Ionesco ou les solitudes de l’avant-scène


Yolanda Viñas del Palacio
Université de Salamanque
Salamanque, Espagne
yolanda@usal.es


En 1981, Cioran affirmait : “la grande trouvaille moderne est le malaise spirituel, l’écartèlement entre la substance et la vacuité, plus précisément entre les simulacres de l’une et de l’autre”, (267). Son compatriote Ionesco nous apprend ou réapprend à la manière poétique, la seule qui préserve les émotions de la mystification et de la dénaturation de la pensée discursive, la vérité impitoyable de l’écartèlement, vérité qui, sur la scène, acquiert une dimension transhistorique et regagne ainsi cet au-delà du temps où reposent les vérités premières. Pour les atteindre, il a fallu à Ionesco débarrasser le théâtre des scories de la psychologie, de la doctrine et de la thèse et retrouver cette naïveté lucide venant des sources profondes de l’être qui dit l’homme à l’homme sans médiation, l’œuvre agissant comme un miroir qui présente sans représenter ce sentiment d’étrangeté du monde qui n’apparaît nulle part mieux que dans la fiction. C’est avec des mots mystiques tels que pureté et ascèse qu’Ionesco définit son travail sur le langage théâtral au sens large, langage qu’il poussera au paroxysme et à la violence pour disloquer la plate réalité. Plate réalité, en effet, celle du langage quotidien, voile percé par l’habitude et la paresse mentales du monde moderne que le théâtre se doit de déchirer pour se dire tel. “Sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle prise de conscience, purifiée, de la réalité existentielle, il n’y a pas de théâtre, il n’y a pas d’art non plus” (13), lit-on dans Notes et contre-notes.

L’œuvre théâtrale naît donc avec une vocation révolutionnaire au sens de la gravitation universelle qui comporte le risque de se révolutionner soi-même, seule chance d’accéder à la vérité. La vérité est de l’autre côté, du côté où le réel manque au dispositif mimétique de la représentation et de la signification. Sans ailleurs et sans dehors, ne renvoyant à rien car sans référent et sans modèle, l’œuvre ionescienne ne répond qu’à une exigence de l’esprit se suffisant à elle-même. Insolite ou invraisemblable, mais toujours plus vraie que le vrai, une telle exigence se manifeste dans la démesure, là où échouent les valeurs en cours. Dans le domaine de la mesure tout est interchangeable et les mots dénués de sens deviennent des écorces sonores. Là, les Martin prennent la place des Smith et “chat”, comme dans Jacques ou la soumission, sert à désigner mille objets. Par contre, dans et par la démesure le verbe est tendu jusqu’à ses limites ultimes et le langage explose ou se détruit dans son impossibilité de contenir les significations. Ainsi tout retourne à l’insignifiance, à la source d’authenticité de l’enfance, infans se disant de qui, non prisonnier de la parole et non ficelé dans le lacis des explications, en est toujours à l’appréhension joueuse et joyeuse du monde. “L’enfance”, dit Ionesco dans son Journal en miettes, “c’est le monde du miracle ou du merveilleux : c’est comme si la création surgissait, lumineuse de la nuit, toute neuve, toute fraîche, et tout étonnante”, (64-65). Quand la démesure règne, les significations périssent faisant surgir le sens.

