1 June 2016 by Jessica Palmer
L’humanisme d’Eugène Ionesco
Michel Lioure
Université de Clermont-Ferrand
Clermont-Ferrand, France
m.lioure@tiscali.fr
De Rabelais à Montaigne et de Voltaire à Camus, l’humanisme est une tradition de la littérature et de la pensée françaises. Eugène Ionesco, d’origine roumaine et de langue française, en est l’admirateur et l’héritier : “la grandeur de la France”, affirmait-il, tient à “sa culture humaniste”, (Ant. 175). Mais par sa personnalité comme par sa situation dans l’histoire, Ionesco est aussi le témoin de la fragilité et de l’effritement des valeurs humanistes. Le monde moderne lui semble atteint par une “crise de la culture”, une “crise de la civilisation”, (Ant. 69), un bouleversement matériel, social, mental, intellectuel et moral tel que “tout est à remettre en question” : “notre culture, que l’on appelle humaniste, ne semble être que château de cartes”, (Ant. 64). Sa réflexion personnelle et le spectacle du monde contemporain lui inspirent une méditation angoissée sur la crise de l’humanisme, ainsi qu’une volonté acharnée de combattre en faveur de la dignité, des droits et des idéaux de l’homme. Face à tous les dangers qui de nos jours portent atteinte à bien des valeurs humaines, Ionesco, dans son théâtre et ses essais, s’est fait le défenseur d’une morale, d’une philosophie et d’une culture humanistes, en lesquelles il conserve, en dépit de toutes ses craintes, une confiance à la fois inquiète et fervente.
Le concept et le mot même d’humanisme, au XXe siècle, ont été en effet vivement contestés, critiqués, sinon condamnés et rejetés. “Le mot “humanisme”, écrivait Ionesco en 1972, “est devenu aussi ridicule qu’au temps du nazisme”, (Ant. 41). “La liberté de l’homme, l’humanisme”, affirmait-il encore en 1973 après avoir reçu le Prix Jérusalem, “ce sont des idées ridicules”, en un temps où bien des intellectuels, fascinés par les “révolutions culturelles” à la mode, aimaient se ranger sous “une autre bannière : antihumanisme, antichristianisme, antioccidentalisme”, (Ant. 46-47). Un débat sur la question de l’euthanasie l’amenait à déplorer le dépérissement des valeurs humaines : “mépris de la vie, mépris de l’esprit, mépris de l’homme”, écrivait-il, “hélas, l’humanisme s’en va en morceaux”, (Ant. 18).
La primauté du politique et l’affaiblissement des convictions qui auraient dû l’inspirer et le soutenir lui semblaient conduire à l’avènement d’un monde entièrement dominé par des rapports de forces et indifférent aux principes humanistes : “l’humanisme occidental est en faillite”, (HQ 44). Les philosophies modernes avaient largement contribué à cette “décadence de l’humanisme”, (HQ 50). Du Déclin de l’Occident de Spengler à La Tentation de l’Occident de Malraux, bien des penseurs avaient dénoncé l’affaiblissement des idéaux qui avaient fondé et soutenu la civilisation occidentale. Déjà Malraux, au lendemain du premier conflit mondial, notait que l’Occident, après avoir proclamé avec Nietzsche la “mort de Dieu”, se résignait à constater la mort de l’homme et le discrédit des valeurs qu’il avait prétendu substituer aux lois divines : “la réalité absolue a été pour vous Dieu, puis l’homme”, écrivait à son correspondant français le lettré chinois de La Tentation de l’Occident, “mais l’homme est mort, après Dieu” et l’Européen cherche avec angoisse à qui confier son “étrange héritage”, (Tent. 100). “Le drame actuel de l’Europe”, affirmait à nouveau Malraux en 1948, “c’est la mort de l’homme”, (“Adresse” 278) – et des idéaux humains sur lesquels il se fondait. Ionesco considérait aussi que la tentation nietzschéenne est le fruit d’un “orgueil luciférien”, qui, sous couleur d’exalter la volonté de puissance, a dénaturé et dégradé la nature humaine : “Voulant devenir un surhomme, l’homme qui a nourri ce désir est devenu hyène”, (PP 53).
