20 June 2016 by Jessica Palmer
Pascal perdu dans ses Pensées
Stéphane Natan
Rider University
snatan@rider.edu
Avant même d’aborder les Pensées de Pascal, le lecteur sait par avance qu’il va s’aventurer dans une œuvre inachevée, dans une œuvre fragmentée. En revanche, ce que le lecteur ignore encore, c’est qu’il va rencontrer dans lesPensées une multiplicité de voix, et, qui plus est, une multiplicité de je qui peuvent être parfois en total porte-à-faux les uns avec les autres. La cohérence des Pensées ne peut être maintenue que si l’on admet que derrière chaque jese dissimule un émetteur différent et que si l’on accepte, par voie de conséquence, le principe de la polyphonie, de la pluralité des locuteurs (Magniont 38). En permettant à des je distincts de s’exprimer, les Pensées vont faire preuve d’une grande originalité: ces je ne représentent pas tous Pascal, loin s’en faut, et divers émetteurs se voient octroyer le droit d’émettre leurs dires de la façon la plus nette qui soit, en parlant à la première personne. Comme le dit si justement Nicholas Hammond, “the text is inhabited by a multiplicity of voices, some clearly defined, others purposely undefined, and many more rendered ambiguous by the lack of precise context” (6). En l’occurrence, dans l’édition Philippe Sellier des Pensées, on dénombre la présence d’un je dans cent vingt-trois fragments sur un total de huit cent treize. Ce nombre ne prend pas en compte tous les je: nous laissons de côté les je employés dans des dialogues, citations ou encore les je qui sont clairement présentés comme ceux d’un tiers, soit par la présence de guillemets, soit par un verbe introducteur ou en incise du discours direct. Or, précisément, “c’est l’omniprésence de ce ‘je’ qui crée l’impression de chaleur que produit le texte, parce qu’il y a justement la suspicion que c’est l’homme Pascal qui parle” (Sellier 75). Néanmoins, seule une minorité de ces je renvoie à Pascal par le biais de la biographie. Ironie du sort, ce pronom personnel appelé nominal, étant donné qu’il est censé désigner directement sans ambiguïté, nous échappe constamment tant il est protéiforme dans les Pensées. Plus que jamais avec lesPensées, l’expression célèbre de Rimbaud “Je est un autre” prend tout son sens (135).
Faute d’avoir su correctement identifié Pascal dans cette multiplicité de je, de nombreuses erreurs d’interprétations ont pu être commises, comme l’illustrent très bien les divers commentaires du fragment 233: “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.” Tout un chacun s’accorde pour reconnaître que l’émetteur de ce passage se trouve en proie à l’angoisse, face à une nature qui devient pour lui effrayante par l’incertitude qu’elle véhicule. En raison de cette phrase, on a souvent considéré Pascal comme un être à la foi torturée. Ainsi Valéry, ignorant le principe de la polyphonie dans les Pensées, ne fait pas de distinction entre Pascal et les autres je imaginaires: il considère les Penséescomme un monologue. Pour Valéry, il s’agit dans ces propos de “la main de Pascal” dans sa réaction “spontanée” contre l’angoisse (461). Pourtant, pour le chrétien, le monde n’est pas silencieux, “la nature [étant] une image de la grâce” (fr. 306, 738). Si le chrétien vit dans la crainte, il ne s’agit que de la crainte de Dieu, crainte qui se situe aux antipodes de celle de l’athée. Pour l’homme avec Dieu, le monde n’est pas incertitude, mais tout n’est que certitude (à l’exception de son salut), la terre et l’homme s’insérant dans une finalité déterminée par Dieu: “Il est certain [que ceux] qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent” (fr. 644). Dans ces conditions, Jean Mesnard a pu écrire à propos des Pensées que “l’explication biographique peut devenir non pertinente et abusive. [. . .] La biographie n’est pas une clef qui ouvre toutes les portes de l’œuvre; son intrusion intempestive peut même en fermer plusieurs” (“La Connaissance” 36). D’où la nécessité d’identifier clairement Pascal dans ses Pensées.
