31 May 2016 by Jessica Palmer
L’Essoufflement de la rancune: Cioran, les intellectuels français et l’Amérique
Stéphane Pillet
Department of Humanities, University of Puerto Rico
Mayagüez, Puerto Rico
spillet@hotmail.com
“Spéculer sur la vie des peuples, matière vague et inépuisable, passe-temps d’émigré” nous affirme Cioran (HU 51). On ne peut que difficilement s’opposer à cette judicieuse remarque; au plus pouvons-nous la compléter car parler de l’autre chez lui n’est pas une activité propre aux émigrés, c’est aussi celle de nombreux voyageurs qui essayent de comprendre la vie qui se déroule autour d’eux. Les Français sont particulièrement friands de ce genre d’activité comme on le constate en se remémorant les récits de voyage qui couvrent toutes les périodes littéraires de la France. Par ailleurs, ils poussent la subtilité du genre jusqu’à inventer de faux “touristes” comme par exemple des Perses, des Péruviens ou encore des Brésiliens, venant en France et racontant leurs expériences.
Ce type de récit prouve notre soif de connaître aussi bien l’autre que soi-même, ou mieux encore, soi-même en tant que lecteur à travers l’interprétation que l’écrivain porte sur l’autre. C’est ainsi que les Français ont beaucoup écrit sur l’Amérique et ont parfois commis des erreurs d’interprétation mais celles-ci sont d’une grande richesse car elles trahissent une image des intellectuels français qui les ont produites; en ce sens, on pourrait utiliser la formule “Parle-moi de l’Amérique, je te dirai qui tu es”. De plus, leur sentiment majoritairement anti-américain a récemment évolué vers une attitude d’acception ou, croyons-nous ajouter, de résignation.
Dans cette étude, nous proposons donc une lecture du discours intellectuel français sur l’Amérique et une analyse de son évolution pour mieux cerner l’esprit français au vingtième siècle tel qu’il nous apparaît dans les textes que nous évoquons. Cette lecture s’articule autour des perspectives de Cioran sur l’évolution des civilisations car celui-ci élabore une pensée originale sur la vie des peuples qui me semble particulièrement adaptée à notre sujet, bien qu’elle soit trop souvent incomprise ou mal interprétée.
Le discours français sur les Etats-Unis est la chose du monde français la mieux partagée car il a le rare avantage de mettre tous les intellectuels français d’accord. Qu’ils soient de gauche ou de droite, une fois n’est pas coutume, ils se joignent à l’unisson pour partager la même vision, la plus souvent négative de l’Amérique. Certes la cible et l’approche varient mais l’attaque est générale. Il faut rappeler dès le départ que quelles que soient les couleurs politiques, les Français sont plutôt de tradition aristocratique et nourrissent une méfiance innée pour la démocratie à l’américaine, préférant une république à la française, autrement dit fondée sur l’excellence, comme tend à le prouver l’existence même du concours général pour ne citer qu’un exemple.
Néanmoins, si la France aime encore conquérir les territoires de l’esprit, elle est fatiguée de sa gloire passée. Sur ce point, Cioran nous offre une étude de l’histoire qui s’articule de manière psychologisante en ce sens que les générations sont les produits, les héritiers du passé. Selon lui, 1789 a essoufflé la France, et les Français en subissent encore les conséquences; les feux du 14 juillet ont brûlé l’énergie du peuple français. Et pourtant… Chaque civilisation universaliste croit que son mode de vie est le plus raisonnable, le seul acceptable, et que le monde devrait l’adopter avec un enthousiasme soulagé. Les pays occidentaux, et la France en particulier, ont eu tant de succès dans les siècles passés, que l’idée de l’histoire a pris un sens certain qui s’est accompagné de l’idée d’universalité. En conséquence, ces pays se sont sentis la responsabilité de conduire le monde vers un but déterminé. Cependant, chacun voulant prendre le contrôle de cette conduite vers un avenir meilleur et paisible, il s’ensuivit des guerres sans fin entre la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’empire austro-hongrois, couvrant aujourd’hui les pages des livres d’histoire des écoliers européens.
Cioran affirme que si la France a brillé pendant des siècles, c’est que les batailles y étaient courantes. Maintenant qu’elle a cessé de prendre les armes contre ses voisins, elle rumine comme un ancien combattant grincheux, “se reposant de son éclat, de son passé” (TE 30). Elle se berce de vieux souvenirs qui firent les beaux jours de sa jeunesse : qui ne connaît pas 1515 ou les exploits de Charles Martel à Poitiers? Paradoxalement, “elle veut quitter la scène” (TE 30), et prendre sa retraite tout en gardant bien sûr un oeil sur les agissements des jeunes peuples; dans les scènes de la vie future, elle ne souhaite plus qu’un rôle de garde-fou, si toutefois les autres pays acceptent, ce qui est loin d’être le cas notamment pour la Côte-d’Ivoire pour prendre un exemple actuel.
Ses ambitions d’universalité et d’omniprésence comme la seule force en présence n’est plus depuis longtemps déjà au goût du jour, bien au contraire, elle s’en méfie presque comme un symptôme voire une erreur de jeunesse. La grande France est maintenant comme une petite province d’une Europe qui essaye de s’unir pour se refaire une nouvelle jeunesse afin de faire face aux autres pays qui étaient en son pouvoir au temps de l’impérialisme européen sur le monde. Cioran d’ailleurs constate qu’une société parvenue au sommet de sa puissance n’a plus que les perspectives de sa ruine. De plus, un peuple ne peut conserver longtemps une charge aussi lourde de façon permanente.
La France s’est humanisée, engendrant des contradictions idéologiques qui provoquèrent sa perte. Poursuivant cette approche, Cioran pose la question “Qui aide à la formation d’un empire?” et y répond d’une façon qui ne laissent pas de doute, “les aventuriers, les brutes, les fripouilles, tous ceux qui n’ont pas le préjugé de ‘l’homme’” (TE 32).
Que pouvaient bien faire les humanistes français de l’entre-deux guerres contre la montée en puissance de l’influence américaine? Et maintenant qu’ils ont quasiment disparu, qui peut affronter ces grands conquérants venus d’outre-Atlantique comme Bill Gates? En France, toute personne de ce genre est douteuse et ne peut finir que comme Bernard Tapie, Jean Marie-Messier et Loïk Le Flock-Prigent. Les humanistes ne font pas l’histoire, la France n’était donc pas armée pour subir les assauts américains et contre-attaquer sur leur sol. Ils ressemblent à La Rochefoucauld qui après avoir échoué dans l’armée et la politique est devenu le roi des salons critiquant brillamment la société régnante d’une manière moraliste qui n’est certainement pas sans rappeler Duhamel. Cioran remarque d’ailleurs que “le sage est un destructeur apaisé, retraité, les autres sont des destructeurs en exercice” (IN 161). L’une des dernières grandes figures fougueuses de la France est sans doute Napoléon que les Américains, est-ce un hasard, connaissent beaucoup mieux que n’importe quel autre personnage historique français, excepté peut-être La Fayette. Maintenant il y a concertation pour tout, provoquant l’exaspération de Cioran, “Quelle malédiction l’a frappée pour qu’au terme de son essor, [elle] ne produise que ces hommes d’affaires, ces épiciers, ces combinards aux regards nuls” (HU 26).
