Ionesco et la version diariste de la fragmentation textuelle


Livia Titieni
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
liviatitieni@hotmail.com


La vogue des livres de fragments, qu’il s’agisse de réflexions morales, esthétiques ou métaphysiques, de notations de type diariste, ou de diverses “histoires brisées”, l’ascendant qu’ils ont gagné suite au postmodernisme et aux oeuvres de la déconstruction n’ont pas totalement neutralisé les préjugés qui pèsent encore sur eux, engendrant des attitudes paradoxales, de fétichisation ou, au contraire, de dénigrement, allant jusqu’à l’indifférence ou à l’immobilisme des choses classées.

Le journal dans l’ensemble de l’écriture fragmentaire occupe une place à part. Pour un Amiel le Journal intime équivaut à une récupération de soi qui se serait perdue, faute d’avoir pu trouver une expression autre, fictionnelle, pour s’y loger. Ce type de journal intime, perçu communément comme pur document que seul le hasard soustrait à la disparition est placé, théoriquement du moins, sous le signe de la sincérité. Il en serait de même du Journal des frères Goncourt ou de celui de Gide. Or, force nous est de consigner que ce que le journal intime suppose de sincérité absolue peut n’être qu’une illusion. Il est aujourd’hui patent que Gide a truqué dans une certaine mesure la part de son Journal touchant la période 1939-1942, qu’il a gommé certaines phrases que les libérateurs et les résistants auraient sans doute peu appréciées, ce qui veut dire ou bien que Gide en craignait la publication ou bien qu’il l’y vouait subrepticement.

Les Carnets de Joubert ou Les Cahiers de Cioran n’ont de l’écriture journalière que la fragmentation et un certain ordonnancement chronologique, sans marque temporelle explicite. Ce sont des recueils de réflexions de toute sorte, mais qui incidemment intègrent des éléments de la personnalité intime de leur auteur. Dans les deux cas les auteurs avaient la conscience de faire de la littérature et c’est en tant que telles que ces oeuvres font l’objet de la recherche critique. Dans les deux cas également on pourrait parler d’une sorte de frustration à l’égard du “livre sommatif”, projet narratif avant tout auquel on s’efforcerait de suppléer, ne serait-ce qu’à travers des fragments recouvrant des visées romanesques. (voir à ce sujet les amorces de récits et/ou anecdotes qui y sont insérées).

Ionesco n’est plus de ceux-ci. A de rares exceptions près, où il exprime son désir d’écrire “une histoire avec beaucoup de printemps”, Ionesco a trouvé par son théâtre une forme d’expression qui tient la place de la fiction proprement dite. Il sait que l’on peut tout aussi bien se confesser à travers un texte, et surtout arriver à l’Autre, la relation-communion Moi-l’Autre configurant l’exigence éthique qui lui est propre.

“C’est à travers un texte, c’est-à-dire à travers une confession, c’est-à-dire en plongeant dans l’univers, c’est-à-dire dans les abîmes d’un autre que la communion peut s’accomplir.(…) Seul à seul avec une oeuvre, seul à seul avec l’autre, un autre qui n’est même pas au courant de cette expérience, de cette approche, qui ne connaît pas qu’il est connu, véritablement, profondément : le monde de celui-là devient le monde de celui-ci. Intimité profonde discrète, totale”. (JM 126)

Pourquoi a-t-il néanmoins éprouvé le besoin d’un discours tenu par lui et en son propre nom? On sait que le projet diariste et mémorialiste a représenté une constante de ses préoccupations.

Dans les Entretiens avec Eugène Ionesco, interrogé sur le “thème” du roman qu’il avait rêvé d’écrire, Ionesco répond sans détour : “Moi, bien sûr”, (Bonnefoy 64).