Le sens advient lorsque la parole cesse d’être monnaie d’échange et d’usure et fait signe parce qu’elle est signum pointant les scènes primitives et les archétypes qui nous rappellent les origines et nous ramènent à l’enfance pour mourir. Telle doit être la patrie aussi bien du créateur que du lecteur, le théâtre d’Ionesco ne se voulant pas énigme qui dissimulerait le sens sous un certain nombre d’enveloppes qu’il faudrait arracher. Le sens est donné, mais si simple, si rudimentaire, si élémentaire qu’il déjoue toute interprétation. Interpréter c’est dévoiler, découvrir, pénétrer, s’engager dans une profondeur, accéder au latent. Or, ici, rien de tel. Le lecteur ne peut séjourner auprès de l’œuvre, de ce qui se passe devant lui sans lui : “L’ouvre d’art existe en soi”, écrit Ionesco, “et je conçois parfaitement un théâtre sans public” (Notes 29). Ramenés à la condition de spectateurs, nous n’avons qu’à être là, à distance et gardant les distances. “Ainsi”, dit encore Ionesco, “j’aurai réalisé la ‘distanciation’ des spectateurs par rapport au spectacle. Le dégoût c’est la lucidité” (Notes 181). Théâtre de la non-participation et de la non-identification qui refuse de se plier au précepte de la catharsis, mais théâtre qui demande de revenir à l’égard qui est à l’origine du regard ou autrement dit de retrouver la “naïveté lucide”, (Notes 10), que Maurice Blanchot appelle la fascination.

“Quiconque est fasciné, ce qu’il voit, il ne le voit pas à proprement parler, mais cela le touche dans une proximité immédiate, cela le saisit et l’accapare, bien que cela le laisse absolument à distance” (31), lit-on dans L’espace littéraire. Écrire, c’est disposer le langage sous la fascination ou l’étonnement et, par lui, en lui, demeurer en contact avec ce point indéfinissable, intouchable, que René Char appelle terre mouvante, horrible, exquise et Hölderlin terre mère où s’oriente la sensibilité artistique du XXe siècle, probablement parce que, comme dit Cortázar dans Rayuela : “todo lo que se escribe en estos tiempos y que vale la pena leer está orientado hacia la nostalgia. Complejo de la Arcadia, retorno al gran útero, back to Adam, le bon sauvage…”(587). Sous l’emprise de l’étonnement, les dimensions cèdent et le temps ne court plus en avant, mais en arrière, non pas vers le passé, mais vers la frontière de l’existence, vers ce lieu où les choses perdent leur nom et leur définition pour être, mais pour être autrement.

L’étonnement fait disparaître et les ombres des significations et des préoccupations ou aux dires d’Ionesco “tous les murs qui font que nous nous imaginons, que nous inventons les limites, les distinctions, les séparations, le sens” (JM 66). Ailleurs, tout est lourdeur, tout est soumis à l’arbitraire et l’on se perd dans un labyrinthe de significations contradictoires. L’étonnement, par contre, est un centre lumineux et aveuglant, un point zéro ou absolu où vérité et mensonge sont équivalents, deviennent égaux, s’identifient pour s’annuler devant un pourquoi sans réponse que rien ne dépasse. C’est ce pourquoi qui explique l’écriture, non qu’il la justifie, mais qu’il la relance. L’obsession du pourquoi, contre lequel butent toutes les réponses, fait écrire. Écrire contre le silence, avec une peine insurmontable, pour ne rien dire, mais pour redire, pour recommencer, parfois avec la puissance d’un talent enrichi, parfois avec la prolixité d’une redite appauvrissante, avec toujours moins de force, avec toujours plus de monotonie, “disposant autrement les mêmes matériaux” (JM 254), mais avec la certitude de ne rien savoir. “Je ne sais pas. Je sais seulement que j’ai gardé sur moi les bribes et les miettes des cellules. Je ne sais pas” (Voyages 1361). Ainsi s’achève Voyages chez les morts.

Je ne sais pas : parole qui ne commence rien et ne finit rien, mais qui se produit après la catastrophe, que la catastrophe profère, comme s’il fallait que tout disparaisse, qu’il n’en reste rien, même pas le souvenir, pour que l’œuvre puisse annoncer la proximité qu’elle entretient avec la mort. Là-haut, dit la vieille qui déclenche la vengeance, “j’étais préservée de la mort et de la poussière” (Voyages 1350). Elle était préservée, la mère, ou plus largement l’espace que l’art ne cesse de dessiner, mais où on ne peut séjourner. Elle était sauvegardée, cette profondeur que Jean, sosie d’Ionesco, s’est épuisé à ramener à la surface : “Je t’ai cherché dans tous les cimetières, dans les maisons de vieillards, chez ta soeur et ta cousine, chez les vivants et chez les morts, je t’ai cherché dans les registres des églises et je n’ai pas trouvé ton nom, maman” (Voyages 1351).