Cioran constate avec amertume que les Français ont fini par prendre conscience de l’inanité de cette conduite qui consiste à rejoindre tout le monde vers un même objectif. Que faire maintenant sinon garder au moins la nostalgie de l’excellence tout en sachant que bientôt ils subiront l’effroyable venue de la médiocrité. Duhamel est de ceux-là, il décide de mener sa drôle de guerre contre les philistins américains en dressant un mur de l’Atlantique en papier tout en sachant que cette lutte est sans espoir. La France ne mènera plus que des batailles défensives avec des livres pour armes contre la société de consommation américaine. Les grandes conquêtes appartiennent au passé, du moins pour la France. L’Allemagne, de son coté, connaîtra un dernier sursaut qui mettra à feu et à sang les restes de la grande Europe pour le plus grand profit de l’Amérique qui n’en espérait pas tant.
L’une des différences essentielles entre l’Amérique et la France et qui mène cette dernière à sa perte est que la première est d’abord pragmatique et la seconde, idéologique. Or, affirme Cioran “j’ai beau vomir les tyrans, je n’en constate pas moins qu’ils font la trame de l’histoire. Les tyrans sont plus pragmatiques qu’idéologiques” (HU 33). Bien sûr, il est aussi injuste et absurde de qualifier les Américains de tyrans que Cioran de fasciste. Cependant, il est à noter que si les Américains recherchent d’abord à régler les problèmes, les Français préfèrent de leur coté s’en poser, ce qui a amené Tocqueville à débuter la deuxième partie de De La Démocratie en Amérique par “Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays où l’on s’occupe moins de philosophie qu’aux Etats-Unis” (9) et Simone de Beauvoir à s’offusquer de l’attitude d’Elsa Maxwell qui déclare, “En Amérique, personne ne pense […] moi-même je ne pense pas. C’est très bien ainsi. Quand on pense, on perd son temps” (240). Même Maritain qui apprécie leur manque de philosophie, finit par admettre qu’ils devraient en élaborer une.
Beauvoir et Sartre constatent également comme de nombreux autres auteurs un optimisme étonnant chez les Américains car ils “ont une confiance ahurissante soit en la facilité du monde, soit en leurs propres capacités” (151). Il n’y a chez eux aucune notion de nuance, d’où l’absence de “l’ambiguïté du jugement, [de] la contestation, [de] l’hésitation” (97) contrairement aux Européens qui se sont plongés eux-mêmes dans le doute, prouvant la remarque de Blake “si le soleil et la lune se mettaient à douter, ils s’éteindraient sur-le-champ” (cité dans TE 33). C’est ce doute répandu des intellectuels qui a précipité la France à sa perte. Le passé a existé, c’était l’époque glorieuse, le futur s’annonce dès Duhamel, sous les plus tristes auspices, “Le respect enthousiaste du mot avenir et de tout ce qu’il cache est à ranger parmi les plus naïves idéologies du XXe siècle. Mal réveillés de cette griserie, les peuples ne croient pas volontiers que l’avenir pourrait être le lieu de toutes les perfections et de toutes les prospérités” (18). Il semble pourtant qu’un peuple dorme encore pour reprendre l’image de Duhamel, et celui-ci ne rêve qu’au futur, convaincu que le progrès amènera à ses cotés le bonheur. C’est encore ce peuple qui est devenu, surtout depuis 1917, la locomotive du monde et qui l’anime pour le meilleur et pour le pire.
C’est en effet en 1917 que se réalise la prise de conscience de l’existence des Etats-Unis à l’échelle internationale. Le reproche fait aux Américains, mais bien sûr inavoué, est d’avoir réussi ce que les Français n’arrivaient pas à faire. Ils ont écourté la grande guerre, les rendant du même coup célèbres et puissants. Comment ce peuple sans passé a-t-il osé venir dans nos tranchées? Et surtout, qu’est-il arrivé pour que ce soit les autres qui viennent nous tirer de notre bourbier dans lequel nous étions empêtrés depuis quatre ans, nous qui avions tant l’habitude de régler nos affaires seuls et souvent celles des autres? Les intellectuels français pouvaient à juste titre se poser ces questions. Même s’ils ont célébré la victoire, le futur ne s’annonçait guère brillant pour la gloire du pays. Cette réussite américaine qui vient donner de l’ombre à la France cache forcément quelque chose de démoniaque que les critiques français se feront une joie de dénoncer.
L’histoire n’est qu’une “agression de l’homme contre lui-même, nous devons tout à la violence, nos découvertes, nos territoires” (TE 22). C’est pourquoi on se reconnaît dans le diable et que les Français de l’après-guerre diabolisent l’Amérique. Ils voient en elle la bête noire qu’ils ont longtemps cachée. Ces Américains, c’étaient les Français des siècles passés qu’une introspection trop profonde des mobiles a affaiblis; c’est le début du rapport amour-haine entre la vieille France et la jeune Amérique.
L’Amérique c’est la modernité, cette affirmation est un lieu commun dont personne ne peut disconvenir. C’est surtout une modernité qui efface le passé et dans lequel elle ne prend pas racine. Les Américains sont loin de penser comme Cioran qui considère “la croyance au progrès comme la plus fausse et la plus niaise des superstitions” (IN 153) rappelant ainsi la réflexion de Duhamel déjà citée. L’idée même de progrès renchérit Cioran “déshonore l’intellect” (IN 157). La France ne croit plus en son avenir, elle a vieilli, ne recherche plus que le repos, et est persuadée que les autres nations aspirent à la même chose puisqu’elle semble encore ignorer que “l’heure du crime ne sonne pas en même temps pour tous les peuples [et qu’] ainsi s’explique la permanence de l’histoire” (SA 125). Ceci est sans doute la dernière utopie des Français, car il faut bien que jeunesse se passe et les jeunes peuples sont bien agités et perturbent le repos de la vieille France. Elle se sent vexée et même offensée que l’Amérique ne l’écoute plus; les jeunes ne sont plus ce qu’ils étaient comme dit la formule bien connue. L’Amérique n’a pas encore atteint la sagesse paralysante des vieux peuples et préfère l’action, c’est ce que ne peuvent comprendre les humanistes.