On a souvent rapproché l’écriture du jour d’un exercice de foi. Appelé par son nom d’origine diaire ou bien diurnal, le journal (pris aussi comme bréviaire des prières dites chaque jour), entretient, en raison de son attention au temps, une relation étroite avec le salut. L’écrivain moderne plutôt indifférent à la religion, s’en fait une autre de soi-même, un soi-même devenu objet et sujet d’écriture, par une opération d’introspection et d’exorcisation autrement répétitive, quasi rituelle. “Toute notre vie, écrit Gide dans son Journal, s’emploie à tracer de nous-mêmes un ineffaçable portrait” (Marty 16).

Aussi l’option de Ionesco pour le journal ou en général pour une oeuvre de mémorialiste tire-t-elle ses racines de la dialectique qui détermine réciproquement la forme d’une oeuvre et la conscience d’un sujet.

La dissimulation du journal par le recueil de fragments ou le glissement de l’un vers l’autre sont grandement facilités par leur affinité morphologique et par leur vocation commune à être “écriture du sujet” (Marty 18).

Ionesco n’est pas l’homme à s’enfermer dans un narcissisme stérile. Il se méfie du journal intime et tente à plusieurs reprises de dépasser le solipsisme, qu’il appelle léthargie de l’esprit critique et auto-critique”, (Ant. 158) par la sélection des faits et surtout par cette profession de foi : “Quoiqu’il en soit, je voudrais que l’on comprenne que même si je parle souvent de moi, je parle surtout des autres, mais je le fais par l’intermédiaire d’un personnage, et ce personnage c’est moi certes, suggérant ainsi que je parle d’autres à travers moi.(…) Tout ce qui se passe dans l’univers me regarde personnellement” (Ant. 158).

Ce n’est qu’en dépassant “les complaisances factices de la représentation du Moi” que le journal de Gide intéresse encore. Eric Marty le dit d’une manière tranchante :

“Sans éthique, ou plutôt sans cet effort ascétique de fuir les complaisances factices de la représentation du Moi, au profit d’un plus complexe désir de présence, un journal se meurt ou ennuie : c’est pour avoir saisi cela très tôt que Gide est fascinant ; mieux, c’est pour avoir compris que la présence à soi, accordée pas l’écriture du jour permettait d’ouvrir, contre les significations naturelles, un espace neuf de signifiance que Gide a eu la possibilité de construire son écriture journalière”. (Marty 20)

Le lecteur peut s’approcher du texte du journal pour connaître l’auteur dans son “intimité”, tout comme les critiques considèrent pour la plupart le journal d’un écrivain dans sa dimension “utilitaire”, pour mieux “comprendre” et/ou expliquer l’œuvre. Démystifier ou au contraire mythifier sont les deux extrêmes de ces lectures.

La critique roumaine parle de deux types de journaux : intimes : journal de crise, acte exceptionnel, sorte d’exorcisation par l’écriture, au moment de véritables tournants de l’existence et journal d’existence dont les pages couvrent quotidiennement une existence (Zamfir 106). Si dans le premier cas le journal (vu comme exercice diurne) ne s’impose pas comme une nécessité (les événements cruciaux ne surviennent pas à une cadence quotidienne), en revanche, dans le deuxième cas, l’existence ne peut être imaginée en dehors du journal.

Dans le cas de Ionesco on aurait plutôt affaire à un pseudo-journal, un faux journal, qui se sert des conventions diaristes pour confier au papier le trop plein, le trop douloureux, le dire impossible et irrépréhensible, acte exceptionnel différent de l’exercice quotidien qui couvre une bonne partie, voire toute une existence.

Nous allons traiter le Journal en miettes, 1967, (comme d’ailleurs il convient de le faire avec les deux autres Présent passé passé présent, paru en 1968 et La Quête intermittente, en 1987) comme une oeuvre en soi et non pas servant à, ou bien ouvrant à quelque chose qui se trouverait en dehors d’elle Qu’il y ait dans Journal en miettes des métatextes d’auteur très intéressants, par exemple ces notes sur la pièce Le roi se meurt ayant fait partie du Journal d’il y a cinq ou six ans on peut conjecturer que ces lignes, privées de leur contexte initial .peuvent passer pour une réminiscence affective ou bien pour relève à la réflexion, grâce à la soudaineté révélatrice des associations accidentelles. Ces pages créent ainsi leur propre monde, un monde clos autonome qui brise la continuité du vécu.

