locaux des pays, des villes et des villages africains n’accordent presque plus aucune place au latin. Au surplus, l’on s’aperçoit même que certains titres latins conservés dans la pratique et dans les ouvrages ont perdu leur contenu latin d’autrefois. A titre d’exemples, credo, gloria, sanctus, pater noster sont devenus des substantifs naturalisés français pour désigner avant tout des moments caractéristiques de la messe catholique et ensuite des prières ou des chants qui y correspondent, que ces prières soient en français ou en toute autre langue. Ces titres apparaissent donc en latin pour des textes désormais français. Dès lors, on s’aperçoit que les titres s’adaptent aux contenus qu’ils désignent et sont compris des destinataires ciblés.

Cette situation est vécue en Afrique et même en France. Dans le même ordre d’idées, on voit des artistes qui œuvrent dans le domaine de la musique religieuse conserver les titres sus-évoqués et dans leurs chansons et sur l’affichage de leurs disquettes, tout en offrant un contenu français, sans qu’il s’agisse nécessairement d’une traduction d’un original latin. L’on peut raisonnablement parler, dans ce cas, d’;enrichissement de la langue française par l’usage de termes qui perdent leur latinité apparente à la faveur d’;une francité sémantique pure. Ce genre d’;opération lexicologique se réalise chaque fois que le sens prend le pas sur la forme affichée par la tradition à la faveur d’une réactualisation en contexte (nouveau).

Loin de vouloir déclarer la mort ou l’;absence totale du latin dans l’;église catholique, nous en soulignons néanmoins le net recul ou le recyclage nécessaire. Cela pour les raisons que nous venons d’;évoquer. Nul ne le démentirait pour l’;instant : les décrets du pape et la solennisation de certains grands moments du culte catholique sont faits en latin même si la plupart des destinataires latinistes auraient encore besoin de réviser leurs déclinaisons ou leurs conjugaisons pour pouvoir les comprendre. Sur ce plan, le net recul du latin résulte aussi de la primauté très accentuée du dit sur le dire. C’est pratiquement la tendance à l’heure des grands regroupements. Cette situation du latin d’église n’est que symptomatique des langues les moins parlées, les moins comprises et les plus difficiles.

Du latin laïc inspiré de l’Histoire du fou
Il s’agit du latin employé hors de l’église. On pense bien qu’ici, au lieu de se ramener à des formules sacrées ou à des prières séculaires et, à défaut, d’être révélé par un décret papal, le latin devrait refléter une certaine créativité et une spontanéité certaine, pour pouvoir encore mériter l’étiquette non moins glorieuse de langue de communication sociale. C’;est à la lumière de l’Histoire du fou que nous tenterons d’évaluer cet état de choses. De manière bien récurrente, l’auteur africain nous fait découvrir la manière dont le latin est employé de nos jours dans certains milieux francophones. Ici, il s’agit de l’Afrique centrale en général, et du Cameroun en particulier. Le contact de langues dans ce milieu francophone est indéniable. Nous n’;allons pas reprendre ici la problématique bien connue du contact entre les langues locales et la langue française, voie d’expression de l’écrivain francophone. Pour aller droit au but, nous relèverons que Mongo Beti nous présente un contact tout à fait intéressant entre le latin et le français.

Dans l’Histoire du fou, l’écrivain met en scène un avocat et un étudiant, tous les deux épris de latin. C’est surtout le second personnage qui emploiera le latin de manière étrangement récurrente et, donc, symptomatique. Cela dans un milieu et une société où l’intercompréhension prend de plus en plus le pas sur le verrouillage esthético-sémantique qui peut provenir du trop bien dire. Il se souligne de plus en plus l’hypothèse d’un certain usage de la langue morte qu’est le latin, et cela presque uniquement dans cette œuvre; laquelle œuvre se particularise ainsi à travers toute la littérature d’Afrique francophone. On est alors amené à convoquer le contexte ou les connaissances historiques pour tenter de mieux comprendre l’option de l’écrivain. Pour passer rapidement sur le statut des latinophones du milieu qui nous préoccupe ici, retenons surtout qu’il est généralement question d’intellectuels imbus de leur formation académique. En étalant ce type de savoir le plus souvent devant des analphabètes, ils laissent à penser (de manière critique) sur leur formation : qu’ont-ils appris et pour quoi faire, quand et comment ? Il se pose donc avec acuité le problème d’adaptation de l’enseignement du latin à la vie sociale, pour que la francophonie puisse en tirer vraiment et utilement parti.