La présente étude se propose d’isoler et d’analyser dans la pluralité des je desPensées ceux qui renvoient à Pascal, ces je autobiographiques que nous reconnaîtrons via la biographie, la correspondance et les publications. En fait, si certains je autobiographiques ont pu être étudiés par la critique de manière sélective dans quelques fragments, il manque à ce jour une analyse globale sur ce sujet. Nous proposons dans cet article de recenser de manière synthétique tous les je—et uniquement les je—qui renvoient à Pascal.
La très faible présence du je autobiographique dans les Pensées s’explique par le jansénisme de Pascal. Pour ce dernier, s’inscrivant dans la lignée de saint Augustin, les voies du monde et de Dieu sont profondément inconciliables, et elles se concrétisent par deux amours différents, amor mundi et amor dei; l’un a pour nom cupidité et l’autre charité: “Deux amours ont […] bâti deux cités; celle de la terre par l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi” (Augustin 326). Dans une telle conception des choses, le moi symbolise le bastion de la cupidité. Aussi, Pascal, pour stimuler l’action de la grâce, va entreprendre de lutter au quotidien contre cette dictature du moi, caractéristique de l’homme sans Dieu. Dans cette optique, Pascal commence par expulser le moi du langage: “Feu Monsieur Pascal […] portoit cette règle [effacement du nom propre et du moi] jusques à prétendre, qu’un honnête homme devoit éviter de se nommer, & même de se servir des mots de je, & de moy, & il avoit accoûtumé de dire sur ce sujet, que la pieté chrétienne aneantit le moy humain, & que la civilité humaine le cache & le supprime [dissimule]” (Arnauld 267). Après le langage, il s’agit pour Pascal d’anéantir le moi de la mémoire des hommes, par l’emploi systématique de pseudonymes: pour Les Provinciales, Pascal est Louis de Montalte; pour le concours de la cycloïde, il devient Amos Dettonville; et, pour les Pensées, il prend la dénomination de Salomon de Tultie, anagramme des deux précédents. En fait, ces divers pseudonymes ont une valeur très particulière, comme le souligne si justement Pierre Cariou: “Ce que signifie cette possibilité de varier ainsi son nom en en multipliant les pseudonymes, c’est, nous semble-t-il, la production progressive d’un oubli du nom qui vaut effacement. À force de pseudonymes on n’est plus personne” (82). Cette préoccupation majeure a laissé des traces jusque dans l’Épitaphe de Pascal qui est à ce sujet on ne peut plus révélatrice: “Le grand amour qu’il avait pour la pauvreté et pour l’humilité chrétienne lui eût fait sans doute souhaiter d’être privé de ces honneurs que l’on rend aux sépultures des morts, et de demeurer encore caché après sa mort, lui qui l’avait toujours voulu être pendant sa vie” (Pascal, Œuvres 13). Par l’effacement du moi, Pascal extériorise son refus des valeurs mondaines, sa volonté de sortir du cercle infernal de la concupiscence, de l’orgueil, pour s’inscrire dans l’ordre de la charité. Cet effacement du moi obéit donc à des convictions religieuses, mais également apologétiques: n’oublions pas que le moteur initial du projet de Pascal avec les Pensées était de défendre le christianisme—via l’art de persuader—afin de conduire l’incroyant vers le chemin de la foi. Pascal n’a jamais voulu se servir des Pensées comme du divan d’un psychiatre (Jerphagnon 111-20), et il est très sévère à l’égard des auteurs qui ont tendance à s’épancher; sa critique n’épargne pas Montaigne—“Le sot projet qu’il [Montaigne] a de se peindre!” (fr. 644)—un auteur que Pascal a beaucoup admiré par ailleurs. Pour Pascal, un bon auteur est un être qui sait s’effacer pour laisser voir derrière lui l’homme en général (fr. 554). Pascal voulait créer une œuvre qui parle à tout un chacun, une œuvre qui évite de s’enfermer exclusivement sur la personnalité de son auteur; ce dernier devant s’effacer pour permettre à son œuvre de triompher. Il y a fort à parier que Pascal aurait été ravi de ces propos de Stendhal: “Quand je lis Pascal, il semble que je me relis. Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je ressemble le plus par l’âme” (cité par Béguin 185). Quoiqu’il en soit, il n’en reste pas moins que certains je des Pensées portent l’empreinte de Pascal, ce qui montre bien l’impossibilité d’anéantir le moi, comme on le verra plus loin avec le fragment 520.