Contenu et contenant, communication et construction, tel est ce témoignage par lequel Ionesco pense et surtout se pense, démarche intermittente, toujours reprise dans l’espoir utopique de l’ultima verba, qui serait pour lui du moins l’ultime vérité.

“Chaque fois je recommence. Je prends toujours un nouveau cahier. Chaque fois j’espère que cela aboutira à quelque chose, que ce sera une expérience constructive, que j’ouvrirai une porte. Mais non. Avant d’arriver à une porte quelconque, je m’arrête. Le même obstacle invisible : s’il était visible je le contournerais. C’est l’invisible qui m’arrête. Au moins je devrais essayer de ne pas changer de cahier, d’aller jusqu’à la dernière page. Cela signifierait que j’ai presque tout dit. C’est tout ce que j’ai encore à dire qui est l’obstacle. C’est bien cela, les encombrements invisibles qui barrent ma route. Mon espace intérieur n’est pas libre. Je ne peux même pas arriver jusqu’à ma propre porte. Ni à la fenêtre pour aérer”. (JM 51-52)

Si Ionesco poursuit cette “quête intermittente”, très tôt entamée, c’est qu’il veut pourchasser ce secret qui se dérobe et qu’il s’agit de conjurer par la littérature : “Je continue, peut-être continuerai-je jusqu’à la fin, d’écrire de la littérature, des pièces de théâtre, parce que je ne sais pas faire autre chose. Je suis incapable de faire aucun autre métier. Depuis que je me connais je n’ai fait que cela” (JM 71).

Exploitant le potentiel d’indétermination de ce type de texte, jouant aussi sur la déconstruction, il y poursuit cette recherche désespérée de soi dans le temps, que ce soit le temps de la réminiscence, de souche proustienne ou bien le temps de la répétition, tel qu’il se présente dans les fragments d’écriture du jour.

Tout ce dont la littérature pourrait traiter est devenu, au point où nous en sommes, lieu commun, affirme Ionesco. Ce qui importe c’est la manière de le dire, de l’écrire. Aussi est-il à la recherche d’une sorte d’idiolecte comme dirait Barthes, d’une technique de mémorialiste qui vise à se trouver lui-même, en comparant “son passé et son présent”.

Images d’enfance en mille morceaux, un des rares intitulés de chapitre qui ouvre Le Journal en miettes joue sur un dédoublement du moi : le je, objet de ces pages, n’est ni l’auteur, ni l’enfant proprement dit, mais un personnage intermédiaire, le narrateur, dont les souvenirs tentent de s’ordonner le long de quelques jours.

“Je n’ai jamais été à Beauchamps. Il n’y a pas de route pour y aller. C’est un petit village, perdu dans les prés (…) C’est par là, me dit Marie en indiquant la direction, c’est l’automne, les chemins sont bourbeux, nous ne pourrons y aller qu’au printemps”. (JM 7)

Quelques lignes plus loin le souvenir est là dans toute sa fraîcheur :

“C’est la distribution des prix. Nous sommes tous dans nos bancs, sans nos livres, sans nos cahiers, sans nos cartables, endimanchés. Près de la chaire tout un tas de livres reliés, rouges et bleus. Monsieur Guené en prend une dizaine et les distribue aux écoliers de la première division. Il va en chercher une douzaine d’autres pour nous les distribuer à nous. Mon livre est rouge je l’ouvre… et c’est tout un pan de mur qui s’ouvre au lecteur”. (JM 8)

Derrière ce je on distingue un personnage qui vit l’action et d’autre part le même, quelques temps après, qui en fait le récit. Cette double perspective permet une résurrection pointilliste du passé : les faits, les sentiments, les perceptions ne sont plus transcrits à l’état brut, mais ordonnés, enrichis de réflexions, de rapprochements, enserrés dans un réseau de souvenirs qui mêlent à ce passé, plus ou moins lointain, l’évocation de moments présents. Pas de superposition entre ce que j’appellerai le jour de l’écriture proprement dit, jour fictionnel, celui de la littérature si l’on peut dire et le jour réel, référentiel et cette distorsion voulue crée une féconde ambiguïté narrative. Ainsi ce qui devait être un mouvement linéaire, chronologique acquiert une épaisseur temporelle inaccoutumée. Comme dans la recherche proustienne il s’agirait de récupérer par la littérature une tranche de vie qui risquait de se perdre, a fortiori Proust soutient que la seule vie vraiment vécue est la littérature.