Aussi le théâtre est-il quête : quête à travers le labyrinthe, toujours entreprise, toujours reprise, vers l’éternité du rien, vers le paradis du silence, puisque le nom n’a pas été trouvé. Comment pourrait-il l’être, ce Nom qui n’est pas un mot et qui a été troué pour faire jaillir l’écriture, l’écriture comme séparation ? Il est toujours possible d’avancer une hypothèse qui serait celle de la psychanalyse où “se séparer” c’est se parer de l’Autre. Ce que Lacan appelle l’Autre est de l’ordre tout-puissant du langage et de ses significations infinies qui menacent de nous engloutir, de nous pousser vers ce qu’Ionesco appelle “l’expérience indicible” (JM 121) à laquelle l’art apporte une petite lumière grisâtre noyée dans le bavardage. Je cherche l’espace perdu, s’écrie Jean. C’est cet espace déjà perdu, depuis toujours perdu, comme le paradis, que l’écriture ne cesse de fixer. Que veut-il, Jean ? La question demeure entière. Et aussi une autre : qu’est-ce qu’il veut, Ionesco, pour l’écrivain qu’il est ? Revenir à une sorte féminine de jouissance d’où il est exilé et retrouver la seule voie qui y mène, celle de la déperdition, celle aussi de la douleur la plus ancienne ? Retrouver ces contrées où l’on boit le lait de l’oubli, où l’on tombe dans les délices fades et sublimes de la mémoire qui est vide ? Dans La Soif et la faim, le héros, laissé à lui-même, perd le chemin de cette mémoire. Forçat du besoin, ils erre pris dans d’éternels détours, comme si, à force d’être rien, de rester, il appartenait à la femme le pouvoir d’ouvrir l’amour. “Vouloir boire et manger et ne pas pouvoir, c’est encore être séparé de la mère qui nourrit” (JM 98). Or, que l’on sache où l’angoisse prend racine, qu’on l’explique par la séparation inconsolée d’avec la mère, d’avec l’âme féminine ou d’avec la terre, ne change rien : “Pas besoin de rêver pour connaître la raison de mon angoisse” (JM 99).

Les rêves expliquent tout en donnant le change, comme s’ils se devaient de cacher l’essentiel, et “l’essentiel n’apparaît que dans un coin du décor malgré la censure du rêve, contre la censure” (JM 211). Et pourtant, c’est avec des rêves qu’Ionesco construit ses dernières pièces. Aucune révélation ne leur est demandée, car ce qui en eux et par eux se manifeste n’est jamais l’essentiel. Le rêve, si jamais il dit quelque chose, ne dit que l’éternel retour de la nuit qui rend impossible le souvenir de la lumière d’Aluminia, de l’expérience de l’illumination ou de la présence absolue qui est du domaine de la vérité que l’on ne saurait définir, qu’on n’oserait cerner de peur de la voir s’évanouir. Le rêve, comme l’expérience de l’écriture, signe la venue de l’approximativement vrai, de l’à peu près vrai où l’on ne saurait établir une demeure, où l’on ne se sent plus chez soi. Le rêve, comme l’art, touche à la région où règne la pure ressemblance. Tout y est semblant, chaque figure en est une autre, est semblable à l’autre et encore à une autre. On cherche le modèle originaire, on voudrait être renvoyé à un point de départ, à une révélation initiale, mais il n’y en a pas. Alors, où est le vrai, le tout à fait vrai ?, s’écrie le héros du Voyages chez les morts. Dès lors, pas de connaissance ou de reconnaissance. La connaissance prisonnière du temps, trompée par la succession fragmentée du passé, du présent et du futur immédiat, est d’un ordre inférieur et illusoire ; elle est d’ailleurs le produit de nos représentations.