Dans les Pensées, on croise un je qui, à mille lieues de s’épancher, nous fait partager l’expérience de son vécu en tant qu’elle peut servir au christianisme, au projet apologétique. Ainsi, au fragment 566, on retrouve le Pascal mathématicien—“J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites”—qui reconnaît que la géométrie n’est qu’une science secondaire qui se doit de céder le pas à la morale (Goldmann 200). Ce fragment ne prend toute sa valeur que lorsque l’on se souvient du génie scientifique de Pascal. À l’âge de dix ans, le jeune Blaise fait un traité sur les sons “qui fut trouvé tout à fait bien raisonné”; à douze ans, il découvre seul la trente-deuxième proposition d’Euclide; à seize ans, il réalise et publie un Traité des coniques qui le propulse au-devant de la scène scientifique; à dix-neuf ans, il invente “la machine d’arithmétique”—ancêtre des ordinateurs modernes—qui le rend célèbre; à vingt-quatre ans, il prouve l’existence du vide; à trente-cinq ans, il résout le problème de la cycloïde… (G. Périer 105-09). De toutes parts, son génie scientifique a provoqué le respect: Pascal n’est pas un génie ignoré de son siècle (Pascal a été un génie posthume en tant qu’homme de lettres, pas en tant qu’homme de sciences). Sa notoriété dépasse rapidement le cercle des intimes, et la spirale de la renommée ne cesse de s’accélérer. Les plus grands savants de France, d’Europe même, ont entendu parler de ce prodige appelé Blaise Pascal; tous manifestent leur admiration que ce soit en le louant ou encore en l’enviant. En 1655, dans l’Introduction à l’Entretien avec M. de Saci,Fontaine, son secrétaire, écrit au sujet de Pascal: “Je ne m’arrête point à dire qui était cet homme, que non seulement toute la France, mais que toute l’Europe a admiré” (In Pascal, Œuvres 2: 84). Pourtant, même si Pascal sa vie durant n’a jamais abandonné complètement son intérêt pour les sciences, à l’heure des Pensées, il exprime clairement son détachement à leur égard. Dans une Lettre à Fermat datée du 10 août 1660, Pascal déclare pour “parler franchement de la géométrie” qu’elle constitue à ses yeux “le plus haut exercice de l’esprit,” “le plus beau métier du monde.” Toutefois, si nous poursuivons la lecture de notre missive, on trouve, “mais enfin ce n’est qu’un métier” (2: 43); la géométrie, malgré tous ses attraits, n’en demeure pas moins une forme de divertissement. La vraie vie est ailleurs, l’homme véritable—entendu comme celui qui réalise pleinement son essence—est le chrétien; l’homme se doit alors de penser au salut de son âme.
