3 June 2016 by Jessica Palmer
Ionesco et l’autobiographie en miettes
Eugenia Enache
Université Petru Maior
Târgu-Mures, Roumanie
eenache@yahoo.fr
“En vrac, que d’images, que de paroles, que de personnages, que de figures symboliques, que de signes, tout cela à la fois, à peu près la même chose, jamais tout à fait, une confusion de messages en désordre que je finis peut-être par reconnaître mais qui ne m’avance guère dans le problème fondamental : qu’est-ce que c’est que ce monde ? Qu’est-ce que c’est que ce qui m’entoure ? Qui suis-je ?” (JM 169) Ce sont des questions auxquelles Ionesco aurait voulu répondre en écrivant ou en réécrivant sa propre vie pour arrêter le temps, pour échapper de ses obsessions.Mais quel ordre devrait suivre celui qui ose raconter sa vie ? Se laisser au gré de la mémoire, revivre les événements tels qu’ils se sont succédés ou les attacher à des manifestations passagères ? L’intention de Ionesco n’est pas d’établir un ordre des faits ; pour lui le seul problème est de comprendre et d’expliquer pourquoi la figure de son père et son origine maternelle ne cessent de le hanter, pourquoi la situation politique de la Roumanie de sa jeunesse lui semble intolérable à tel point qu’il préfère partir.
Journal en miettes, Présent passé, passé présent, La Quête intermittente trois livres qui ont pour objet l’homme Ionesco et qui ne sont ni de vrais journaux, car ils ignorent toutes les règles de base du diarisme, c’est-à-dire la régularité, le calendrier, et la simultanéité, cette synchronisation entre l’acte de vivre et l’acte d’écrire, ni de vraies autobiographies puisqu’ils ne sont pas centrés sur l’histoire de sa vie, sur le développement de sa personnalité. Journal ou autobiographie, peu importe l’appellation, les livres relatent un lent apprentissage, celui de sa vie ; il essaie d’ordonner sa vie déjà vécue, de trouver le sens de cette vie écoulée, afin d’arriver à la sagesse acquise lentement par la suite de l’expérience, et finalement, afin de se retrouver, ayant la conscience de la difficulté de son entreprise, interrompue à plusieurs reprises, puisque l’être humain ne se laisse pas découvrir sans peine et c’est justement cet effort qui touche lorsqu’on fait la lecture des écrits intimes de Ionesco. Et tout cela sous le signe de la sincérité.
Mais l’homme Ionesco que nous retrouvons à travers les textes ne peut pas être séparé de sa famille. Si, au début, il évoque une famille dispersée qui a tourmenté son enfance et qui continue de hanter sa pensée et ses textes, il finit par présenter une autre famille, parfaitement soudée, la sienne, et qui constitue son support et pour laquelle il éprouve une immense gratitude.
Le texte sur/de sa vie est formé de fragments, grands ou petits, de fragments-souvenirs qui apparaissent en désordre, d’impressions saisies à vif, mais dont la cohérence réside dans l’intention suivie par l’auteur. Le caractère hasardeux de ses pensées, l’instantané de leurs naissances se reflète, aussi, dans le caractère hasardeux de la distribution des séquences textuelles. Ionesco se plaît à faire des inversions, des déplacements de fragments, à ne pas respecter la succession du temps ; tout cela fait de ses écrits autobiographiques, une œuvre pleine d’omissions, plus ou moins volontaires, une œuvre constituée de miettes de rêves, d’opinions, de souvenirs, de notes morales ou même littéraires. Les fragments peuvent être changés, leur chronologie est subjective, le texte mêle toujours les obsessions, les regrets et parfois, les projets. Le fragmentaire, mis en évidence par des blancs, dans les textes, est dû probablement à l’incertitude du processus de remémoration, à la difficulté de revivre des expériences et qui se traduit dans la structure du discours qui se cherche et ne se retrouve qu’en morceaux. Morceaux de vie qu’il voit en “couleurs sombres” et morceaux de texte qui “s’assombrissent comme les tableaux”.