Dans les pièces d’Ionesco les choses se choisissent, s’excluent, se rencontrent, s’engendrent et le préalable du regard est gommé : le je est toujours là comme par hasard, ce qui veut dire qu’il n’est pas l’origine de ce qui se manifeste comme réel. Des bruits, des sons, des images paraissent et se retirent, se forment et s’évanouissent, croissent et disparaissent. Une foule d’informations et de signaux submergent le spectateur, car la connaissance est d’abord terrifiante. Elle se rue vers nous. Le réel se rue vers nous, non pas maîtrisé par une stratégie de pouvoir. Le réel s’avance menaçant. Il est bruit et chaos. Que seul le chaos soit stable, explique assez pourquoi tout devenir est un mouvement de déstructuration, d’anéantissement et de mort. Sur la scène, les personnages ne sont plus que les pivots d’une architecture mouvante, évanescente, précaire, destinée à s’effondrer. Dans ses “Notes sur Les Chaises”, Ionesco insiste sur cette prééminence du chaos originaire où s’épuise l’encore et le toujours du futur ensoleillé où tout sera porteur de sens et de valeur sous la maîtrise de l’homme. “Il y a encore, le mot encore n’existe pas. Il y a des réminiscences, scences, sciences, patience, rallences, carences, parences, vacances”, s’écrie Jean dans le soliloque final de Voyages chez les morts.

Le chaos y est rendu à travers l’espace et le temps : “des espaces qui s’imbriquent les uns dans les autres et les uns sur les autres” (Voyages 1348) et des temps dans le temps à la fois réunis et séparés. A la fois : tel est le mot de passe de l’art du XXe siècle. On pense à Ponge dont la figue est en même temps, expression qui doit être prise au sens fort, “église ou chapelle romane”, “une petite idole”, “une tétine”, “un petit texte”, “un petit sexe” ; on pense aussi à Braque ou à Cortázar. “Del tornillo a un ojo, de un ojo a una estrella” (Cortázar 545), écrit-il. “A la fois” libère chez Ionesco les conjonctions. C’est le signe qu’il a réfléchi non pas sur les essences, mais sur les relations. Penser avec et au lieu de penser avec est, de penser pour est : telle paraît l’exigence première au surgissement du chaos, grâce auquel il est possible de contempler dans chaque pièce tout le schéma de l’esprit humain depuis la création jusqu’à l’hécatombe finale.

Le chaos demande un espace qui brise l’espace euclidien du transport invariant où toutes les formes possèdent une commune mesure. C’est cet espace à structure unique, homogène, universel et sans singularité qu’Ionesco fait éclater. Son théâtre est spatialisation, mise en place d’un espace qui rend sensible la progression désordonnée, déséquilibrée du mouvement d’anéantissement qui voue tout à la disparition. C’est le mouvement qui décide du ton des pièces, le comique s’associant à son accélération et le dramatique à son ralentissement. Dans son tourbillonnement, il entraîne les choses et les êtres. Celles-ci, au lieu de reculer dans la perspective, avancent menaçantes vers nous, comme pour reprendre leur ancien mystère, le mystère qui était le leur avant leur décryptation et qui peut resurgir à tout moment, comme dans Voyages chez les morts. “Je me suis senti chez moi”, dit Jean, “à partir d’un certain moment, il y avait des formes, il y avait des objets dans l’espace, puis tout à coup les objets prirent des formes monstrueuses, pour me rappeler sans doute que je n’étais pas chez moi. Où étais-je donc ? La chaise était un dragon à deux têtes et l’armoire quelque chose qui ressemblait à un lac” (Voyages 1318). Dans cet espace, le je n’est nullement un point fixe qui puisse s’arrêter en lui-même pour dire tout simplement “Je suis”. La question sur le moi ne se pose même pas, remplacée qu’elle est par d’où je viens et comment suis-je arrivé ici, comme si l’homme était le jouet de ce mouvement qui à chaque fois le dépayse de lui-même et du monde qui est le sien, lui empêchant de se reconnaître sous des paysages toujours nouveaux qui ont pourtant un air familier, que l’on est sûr d’avoir visité. Mais quand ? Mais comment ?