Les années vingt marquent le dernier sursaut de l’humanisme européen. Ces défenseurs parmi lesquelles on peut citer Duhamel et Céline croient encore en toute sincérité au bien fait humanitaire de la haute culture, barrière protectrice de la barbarie, et “au triomphe de l’esprit” (Duhamel 21). Duhamel se dresse haut et fort contre tout “dément, ébranlé par les grandes perturbations contemporaines [qui] aurait formé le dessein sauvage et saugrenu d’extirper l’idée de civilisation”. Et pourtant, cette confiance en la vertu civilisatrice dont la France portait fièrement le flambeau est ébranlée, Duhamel lui-même sait déjà que l’Amérique est “en train de conquérir le vieux monde [et] représente l’avenir” (19). Morand aussi ne peut qu’admettre que “c’est le siècle américain” (197). Il est curieux de constater que depuis Tocqueville, la France s’annonçait battue et qu’elle n’a rien fait pour établir une résistance vraiment efficace avant qu’il ne soit trop tard. Au contraire, Duhamel constate avec amertume qu’entre tous les soins que se partagent les hommes de mon temps, il n’en est pas de plus impérieux que celui de reprendre et de châtier sans cesse notre idée de civilisation” (9).
En fait, Cioran explique que ce dynamitage des fondements de la civilisation par ceux qui l’avaient construite, annonce à la France un nouveau rôle que les siècles lui avaient préparé. Puisque les Américains viennent à leur porte, les Français au lieu de se défendre, chercheront à exceller dans le rôle de victime de la barbarie. Ils joueront tous ensemble la victime fière de l’être voulant garder sa pureté contre le philistin. C’est la Virginie moderne dans la tempête américaine; dès lors, la partie est finie, la France n’a plus qu’une conviction : “celle d’avoir un avenir de victime, de sacrifiée […] Elle se croit perdue, elle veut l’être et elle l’est” (TE 41).
Le dernier baroud d’honneur des intellectuels français se fait par les livres, c’est le meilleur moyen pour employer les dernières énergies avant de sombrer dans la videosphère. C’est ainsi que “recherchés et méprisés par le nouveau conquérant, ils n’auront pour lui en imposer que les jongleries de leur intelligence ou le fard de leur passé” (TE 41); il s’agit évidemment d’un passé choisi comme on le constate dans la presse, plutôt Clovis que Papon. Duhamel et Céline dans la défensive sont des critiques unidimensionnels. Si ce dernier utilise le mode de la farce et du grotesque, Duhamel reprend la tradition de latranslatio studii selon laquelle les Français sont les gardiens de la grande culture ayant vue le jour en Grèce. Mais ces défenseurs armés de livres se rapprochent de ces vains “Français qui ne veulent plus travailler [et qui] veulent tous écrire,” ce qui pour Cioran signifie “le procès des vieilles civilisations” (IN 156). Ainsi dans le vieux monde, l’écriture mais aussi, et peut-être surtout, la conversation (qui est souvent utilisée par Duhamel dans sa narration) “permet à notre bestialité de se dépenser sans dommage immédiat pour nos semblables” (HU 77). Ces attaques verbales aux pointes acérées dont le maître d’arme est sans doute Voltaire reste une grande tradition en France pour le plus grand regret de Maritain qui remarque chez le Français que “la méchanceté, la malice apparaissent comme une condition requise pour l’intelligence” (816).
Duhamel, qui voit en la civilisation matérielle américaine “des scènes de notre vie future” (20) est incisif dans ses remarques. Selon Cioran, “toute conviction est faite de haine” (HU 20) c’est en partie la raison pour laquelle Duhamel sûr de ses croyances humanistes ne peut que ressentir une violente rancune contre la position de plus en plus dominante des Etats-Unis. Dans sa critique, on distingue autant la vie américaine que les grands thèmes de la culture classique, c’est-à-dire l’idée de la mesure, du temps, de l’excès et de la vitesse. Selon lui, il faut prendre le temps de soigner son jardin à la Voltaire, et toute oeuvre d’art est pour le beau uniquement et doit être réalisée dans la lenteur et le respect des traditions. Avec effroi, il découvre qu’en Amérique, même l’art culinaire n’est pas apprécié pour son goût et la délicate richesse des ingrédients mais pour le nombre de calories qu’un plat contient (il est amusant de constater au passage qu’à l’époque de Duhamel plus un plat avait de calories, mieux c’était). C’est ainsi que par sa vision d’aristocrate, il exprime de la haine envers le cinéma qui commet l’hérésie de s’adresser à tout le monde. Par ailleurs dans ce lieu vulgaire, “tout est faux.”
Fausse la vie des ombres sur l’écran, fausse l’espèce de musique répandue sur nous. Tout est faux” (51). En fait, ce qui le dérange le plus c’est toute cette démocratie, ce manque de hiérarchie dans la société américaine dont on retrouve la critique soixante ans plus tard avec Debray et Finkielkraut. Cette rupture des traditions qui déconceptualise l’art ainsi que le conformisme ambiant sont le début de la fin pour Duhamel. Dans cet esprit, le cinéma n’est qu’une distraction dans le sens pascalien du terme, c’est une grande machine égalisatrice, démocratique : c’est la civilisation qu’on assassine.
Dans le discours de Duhamel, Céline et même Morand, on ne peut manquer de remarquer la critique du multiculturalisme par un antisémitisme qui caractérise les années trente. Ce nationalisme humaniste de Duhamel se retrouve en partie chez Morand qui éprouve une fascination/répulsion du brassage des races, du métissage et du cosmopolitisme de New York. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles ce genre de critique humaniste disparaît après la seconde guerre mondiale. Par ailleurs, Morand constate que contrairement à ce qu’affirme Duhamel, les Américains ont une culture qui leur est propre et qu’ils n’ont plus à se sentir inférieurs vis-à-vis des Européens. Enfin, en opposition avec Duhamel, Sartre apprécie le cinéma américain et le jazz, créant ainsi une cassure culturelle chez les intellectuels français eux-mêmes. C’est ainsi qu’après 1945, c’est au tour des intellectuels de gauche de venir à leur tour s’attaquer aux Américains avec dans leurs rangs Sartre et Beauvoir, alors que la droite traditionnelle tend à se faire oublier.
Déjà pourtant, dès le tournant des années trente, on observe la prise de conscience que le monde se recentre et que l’Europe est démodée. Cette prise de conscience va en s’affirmant décennie après décennie. Or, nous l’avons vu, Cioran affirme que ce sont les inconscients qui font l’histoire. Les Français, dont les ambitions et la vitalité se rouillent peu à peu par la raison, n’arrivent plus à apporter un sens à leur empire, ils en ont presque honte. Aujourd’hui, la France refuse le rôle de leader à l’échelle internationale quoiqu’elle affectionne son rôle du vieux sage qui conseille les nations et se méfie des idées de démocratie et d’engagement total et aveugle ; les valeurs sont perçues comme des expressions nationalistes et non plus comme des principes supranationaux que l’on cherche à imposer. L’idée d’universalité est soupçonnée d’une application nationale dont les Français ne veulent plus supporter le poids historique. Cioran ajoute alors qu’ “un minimum d’inconscience est nécessaire si l’on veut se maintenir dans l’histoire” (TE 35) car l’analyse et la lucidité paralysent. Une civilisation vacille “pour peu qu’elle dénonce les erreurs qui permirent sa croissance et son éclat, pour peu qu’elle mette en question ses vérités” (TE 36).