Le fragmentaire, “les miettes” sont la preuve, la trace d’une faille, mais également les parties composantes d’une personnalité en quête de soi et qui se découvre liée à l’inquiétude, au doute, au scrupule, à l’impuissance : “Angoissé à la pensée : que reste-t-il si la mémoire se vide ; que reste-t-il ; la mémoire de l’âme, cela existe ? est-elle éternelle ? Immortelle ?” (Quête 103).
Les livres sont un guide dans le labyrinthe de la mémoire et le travail de Ionesco sur la mémoire est une œuvre d’élucidation ; il se est met à nu jusqu’à se découvrir, en ses tréfonds. Et les images qui se forment sont celles d’un homme avec son passé, son présent et son avenir. L’image de soi que dessine l’écrivain est celle d’une personne s’interrogeant sur son existence, sur son temps, sur la mort, sur Dieu. Il conte ses souvenirs et interroge le présent ; mais ce qui frappe, c’est le goût nostalgique de l’écrivain pour les images du passé chez lui, la principale dimension du temps, un passé qui semble se substituer au présent, au futur : “Je ne sais pas très bien si je rêve ou si je me souviens, si j’ai vécu ma vie ou si je l’ai rêvée. Le souvenir, autant que le rêve, me fait profondément ressentir l’irréalité, l’évanescence du monde, l’image fugitive dans l’eau mouvante, fumée, colorée” (PP 280).
Il est intéressant de remarquer l’incertitude temporelle qui apparaît dans les premiers livres ; Journal en miettes, contient une seule référence au temps, l’année 1963 et Présent passé, passé présent, retrace une période entre 1940-1967 sans précision en ce qui concerne les dates. L’auteur ne tiennent pas compte du temps chronologique, qui semble être tué. Au contraire La Quête intermittente respecte une chronologie, mais elle est, pourtant, discontinue à cause de la faiblesse de l’homme Ionesco qui écrit en même temps qu’il vit les moments de l’inconfort physique.
Et malgré les distorsions chronologiques, malgré la mémoire qui le trompe, parfois, “Je dis toujours “peut-être”, à cause de l’incertitude et de l’insignifiance des témoignages” (PP 19), l’autobiographie de Ionesco se veut un miroir, un témoin d’un monde qui n’existe plus, un regard objectif sur les événements de l’histoire, mais aussi un regard subjectif car les événements ont beaucoup influencé le déroulement de sa vie : “Moi-même, je puis tout au plus espérer être un triste, esseulé, survivant de mon monde, une âme en peine, un fantôme mélancolique. Que puis-je espérer d’autre, moi, avec mon journal, autre chose que d’être une pièce archéologique” (PP 167).
Le passé que Ionesco fait revivre ne peut pas être évoqué qu’à partir d’un présent qui l’obsède. Il s’agit du présent objectif, politique, de l’histoire vécue (le problème des légionnaires et des communistes, les événements internationaux-la guerre d’Algérie, le conflit du Moyen Orient, etc.), mais également, du présent subjectif influencé par ses souvenirs d’enfance. Ces souvenirs douloureux ne peuvent pas reconstituer tout son passé qu’il cherche désespérément.
C’est un passé toujours présent, une présence traumatisante et obsédante, mais en même temps moins claire, à cause de la distance temporelle entre maintenant comme moment du souvenir et de l’écriture et alors comme moment vécu ; ce décalage souligne les fluctuations et l’instabilité de la mémoire : “Il me semble, peut-être seulement me semble-t-il, que les images de ma mémoire sont aujourd’hui effacées, les détails les plus pauvres, car depuis que j’entre dans le cycle de la vie descendante, l’ancien monde intérieur s’éloigne de moi, se défait, se laisse envahir par la brume” (PP 22).