Mais Ionesco constate avec désarroi que son propre passé ne resurgit dans le présent que pour tomber en poussière. A l’inverse de Proust, il n’est pas pour lui de temps retrouvé. Quant au présent, il a le sentiment qu’il est miné ou de toute façon émietté. Aussi le journal juxtapose-t-il des fragments rédigés à des moments différents, et ce jeu avec le temps n’est pas sans rappeler des scènes de son théâtre qui se succèdent de façon discontinue. Le sentiment d’éternité, avoue Ionesco dans le Journal en miettes, bonheur suprême de l’enfance est depuis longtemps perdu., à l’âge de quinze ou même sept ans. Dans cette fuite irrémédiable en avant il ne pourra que saisir un fugitif présent. L’écriture fragmentée est la plus apte à “sauver du naufrage de l’oubli ces constellations d’images enfouies, ces visions qui furent fragments de jouissance et qui impriment à l’existence son rythme propre”, (Hubert 5).

Mais, pour Ionesco la littérature n’est pas un antidestin non plus, au contraire la distance ironique qu’il met à l’égard de ses propres créations s’inscrit dans son relativisme gnoséologique et ontologique.

L’obsession de la mort, la prolifération des objets, l’incommunication, la dislocation du langage, l’ennui, la fatigue, les lectures, la politique, tout passe dans les fragments L’obsession de la mort est alimentée par ses lectures, Socrate ou Pascal pour n’en citer qu’eux et par d’indubitables échos monataigniens.

“Nous sommes dans la vie pour mourir. La mort est le but de l’existence, cela est dira-t-on une vérité banale. Parfois à travers l’expression usée le banal disparaît et surgit, resurgit la vérité toute neuve. Je suis dans l’un de ces moments où il me semble que je me dis pour la première fois, que je découvre que l’existence n’a que la mort pour but. On ne peut rien faire. On ne peut rien faire. On ne peut rien faire. Mais qu’est-ce que c’est que cette condition de marionnette tirée par des ficelles, de quel droit se moque-t-on de moi”, (JM 35). Des raisonnements typiquement pascaliens (Pascal ne s’est-il pas lui aussi exprime en fragments?), expressions antithétiques, contradictoires voire paradoxales, réduction à l’absurde conviennent admirablement à la pensée libre de Ionesco, à une pensée en liberté.

“Un univers fini est inimaginable, inconcevable. Un univers infini est inimaginable, inconcevable. Sans doute l’univers n’est-il ni fini ni infini, finitude et infini n’étant que des façons humaines de penser : de toutes façons que la finitude et l’infini ne soient que façons de penser et de dire est encore inconcevable, inimaginable. Nous ne pouvons faire un pas au- delà de notre impuissance, devant ces murs je suis pris de nausées. Si ce n’est plus le mur, c’est le gouffre qui s’ouvre à mes pieds et j’ai le vertige”. (JM 35)

La réflexion angoissée de Ionesco prend incessamment la forme des antinomies qui ne s’excluent point, mais qu’il ne s’agit non plus de concilier. Le fragment est la réplique, la seule adéquate à la tension permanente qui se crée par la tendance inconditionnée vers l’infini à partir d’une position conditionnée et finie (Schlegel 754).