Pendant plus de 200 pages de l’Histoire du fou (de la page 50 jusqu’à 208), les passages en italiques sont bien en évidence. Il s’agit de textes latins d’étendues variables: un mot , une expression, un groupe de mots, une phrase, etc. Dans cet espace textuel, le latin est donc régulièrement présent; il s’impose même dans la mesure où ses utilisateurs participent très activement dans la trame du récit, sans que le sentiment du vraisemblable soit altéré. En respectant la gestion de l’axe du sens et en établissant le rapport qui le rattache à l’axe de la signification, on découvrira mieux la pratique et l’évolution du latin dans la société africaine francophone ciblée.

De l’évocation à la fascination (sociale) du latin
Dans l’Histoire du fou, la pratique du latin est souvent évoquée pour être ironiquement ou sérieusement magnifiée. Dans cet univers francophone, les intellectuels accordent beaucoup d’importance à la culture antique. Le latin est pour eux l’emblème du savoir et de la connaissance. Pour cette raison, il mérite sa place de “divine langue des hommes cultivés”. Pour être à leur mode et attirer autant l’admiration que le respect afin de se sentir intégré dans la communauté des érudits, ils procèdent par imitation des écrivains et des textes latins. La première illustration que nous en donne le narrateur est bien significative :

Il prononça en latin, à l’adresse de l’hôte que l’on fêtait, un éloge imité de celui de Germanicus par Tacite. Quoique sans en avoir compris un traître mot, l’auditoire, composé de nouveaux riches et de bureaucrates incultes à l’exception de l’homme politique […], libraire de son métier et honorablement lettré, applaudit pourtant bruyamment et interminablement. (HF 207)

Cette phrase mérite d’être scrutée, car elle résume bien l’univers de l’Histoire du fou. Dans cette société se notent sur le plan de la scolarisation deux classes de personnes : une minorité, la crème, « honorablement lettrée », qui tient généralement le gouvernail de la société ; une écrasante majorité qui, sans être analphabète, n’a pas toujours eu accès à la grande culture des belles lettres et de la rhétorique (gréco-)latines. Honorer un membre de l’intelligentsia, c’est le traiter comme on l’eût fait autrefois. Cela comme l’exige l’héritage d’une certaine pédagogie qui n’aura retenu du passé latin que le merveilleux de ses mérites, en faisant table rase de ses limites. De façon maladive donc, faire un éloge pour un hôte, c’est l’honorer en s’honorant et en honorant les classiques latins, virtuoses du verbe sublime. Le fait que l’auditoire en soit parfaitement ignorant est révélateur d’un jeu de dupes en série qui débouche sur le burlesque et le sarcastique.

Sur le plan interprétatif, un décalage se laisse observer à au moins trois niveaux : celui de la langue, celui du temps, celui du confort intellectuel des acteurs. Il y a de fait coupure entre les latinophones et les autres, qui ne peuvent qu’applaudir soit pour louer, soit pour railler. Le latin apparaît ainsi sous la forme d’une simple parade occasionnelle. Dans cette société, il n’est que l’apanage des hommes “honorablement lettrés” comme le laisse entendre le narrateur. C’est la langue de la minorité. Elle est donc condamnée à évoluer comme une peau de chagrin.

Pour développer l’autre pan de la sociopoétique en cours, nous remarquerons que dans la société qui peut logiquement être prise pour référent ici, l’on sait quelle place tient le latin dans les discours de rentrée académique (solennelle) ou des obsèques d’un universitaire. Il s’agit de discours qui, neuf fois sur dix, contiennent au moins une citation latine recherchée ou plus ou moins connue des latinistes et ex-latinistes. C’est des occasions au cours desquelles on fait renaître ou regretter les lettres classiques, et cette pratique fait école. Par la suite, il y a des gens qui l’imitent pour ne pas paraître ridicules, même s’ils n’ont eu que des rudiments perfectibles de la langue des dieux. Le latin est ainsi perverti dans ses usages à travers la langue française parlée par des amateurs des belles lettres qui veulent se faire un passé de latinistes. Cette pratique, nous le répétons, est très courante. Elle tend à nuire non seulement à l’intelligibilité de la communication, mais aussi au bon fonctionnement de la langue française en francophonie. Pour enfoncer le clou, le narrateur insiste sur un aspect bien cocasse et même ubuesque du personnage latinophile qui devient latinomane : le personnage de l’avocat de l’Histoire du fou :