C’est un passé qui redevient présent sous la plume de l’écrivain, un passé qui est ressuscité avec l’intention d’être compris et qui, par l’intermédiaire de l’écriture, disparaît dans des clichés : “Hélas, toute sincérité, toute l’authenticité, toute la vérité, tout ce que j’ai vécu tout seul et senti disparaît déjà dans les clichés, les expressions qui appartiennent au patrimoine public et à la généralité” (PP 280).
L’écriture est douloureuse parce qu’elle ranime des souvenirs déchirants et précaires, mais aussi, parce qu’elle révèle l’écart entre le temps de la vie et le temps de l’œuvre. La confrontation entre le passé du souvenir et le présent de l’acte d’écrire introduit la distance entre l’enfant -sujet des souvenirs et l’adulte qui maintenant voit et pense autrement ; c’est le moment de la réflexion lucide et mûre :
Il est bien tard, maintenant, passé la trentaine, bien tard pour faire sortir de mes profondeurs, de mes caves, cet univers de lumière, cet univers caché, enseveli, ou ses lueurs ; ou ces lueurs fragmentaires d’un univers. Plusieurs cycles de vie, plusieurs âges ont passé sur cet âge, l’ont redécouvert. De plus en plus éloigné, cet âge : plus que des épaves précaires, plus elles sont précaires, plus cela me déchire, plus que quelques pâles éclats d’un monde, autrefois dense, intense, coloré, vivant. Cela fait des siècles et des siècles. Je ne sais que du vide. La mort, la mort. Détresse de l’irrémédiable.[…] Je fais des fouilles dans une terre où je retrouve les débris de ma préhistoire, débris dont je ne peux plus reconstituer l’entier. J’aurais dû noter tout cela beaucoup plus tôt.[…]Avant d’avoir trente ans, ou à trente ans juste, je pouvais encore, tout naturellement, regarder dans la vallée d’où je viens, ou, plutôt, le sommet encore pas trop éloigné d’où je descends. Maintenant, nel mezzo della vita, et même après le milieu de la vie, depuis que je suis sur l’autre pente, la vallée fait apparaître la frontière du néant. (PP 16-17)
Pour Ionesco les écrits autobiographiques sont une tentative de récupérer le temps, de le re/vivre plus intensément parce que le sentiment intense et pénétrant du temps est apparu à un âge tendre et le pressentiment de la mort est inhérent : “Quand est-ce que je me suis aperçu pour la première fois que le temps ‘passait’ ? Le sentiment du temps n’a pas été lié immédiatement à l’idée de la mort. Bien sûr, à quatre ou cinq ans, je me suis rendu compte que je deviendrais de plus en plus vieux, que je mourrais” (JM 12).
Plus tard, à l’âge de quinze ans Ionesco manifestait une sensibilité exacerbée de l’écoulement du temps et ressent le présent tel un passé :
À quinze ans, seize, c’était fini, j’étais dans le temps, dans la fuite, et dans le fini. Le présent avait disparu, il n’y eut plus pour moi qu’un passé et qu’un demain, un demain senti déjà comme un passé. J’essaye depuis, tous les jours, de m’accrocher à quelque chose de stable, j’essaye désespérément de retrouver un présent, de l’installer de l’élargir. (JM 13)
Cet empressement à l’égard du temps justifierait l’irruption des souvenirs, désorganisés temporellement. C’est en quelque sorte la panique que le temps va le vaincre et qu’il ne va pas lui donner l’occasion de répondre à ses propres questions :
“J’ai couru après la vie comme pour attraper le temps, et j’ai voulu vivre. J’ai tellement couru après la vie qu’elle m’a toujours échappé, j’ai couru, je n’ai pas été en retard, ni en avance, je ne l’ai jamais rattrapée pourtant : c’est comme si j’avais couru à côté d’elle” (JM 29).