“Rien n’existe, en effet, et rien n’est pensé que par opposition à un contraire qui existe aussi et que l’on refoule” (JM 35). Ce type de raisonnement, principe de contradiction, par la présence simultanée des contraires (Mesnard 190)(1), fournit à Ionesco une occasion privilégiée d’atteindre la vérité. En homme de son temps, pour Ionesco la présence simultanée des contraires constitue la réalité même des choses comme, celle de la pensée. La contradiction n’entraîne pas l’erreur. Dans la Quête…des expressions contradictoires tentent de saisir l’identité essentielle du moi, face à l’autre, suivies d’un bref fragment éclaircissant : “Il doit y avoir beaucoup de contradictions en tout cela. C’est parce que je possède toutes les vérités”, tandis que dans le Journal il voulait “arriver au point où vérités et mensonge sont équivalents”, (JM 37).

Une telle pensée faite d’emportements et de redites ne saurait se plier à la rigueur artificielle de la construction. Cioran voit dans le fragment une forme d’expression de la philosophie moderne, “A la fois objectif (parce que général) et subjectif (parce qu’individuel) le fragment est une forme de la philosophie moderne” (Cioran 138). Comme pour Malraux on pourrait penser que pour Ionesco c’est le type de questions que nous posons qui nous définit et non pas les réponses que nous pourrions y apporter. Plus les interrogations sont fréquentes, plus elles s’approfondissent, soit qu’elles prennent la forme des méditations ou d’étranges interpellations d’autrui.

Ionesco refuse la convention diariste qui exigerait l’organisation des livres selon l’axe temporel, soumission à l’imperturbable protocole quotidien. Des repères chronologiques certes, surtout vers la fin de la Quête… Serait-ce une prémonition? Les quelques marques chronologiques (huit au total) indiquent le mois de juillet 1986 comme début de ce journal (qui coïncide avec la fête du cinquantième anniversaire de son mariage, à Saint Gall) et finit sept mois plus tard, en janvier 1987. Le long de ces quelque cent cinquante pages une dizaine portent sur Ionesco en famille, attentionné, affectueux avec les siens, soucieux de ne pas l’être assez. Pour le reste, comme pour les autres journaux “des îles lumineuses” entourés de nuit grise. Depuis l’âge de six ans ou de sept ans : l’âge de raison, il ressasse ce qu’il a su depuis presque toujours et qui est la seule chose à être sue : que la mort est là, qui guette sa mère, sa famille, lui. Lorsqu’il dit “je”, il marque l’assimilation par sa conscience de ce que les expériences variées lui ont apporté. Autrement dit le je n’est pas une marque d’évolution enregistrée au jour le jour. En donnant pour titre de son livre Journal en miettes, Ionesco voudrait accorder le fragment à la mémoire et le construire comme miette ou morceau d’un puzzle. A son tour le lecteur a du mal à faire entrer ces fragments comme moments dans un processus de totalisation qui serait la biographie de l’auteur, faute de marques temporelles conventionnelles, tel jour, telle heure. Il s’agit plutôt d’un tout à constituer (non à re-constituer) et dans ce cas-là la perspective est eschatologique et utopique.

Voilà pourquoi l’étude du fragment de Ionesco ne saurait non plus être thématique parce que ne s’inscrivant pas dans “des morceaux de contenus”, mais, “dans la fragmentation elle-même”, (Susini-Anastopoulos 40).

La parole fragmentaire est ce mode sur lequel le sujet se présentifie à lui-même et perçoit l’autre en quelque sorte, comme l’objectif (au sens photographique) au travers duquel il se dévoile ou se cache.

Comme tout texte fragmentaire, si l’on prend en considération une sorte “d’intentionnalité ” de la forme ou bien ses traits compositionnels voire structurels, on pourrait affirmer que les fragments de Ionesco à l’encontre de ceux d’un Cioran se présentent pour la plupart comme textes de l’ouverture. Ils provoquent et séduisent à la fois par l’usage qu’ils font de la polysémie, de la diversité, de l’ambiguïté par le recours à des formulations volontairement suspendues ou provisoires. Ils accueillent aussi tout ce qui fut longtemps négligé ou occulté, ou ce qui peut paraître très personnel (je pense ici aux “biographèmes” barthiens).

