7 June 2016 by Jessica Palmer
Interview avec Cheikh Hamidou Kane
Chantal Thompson et Sani Adamou
Brigham Young University
chantal_thompson@byu.edu
adamousani@yahoo.fr
Interview de Cheikh Hamidou Kane accordée à Chantal Thompson à Dakar le 5 Juin 2005. La plupart des questions et la transcription ont été préparées par Sani Adamou.
C.T. : Le Chef de l’Etat Major de l’armée nationale, le Général Moriko apparaît dans Les Gardiens du Temple comme un général dont l’attitude est très contraire à ce que nous observons d’habitude en Afrique. Pourquoi les militaires sont-ils décrits comme des sauveurs dans ce roman ?
C.H.K. : Parce que je pense qu’ils auraient pu assumer cette fonction. Lorsque nos différents pays sont passés de l’état de colonies à la situation d’Etats indépendants, ils se sont dotés de certains attributs qui sont ceux d’un Etat souverain : un gouvernement, un parlement, des institutions judiciaires, une armée… Chacune de ses instances devait jouer le jeu, en particulier le président et les hommes politiques devaient constituer des partis politiques pour rechercher le suffrage des citoyens pour occuper les positions que les constitutions ouvrent. Mais après l’indépendance, dans beaucoup de pays, le jeu a été biaisé parce que beaucoup de personnes qui ont été Chefs d’Etat au moment de l’accession à l’indépendance ont triché avec la réalité. Sous prétexte que c’étaient des pays nouveaux et qu’il fallait éviter le tribalisme et les tendances sécessionnistes, ils ont imposé un parti unique, donc le jeu était faussé. Ils [les militaires] n’ont pas pu empêcher cela ….. Les partis uniques, par ailleurs, ont voulu aussi imposer leurs lois aux syndicats. Les syndicats qui apparaissaient devaient s’inféoder au parti unique. Cette situation a duré peut être une décennie. Dans beaucoup de pays elle s’est avérée invivable. Et en particulier il y a eu des conflits d’ordre social, syndical qui se sont manifestés. C’est un peu ce que j’ai décrit dans Les Gardiens du Temple. A ce moment là, normalement, ce sont les armées qui auraient dû arbitrer et empêcher le pouvoir présidentiel de continuer de s’imposer lorsqu’ il y a des révoltes sociales. Arbitrer, c’est ça le rôle des armées. C’est ce qui aurait pu être le rôle des armées partout. Mais dans beaucoup de pays, au lieu d’être les arbitres, les militaires se sont emparés du pouvoir à la place des politiques. Dans Les Gardiens du Temple, j’ai décrit ce qui devrait être la situation idéale. C’est elle qui aurait pu se produire dans certains pays.
C.T. : Pourquoi avoir utilisé le roman pour faire passer un message d’ordre politique ? Pourquoi pas un essai ou une autobiographie, parce que vous aviez beaucoup de choses autobiographiques à dire ?