[L’avocat] ne buvait point, il ne se droguait pas. Et pourtant il ne convainquait personne. Il faut dire qu’il avait la manie de parler latin, ayant été élevé chez les religieux. Les mauvaises langues– il y en a malheureusement toujours – prétendaient qu’à moins de baragouiner aussi peu que ce fût dans cette langue mythique, on ne risquait point de forcer l’attention du juriste. (HF 169)

Évoqué, cité ou employé par un destinataire non préparé pour des situations inadaptées, le latin n’est convaincant ni dans l’univers fictionnel ni dans le monde référentiel. Les récitants accordent au latin une place le plus souvent excessive. Pour se faire comprendre, pour convaincre ou pour séduire son destinataire, on n’est pas obligé d’utiliser le latin pour la simple raison qu’il était la langue des maîtres de la parole – Virgile, Horace, Cicéron, Tacite, Tite Live, Térence. Une fois de plus, nous voyons l’écrivain fustiger un recours abusif et à contre temps au latin.
Dans le même ordre d’idées, on pourrait tout aussi bien décrier le procédé des fausses étymologies. Ce procédé a à l’origine un préjugé qui induit le plus souvent en erreur soit des conférenciers, soit de jeunes enseignants qui, pour faire forte impression, déclarent une étymologie erronée sans aucune vérification préalable. Pour peu qu’un mot grec ou gaulois transite par le latin avant d’atteindre le français, il est péremptoirement déclaré d’origine latine (au lieu de transit latin). Il est clair que le narrateur attire notre attention sur les usages inattendus ou indésirables de la langue latine.

Du latin pratique à travers son matériau linguistique
Puisque nous avons affaire à des termes latins en fonctionnement dans la langue française de l’Histoire du fou, nous allons les aborder sous l’angle morphosyntaxique. En conséquence, nous prendrons comme référence d’appréciation le cadre de la phrase. C’est ainsi que nous pourrons dire d’un emploi qu’il est intra ou extra phrastique, selon qu’il s’intègre dans une phrase ou qu’il en constitue une autre. C’est dans cette optique que nous pourrons dire s’il est question d’un emprunt ou s’il s’agit d’une véritable alternance de codes.

De l’emploi intra phrastique

Trois manières d’utiliser les termes latins dans la phrase française sont recensées dans notre échantillon.

1. L’emploi d’un terme qui est devenu tellement fréquent – et apparemment non marqué – qu’il n’est plus senti comme emprunté. Il s’agit donc de termes tout à fait naturalisés français. Cet usage n’a rien de particulier, car il ne traduit qu’une forme d’enrichissement dont font preuve toutes les langues vivantes ouvertes à l’expression de valeurs socioculturelles étrangères.

– Il y a les avantages en nature : domestiques à l’œil, logement idem…(HF50)

– C’est heureux, fit l’avocat qui était a priori toujours mal disposé à l’égard des représentants du pouvoir. (HF 125)

Comme on le voit dans ces deux exemples, le terme latin naturalisé est, le plus souvent, un adverbe (ou une locution adverbiale). Il en est ainsi degrosso modo, lato sensu, illico presto, ab irato, … Un coup d’œil dans le dictionnaire Robert ou Larousse de langue française nous fera aisément remarquer que les termes latins naturalisés constituent des entrées où ils sont étiquetés suivant la terminologie traditionnelle des parties du discours.

2. L’emploi d’un terme latin, de forme simple ou complexe—peu fréquent ou non naturalisé—au poste de substitut fonctionnel. Quelle que soit sa nature, il occupe une fonction syntaxique classique : sujet, objet, complément, attribut. L’exemple le plus éloquent nous est fourni par le narrateur omniscient, qui ne prend pas la peine d’en donner clarification :

Fit via vi était sa devise. [Le chemin se fraie de force; tout s’arrache.] (HF90)

Ici le terme sujet est constitué par une phrase latine substantivée par isolement et actualisation (au moyen du nouveau contexte linguistique). La conséquence immédiate de cet usage est la fabrication d’une phrase hybride. Dès lors, l’alternance ou alors le mélange de codes est senti(e) comme une réalité, car pour établir le sens et la signification du texte, il faut passer par la connaissance des deux codes associés. Le lecteur non-latiniste de l’Histoire du fou  est d’autant plus gêné que l’auteur ne fournit aucune traduction française des latinismes. L’écrivain l’a fait à dessein pour mieux marquer l’effet d’une certaine utilisation du latin dans le français africain. Il y a ainsi édification d’un barrage sémantique qui ne peut être franchi que dans certaines conditions qui incluent notamment la connaissance du latin. Cette opacification du sens par la citation du latin participe, par ailleurs, de la technique de la censure ou de sélection du destinataire. Cette dernière éventualité engage nécessairement la conscience du destinateur.