Au fragment 742—le fameux texte du Mémorial—, on croise un autre jeautobiographique qui se livre complètement. Il faut cependant préciser que ce fragment qui fait aujourd’hui partie des Pensées n’était pas destiné à entrer dans l’Apologie: il s’agissait a contrario d’un texte à usage personnel, d’un texte qui nous conduit à saisir sur le vif l’expérience de la conversion telle que l’a vécue Pascal, d’un texte dévoilant toute la profondeur de son engagement religieux. Nous choisissons cependant de l’incorporer dans notre étude dans la mesure où la grande majorité des éditeurs de Pascal l’incluent dans les Penséeset qu’il faisait partie du Recueil original des Pensées: somme toute le Mémorialappartient, sinon de droit du moins de fait, aux Pensées. Comme l’indique ce texte, Pascal a ressenti ce passage de l’ordre humain de la concupiscence à la charité, au “cœur nouveau”1 durant la nuit du lundi 23 novembre 1654. La datation précise du jour, de l’heure, insiste sur l’importance capitale de l’événement: “L’an de grâce 1654. Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologe. Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres. Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi” (fr. 742). Quelques jours plus tard, dans une Lettre de Jacqueline à Gilberte, datée du 8 décembre 1654, on peut admirer l’action de la grâce efficace qui opère sur Pascal: “Enfin je n’ai plus rien à vous dire, sinon qu’il paraît clairement que ce n’est plus son esprit naturel qui agit en lui” (22). Du reste, le bonheur de Pascal éclate dans le Mémorial où le terme “joie” est répété cinq fois. On a bien affaire ici au même je que celui du fragment 566, ceje qui “dans les deux heures de sa nuit traversée d’éclairs, [comprend] qu’il y a quelque chose de plus important encore que de connaître et de persuader, c’est de consentir” (Rops 12).
Ce je intime de Pascal va encore se manifester au fragment 15. Clairement, ce fragment possède une valeur double: “Ne suis-je pas prêt à mourir? et ainsi l’objet de leur attachement mourra.” Cette phrase pourrait aisément passer pour celle d’un moraliste, morale étant entendue ici comme une philosophie pratique, une “lebensphilosopher,”2 c’est-à-dire d’une philosophie qui ne reste pas seulement dans les nues, mais qui propose une connaissance pratique de la vie, de l’homme: bien conduire sa pensée équivaut alors à bien conduire sa vie. D’ailleurs pour Jean Mesnard, la finalité de ce texte “n’est pas essentiellement personnelle. On y trouve les éléments d’une thématique interne aux Pensées: refus de l’amour-propre, haine du moi, Dieu seul absolu. La première personne des Pensées s’élargit naturellement aux dimensions de l’humanité” (“La Connaissance” 36). Incontestablement, ce fragment véhicule une portée universelle, tout homme devant mourir et ne pouvant remplir le vide d’autrui. Néanmoins, il est valable plus encore pour Pascal, pour un Pascal malade, à l’automne de sa vie. En effet, sa maladie fait de ce passage un fragment autobiographique, porteur d’une forte charge émotive (il est significatif de noter que Gilberte Périer cite ce fragment dans La Vie de M. Pascal [126]). Pour bien saisir la portée de ce fragment, il faut examiner toute l’ampleur de la maladie de Pascal, cette maladie qui le poursuit depuis son plus jeune âge et qui est d’une violence si terrible qu’elle l’empêche,3 pendant des laps de temps plus ou moins longs, de bouger (M. Périer 102-03), de manger (G. Périer 113-14) et de parler (J. Pascal 25): dans les dernières années de sa vie, la maladie est d’une telle intensité que Gilberte indique qu’à partir de 1658, on pouvait presque considérer “que c’est tout le temps qu’il a vécu” (118). Cette maladie, accompagnée de l’ineffable patience de Pascal, contribue à faire de lui un véritable martyr. Grâce à elle, il rejoint la figure de son Christ celui qui, dans le jardin de Gethsémani, “sue le sang” (Pascal,Abrégé 2: 70). Là où Job a échoué, ne faisant que se lamenter face aux maux que Yahvé permet qu’il subisse, Pascal réussit et triomphe: même après vingt-quatre heures d’agonie, pas une parole de plainte n’est sortie de sa bouche; ses derniers mots sont encore une manifestation de la grâce: “Que Dieu ne m’abandonne jamais!” (Périer G. 135). Le je éminemment autobiographique des Pensées n’a fait que mettre en avant la fragilité du monde, de ses valeurs, de la vie, perceptible par tout un chacun, d’où la nécessité pour Pascal de se tourner vers le christianisme. Ce que Pascal a fait en optant de suivre le christianisme augustinien, janséniste.