C.H.K. : Je crois qu’utiliser le roman était un moyen qui était plus à ma portée et qui m’intéressait plus que d’écrire une autobiographie ou de faire un essai. Le recours au roman me donne une plus grande liberté ; parce que dans le roman je peux à la fois faire intervenir des éléments qui sont de mon expérience propre, personnelle, et puis des éléments empruntés à d’autres. Par exemple, dans Les Gardiens du Temple, on voit bien que le personnage qui me représente partiellement, c’est celui de Salif Bâ. Et on voit bien en quoi Laskol représente un peu Senghor par certains aspects. Dankaro, dans une certaine mesure représente Mamadou Dia. Mais je dis seulement partiellement parce que par exemple, si Laskol avait arrêté Dankaro dans le roman, en fait le chef d’état major l’a obligé à justifier son comportement devant une instance qui était représentative du peuple, une instance représentative de toutes les classes de la société. Et là, ce que j’ai décrit, c’est une sorte de préfiguration d’un événement qui s’est produit plusieurs fois dans les pays d’Afrique. C’est les Conférences nationales. La première fois qu’une conférence nationale s’est produite c’était en 1990 au Bénin où les présidents, les partis uniques s’étaient succédés pendant longtemps et ensuite il y a eu des révoltes politiques et sociales. L’armée avait pris le pouvoir et les officiers se sont succédés à la tête du pouvoir. (…) Mais le jour où le peuple s’est révolté finalement, il y a eu ce que l’on appelle la conférence nationale qui s’est imposée à tous les protagonistes de la vie politique. Parce que ça ne pouvait plus continuer comme cela. Ni le régime présidentiel à parti unique, ni le régime militaire. On sentait bien que ce n’était pas la solution. Le peuple s’est révolté à un moment donné. Alors tous ces groupes, toutes ces classes sociales ont bien dû accepter le fait d’une conférence nationale. C’est-à-dire de se réunir de jour et de nuit pendant des semaines afin que chacun dise quels griefs il articule contre les autres protagonistes. Et en fin de compte, ils ont décidé qu’il fallait mettre en place un régime démocratique où les citoyens soient libres de constituer des partis, où les militaires jouent le rôle qui leur est dévolu, etc, etc. Mais ça, quand j’écrivais Les Gardiens du Temple, ça ne s’était déjà encore produit nulle part. J’ai écrit ce livre dans les années 1966-67. Le livre n’a été publié qu’en 1996, mais cette partie, je l’ai écrite et l’ai envoyée à mon éditeur vers les années 1987-88.
C.T. : Donc, vous avez écrit Les Gardiens du Temples en plusieurs étapes ?
C.H.K. : Oui, et donc cette expression sous la forme d’un roman, j’ai l’impression qu’il donne libre cours à la fois à la narration biographique et à l’imaginaire, ce qui a été et ce qui pourrait être.
C.T. : Et donc cela permet aussi de faire passer les choses qui ne passeraient peut être pas si c’était une autobiographie, les acteurs du roman par exemple.
C.H.K. : Tout à fait. C’est d’ailleurs le cas de Mamadou Dia qui est le protagoniste (Dankaro). Il a lu le manuscrit des Gardiens du Temple avant que je ne le publie. Je ne sais plus sous quel titre je l’avais écrit. Alors Mamadou Dia l’a lu et il m’a dit : ” Votre ami Senghor ne sera pas très content. Il se reconnaîtrait dans ce livre “. Je lui ai dit : ” Oui, mais si certains traits de Laskol sont communs avec la vie de Senghor d’autres ne le sont pas. “
C.T. : Est-ce que Senghor a fait des commentaires sur le livre ?
C.H.K. : Non. (..) Aimé Césaire a lu le manuscrit. En fait le titre du manuscrit, c’était : Jours de Colère.
C.T. : Jours de colère… Donc, Aimé Césaire a lu ce manuscrit ?
C.H.K. : Il l’a lu en 1969-70, j’étais de passage à Paris, il a su que j’étais là et on s’est donc donné rendez vous dans un café. Nous avons parlé à la fois de Senghor et de Mamadou Dia -parce que lui aussi avait été très mécontent de la rupture entre ces deux hommes qui étaient ses amis- d’une part. D’autre part, il m’a demandé où j’en étais aussi, ce que j’écrivais, ce que je faisais. A l’époque j’étais encore en Côte d’Ivoire travaillant pour l’UNICEF. On a beaucoup causé de ça et puis je lui ai dit que j’avais un manuscrit que je lui ai donné à lire. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés dans le même café, il avait déjà lu le manuscrit, il l’a lu en une nuit. Il m’a dit : ” C’est très très intéressant, mais vraiment, je vais vous demander de ne pas le publier “. Moi-même, je ne voulais pas le publier, bien qu’il fallait que je l’écrive. Il m’a donné ses raisons : ” Je pense que si vous le publiez, Senghor ne peut pas ne pas se sentir visé dans une certaine mesure. Et donc ça pourrait retarder la libération de Dia “, que nous voulions lui et moi. A l’époque nous faisions pression sur Senghor pour qu’il libère Dia. Il m’a dit en deuxième lieu : ” Vos militaires sont trop sympathiques et moi je suis un peu déçu “. Parce que c’est une dénonciation des intellectuels, une abdication des intellectuels qui reconnaissent qu’ils ont échoué et donc qui en appellent à des militaires pour arbitrer entre eux. Il me dit : ” Vous savez les militaires ne sont pas comme ça. Quand ils prennent le pouvoir, ce n’est pas pour le restituer mais c’est pour le garder. Pour toutes ces raisons je ne suis pas pour que vous publiiez ce livre “.