Si “science sans conscience n’est que ruine de l’âme” comme le disait Montaigne, elle est aussi facilité de vivre l’instant présent dans l’insouciance. Céline remarque que si le monde américain manque d’âme c’est parce qu’il est entièrement bâti sur l’adhésion aux sciences quantitatives. Cette dominance du quantitatif est aussi évoquée par Morand avec les tableaux d’affichages de Wall Street, les rues n’ayant que des numéros pour nom et les équipes sportives s’affrontant pour obtenir un score. Céline décrit un véritable univers de signes et de nombres dans lequel son héros du Voyage au bout de la nuit n’a pu pénétrer que grâce au comptage mathématique des puces.
La France, très moraliste, s’est efforcée, au contraire des Américains, de suivre le conseil de Montaigne et de conclure comme Cioran que “n’a de conviction que celui qui n’a rien approfondi” (IN 157). En conséquence comme nous l’avons déjà noté l’idée d’empire universelle ne suscite en France qu’ironie ou malaise. La droite humaniste de Poincaré et de Maurois disparaît culturellement et idéologiquement ainsi que la classe bourgeoise cultivée qui emplissait les salons parisiens du début du siècle. Finies les questions exclusivement intellectuelles, les discussions politiques apparaissent; on ne compte plus personne après la deuxième guerre pour déclarer comme Duhamel que “la question politique m’intéresse à peine” (69). Néanmoins la France fatiguée a perdu sa capacité de vouloir imposer un système politique aux Américains; au contraire, comme pour la question culturelle, la France ne fait que se défendre par des remarques intellectuelles dont la diffusion est restreinte à un groupe de privilégiés. Par ailleurs, le véritable vainqueur de la seconde guerre mondiale est l’Amérique qui a pu asseoir son modèle économique en Europe avec notamment son plan Marshall.
La France, bouleversée par les événements qui se sont produits sur son territoire, réalise comme l’avaient déjà démontré les moralistes français qu’il n’y a pas de progression, pas d’évolution. Elle a perdu ses illusions et n’a gagné que les bénéfices du doute. En effet, il n’y plus de guerres qui puissent unir tous les Français derrière les couleurs tricolores, ni d’engagement national solide, ni, ce qui est plus grave, de grandes créations. La France entre dans une période de déliquescence et trouve ses limites car l’expérience est maintenant derrière elle. Cioran indique que “lorsqu’on est excédé des valeurs traditionnelles, on s’oriente nécessairement vers l’idéologie qui les nie” (HU 121). La France est comme un paquebot que son peuple a choisi de saborder puisque “si nous démolissons les certitudes, ce n’est point par scrupule théorique ou par jeu, mais par fureur de les voir se dérober, par désir aussi qu’elles n’appartiennent à personne, dès lors qu’elles nous fuient et que nous n’en possédons aucune” (HU 101). De ce fait, la littérature française depuis les années cinquante est particulièrement éloquente dans son nihilisme et son pessimisme et on pourrait citer comme exemple Fin de partie, Le Culte du néant, La Tentation nihiliste, et Disgressions autour d’une mort occidentaleainsi que “Tous les discours de la Fin qui, sur un ton apocalyptique très à la mode prospèrent dans nos contrées d’Occident” (Debray 133).
C’est dans cette ambiance intellectuelle, que Sartre est envoyé par Combat aux Etats-Unis pour informer les Français de la situation outre-Atlantique : “toute civilisation exténuée attend son barbare” et l’Amérique semble parfait pour ce rôle (IN 151). En effet, il faut retenir qu’à cette époque, les Français aiment Faulkner pour son style barbare. Pour les intellectuels français, les américains apportent la substance dans le roman que les Français ne savent plus fournir, ils rajeunissent par un souffle nouveau les parutions littéraires de la France. Bien entendu, le complexe de supériorité français qualifié d’arrogance par les Américains est encore présent et Sartre, lors d’une conférence à Princeton, exprime inconsciemment mais parfaitement cet état d’esprit. Il y explique que l’écriture américaine est spontanée et que les Français ne savent plus écrire de cette manière car ils ne sont pas assez naïfs. Les Français pour enrichir leur littérature mais aussi pour venir en aide aux Américains vont donc prendre la technique, l’améliorer puis la rendre intellectualisée, moins brutale, plus théorisée, en somme moins barbare et plus civilisée.
Du point de vue cioranien, rapprocher la production littéraire d’un pays à son avancement dans la civilisation est révélateur. Ainsi, la prose française est structurée, rigoureuse, fruit d’une tradition fondée sur l’écriture qui s’est élaborée des siècles durant. Au contraire, la prose américaine, appréciée des français, est plus spontanée, libre. Ces deux proses sont à l’image de leur pays d’origine. C’est pourquoi Sartre, dans les années quarante, croyait en sa littérature tout en s’intéressant à celle de l’Amérique. C’est le début d’un tournant car même si la croyance en la supériorité littéraire de la France reste bien vivante, des éléments américains entrent dans la production française. La sacro-sainte littérature française se laisse influencer avec plaisir par les Américains.
“La futilité consciente est la chose du monde la plus difficile” (TE 117) mais puisque qu’il manque aux Américains cette conscience, leur théâtre est, déjà pour Morand, d’un grand intérêt, pour les mêmes raisons que leur littérature. En effet, le théâtre américain est un art du corps, de la spontanéité, de l’énergie, nous sommes loin du théâtre européen tué par son raffinement et sa trop grande conscience d’être. Cette volonté d’intégrer ces archaïsmes américains a pour fonction de donner une cure de jouvence à la France mais aussi de se relâcher. En ce sens, on peut rapprocher les Français des Romains dont parle Cioran. Les Romains pensaient en effet que les barbares étaient une possibilité de régénération, c’était bien sûr une illusion. En réalité, ils détruisaient, mais dans cette destruction les Romains éprouvaient du plaisir car ils perdaient la responsabilité du poids de l’histoire. Ils se libéraient d’eux-mêmes. Comme chez les Romains, on assiste chez les Français à une révolution silencieuse. La France veut avant tout se libérer de cette sagesse paralysante, “cette plaie des vieux peuples excédés eux-mêmes et de tout” (HU 33). Il est curieux de constater au passage que Maritain, comme à son habitude, prend cette approche à revers et affirme que c’est aux Etats-Unis que se trouve la sagesse. Il faut préciser qu’il s’agit d’un avis chrétien sur un pays chrétien et que très souvent on considère sage celui qui pense comme soi.