3. L’emploi, sous forme d’incise, de la phrase latine. La conséquence sémantique est pratiquement analogue à celle obtenue dans le paragraphe précédent. Seulement, il y a une insistance plus forte sur la notion de formule isolée et péremptoirement plaquée, sans aucune précision, sans vérification de l’efficience de la communication. Le narrateur joue ici un bien curieux rôle de rapporteur:

– Tu ne crois pas si bien dire, malheureux, faisait l’avocat, le visage serein, mais le propos tourmenté. Urbem venalem et mature perituram, ubi emptorem inveneris, ajoutait-il en aparté. [Ville à vendre et destinée à périr avant le temps, dès qu’on peut trouver acquéreur.] (HF 170)

– Consultez donc l’histoire des nations, lança-t-il, elle vous apprendra, elle qui jamais ne se trompe, que les peuples ont toujours eu raison, à la fin, de l’obstination et de l’aveuglement des tyrans. Cette approche ingénieuse, où chacun crut reconnaître la patte de l’avocat, et qui était enfin imitée du conventionnel Saint-Just, fut unanimement ovationnée, ut barbaris moris, fremitu cantuque et clamoribus dissonis, marmonna l’avocat. [Autant leur âme est vive et prompte à entreprendre des guerres, autant leur esprit est mou et très peu fermé quand il faut supposer le malheur.] (HF 204)

– Hannibal ad portas ! Hannibal ad portas ! s’écria-t-on pour le parodier dès que cet homme fin et perspicace pénétrait dans un salon. [Hannibal à nos portes! Hannibal à nos portes!] (HF 169)

Les termes latins ici sont sentis comme obligatoires puisqu’ils ne peuvent être effacés sans que la grammaticalité et, par conséquent, l’intelligibilité du texte ne soient entamées. Dans les deux premiers de ces trois exemples, le latinophile est littéralement submergé par sa « culture» latine. Dans le premier, l’avocat soliloque ; dans le second, son ami intime tente de séduire une foule qu’il veut gagner à sa cause politique en faisant usage d’une citation latine que ne comprennent pas ses applaudisseurs. Il les subjugue pratiquement. Puisqu’ils ignorent non seulement la signification, mais également l’origine de la citation, ils l’attribuent facilement au latinophile le plus célèbre du milieu : l’avocat. Dans le dernier exemple, la foule “parle latin” comme le ferait un perroquet; comportement qui contribue à donner sens à la critique acerbe de l’écrivain, agrégé de lettres classiques.

De l’emploi extra phrastique

Dans ce contexte, une phrase latine autonome est employée dans un texte français. Elle apparaît toute seule ou accompagnée d’autres phrases de la même langue. Dans le premier cas, l’opacité sémantique est réelle, mais limitée à une seule phrase; dans le second, elle est beaucoup plus importante du fait de la multiplication des phrases latines juxtaposées. A titre de rappel, aucune traduction, aucun appel en note, ne suit ladite citation pour en éclairer le sens ou la portée sémantique par rapport au contexte. On le remarque assez clairement dans les exemples qui suivent immédiatement. Il suffit de lire le texte en français – en faisant abstraction du texte latin – et immédiatement la traduction française du latin entre crochets et en petits caractères, pour s’en rendre compte:

– Malheureusement, c’est sans issue de nos jours. Les places sont déjà toutes prises. Tarde venientibus ossa. [Aux retardataires les os.] C’est dans les années soixante ou à la rigueur soixante-dix qu’il fallait faire des études. (HF50)

– Que sait-on de la sorcellerie ? Rien… Omne ignotum pro magnifico est.[Tout ce qu’on ignore passe pour une merveille.] Monsieur le Procureur, la sorcellerie est un mythe pitoyable, le paravent des ignorants et des saboteurs. La cour veut-elle se ranger à force d’entêtement dans l’une ou l’autre de ces deux catégories ? (HF 90)