Mais c’est bien des années après, après que se soient produits les Conférences nationales, il s’en est produit au Bénin, au Niger, au Togo, au Congo, etc. C’est quand il s’en est produit trois ou quatre, c’est à ce moment là que je l’ai publié.
Au Mali il y a eu un coup d’état qui a renversé Modibo Keita qui avait imposé un régime de parti unique jusqu’au moment où il y a eu une révolte populaire. Modibo a été déposé et détenu par les militaires. Moussa Traoré, un militaire, a donc pris le pouvoir, il y est resté pendant longtemps. Quelques années plus tard il y a eu une autre révolte populaire, le peuple en avait assez. Moussa Traoré a réprimandé la population en tirant sur la foule. C’est à ce moment là qu’un autre militaire, Amadou Toumani Touré, qui préfigure le personnage de Moriko, comme Moriko il a arbitré entre Moussa Traoré et le peuple révolté comme on le voit dans Les Gardiens du Temples à la Place de l’Indépendance. Toumani Touré est intervenu et a fait arrêter les violences. Il a détenu Traoré qui a été jugé, condamné et Amadou Toumani Touré quand à lui, a rétabli l’ordre et a rendu le pouvoir aux civils. A ce moment là, il y a eu un vote démocratique où Alpha Oumar Konaré a été élu président de la République du Mali. Toumani Touré s’est retiré et il est devenu une espèce de sage.
Dans le livre j’avais anticipé les coups d’état sympathiques et les conférences nationales. J’avais tout à fait imaginé cela, je sentais que les choses ne pouvaient pas continuer comme cela, avec les régimes présidentiels d’Houphouët Boigny, de Modibo Keita, Eyadema, Mobutu… Ils ont beau faire du bruit, corrompre, on se rend compte que ça ne peut pas durer éternellement, parce que ça ne résout pas les problèmes. A un moment donné, il y a une révolte qui se produit quelque part. Et quand cette révolte se produit, il faut la réprimer brutalement et si un autre civil s’impose, ça va durer quelque temps jusqu’à la prochaine révolte. Le cycle ne prendra fin que lorsque tous les protagonistes de la cause du pays se retrouvent et pendant des jours et des nuits, des semaines et des mois, ils discutent. En général, ils discutent en présence de leaders religieux, de représentants de la société civile, des paysans, des hommes politiques, des intellectuels, tout le monde est là.
La conférence nationale du Bénin a été présidée par un archevêque et ç’a été la même chose dans les autres pays. On sait qu’ils ne vont pas prendre le pouvoir, ils font intervenir tout le monde afin que tous puissent exprimer leurs griefs contre le Président, le parti unique, etc… Et c’est après cela que pour ne plus retomber dans ces travers, on décide de mettre en place un gouvernement démocratique où on s’engage à respecter la liberté, les droits de l’homme…
C.T. : Est-ce que l’exemple du gouvernement de Laskol n’est pas une remise en cause de la colonisation ?