Le verbe être ne convient donc pas à l’homme. “Être” désigne ce qui se produit toujours, éternellement identique à soi. L’essence, c’est bien le to ti èn einai, c’est être ce que l’on était. Or le sujet ionescien n’est plus l’ego du cogito. Il n’est plus un point fixe, car il n’est rien sans la circulation, cet être de circulation qui est en état de flux et de fluence, état qui est, selon Benveniste, la traduction exacte du nom “rythme” en grec, et que déjà Montaigne avait admirablement compris : “C’est moi que je peins. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage”.

Le je que l’on ne peut arrêter évolue dans un espace hostile, soit qu’il reste cloîtré là-bas, indication floue qui désigne aussi bien la maison-tombeau que la réalité, soit qu’il s’expose à la déchirure du dehors, d’un dehors qui est nulle part. La maison : un intérieur plié sur lui-même, menacé de ruine, usé, que l’eau peut à tout moment engloutir. Voici à quelques détails près le lieu où toutes les abdications sont possibles, comme dans Jacques et la soumission, et l’angoisse tenaille. C’est là que Jean, le héros de La Soif et la faim revient de la main de Marie Madeleine ; c’est là que Jean dans Voyages chez les morts rencontre la mère ou la grand-mère. La maison est donc liée à la femme. Elle y est maîtresse de l’oubli. “Même si tu as des raisons, n’en tiens pas compte. Oublie. Accepte” (SF 12), dit Marie Madeleine. La femme détient le pouvoir de faire oublier la séparation qu’elle a provoquée : séparation d’avec le soleil, d’avec la lumière, mais aussi et plus profondément d’avec le fondement solaire du logos.

Jean part pour échapper aux ombres qui l’accablent de remords et de regrets ; il fuit la pitié, il veut avoir des souvenirs autres, “des souvenirs que je n’ai pas eus, des souvenirs impossibles” (SF 12). Il part et il oublie, comme l’homme aux valises. “Comment ai-je pu oublier ?” (HV 1215), s’interroge celui-ci. Son départ, comme celui du Jean des Voyages chez les morts, permet à la mère de mourir, comme s’il fallait l’absence pour que la mort vienne : “On ne devrait quitter personne. Ils meurent tous dès qu’on les quitte. À peine a-t-on le dos tourné qu’ils s’en vont. On se retourne, ils ne sont plus là” (HV 1219). Or il est une mort bien plus terrible que celle de l’autre à laquelle Ionesco prête un caractère réfléchi, au sens grammatical. Il y a un “se mourir” qui paradoxalement n’est liée au moi par aucune relation et aucune décision, mais où ses héros s’acheminent. Leur pas qui ne mènent nulle part ne signifient pas l’agitation de la vie, une force toujours vivante, mais l’appartenance à un espace où l’on ne peut séjourner, où personne n’est accueilli, un véritable no man’s land. Ils y sont conduits par l’expérience du vide. Cioran en parle en ces termes : “Le vide – moi sans moi – est la liquidation de l’aventure du ‘je’, c’est l’être sans aucune trace d’être, un engloutissement bienheureux, un désastre incomparable” (216). Ce moi vidé de lui-même, ce moi dépossédé est bien le voyageur. Voyager, c’est s’égarer, c’est perdre la trace, les traces, c’est devenir personne, comme Ulysse devant Polyphème.