Depuis Duhamel, on sent chez les Français ce désir de la civilisation américaine que l’humaniste exécrait et, constate-t-il avec rancoeur “ils sont plus de mille qui l’appellent à grand cris” (20). Ce plaisir de voir de la beauté dans la laideur totalement étranger à Duhamel et aux Américains est présent chez Morand, Sartre, Beauvoir, et Baudrillard. Ainsi pour Sartre, les villes américaines possèdent “dans leur laideur même, une sorte d’émouvante beauté” (111). Dans le bar Sammy’s Follies, Beauvoir, observant “un ivrogne et une grosse commère […] si laids, si vieux, si misérables” qui dansent, ne peut s’empêcher de s’exclamer “it is beautiful” ce qui surprend son ami américain qui lui répond que “Chez nous, le beau et le laid […] s’en vont chacun de leur coté : les Américains n’aiment pas penser que ces extrêmes puissent se mélanger” (140). Quant à Baudrillard, il parle d’une métavulgarité fascinante créée par la banalité, l’inculture et la vulgarité, et de la publicité qui par sa nullité rehausse le niveau culturel (99).
La position de Morand est différente; certes, il apprécie ce carnaval perpétuel américain où tout est aléatoire et constate avant Baudrillard le simulacre de l’Amérique au travers des vitres de la Trinity Church qui ne reflètent que la ville, mais il est aussi attiré par ce vide, et contrairement à tous les auteurs que nous avons évoqués jusqu’à présent, il est le seul à considérer New York comme la continuation de l’Europe, à l’estimer comme un rempart protégeant l’esprit européen, même si “on [y] oublie l’histoire” (131). Il faut attendre les années cinquante et Aron pour trouver un point de vue similaire. Celui-ci considère aussi l’Amérique comme une nation barbare mais elle a l’avantage de protéger la France contre l’autre barbarie bien plus dangereuse que représente l’Union soviétique. Cette conversion à l’américaine qui sera plus marquée encore dans les années 60 est une alliance stratégique similaire à celle qu’avaient faite les Grecs avec les Romains pour tenir à l’écart les autres barbares. La France désire le retour d’un certain primitivisme mais souhaite tout de même le choisir car le véritable objectif est d’alléger la conscience de soi pour retrouver une certaine liberté.
Ce sentiment de libération se retrouve chez Beauvoir, lorsqu’à New York, elle perd ses repères et prend conscience de la matière brute sans signification humaine dans une ville qui ressemble à une contrée sauvage, préhistorique (20). Elle connaît ce que justement Cioran appelle “La volupté de non-signification” (TE 144) qui est l’objet de la littérature du nouveau roman et qu’on voudrait ressentir dans notre vie. Face à cette perte des significations qui entraîne dans son sillage celle de l’identité, on se pose la question “Comment peut-on être Européen?” (Baudrillard 102). Cette volupté dont parle Cioran, les Français la recherchent et de ce fait il n’est pas étonnant qu’ils aboutissent à renier ce qui fait toute la signification de la France, l’Histoire. En effet, la fin de l’histoire conduit vers une sorte de nihilisme puisqu’il n’y a plus rien à dire, plus rien à faire. Par une pirouette intellectuelle, Descombes, à travers les penseurs des années 70, déclare que “l’histoire est le mythe occidental” (131).
Cette déclaration est terriblement pratique pour l’esprit européen. Si l’histoire est un mythe alors la lucidité nous force à affirmer qu’elle n’existe pas et donc qu’historiquement les Français ne peuvent pas être vaincus par les Américains. En un sens, les Français ont décidé d’arrêter l’histoire lorsqu’ils prirent conscience qu’ils ne pouvaient plus la contrôler. Par ailleurs, comme le mythe est européen, les nations non-européennes ne peuvent être concernées. Surtout, l’idée de continuité de l’histoire est une illusion que la France a perdue comme tout le reste car elle manque d’utopies. La fin de l’histoire marque aussi la fin de la France. Cioran considèrent que l’utopie est le “principe de renouvellement des institutions et des peuples” (HU 20). Il ajoute en parlant de la France et de la Roumanie, “nous en sommes tous à un point mort, également déchus de cette naïveté où s’élaborent les divagations sur le futur. A la longue, la vie sans utopie devient irrespirable […] : sous peine de se pétrifier, il faut au monde un délire neuf” (HU 20-21).
La situation américaine est inversée et l’utopie du futur y est incroyablement présente. Les lendemains pour les Américains seront forcément chantants, donc pourquoi se soucieraient-ils d’un passé révolu et forcément inférieur. Le futur américain, c’est l’utopie du progrès, l’homme devient de plus en plus moral, éthique et la technologie est la promesse d’un monde meilleur, ce qui est tout à fait opposé à la position de Michel Henry qui perçoit la barbarie moderne comme le résultat des sciences.
Cette vision américaine d’une amélioration constante des choses explique la précarité des bâtiments constatée par Sartre et Beauvoir. Tocqueville le constate aussi lorsqu’il demande à un matelot “pourquoi les vaisseaux de son pays sont construits de manière à peu durer, et il [lui] répond que l’art de la navigation fait chaque jour des progrès si rapides, que le plus beau navire deviendrait bientôt presque inutile s’il prolongeait son existence au-delà de quelques années” (44). En fait, les traces du passé sont comme une préhistoire reconstituée, un simulacre dit Baudrillard. A peu près de la même façon que l’on trouve dans le musée de paléontologie du jardin des plantes des animaux que plusieurs millions d’années séparaient, on trouve à New York des bâtiments possédant tous les styles qui ont caractérisé les époques européennes. Cette ville décrite par Morand symbolise l’histoire devenue synchronique puisque ce mélange des styles y a été construit en même temps. L’évolution des styles qui a précédé la modernité, ne représente qu’un lointain passé dont la chronologie exacte en Europe a été effacée de la mémoire des Américains. Le passé est donc devenu un produit artificiel qui fausse le rapport à l’histoire comme le constate Beauvoir à Williamsburg. L’important ce sont moins les événements qui s’y sont déroulés que la façon dont on a recyclé le lieu. Les magasins pour touristes attirent plus de monde que le champs d’honneur qui les juxtapose.