À côté de ces je intimes, on rencontre dans les Pensées le je de Pascal qui s’est enrôlé avec conviction dans le jansénisme. En effet, plusieurs je se rattachent à Pascal en tant qu’ennemi des jésuites (fr. 538, 796) et sympathisant des jansénistes: ce je peut être mis en parallèle avec le je du vrai chrétien—au sens pascalien du terme. Pour Pascal, comme l’indiquent ses Provinciales, la doctrine de la Compagnie de Jésus, l’attitude des casuistes relâchés sont évidemment inacceptables. Cependant, comme l’indique Jean Mesnard, Pascal ne condamne aucunement la casuistique en soi, mais uniquement la casuistique relâchée: “Chercher à savoir si l’on peut tuer en état de légitime défense, c’est poser un véritable problème moral. Mais se demander si l’on peut tuer pour défendre son honneur, c’est définir un faux cas de conscience: l’honneur n’est qu’une valeur ‘mondaine’, un produit de la concupiscence” (“Pascal et le problème moral” 359). Que les jésuites soient catholiques, que la plupart d’entre eux mènent une vie de chrétien exemplaire, l’attaque pascalienne n’en est pas moins foudroyante pour autant. Néanmoins, elle n’est absolument pas gratuite, et elle n’est pas due au hasard: en attaquant les jésuites, dans ses Provinciales, Pascal se porte au secours de tout Port-Royal qui subit, depuis des années, les assauts répétés de la Compagnie de Jésus. L’attaque de Pascal est d’autant plus impitoyable que les jésuites avaient ridiculisé à tort les jansénistes, les avaient calomniés. Et, si les jésuites réussirent à réduire au silence des figures éminentes du jansénisme—M. de Saci dépassé par la véhémence de leurs diffamations, Arnauld exclu de la Sorbonne—, ils ne furent néanmoins pas de taille face à Pascal: du 23 janvier 1656 au 1er juin 1657, rien ni personne n’ont pu retenir Pascal de dire, de crier sa vérité, pas même les autorités politiques qui cherchèrent en vain à arrêter ces lettres tout à la fois clandestines et fascinantes, lettres qui vont vilipender point par point les théories et les actes des jésuites. Le 18 octobre 1657, Les Provinciales sont mises à l’Index, et, en 1660, le Conseil du roi sous l’influence des jésuites les condamne au feu. Cependant, aux fragments 746 et 747, le jeparle des Provinciales, et il reconnaît leur paternité—“mes Lettres” (fr. 746), “mes autres Lettres” (fr. 747): il se conforte dans la nécessité de sa mission contre le relâchement jésuite, en dépit de la condamnation par Rome de ses écrits (fr. 746). Toujours au fragment 746, il affirme sa liberté de pensée, refusant de se laisser influencer par la puissante Compagnie de Jésus, si proche de Rome: “Je ne crains pas même vos censures, pailles si elles ne sont fondées sur celles de la Tradition.”4 Le mépris transperce nettement dans cette phrase, frappant de plein fouet l’orgueilleuse Compagnie. Au fragment 603, leje laisse éclater toute son indignation—à l’aide des modalités exclamatives et interrogatives—face aux propos des casuistes relâchés, et au fragment 792, il va même jusqu’à les défier: “Que l’on condamne seulement une de vos propositions du Père Escobar, j’irai porter d’une main Escobar, de l’autre la censure, et j’en ferai un argument en forme.” C’est encore ce je qui accuse les jésuites de calomnier les jansénistes (fr. 746) pour des motifs peu nobles: les jésuites refusent effectivement que quiconque s’oppose à eux: “Il ne faut pas être théologien pour voir que leur hérésie ne consiste qu’en l’opposition qu’ils vous font. Je l’éprouve en moi-même, et on en voit l’épreuve générale en tous ceux qui vous ont attaqués” (fr. 792). Les jésuites possèdent ainsi deux poids, deux mesures dans leurs jugements: “vous blâmez en moi comme horribles les moindres impostures que vous excusez en vous, parce que vous me regardez comme un particulier et vous comme IMAGO” (fr. 450). Du reste, ils n’ont pas même le courage de leurs actes: “Et je vous prie de ne venir pas me dire que ce n’est pas vous qui faites agir tout cela” (fr. 792). Du reste, leur lâcheté apparaît aussi, au fragment 796, dans leur attitude envers l’auteur desProvinciales: “Vous me menacez.” Toujours au même fragment, le je entend alors faire tomber la présomption de vérité qui entoure la Compagnie: “Je prie qu’on me fasse la justice de ne plus les croire sur leur parole.” Parallèlement à cela, le je des fragments 747 et 792 se pose comme un défenseur des jansénistes, comme un véritable admirateur de leur foi, de leur résistance aux persécutions jésuites, résistance douce et solide qui les élève au rang des martyrs et des saints. Le je des Provinciales pour en renvoyer à Pascal ne s’enferme pas sur une personnalité: à travers ces querelles, Pascal ne fait que protéger sa conception du christianisme, une conception qui prend sa source dans la Tradition: pour lui, chaque vrai chrétien ne peut que l’approuver dans sa démarche. En effet, comme Pascal le rappelle, il défend la vérité et non pas sa chapelle: “Il faut ouïr les deux parties; c’est de quoi j’ai eu soin” (fr. 801). D’ailleurs, il conserve, jusqu’au plus fort de ses assauts, les sentiments d’une âme chrétienne, à savoir un esprit humble et charitable: “Je ne mérite pas de défendre la religion, mais vous ne méritez pas de défendre l’erreur. Et j’espère que Dieu par sa miséricorde, n’ayant pas égard au mal qui est en moi et ayant égard au bien qui est en vous, nous fera à tous la grâce que la vérité ne succombera pas entre mes mains et que le mensonge ne…” (fr. 796). La présence de ces textes dans les Pensées font des Provinciales une œuvre totalement assumée. Faisant fi des préjugés qui veulent voir dans les jésuites des catholiques au-delà de tout soupçon, Pascal a osé dire sa vérité, a osé s’attaquer aux religieux les plus proches du pape: Les Provinciales incarnent une preuve irréfutable de la liberté de Pascal vis-à-vis d’un catholicisme dominé par la Compagnie de Jésus. Pascal n’a jamais regretté d’avoir écrit Les Provinciales (Beurrier 61), et il a continué son combat avec Les Écrits des curés de Paris.5
Après le je de Pascal auteur des Provinciales, on observe d’autre part un je qui représente l’auteur des Pensées, un je qui met en abyme son activité d’écriture. Toute la difficulté et tout le paradoxe de cette activité apparaissent au fragment 459: “Pensée échappée, je la voulais écrire: j’écris au lieu qu’elle m’est échappée.” Ou encore au fragment 540: “En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois, mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure. Ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant.” Si le je de l’auteur avoue ses difficultés, il n’en a pas moins conscience pour autant, au fragment 575, de la valeur de son œuvre:
Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau: la position des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux.
J’aimerais autant qu’on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition/différente, aussi bien que les mêmes mots formentd’autres pensées par leur différente/disposition. (Nous soulignons)
Le polyptote du verbe former ainsi que le chiasme mettent en relief l’importance de la forme.6 Pascal se présente ici comme un maître en matière de rhétorique, lui qui sait conférer un souffle nouveau à des thèses existantes. Dans une perspective pascalienne, la forme ne prime pas sur le fond, elle se place à son service, tout en possédant un rôle incontournable: la forme n’est pas accessoire, elle représente une puissance de persuasion, variant conformément au sujet et au but visé. La forme est si importante qu’elle peut conférer un sens nouveau à un contenu, le modifiant du tout au tout. La forme doit révéler le fond, peut faire mouche, ainsi que le révèle l’analogie avec le jeu de paume, analogie qui loin d’être esthétisante, véhicule toute la force de l’argument. Un bon rhétoricien est un maître des mots; il n’est pas exempt de technique, de tactique certes, pourtant il n’oublie pas que son but premier est de marquer le point. La présence du subjonctif—“Qu’on ne dise pas”—ayant valeur d’impératif, manifeste l’importance de cette règle pour Pascal. Clairement, la fierté du travail accompli éclate, travail qui réclame une véritable