On se perd pour se retrouver, selon la parole évangélique qui justifie le sujet mystique, lequel s’accomplit dans la ruine du moi, dans son don. L’oubli où s’enfoncent les personnages d’Ionesco, leur perte de mémoire pointe également la désappropriation, le sujet ayant été privé de la mère qui le contient. Le mot “mémoire” ne dit-il pas son recroquevillement dans celle-ci? Aussi, loin de la mère, les souvenirs s’estompent-t-ils, engloutis dans le trou immense de la mémoire que le moi a désertée. “Pour remplir les trous, mettez donc d’autres trous dans les trous” (Voyages 1325). Or ce trou que rien ne comble, on se contente de le remplir avec de la nourriture. L’acte de manger n’est nullement gratuit : plus on bouche l’interstice par où le moi saigne et s’épuise, plus le sujet tombe dans l’esclavage du devoir et dans la prison du besoin. Le Policier gave Choubert de force pour lui faire retrouver sa mémoire défaillante avant d’être supprimé par Nicolas ; le dénouement de la pièce, Victimes du devoir, propose une généralisation de la coercition, les personnages, en choeur, se donnant l’ordre d’avaler et de mastiquer. Le pain, le vin et la viande ne rassasient pas Jean, le héros de La Soif et la Faim ; ils ne sont, comme le propose Simone Benmussa, que “les substitutions de ce qui pourrait combler une faim et une soif d’absolu” (9). Ils remplacent la mère, mais de par leur appartenance au domaine du besoin, et non du désir, lequel exige la séparation pour fleurir, ils enchaînent l’homme, comme Frère Tarabas ne manque pas de remarquer : “Vous avez fait un choix : manger d’abord. C’est-à-dire, rester là. Vous voyez bien que le choix emprisonne” (SF 875).

Le besoin a un goût de propriété, comme le constate Emmanuel Levinas : “Il ouvre sur un monde qui est pour moi – il retourne à soi. Même sublime, comme besoin de salut, il est encore nostalgie, mal du retour. Le besoin est le retour même, l’anxiété du Moi pour soi, égoïsme, forme originelle de l’identification, de l’assimilation du monde, en vue de la coïncidence avec soi, en vue du bonheur” (45). Par contre, le désir éclôt quand le besoin s’épuise parce qu’abouti à son faîte. Il ne vient pas avec la mort, il en est l’acte. Cette déchirure infligée par l’autre dont on ne vise plus à se satisfaire ; ce stigmate qui entraîne la dépossession et de l’objet convoité et de la convoitise, est le lieu du paradoxal accomplissement de la différence, dans laquelle et par laquelle le tu et le moi communient. La déchirure du délaissement révèle la véritable dimension de l’autre et par conséquent de soi. Si le temps, l’espace et la connaissance ne sont pas marqués de la cicatrice de la rupture, c’est que l’homme est toujours protégé et nourri par un autre qui est tout pour lui et pour lequel il est tout. Pour dire “je” et parler en son propre nom ; pour posséder sa vie et son histoire, il faut en somme que cet autre devienne l’autre radicalement différent, inaccessible et hors d’atteinte. Où il y a besoin, il y a échec du désir, insatisfaction, enfer. Aussi Jean restera-t-il toujours affamé, rien ne pourra désormais assouvir son rêve de liberté. Aussi sera-t-il condamné, comme les réprouvés, dont on nous dit qu’ils jouiront de vue de Dieu avant le châtiment éternel, à entrevoir le paradis que jadis il n’avait pas eu des yeux pour voir.

Celui de Jean est donc un voyage spirituel en sens inverse, car plus il marche, plus il s’éloigne du salut. Rester attaché à soi, c’est se condamner à une errance interminable. Le moi, souffrant toujours de sa finitude, tend vers un but impossible d’atteindre, comme pour se prouver qu’il est au-delà de ses limites, qu’il est illimité. Or, d’après Ionesco, “seul un amour fou, sans objet, peut résister à la lumière aveuglante de l’interrogation et cet amour fou est transformé, accru, il devient une euphorie sans raison, il semble embraser l’univers” (JM 67). L’amour fou est sans objet et sans sujet, c’est un amour dans la perte, c’est la pure perte du moi, de ce moi dont Ionesco nous dit qu’il a si mal à se débarrasser. Et pourtant, c’est comme spectateur du Roi se meurt que le détachement se fait : “Ce ne fut qu’une pièce de théâtre de plus, dont je devenais un spectateur parmi d’autres, un peu plus sensible, mais, toutefois, comme à l’écart de moi-même” (JM 147). Le théâtre possèderait ainsi le pouvoir de séparer et le spectateur d’avec le spectacle et d’avec lui-même.