– Cela fait désormais partie des traditions culturelles en quelque sorte – ou du folklore, comme vous voudrez. Ardet inexcita Ausonia atque immobilis ante. [Elle est en feu, l’Ausonie, jadis sereine et stable]. (HF 132)

– Si tu m’en crois, cher Narcisse, éloigne-toi au plus vite: ça sent le roussi. Moi, c’est le genre de spectacle qui me fait jouir. Tu potes unanimos armare in proelia fratres atque odiis versare domos, tu verbera tectis funereasque inferre faces, tibi nomina mille, mille nocendi artes… [C’est toi qui peux armer pour la guerre des frères unis et rouler à terre les familles par des haines; c’est toi qui peux porter atteinte aux demeures comme les porches de la mort. Tu as mille causes de renom comme mille moyens de nuire…] quelque psychologue borné m’accuserait peut-être de sadisme. (HF 130)

– J’aperçois au loin des monuments qu’on érige à la gloire de nos héros, des champs couverts de moissons à l’infini, des peuples fiers foulant gaiement et sans entrave le sol des ancêtres. O passi graviora, dabit deus his quoque finem. Durate, et vosmet rebus servate secundis. [O vous qui avez passablement souffert, le dieu donnera à ces souffrances également une fin. Supportez et gardez-vous, vous-mêmes, pour la suite heureuse des événements ]. Le troisième millénaire verra l’apothéose de notre chère Afrique, le couronnement de notre combat. Le destin en a décidé ainsi.Aspera tum positis mitescent saecula bellis [les temps difficiles s’adouciront, les guerres écartées]. Survivez, vous dis-je, survivez jusqu’à l’an 2000 et alors… (HF 205)

Dans ces exemples qui sont supposés avoir été réalisés en situation orale, l’opacité du discours est bien considérable. Cela est dû au fait que les phrases latines intégrées dans le texte-cadre ne sont pas de simples constructions redondantes. On ne pourrait donc pas (facilement) s’en passer sans porter atteinte à l’expressivité et au sens du texte généré. Chaque phrase latine participe de la cohérence discursive et de la génération du sens. Malheureusement, pour un récepteur non-latiniste, le latin bloque la communication ou tout simplement détourne l’attention du destinataire. Ces opérations de détournement du sens et de la pertinence du discours invitent à rechercher ailleurs leur bien-fondé. La fonction communicative de la langue est ainsi travestie pour abuser de l’ignorance du destinataire du message.

Par ailleurs, on s’aperçoit qu’il y a bien congruence entre la citation latine et la situation de la communication. Le bon latinophone y trouve son compte. Le problème de sémantique ne concerne alors que les récepteurs analphabètes en la discipline en question. Ce qui est vrai aussi, mais sur le plan interprétatif et sociopoétique, c’est que cette pratique est récurrente dans certains milieux francophones d’Afrique centrale. Il s’agit prioritairement de ceux où les vrais (ou faux) “honnêtes hommes” partagent leurs discours trop savants ou trop latinisés avec des francophones de premier degré. C’est bien dans ce cas que la critique voilée de l’écrivain jouit de toutes ses lettres sonores.

D’un constat de désenchantement
Mongo Beti nous a ainsi donné l’occasion d’éprouver, une fois de plus, sinon l’hospitalité, du moins l’ouverture qui semble sous-tendre une certaine dynamique de la langue française en francophonie. On se trouve bien là au cœur de certaines grandes préoccupations de la norme du français; cela, lorsqu’on doit surtout s’inspirer du texte oral comme celui de notre échantillon littéraire pour en juger. À titre de confirmation, nombreuses sont les occasions données aux hommes cultivés – de lettres ou non –, au cours desquelles, pour se démarquer du vulgaire, ils font usage des formules latines les plus rares et les plus évocatrices (d’une grande figure de l’histoire ancienne). Chaque fois que cette opération est réalisée se pose l’un des problèmes relatifs aux fonctions et au destin de la langue. Ici quelques réflexions justifiant l’option linguistique sont envisageables.

D’une part, les adeptes de l’hermétisme se glorifient en s’apercevant qu’ils forment un cercle fermé. Le plus souvent, beaucoup plus par condescendance que par commodité, ils peuvent faire suivre leur citation latine d’un emphatique ce qui signifie…/ce qui veut dire… Par cette clause de langage, ils réussissent à se faire écouter attentivement et à se faire applaudir. Ils arrivent aussi malheureusement à torturer les récepteurs non-latinistes, mais soucieux de bien comprendre le texte qui leur est destiné. La langue devient rébarbative, hostile, difficile, voire indésirable… Et cela au moment où triomphe la loi du moindre effort en communication linguistique.