La construction d’un tel complexe touristique dans lequel on trouve une multitude de petits objets qui font la joie des visiteurs sur un terrain où tant de personnes n’ont, eux, trouvé que la mort prouve bien que les choses s’améliorent. A une échelle nationale de la grandeur des Etats-Unis, l’utopie de l’amélioration permet aussi de fixer des objectifs hors de proportion qui orientent les peuples et leur permettent de s’affirmer et de s’imposer (HU 118). Cet objectif que les Américains ont défini dès l’origine et qui reste inébranlé est la recherche du bonheur ou selon les mots de Cioran, “le grotesque en rose, le besoin d’associer le bonheur, donc l’invraisemblable au devenir” (HU 45). Pour cette utopie, les Américains sont capables d’abdiquer leur liberté pour la remplacer par le travail qui forme la base du rêve américain. Dès lors, ils finissent, continue Cioran en parlant des utopistes, par rejoindre le troupeau du labeur qui ne connaît rien d’autre que la souffrance partagée (HU 117). Cette conformité et ce travail anonyme représentent aussi deux des thèmes majeurs de la critique française comme le démontre l’expérience du héros de Céline dans les usines Ford. Selon Cioran, les sociétés utopistes prônent “les avantages du travail” (HU 115), c’est encore également l’illusion du héros de Céline qui croyait qu’en travaillant beaucoup, on devenait forcément riche et donc heureux. Cette illusion a depuis longtemps disparu en France et on y assiste plutôt à une volonté de réduction du temps de travail qui n’est pas seulement liée à la hausse du taux du chômage.
Cette conformité, uniformisation des conduites, analysée par Sartre dans une société qui tente d’établir des codes de conduites pour parvenir à une sorte de bien universel est une aberration qui “relèvent de la débilité mentale ou du mauvais goût” selon Cioran (HU 108). En effet pour lui, “nous sommes noyés dans le mal” (HU 111); cette opinion est reprise par André Comte-Sponville qui juge “la violence consubstantielle à la nature, à l’histoire, et donc à l’humanité [ce] n’est pas du pessimisme mais un fait” (Figaro du 20/11/97). Cette absence de personnalité que relève Duhamel, on peut la comparer aux personnages des romans utopiques qui sont caractérisés par une “absence de flair, d’instinct psychologique. Aucun personnage n’est vrai [ils peuplent] une société de marionnette” (HU 109). Cioran, comme Sartre, se heurte à ce type de société qui s’astreint à “un bonheur d’extases réglementées, [qui met en scène] le spectacle d’un monde parfait, d’un monde fabriqué” (HU 106) et qui ignore l’existence du mal. Beauvoir ajoute dans le même sens que “l’arrogance des Américains n’est pas volonté de puissance : c’est la volonté d’imposer le bien” (95).
Et pourtant, toutes ces utopies sont nécessaires car “une société incapable d’enfanter une utopie et de s’y vouer est menacée de sclérose et de ruine [de plus, l’homme est un incorrigible] amateur de bonheur imaginé” (HU 104). Beauvoir, dans une sorte de syllogisme qui ne déplairait pas à Cioran, remarque qu’aux Etats-Unis, “être heureux, c’est savoir s’aveugler avec entêtement” (93). Elle déclare ensuite que “beaucoup de choses seraient changées chez les Américains s’ils voulaient bien admettre qu’il y a du malheur sur terre et que le malheur n’est pas à priori un crime” (93). En ce sens, nous informe Debray, “Les Américains sont une véritable société utopique […] dans les méconnaissances du malin génie des choses. Il faut être utopique pour penser que dans un ordre humain quel qu’il soit, les choses puissent être aussi naïves” (84).
En conséquence, Beauvoir sent “que l’Amérique est dure aux intellectuels” (64). Ceux-ci, en effet, veulent tout expliquer, analyser alors que la société, au contraire, aime s’illusionner et semble posséder l’intuition que le bonheur ne vient que si les personnes préservent leurs illusions. Il apparaît alors cette ambiguïté intellectuelle devant des spectacles d’une naïveté affligeante dont on se demande si les spectateurs ont réellement un regard naïf et innocent ou s’ils agissent au second degré. Un autre exemple significatif que l’on peut relever est l’engouement des Américains pour l’hyperréalité. Cette peinture de la réalité plus forte que la réalité est appréciée par ces derniers car ils ne peuvent supporter la réalité, comme Beauvoir l’a démontré à plusieurs reprises dans son journal. La réalité brute est décevante, il faut toujours apporter quelque chose de plus; on assiste à la reconstruction d’un lieu fictif pour le peuple qui lui apporte le jeu, l’illusion. C’est pourquoi les intellectuels sont toujours placés en porte-à-faux car ils veulent réduire la distance entre l’imaginaire et la réalité.
L’Amérique, empêtrée dans ses illusions et les obsessions qui en découlent, est l’exemple concret des sociétés utopiques décrites par Cioran qui désirent “la nouvelle terre” qui prend “de plus en plus figure d’un nouvel enfer” (HU 124). Pourtant, ajoute-t-il au nom des Français, cet enfer “nous l’attendons, nous nous faisons même un devoir d’en précipiter la venue” (HU 124). La vieille France croit que l’Amérique peut lui rendre ses utopies et ses rêves. Aussi, la France qui veut revivre une jeunesse perdue, les guerres en moins, voit ses intellectuels cesser leur résistance contre les Etats-Unis à partir des années 1970. Certes ici et là, on observe quelques rares escarmouches mais elles ressemblent aux derniers coups de feu de la vieille garde après un coup d’état réussi. La France, trop bonne élève des moralistes français, regrette maintenant ses illusions perdues et l’inconscience de soi. La recherche de la vérité la mine, elle désire à présent les illusions prêtes à l’emploi de la culture américaine, “l’acuité de son esprit critique, dans son scepticisme militant agressif […] a fait son temps” (TE 39). Les Français se sont penchés vers le néant et s’en sont effrayés, ils ont alors connu la misère de l’homme sans illusions. C’est donc tout naturellement qu’ils se retournent non plus vers Dieu, mais vers les nouveaux primitifs qui peuplent l’Amérique dans l’espoir que ceux-ci leur donneront une impulsion nouvelle.
Ainsi, la France, entrée dans ces vieux jours, en appelle aux Américains pour obtenir encore un peu de vie, ce qui amène de l’amertume chez Cioran : “Quelle tristesse de voir des grandes nations mendier un supplément d’avenir” (SA 63). Dans cet espoir, la France s’est prosternée mais, ajoute Cioran, “Si nous aimons à nous prosterner, nous aimons encore davantage à renier ceux devant qui nous nous sommes aplatis” (HU 89). Ceci explique le sentiment de Duhamel qui reconnaît la supériorité de l’Amérique mais la renie; Baudrillard, par la suite, explique la raison pour laquelle tant de personnes accueillent, quoique édulcorée, la société américaine, c’est pour récupérer l’énergie naïve du primitivisme car renchérit Cioran “depuis que [la France] a abandonné ses desseins de dominations et de conquêtes, le cafard, l’ennui généralisé, la mine. Fléau des nations en pleine défensive, il dévaste leur vitalité” (TE 31).