Or si le salut est possible pour le spectateur, l’auteur, par contre, paraît prédestiné à la damnation. “Je retombe incessamment dans la littérature” (114), note Ionesco dans son Journal en miettes. Inutile d’expliquer le sens de cette affirmation. La littérature est-elle le mal ? Le théâtre, en tout cas, est toujours le produit d’un danger couru, d’une expérience conduite jusqu’au bout, jusqu’au point où on ne peut plus continuer. De cette expérience, le voyage en est le symbole. Les voyageurs de l’œuvre ionescienne pointent des vérités qui nous sont fondamentales tout en annonçant les conditions de l’art, ce par quoi l’écrivain devient homo viator.

L’artiste appartient à l’insatisfaction de l’exil. Comme ses personnages, il est celui qui est sans mémoire, sans identité, incapable de reconnaître et de se faire reconnaître, étranger à lui-même comme aux autres. L’artiste risque l´égarement : il est égaré de la vérité, parce que l’œuvre est elle-même ce qui échappe au mouvement du vrai, qu’elle révoque, et il est perdu dans les mots et dans les images. Aussi ne se retrouve-t-il pas dans la confusion des messages en désordre qui ne lui avancent guère dans le problème fondamental : savoir qui on est et où l’on va. L’artiste est celui qui comble le trou de la séparation avec des mots qui bavardent, qui sont des fuites et empêchent le silence de parler ; il parle avec des mots qui sont des masques ou des feuilles mortes et qu’il faudrait taire pour que la parole advienne. Le créateur erre, comme Jean dans La Soif et la Faim, en proie à une obsession que rien n’éteindra. Il erre, mais tout disparaît à son approche, de sorte qu’il ne rencontre que l’absence. À son approche, ce qu’il désire s’évanouit et ce qu’il veut toucher flétrit. Dès lors, comme Jean dans Voyages chez les morts, l’artiste a à faire à des revenants. Comme Jean, il s’expose à une double condamnation. L’artiste n’est-il pas celui qui revient vers la mère, infligeant ainsi la loi de la séparation ? C’est vers la mère que l’artiste se retourne ; il y revient comme à l’espace d’avant l’espace, espace qui est à proprement parler la chôra. C’est là, dans cet espace qu’on ne peut approcher sans danger, que l’œuvre prend naissance.

Mouvement problématique, comme celui d’Orphée. “L’erreur d’Orphée”, écrit Blanchot, “semble être dans le désir qui le porte à voir et à posséder Eurydice, lui dont le seul destin est de la chanter” (227). Rien de tel chez Ionesco. Voyage chez les morts pleure la perte et d’Eurydice et du chant. “Ah, les solitudes de l’avant-scène” (1359), dit Jean quand tout a sombré, quand il ne reste rien et les mots se défont. Quand il ne reste rien, il reste encore le jugement du père-spectateur qui voue l’œuvre à l’oubli : “tu n’as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des bouts de paroles, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l’analyste de la situation. Aucune situation n’apparaît claire, le vide” (Voyages 1301).

ŒUVRES CITÉES
Blanchot, Maurice. L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1999.
Benmussa, Simone. Ionesco. Paris : Seghers, 1966.
Cioran, Émile. “L’indélivré.” In Hermès. Le Vide. Expérience spirituelle en Occident et en Orient. Paris : Éditions des Deux Océans, 1981.
Cortázar, Julio. Rayuela. Madrid : Cátedra, 1984.
Ionesco, Eugène. Journal en miettes. Paris : Mercure de France, 1967. (JM)
____. L’homme aux valises. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade). Paris : Gallimard, 1991. (Homme)
____. La Soif et la faim. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade). Paris : Gallimard, 1991. (SF)
____. Notes et contre-notes. Paris : Gallimard, 1962. (Notes)
____. Voyages chez les morts. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade). Paris : Gallimard, 1991. (Voyages)
Levinas, Emmanuel. L’Humanisme de l’autre homme. Paris : Fata Morgana, 1972.

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