Et à juste titre, on peut se demander si c’est pour cela que les langues anciennes reviennent en force dans les programmes de nos lycées et collèges, afin que la tradition soit respectée et bien conservée ? On pourrait aussi penser que le retour en force de ces langues anciennes – parmi lesquelles le latin occupe une place de choix – résulte du souci d’améliorer la maîtrise du lexique dont une bonne partie est établie à partir de l’héritage des langues anciennes. Le même souci permettrait de mieux établir les régularités de certaines créations récentes sur des bases étymologiques. Cela prépare à la rigueur expressive et/ou interprétative lors des différents exercices de sémantique ou de compréhension de texte ? (2) Vu sous l’angle de l’implicite, le décalage référentiel du texte de Mongo Beti donne vraiment à penser.

D’autre part, nous avons remarqué qu’aucune citation des échantillons littéraires pris pour support d’étude n’était suivie ni d’une glose métalinguistique, ni de sa traduction française. De facto, il se produisait un verrouillage sémantique susceptible de restreindre l’auditoire. Puisque nous évoluons essentiellement sur le plan littéraire, nous nous apercevons, en basculant vers le plan social et référentiel, qu’il arrive très souvent, de nos jours, qu’un lettré qui n’a pas fait de latin suive en parfait analphabète son procès par devers le barreau, sans pouvoir prendre le risque d’y intervenir pour éclairer la cour. Seul parle, dans ce cas, son avocat qui maîtrise la terminologie consacrée truffée de latin. Sagesse recommande au client de se taire et de se faire défendre par son avocat devant la conversation imperméable ou ésotérique entre jurés.

Si l’on envisage le cas où la citation latine est suivie de sa traduction comme vu plus haut, on s’aperçoit qu’il y a double emploi, donc redondance, temps et espace gaspillés. Il s’agit alors, d’un processus qui n’est utile qu’au cas où l’on cultive le dilatoire pour en tirer parti. La subversion linguistique entre alors en jeu à la faveur du remplissage oral ou écrit.

De la nécessité d’un enseignement réadapté du latin
La publication de l’Histoire du fou de Mongo Beti coïncide, curieusement, avec le retour des langues anciennes telles que le latin et le grec dans les programmes des lycées et collèges camerounais. Un accent particulier est mis sur l’enseignement du latin dont la filiation avec la langue française est indéniablement établie. C’est la résurrection, peut-on dire, des humanités qui bâtissaient autrefois l’honnête homme ou l’homme cultivé. Comme le phénix, le latin renaît de ses cendres et suscite de l’intérêt. L’œuvre littéraire n’est ici qu’un signal fort, révélateur de l’univers référentiel. Dès lors, le plus intéressant réside en la justification de cette forte coloration latinophone de l’univers francophone (et africain) ciblé.

On pourrait bien se hasarder à penser que la jeunesse (camerounaise), mal préparée, n’appréhende que mal (ou pas du tout) la terminologie des disciplines intervenant dans le réglage et la gestion de la vie sociale. Nous pensons notamment aux richissimes vocabulaires de la jurisprudence, de la religion, de la biologie, de la médecine (et/ou de la pharmacie), pour ne citer que quelques cas évidents. On aurait tort d’ignorer les vastes domaines de la langue et de la littérature… Comment lire Fénelon ou même Voltaire tout en ignorant le latin ?… Pour renchérir ces considérations épistémologiques, on pourrait remarquer que la jeunesse, par trop studieuse, récitait sans « racines », en clair, sans formation classique. Le fond gréco-latin étant resté ésotérique à travers des textes généralement incompréhensibles.