Pour poser le rapport entre pensée plurielle et exigence de discontinuité Maurice Blanchot parle de deux tendances qui lui semblent caractériser la pensée. D’une part, et du fait d’une réticence immémoriale, la pensée répugne généralement à s’interroger sur son absence de forme ou sur la forme que, par commodité, elle se contente au coup par coup d’emprunter. D’autre part, elle se replie tout naturellement sur la forme que lui propose la tradition et qui relève en l’occurrence de la Somme ou du traité (l’exemple de St Thomas). Par contre, les Essais de Montaigne échappant totalement à ce schéma marquent la différence fondamentale entre une discours magistral, totalisant et “sphérique” et le langage de la quête (pourquoi pas celle de Ionesco aussi? lié à l’exigence constitutive et intemporelle d’une discontinuité plus ou moins radicale, d’une littérature de fragments En effet les fragments s’écrivent comme séparations inaccomplies ; ce qu’ils ont d’incomplet, d’insuffisant, travail de la déception est leur dérive, l’indice que ni unifiables, ni consistants, ils laissent s’espacer des marques avec lesquelles la pensée, en déclinant et se déclinant figure des ensembles furtifs qui fictivement ouvrent et ferment l’absence d’ensemble, sans que, fasciné définitivement, elle s’y arrête toujours relayée par la veille qui ne s’interrompt pas”, (Blanchot 96). Ce qui semble les terminer, le blanc en fait les prolonge, les met en attente (Susini-Anastopoulos 138).

La tentation contraire à la fermeture n’est pas totalement absente : il s’agit chez Ionesco plutôt d’un trait d’esprit proche de la tradition aphoristique. On pourrait repérer des incipits impersonnels, généralisants qui font penser à La Bruyère tels “Il y a plusieurs catégories de gens…On dit qu’avoir pitié des autres ce n’est en somme qu’une auto-pitié”, (JM 84) ; “On ne peut pas dire que l’art est dépourvu de toute valeur spirituelle”, (JM 105) ; “La jalousie est un défaut, dit-on”, (JM 127) ; “Nous ne devrions avoir qu’une seule pensée, un seul but : la félicité de l’autre”, (JM 144) ; “La raison c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort c’est de la folie”, (JM 191).

Il est vrai que les développements explicatifs sont loin du discours moralisateur classique : Ionescu y apporte sa marque personnelle.

“Nous avons le passé derrière nous, l’avenir devant. On ne voit pas l’avenir, on voit le passé. C’est curieux, car, nous n’avons pas les yeux dans le dos ; ” ou celle-ci dans une autre tonalité : “L’agressivité des jeunes. Et les vieillards s’accrochent. Il faut autant d’énergie pour l’agressivité que pour l’accrochage. Peut-être davantage pour s’accrocher”, ou bien, “Nous avons tous peur de rater notre vie…” (JM 111,113).

Les fragments du Journal en miettes permettent de livrer la pensée de Ionesco à petites doses, d’une façon par là même courtoise et non appuyée ayant ainsi le mérite non seulement d’éviter le naufrage de l’écrivain dans la stupeur intellectuelle, mais aussi de ne pas fatiguer le lecteur et de lui assurer une compréhension sans douleur. Comme dans toute oeuvre fragmentaire “le lecteur a l’assurance d’y trouver un certain éclectisme capable de le préserver des agressions de l’enveloppement rhétorique et dogmatique, et de le prémunir contre les pressions de la pensée prédicative”, (Susini-Anastopoulos 122-23).

Je ne m’attarderai plus sur la lisibilité de ce livre que pour dire que le choix fragmentaire semble en fait guidé par le souci de l’intérêt du lecteur : Ionesco va au devant d’un désir du lecteur, il nomme ce que nous approximons.