Les textes autobiographiques constituent le cadre parfait pour une confrontation avec soi-même qui ne peut être qu’enrichissante pour l’auteur, pour l’être qui se trouve derrière les lettres et qui est, à la fois, le même et un autre, ou le même autrement. Ses textes se veulent, aussi, une communion avec l’autre :
C’est à travers un texte, c’est-à-dire à travers une confession, c’est-à-dire en plongeant dans l’univers, c’est-à-dire dans les abîmes d’un autre que la communication peut s’accomplir. Voilà tout de même une justification de la littérature. […] Seul à seul avec une œuvre, seul à seul avec l’autre, un autre qui n’est même pas au courant de cette expérience, de cette approche, qui ne connaît pas qu’il est connu, véritablement, profondément : le monde de celui-là devient le monde de celui-ci. Intimité profonde, discrète, totale. (JM 124)
Écrire sur sa vie a des vertus thérapeutiques pour Ionesco, car l’acte d’écrire peut apaiser les inquiétudes et donner l’impression de la maîtrise de la mort et de la vie, et les écrits autobiographiques donnent la sensation de délivrance, de soulagement : “Où fuir de nous-mêmes ? J’ai (ou pas) les ressources de ce journal. Je tâche d’y engloutir, d’y noyer mes angoisses” (Quête 93).
Les confidences sont des pages de vie qu’on ne peut pas séparer totalement de la littérature car ils accompagnent ou se trouvent dans l’ombre de l’œuvre majeure. L’auteur entreprend de se dire et d’annexer sa vie aux exigences de l’écriture. À mesure que le journal de sa vie se constitue, il reçoit une destination particulière, une destination littéraire. Il n’est plus un simple atelier de phrases, un laboratoire dans l’ombre de la grande œuvre ; il est une autre création qui pourrait donner la clé des interprétations ou des sens nouveaux de l’œuvre. Ionesco écrit son journal à cause de l’inquiétude à l’idée de perdre sa vie ; il veut sauver sa vie, dans la grande tentative qui est l’art, devant les exigences illimitées de l’art, malgré l’angoisse et le désespoir provoqués par l’acte d’écrire :
“Autrefois, autrefois, il y a de cela bien longtemps, c’est avec joie que je m’asseyais devant ma table pour écrire. Ensuite, ce ne fut plus qu’avec un certain plaisir. Plus tard, avec indifférence, par habitude et même avec une sorte d’ennui.[…] Aujourd’hui, l’idée que je dois écrire me remplit d’horreur tout simplement. Aujourd’hui lorsque je commence à écrire, se réveille en moi la conscience plus aiguë encore, plus insupportable du drame, du danger, de l’angoisse universelle et je voudrais fuir, me distraire, oublier”. (JM 38)Ce qui est important pour Ionesco n’est pas l’enchaînement chronologique et logique des événements et des expériences, mais plutôt l’homme qui apparaît, ce mélange de dedans et de dehors, ce mélange formé de sa conscience et de l’opinion de l’autre. Celui qui se confesse ne peut être isolé complètement du monde dans lequel il écrit, car le présent et le passé, en égale mesure, modèle sa personnalité. Mais l’homme Ionesco reste le même : un homme qui essaie de surmonter sa crise ontologique à la pensée de la vie et de la mort, de répondre aux questions, de se libérer des angoisses, un homme avec des hautset des bas toujours en contradiction avec soi-même, contre le courant, toujours contre son temps. C’est l’homme des mémoires et du théâtre également.
ŒUVRES CITÉES
Ionesco, Eugène. Journal en miettes. Paris : Gallimard, 1967. (JM)
____. Présent passé passé présent. Paris : Gallimard, 1976. (PP)
____. La quête intermittente. Paris : Gallimard, 1987. (Quête)
Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique. Paris : Seuil, 1994.
May, Georges. L’autobiographie. Paris : PUF, 1979.
Rousset, Jean. Le lecteur intime (de Balzac au journal). Paris : José Corti, 1986.
Simion, Eugen. Fictiunea jurnalului intim. Bucuresti : Univers enciclopedic, 2001.