gymnastique de l’esprit, une gymnastique savante à même de dissimuler, au fragment 457, l’ordre sous un désordre apparent: “J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.” Ces propos témoignent du fait qu’il existe bien un ordre du désordre, et on peut se demander à juste titre si Pascal n’a pas étendu ce principe, appliqué ici au pyrrhonisme, à la totalité de son sujet, tant la notion de désordre semble effectivement être la seule adaptée au sujet complexe que constitue l’homme. Ainsi que le soutient Lucien Goldmann, Pascal revendique fermement une adéquation entre la forme et le fond: en effet, l’œuvre littéraire vise à réaliser “une unité organique et nécessaire entre un contenu cohérent et une forme adéquate” (218). Le beau consiste alors dans ce que Jean Mesnard appelle “une parfaite appropriation du langage à l’objet” (“Baroque” 340). Dans un tel contexte, le désordre peut être voulu, peut être ordre aussi difficile que cela puisse paraître. L’alliance du fond et de la forme se réalise pleinement ici: face à nous, se construit la véritable rhétorique discrète et efficace. Pourtant, ce je n’est la dupe de personne, pas même de lui-même, comme en témoigne le fragment 520:
La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs, et les philosophes mêmes en veulent et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de [les] avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront…
Le je s’amuse ici avec (et de) son lecteur le défiant de trouver sur son propre compte une vérité que lui-même auteur ignore “peut-être.”
Somme toute, la présence du je autobiographique dans les Pensées reste très mince. Or, lorsque l’on se souvient que les Pensées étaient des brouillons, des notes destinées à Pascal seul, on réalise jusqu’à quel degré Pascal a réussi à maîtriser la dictature du moi, non seulement en société mais aussi à titre privé. Jamais, notre je autobiographique n’est égocentrique: il nous amène toujours à découvrir quelque chose de l’homme en général et non pas de Blaise en particulier. Ainsi, comme le fait remarquer Marianne Alphant, les Pensées ne disent pas un mot sur la mère, le père ou les sœurs de Pascal (122-23). Et, si Pascal parle de sa nièce, c’est uniquement en tant que miraculée à Port-Royal, en tant que Dieu s’est prononcé en faveur des jansénistes (fr. 753). De plus, la figure de Pascal apporte une nouvelle dimension au projet apologétique: très tôt, Port-Royal et ses sympathisants ont compris que le meilleur argument de Pascal était sa propre personne. Plus qu’un simple élément du paratexte, la vie personnelle de Pascal constitue alors son atout majeur face aux libertins qui, grâce aux récents progrès de la raison au XVIIe siècle, veulent (et pensent pouvoir) faire du christianisme une religion basée sur la superstition: la figure de Pascal pose alors un réel problème, et elle rend impossible le cantonnement du christianisme aux seuls esprits faibles.
Notes
1. Pascal utilise cette expression dans une Lettre à Mlle de Roannez, datant du 5 novembre 1656 (2: 32).
2. Expression reprise à Dilthey qui désigne en allemand les moralistes, et qui se traduit mot à mot par “philosophe de la vie” (citée dans Van Delft 40).
3. Gilberte Périer relate que la santé de Blaise le faisait beaucoup souffrir “de sorte qu’il nous a dit quelquefois que depuis l’âge de dix-huit ans il n’avait pas passé un jour sans douleur” (109). Les Lettres de Jacqueline nous montrent un Pascal fortement malade en 1647 (14) et en 1654-55 (25).
4. “Je suis seul contre trente mille? Point. Gardez, vous la Cour, vous l’imposture, moi la vérité. C’est toute ma force” (fr. 796).
5. Il est certes certain que Pascal a tendance à mettre à tort tous les jésuites dans la même catégorie, oubliant le sérieux de la foi de la majorité d’entre eux.
6. Ce croisement de termes (ABAB) ne correspond pas au chiasme classique (ABBA).
Ouvrages cités
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Arnauld, Antoine, et Pierre Nicole. La Logique ou L’Art de penser. Rééd. Paris: Vrin, 1981.
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