Les intitulés des journaux ionesciens sont eux aussi autant de clins d’œil au lecteur. Ces composants paratextuels, “signes différentiels” à même d’identifier ces oeuvres dans leur individualité, sont pour la plupart métaphoriques voire imagés mais permettent ou favorisent, pragmatiquement parlant, une idée sur le type de texte auquel on a affaire : miettes, intermittence comme antidotes (livre d’essais) postulent clairement une écriture discontinue. Cette identification générique endogène opérée par l’auteur recouvre une fonction légitimante d’une écriture discontinue et institue un pacte de lecture.

On répliquera que la notation diariste est par elle-même discontinue, fragmentée. Pourtant elle s’adjoint chez Ionesco des figures maniéristes par exemple celle de “l’unité multiple (Le Journal en miettes), celle de la recherche du chemin à suivre connotant un apprentissage pénible, persévèrent, tenace (voir La Quête…) ou des syntagmes dialectiques et antithétiques s’efforçant de prendre en compte l’envers et l’endroit des choses. (voir Passé présent…). Et que dire des essais d’Antidotes, titre thérapeutique pri clairement à la tradition hippocratique.

Tout un imaginaire y est enclenché déterminant un certain pacte de lecture. De par sa nature ces textes choisissent leur lecteur, un lecteur à même de pourvoir à l’incomplétude du fragment, à son inchoativité, à sa volontaire obscurité. Cette recherche lui a valu un rapprochement avec les premiers maniéristes du logos (Petreu 138-54).

“La prédilection pour le titre chiffré et métaphorique semble renvoyer, opine Françoise Susini-Anastopoulos, à la nature aristocratique de l’écriture discontinue, bien au-delà des considérations socio-historiques sur les conditions qui ont pu donner naissance à tel ou tel genre à une époque et dans une société donnée”, (Susini-Anastopoulos 45).

La résonance théologique ne peut non plus échapper au lecteur avisé. Déjà les romantiques allemands établissaient un lien organique entre la Bible et les fragments, tout en conférant à ces derniers une dimension proche du théologique et les plaçant dans une double perspective eucharistique et eschatologique. En réalité ils n’ont fait que se souvenir de” l’origine luthérienne de la référence fragmentaire et de l’importance accordée dans le Nouveau Testament au motif des miettes et des morceaux”, (Susini-Anastopoulos 45).

Finalement, un infléchissement vers le négatif du référentiel-intérieur, le moi, ou extérieur, -le monde, vient s’immiscer dans le pacte de lecture : on ne saurait pourtant éluder l’idée de dissémination, de dispersion, de tentatives réitérées parce que trop provisoires, nonsatisfaisantes, thérapies plurielles parce qu’inefficaces.

Cela pourrait également s’interpréter comme signe d’une impuissance créatrice face aux oeuvres de grande envergure ou, paradoxalement, signe d’un refus des formes consacrées, de l’expression continue, littéraire, ou philosophique au nom d’une vision différente et souvent “hauturière” de l’écriture, de la connaissance et de la beauté. Reste toujours à voir le rapport, si rapport il y a entre l’option pour la forme fragmentée et la matière qu’elle sous-tend, la prospection paratextuelle nous avertissant sur ses instables enjeux mouvants. C’est mettre au jour l’enjeu qui préside à la genèse de ces journaux.

Roland Barthes a saisi le glissement du fragment au journal : “Sous l’alibi de la dissertation détruite, on en vient à la pratique régulière du fragment ; puis du fragment on glisse au “journal”. Dès lors le but de tout ceci n’est-il pas de se donner le droit d’écrire un journal?” (Barthes 99).

Ionesco, comme Cioran son compatriote est un fanatique de la liberté. Le théâtre, le sien, autre que celui d’avant lui, comme le fragment lui offraient cet espace de liberté où il peut loger tout lui-même.

Les affinités entre journal et écriture fragmentaire résident dans les modalités de problématiser le moi et dans la nature “expérientielle” si l’on peut dire de la pratique d’écriture. Tout en situant paradoxalement la connaissance dans un horizon existentiel, suite au refus de sa médiation par le système, ces fragments ne sont pas à même de rendre l’unité du sujet, sa cohérence. Dans l’espace de cette écriture on ne saurait réaliser un moi identique à soi comme noyau, centre de référence ou repère. Par un mouvement centrifuge on assiste au contraire à une continuelle tendance à s’échapper de cette ipséité.