On pourrait aussi prétendre que, insuffisamment ou mal formée, la jeunesse, même volontaire ou laborieuse est (et sera) incapable de se démarquer, tôt ou plus tard, de l’homme vulgaire ou du profane, généralement « inculte ». A-t-on besoin d’un cas de figure tout à fait éloquent ? Dans un ouvrage quelque peu récent de François Fontette se dénombrent 519 entrées, dont 70 sont entièrement latines. Ceci est clair : pas de jurisprudence sans latin, et nul n’est censé l’ignorer… Et l’on peut curieusement lire l’appréciation qu’en fait l’auteur de l’opuscule :

Loin de constituer un langage hermétique, et ésotérique, ces mots [latins] présentent le double avantage d’une grande densité de contenu (évitant par là même les périphrases, plaies du langage contemporain) et d’une origine commune gréco-latine, ce qui permet aujourd’hui, sans grand effort supplémentaire de maintenir une communication scientifique internationale qui s’est brisée depuis le succès croissant des langues vernaculaires. Voilà pourquoi je n’ai pas hésité à glisser entre les mots français, plutôt que de les reléguer en fin de volume, quelques termes ou adages latins que tout juriste honnête homme se doit de connaître même et surtout à notre époque s’il ne veut pas passer pour un béotien. (Fontette 5)

Cette interpellation à la revalorisation de la culture des belles lettres et du bel esprit (gréco-)latins nous incite à lire avec beaucoup d’attention l’Histoire du fou. Le grammairien, curieux de voir le latin resurgir dans la langue française – pas de France mais d’Afrique francophone – se pose au moins une question : « Le latin… !? d’accord…. mais à quel titre, étant donné que l’autonomie du français ne souffre, de nos jours, d’aucune contestation ?» Cette question parce qu’il ne s’agit pas – personne ne l’envisagerait sérieusement – de parler latin au moyen de la langue française.

On peut déjà penser aux possibilités d’illustration du substrat latin dans le français ou, par ailleurs, envisager les différentes possibilités d’emprunt du français au latin. Cette dernière éventualité pour tenter de justifier la neutralité du latin qui contribuerait ainsi – de la même manière que toute autre langue – à l’enrichissement des possibilités expressives de la langue française. On serait peut-être amené à chercher dans le latin des formes à caractère universel (des clichés) susceptibles, comme celles des pages roses du Larousse, d’être citées dans n’importe quelle langue; auquel cas une citation latine retenue ne serait pas outre mesure ésotérique. Cette éventualité ne participe pas des fondements de notre article.

De nos jours, le mot d’ordre est à la mondialisation. Il s’agit d’ouvrir le champ de la communication ainsi que certains domaines fermés et réservés d’autrefois. Tout ce qui intervient dans la vie quotidienne doit être accessible à tous, quelle que soit la langue dans laquelle la donnée est fonctionnelle. Il en est de la religion, de la jurisprudence, de la biologie, comme de la pharmacie, de la médecine, ou des belles lettres, pour ne citer que ces cas mentionnés plus haut et qui entretiennent encore la langue latine, par tradition, et la rendent plus vivante que jamais.

Dans nos deux échantillons de Beti, le problème de l’usage de la citation latine dans le monde francophone est tout à fait pertinent. A travers une peinture qui s’est voulue le plus souvent réaliste, l’auteur nous permet de constater que la nostalgie, la recherche d’une gloire en veilleuse, le vouloir-être et le paraître amènent souvent le locuteur francophone à faire du latin soit un usage salutaire pour la langue française généralement hospitalière soit un usage tout à fait malheureux du fait sa criarde subversion. Dans ce cadre, on a remarqué que des domaines encore enclavés ou condamnés aux oubliettes du fait d’une (sur)abondance du latin doivent être ouverts dans le sens de la recherche d’une francophonie de plus en plus performante, donc de plus en plus réactualisés. Sans avilir une science, on pourra arriver à la rendre utilement exploitable au plus grand nombre possible de francophones ; un nombre qui, quoi qu’en pensent et écrivent certaines personnes, n’a cessé de croître. L’initiative de J. Dubois et R. Lagane mérite d’être réorientée et renforcée: dans leur Grammaire française (Larousse, Paris, 1989) ils accordent une place non négligeable à l’étude des racines latines, même s’il faut en revoir le redéploiement par niveau d’enseignement et en fonction des objectifs redéfinis ou à redéfinir.


NOTES

1. Au Cameroun, on emploie depuis quelques années le mot “afritude”. Il exprime la renaissance des valeurs socioculturelles africaines à travers les objets d’art, les tissus, les masques, etc. Il manifeste la présence de l’Afrique au sein de la civilisation du donner et du recevoir qui est censé caractériser la véritable francophonie et, par extension, la mondialisation. (back)

2.Il n’est qu’à jeter un coup d’œil dans les différents ouvrages d’orthographe et de grammaire de nos écoles primaires ou de nos lycées et collèges pour appréhender la pertinence. (back)


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