Le bonheur d’être vaincu, c’est le soulagement de se débarrasser du lourd fardeau de l’histoire dans un deuil enthousiaste et résigné à la fois. La France épuisée par tant de siècles de civilisation veut se défaire de l’histoire comme on quitte un travail après une carrière bien remplie. L’Amérique semble être la réponse aux problèmes de la France car elle a su rester à l’abri de l’histoire, ce qui lui a permis de garder ses utopies. En fait, Baudrillard insiste que l’Amérique n’est pas née de l’histoire mais “elle est l’héritière des déserts” (63). C’est une création qui vient du vide, c’est une “utopie réalisée”, l’antidote parfait au marasme généralisé des Français. Comme sans doute inconsciemment le reste des Français si on suit la pensée de Cioran, Baudrillard y a “cherché la catastrophe future, l’esthétique de la disparition,” (10-11). Pour le philosophe, “cette forme de civilisation évoque irrésistiblement la fin du monde” (34) et une vision de fin de l’histoire puisque, au cours de marathon de New York, il perçoit que les Américains apportent “plutôt le message d’un désastre de l’espèce humaine car on la voit se dégrader d’heure en heure” (25). Pourtant, malgré ce sentiment apocalyptique, Baudrillard ressent en Amérique “un air de matin du monde” (28).
Ce renouveau au monde est moins un retour à la préhistoire qu’un aller vers l’après-histoire qui repart sur des bases différentes de celles qui ont forgé l’histoire de France, “puisqu’ils n’ont pas eu la primeur de l’histoire, ils auront celle d’immortaliser toutes choses par la reconstitution” (43). Ainsi, le déplacement des objets et des événements hors de leur contexte, prêts à la consommation par la culture de masse, crée une rupture spatio-temporelle les projetant hors de la continuité historique ôtant en chacun la mémoire collective qui forme l’histoire. En refusant l’histoire vécue, les Américains ne recherchent pas l’évolution historique et forment donc “la seule société primitive restante” (Baudrillard 7). Ce bonheur d’être hors de l’histoire qui tentent les Français ne peut être pour eux qu’une utopie, mais c’est pourtant ce qu’ils cherchent car ils veulent “se vautrer dans un présent qui ne conduit nulle part” (TE 44). La vague américaine s’est donc infiltrée dans le phare français qui voulait éclairer le monde démolissant les fondations déjà vacillantes de l’idéologie universaliste par manque d’utopie.
La fin de l’histoire, c’est aussi la disparition du sens et de tout concept, tout est simulacre et instantané, c’est la généralisation de l’indifférence. L’Amérique incarne cette fin car c’est “un univers génial par le développement irrépressible de l’égalité, de la banalité et de l’indifférence” (Baudrillard 88).
Baudrillard a également découvert “qu’on peut jouir de la liquidation de toute culture et s’exalter du sacre de l’indifférence” (119) : the Land of freedom est d’abord libre de toute pensée intellectuelle. Ce ne sont ni les professeurs ni les savants que l’on y respecte mais les sportifs et les vedettes du Show-biz. Pour les Français avides de liberté qui regardent outre-Atlantique, la culture devient donc naturellement un obstacle à l’indépendance de l’homme. Baudrillard constate d’ailleurs que la force des Etats-Unis provient également de “la mort de la culture” (95). Cependant, cette plus grande tolérance et plus grande indifférence ne sont guère au goût de Debray et de Finkielkraut. Ce dernier dénigre ces Français pour lesquels la culture vieillit les individus et les isole, elle n’est pas “cool” pour un pays qui veut regagner un peu de jeunesse. Il cite également Fellini, dont il partage les idées en écrivant que “dans cette régression, le Jeune est maintenant partout, [il symbolise] ‘les messagers de je ne sais quelle vérité absolue’” (175).
C’est la période postmoderne où tous les styles sont mélangés et placés à un même niveau. Plus de jugement, et négation même de l’art puisque tout est art; la culture devient un produit consommable que l’on jette après usage, c’est le résultat de la démocratie du peuple souverain sur l’intellectuel. La logique de la consommation détruit la culture, ajoute Finkielkraut, et une partie de la France en semble soulagée comme si elle venait de se libérer d’une dictature (nul doute que Duhamel s’est retourné dans sa tombe). Ce conformisme de masse est pour Baudrillard le reflet d’une certaine liberté, “celle de l’absence de préjugés et de prétention” (91). Quant à Cioran, il y distingue un paradoxe car “la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle; mais elle manque de vie. Bonheur immédiat, désastre imminent” (HU 42). Baudrillard aussi perçoit le danger de la démocratie “Que faire quand tout est disponible?” (34).
La grande chance des Américains est de ne pas connaître comme en Europe, “l’art de penser les choses, de les analyser, de les réfléchir” (Baudrillard 27). Ils continuent dans toute leur naïveté à vivre d’utopies. De ce fait rien ne les menace et New York peut continuer à se donner “la comédie de sa catastrophe” (Baudrillard 26). La France désire prendre le chemin de l’Amérique mais elle y glisse sans noblesse et sans passion. Surtout, elle reste consciente de ses actes et ne produit en conséquence que de la médiocrité. La translatio empirii a apporté à la France la culture, elle a aussi transmise l’art du déclin manqué, ce qui rassure Cioran : “déjà, j’envie moins ceux qui, ayant vu Rome sombrer, croyaient jouir d’une désolation unique, intransmissible” (SA 72).
Aujourd’hui, nous assistons en France à un combat entre démocratie et république. Selon Finkielkraut, la démocratie ou le multiculturalisme des Américains, c’est la tolérance contre l’humanisme, c’est aussi la reconstitution tribale des ethnies. Ce débat est aussi celui qui remet en question l’identité nationaliste et les valeurs culturelles. Pour les Français, l’identité c’est d’abord l’exclusion pour former des limites. La négation emprisonne mais c’est elle qui forme aussi l’identité des citoyens d’un pays. Selon Finkielkraut, la tolérance “sauvage” crée une véritable confusion mentale, et regrette que de nos jours, “si vous ne voulez pas mettre un signe d’égalité entre Beethoven et Bob Marley, c’est que vous appartenez indéfectiblement au camp des salauds et des peines à jouir” (155). Parmi les sceptiques de la démocratie, on trouve également Jean Dutourd qui s’élève contre l’euphémisme du politiquement correct servant “à cacher la réalité sous des termes aimables ou anodins pour ne vexer personne.” Ainsi par exemple, il dénonce l’usage abusif d’aide familiale” pour domestiques et “non-voyant” pour aveugle et se demande si “l’euphémisme est consubstantiel à la démocratie” (Figaro du 10/9/97). Edward Behr, Américain vivant à Paris, s’insurge aussi contre cette liberté démocratique à l’américaine qu’il considère comme l’instrument d’une nouvelle tyrannie. Il se pose la question de savoir si l’Amérique des chimères et la dictature menaçante des minorités raciales, sexuelles et culturelles qui envahissent la vie quotidienne des Américains ne préfigurent pas la société française dans un avenir proche. En ce sens, son livre Une Amérique qui fait peur se rapproche des Scènes de la vie future de Duhamel.