“Si je fais toutes ces confidences c’est parce que je sais qu’elles ne m’appartiennent pas et que tout le monde à peu près a ces confidences sur les lèvres, prêtes à s’exprimer et que le littérateur n’est que celui qui dit à voix haute ce que les autres se disent ou murmurent. Si je pouvais penser que ce que je confesse n’est pas une confession universelle, mais l’expression d’un cas particulier, je le confesserais tout de même dans l’espoir d’être guéri ou soulagé. Cet espoir je ne l’ai pas, cet espoir nous ne l’avons pas : nous communions dans la même peine. Alors pourquoi? A quoi cela peut-il servir? C’est parce que malgré tout nous ne pouvons pas ne pas prendre une conscience plus aiguë d’une réalité, de la réalité du malheur d’exister, du fait que la condition humaine est inadmissible : une conscience inutile et qui ne peut pas ne pas être et qui se manifeste, c’est cela la littérature”. (JM 28)

On dirait que la littérature, le fragment actualise et chose curieuse neutralise son scepticisme gnoséologique structural. S’il dévalorise son entreprise (Encore une vie qui se raconte), c’est par refus du journal intime, “qui prédispose à la tolérance à l’égard de soi même, à la léthargie de l’esprit critique et auto-critique. On couche sur le papier tout ce qui vous passe par la tête, ce qui est plus facile, plus sentimental, moins réfléchi. Ionesco se surveille, opère une sélection des faits à raconter, se livre à l’objectivation de son moi, au risque de sa fictionnalisation”.

Cette tendance est entretenue par la tension de l’auto-connaissance, de l’auto-formation puisque le moi en quête permanente et intermittente de soi va multiplier les incidences conflictuelles se dispersant plutôt que se coagulant dans la non-identité phénoménale des changements journaliers. Cette quête de soi dans le présent valorise le temporel infime comme espace privilégié de la connaissance tout en pratiquant un exercice de connaissance non essentiel, une sorte de gnose de l’intermittence.

L’écriture devient un laboratoire d’expériences textuelles entretenues par le rapport intime. Ce ne sont pas les événements d’une vie, mais une oeuvre d’art dont le matériau est fait d’interrogations obsédantes sur la vie. Saisissante variation sur l’existence et les enjeux de la création artistique.


NOTES

1. Signale à propos de Pascal que l’on nomme à tort cette pensée dialectique parce que la thèse et l’antithèsene comportent pas le dépassement dans la synthèse. (back)


ŒUVRES CITÉES

Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris : Seuil, 1975.
Bonnefoy, Claude. Entretiens avec Eugène Ionesco. Paris : Pierre Belfond, 1966.
Cioran, Émil. “Le penseur d’occasion.” In Précis de décomposition. Paris : Gallimard, 1949.
Hubert, Claude-Maria. Eugène Ionesco. Paris : Seuil, 1990.
Ionesco, Eugène. Antidotes. Paris : Gallimard, 1977. (Ant.)
____. Journal en miettes. Paris : Gallimard, 1967. (JM)
Marty, Eric. L’écriture du jour : Le journal d’André Gide. Paris : Seuil, 1985.
Mesnard, Jean. Les Pensées de Pascal. Deuxième édition. Paris : SEDES.
Petreu, Marta. “Un Gorgias de Bucuresti.” In Jocurile Manierismului logic. Bucuresti : EDP, 1995.
Schlegel, Wilhelm. Fragmentele di Athenaeum.
Susini-Anastopoulos, Françoise. L’écriture fragmentaire : Définitions et enjeux. Paris : PUF, 1997.
Zamfir, Mihai. “Journal de criza si jurnal de existenta.” Tipologia jurnalului intim romanesc in Cealalta fata a prozei. Ed. Eminescu, 1988.

#Ionesco et la version diariste de la fragmentation textuelle#Livia Titieni#Vol. 3 Issue 1 Fall 2004