C.H.K. : Si, c’est dans une certaine mesure une remise en cause de la colonisation, un peu comme le premier gouvernement du Sénégal. L’autonomie interne entre Senghor et Mamadou Dia avait été une remise en cause partielle de la colonisation. Jusqu’à l’indépendance, le pouvoir était détenu ici au Sénégal par le gouverneur et au niveau des chefs-lieux de régions, il y avait des commandants de cercles français. Le découpage en entités territoriales du pays était fait en fonction des besoins de la colonisation. Le système des impôts était fait en fonction de la logique coloniale. Au moment de l’autonomie interne, c’est-à-dire la période qui précédait l’indépendance, le gouverneur français a cédé la place à Senghor et Senghor s’est adjoint Mamadou Dia, qui était Président du Conseil. Ils ont commencé par découper le pays en entités territoriales. Au lieu des cercles, on avait les régions. Chaque région comprenait quelques cercles. Mais on a fait des études, des enquêtes approfondies pour voir comment faire le découpage administratif, à la place des réseaux commerciaux de la période coloniale qui n’étaient là que pour encourager la production de l’arachide et pour l’achat de cette arachide. Les paysans sénégalais avaient pour seule vocation la production de l’arachide. Après la production, des commerçants français, libanais et plus tard, sénégalais, achetaient l’arachide à un prix qui n’était pas celui du marché. L’arachide était ainsi collectée et envoyée en France pour être transformée dans les huileries. C’est à l’indépendance qu’on a voulu implanter ici des huileries et d’autre part, le gouvernement de Senghor et Mamadou Dia a voulu substituer à l’organisation commerciale la collection de l’arachide et mettre en place des commerçants, des coopératives. Les paysans s’organisaient en coopératives. On mettait en place des structures semi-étatiques pour collecter cette arachide que l’on vendait à un prix conforme au marché et cette arachide était transformée dans des huileries désormais implantées au Sénégal. Alors, tout ceci implique une transformation complète du système économique, administratif et c’est cela que je décris dans Les Gardiens du Temple dans une certaine mesure ; avec aussi des commerçants malhonnêtes. Comme dans Les Gardiens du Temple, nous avons un commerçant qui était l’homme lige du responsable politique de la région. C’est une remise en cause partielle de l’administration des colonisateurs.
C.T. : Peut-on vraiment comprendre vos romans sans considérer votre carrière politique ?
C.H.K. : Je pense que oui. Dans L’Aventure ambiguë on ne voit pas du tout ma carrière politique. Il y a un message politique mais qui est un peu plus universel. Un message politique, s’il y en a un dans L’Aventure ambiguë, c’est pour dire que la confrontation ou le dialogue avec l’Occident est un passage obligé des relations humaines. C’est un passage que la colonisation niait, mais partout où le pouvoir politique nie l’utilité du dialogue il y a une évolution qui apparaît, qu’elle soit violente ou pas. C’est ce qui apparaît dans les pays de l’Est, notamment l’Union Soviétique. Pendant longtemps on a nié l’identité des parties qui composaient l’ Union Soviétique jusqu’au moment où il y a eu des révoltes qui se sont produites. Les Tchécoslovaques, les Polonais et après tous les autres jusqu’à la disparition du mur de Berlin. C’est une manifestation de l’identité culturelle qui fait éclater le système politique. C’est un peu le message de l’ L’Aventure ambiguë. Il n’est en rien lié à ma carrière politique. J’ai eu une carrière d’administrateur, bien que j’aie été ministre, je n’ai pas été politicien dans le sens ou les gens le sont en Afrique.
Ce qui importe ici, c’est l’identité culturelle. Le mouvement de la négritude par exemple, est une espèce de revendication d’identité culturelle nègre comme préalable à l’indépendance politique. Refuser l’évaluation de ces problèmes identitaires par des idéologies révolutionnaires, marxistes ou autres, parce que Césaire était bien un communiste, mais pourtant il ne s’est pas senti suffisamment exprimé par la révolution communiste, en tant que nègre. Il considérait que le communisme laissait un peu la cause noire au bord de la route.
Ma carrière politique au Sénégal m’a donné des éléments mais j’aurais pu avoir ces éléments dans l’expérience des pays comme le Bénin ; sauf que l’expérience avec Senghor et Mamadou Dia, je l’ai vécue.