Néanmoins, la France est loin de devenir américanisée. Ainsi pour ne citer qu’un exemple, la France, malgré les venues du Pape, ne deviendra sans doute jamais aussi puritaine que l’Amérique. Quant à l’éducation, elle va certainement garder longtemps encore son caractère élitiste et sacré et le dégraissage du mammouth ne devrait pas alléger les programmes du bac. Cependant, la France est en cours de démocratisation, il est un fait qu’on tend à y parler moins de la culture et plus des cultures. Certes, le système politique reste solidement républicain, mais l’exemple des sans-papiers montre que l’idée d’une tolérance multiculturelle y fait son chemin. Selon Debray, “le républicain ne semble plus mener que des combats d’arrière-garde […] La république parait une idée de vieux” (44-45). Il ajoute, dépité, que la France “a préféré finir sur le mode US” et que pour le soir du bicentenaire de la Révolution française, “nous avons fêté le bicentenaire de l’Amérique” (78). La France parviendra-t-elle à son retour au primitif pour se libérer de son histoire et de sa culture? Laissera-t-elle l’Amérique lui apporter son expertise en la matière?
Pour Michel Henry, la question ne se pose même plus, regardant autour de lui, il s’exclame “Nous entrons dans la barbarie” (5) et ajoute que “ce n’est pas d’une crise de sa culture qu’il s’agit mais bien de sa destruction” (7). Finkielkraut est tout aussi pessimiste et conclut que “la barbarie a fini par s’emparer de la culture. L’entertainment a réduit les oeuvres de l’esprit à l’état de pacotille” (184). Au chevet de l’Europe, Cioran déclare “Voilà où tout finit et la civilisation” (TE 49). Et pourtant cette situation lui semble logique car “le délicat succombe au premier assaut, car le dynamisme, privilège de la lie, vient toujours d’en-bas. [De plus] une civilisation pourrie pactise avec son mal, aime le virus qui la ronge […] Par là même, elle s’avoue vaincue, vermoulue, finie” (184). Cependant, même si la France s’allie à la “barbarie à visage humain”, elle ne parviendra pas à redevenir jeune et fougueuse, car comme l’exprime Baudrillard, “on naît moderne on ne le devient pas” (72). Une civilisation est comme un être humain, elle naît puis vieillit en se chargeant d’expériences. Les vieilles nations ne peuvent redevenir jeunes, de la même façon qu’on ne peut supprimer les années, à moins de faire un pacte avec le diable (l’Amérique?). Baudrillard constate que vis-à-vis de l’Amérique, “nous ne faisons que les imiter, les parodier avec cinquante ans de retard et sans succès d’ailleurs. Il nous manque l’âme et l’audace de ce qu’on pourrait appeler le degré zéro d’une culture, la puissance de l’inculture” (78).
L’Amérique, nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises, puise son énergie dans l’utopie et ajoute Debray, les Américains “dans leur conscience collective, s’inscrivent près des modèles de pensée du XVIIIe siècle : utopique et pragmatique” (89). La France a épuisé cette ressource essentielle et pour son malheur, elle a survécu à la gloire de sa civilisation. En conséquence, elle ne fait que se survivre car un peuple ne disparaît jamais complètement naturellement; elle n’en finit pas d’agoniser et est devenue une scène de théâtre de Beckett où se jouerait chaque jour Fin de Partie. La France est la victime de l’histoire, elle s’est intoxiquée des fruits que les leçons de l’histoire enseignent et “c’est en vain [qu’elle] se cherche une forme d’agonie digne de son passé” (SA 62). Veut-elle imiter l’Amérique qu’elle ne changerait que les apparences. Même Morand pense que l’exportation de l’américanité est à l’avance vouée à l’échec. Il aurait pour cela fallu que l’Amérique fût comparable sur certains points à la France et donc, comme elle connût “de grand malheurs, de grandes épreuves, de ces aventures terribles qui mûrissent une nation” (Duhamel 247). Cioran conseille que “ceux qui président à ses intérêts, devraient lui préparer de mauvais jours; pour cesser d’être un monstre superficiel, une épreuve d’envergure lui est nécessaire” (TE 34).
La France peut-elle ici servir de professeur et donc retrouver un regain d’énergie dans l’enseignement du désespoir? Pourquoi pas puisque pour Debray la liberté n’est pas celle de l’espace mais “est une conquête de la raison” (23) et selon Cioran, la raison mène à la lucidité et donc au désespoir. Debray avoue qu’il a “la faiblesse de croire l’idée française de la nation est un modèle localisé dans sa source mais susceptible d’intéresser l’humanité de demain” (114) mais là encore l’espoir est souvent un raccourci vers le désespoir. Même Cioran, incorrigible malgré sa lucidité, continuait de chercher une certaine forme de vérité. La France des penseurs a-t-elle encore ses propres utopies? Sans aucun doute, elle devrait élaborer son élan vers le pire et se préparer une sortie noble de l’histoire tentant ainsi ce qu’aucune civilisation n’a encore réussi, à moins qu’elle continue de se tourner vers l’Amérique et demander grâce au destin. De toute façon qu’elle s’imagine une fin honorable ou une survie à genoux sous la domination américaine, la France doit retrouver la faculté de rêver pour se supporter.
Bibliographie
Baudrillard, Jean. Amérique.Paris: Grasset, 1986.
Beauvoir, Simone de. L’Amérique au jour le jour. Paris: Gallimard, 1997.
Behr, Edward. Une Amérique qui fait peur. Paris: Plon, 1995.
Céline, Louis-Ferdinand. Voyage au bout de la nuit. Paris: Gallimard, 1993.
Cioran. De l’inconvénient d’être né. Paris: Gallimard, 1994. (IN)
____. Histoire et utopie. Paris: Gallimard, 1995. (HU)
____. Syllogismes de l’amertume. Paris: Gallimard, 1993. (SA)
____. La tentation d’exister. Paris: Gallimard, 1994. (TE)
Debray, Régis. Contretemps: Éloges des idéaux perdus. Paris: Gallimard, 1992.
Descombes, Vincent. Le Même et l’autre. Paris: Éditions de minuit, 1979.
Duhamel, Georges. Scènes de la vie future. Paris: Mercure de France, 1931.
Finkielkraut, Alain. La défaite de la pensée. Paris: Gallimard, 1987.
Henry, Michel. La Barbarie. Paris: Grasset, 1987.
Lévy, Bernard-Henri. La Barbarie à visage humain. Paris: Grasset, 1977.
Maritain, Jacques. Réflexions sur l’Amérique. 1958.
Morand, Paul. New York: GF-Flammarion, 1988.
Sartre, Jean-Paul. Situations III. Paris: Gallimard, 1949.
Tocqueville. De la démocratie en Amérique II. Paris: Flammarion, 1981.