Certes entre les deux guerres un certain nombre de penseurs, Jacques Maritain, Gabriel Marcel, Denis de Rougemont, Jean Grenier, Emmanuel Mounier – dont Ionesco approuvait le “personnalisme”, – avaient “réhabilité l’humanisme” en lui conférant une “dimension religieuse ou spirituelle”. Même un “humanisme non spirituel” comme celui d’Albert Camus pouvait s’opposer à “l’anti-humanisme moderne”. Sartre aussi revendiquait l’héritage humaniste en proclamant, dans un essai fameux de 1946, que “l’existentialisme est un humanisme”. Mais cet “humanisme athée” lui-même était “en décadence”, et c’est “la mort de l’homme”, affirmait Ionesco, que “les idéologues français” clament avec une “joie sinistre” ou un “cynisme désenchanté”, (HQ 50-51).
L’histoire, ancienne et moderne, offrait encore à Ionesco bien des raisons de douter sinon de la valeur, du moins de la validité des principes humanistes. La brutalité des affrontements politiques auxquels il avait assisté en Roumanie au temps des Gardes de fer, la violence et la cruauté des combats lors des deux guerres mondiales et des conflits coloniaux, la barbarie des persécutions et des exterminations provoquées par les états totalitaires et les révolutions culturelles en Europe et en Extrême-Orient, la multiplication des tueries ou des génocides engendrés par les rivalités militaires, idéologiques, ethniques ou religieuses, autant de sujets récurrents et permanents d’indignation et d’affliction devant le mépris universel de la personne et de la vie humaines. Depuis “des milliers, des dizaines de milliers d’années, de siècles”, “immémorialement”, se poursuit un combat sans fin entre peuples et entre nations, dont Ionesco énumérait désespérément quelques foyers contemporains – et pour certains toujours actuels ou latents, voire aggravés : “La guerre au Liban, dans tout le Moyen-Orient ; Juifs contre Palestiniens, Palestiniens contre Palestiniens, Chrétiens contre Musulmans, Musulmans contre Musulmans, Chrétiens contre d’autres Chrétiens. Cela n’en finit plus, cela n’en finit plus. Cela a commencé depuis des milliers d’années : Nicaragua, la guerre ; Irak-Iran, la guerre ; Afrique du Sud, la guerre : Tchad contre Libye, la guerre ; Vietnamiens contre Vietnamiens, Vietnamiens contre Chinois, la guerre… […] Russie contre Afghanistan, Sikhs contre Indiens, etc… etc… etc…” C’est “le mal universel qui continue”, (Quête 166-67).
Non moins que les conflits ethniques ou internationaux, les révolutions de tous ordres et de tous temps, souvent entreprises avec les meilleures intentions et pour le plus grand bonheur du genre humain, n’ont apporté que terreur et chaos. Ionesco est convaincu de “l’irrémédiable faillite des révolutions”, qui n’ont fait qu'”enfoncer l’homme davantage dans son malheur”, (Ant. 44), restaurer et aggraver la tyrannie qu’elles entendaient abattre : “Les révolutions faites au nom de la justice et de la liberté et pour la justice et la liberté sont devenues la tyrannie et l’enfer”, (HQ 64). A une époque où “jamais on n’a tant parlé des droits de l’Homme”, il est bien des pays où tout est fait pour “les abolir complètement”, (HQ 75). Les sociétés totalitaires et plus généralement les sociétés modernes ont tenté de générer un “homme nouveau” qui semblait à Ionesco “non seulement psychologiquement, mais aussi physiquement différent de l’homme”, comme s’il existait désormais “deux races humaines : l’homme et l’homme nouveau”, (PP 96-97), ce dernier reconnaissable à l’uniformité de son langage et de sa pensée, à sa soumission au conformisme intellectuel et social : “‘l’homme nouveau’ est celui qui ‘a renoncé’ à sa personne” et vit “dans l’impersonnel”, (PP 116). Génération ou mutation illustrées et symbolisées par la transformation de l’homme en rhinocéros, ou en membre obéissant et impersonnel d’une société déshumanisée, comme cette “parfaite et définitive fourmilière” à laquelle il semblait à Valéry que tendait le monde moderne (Valéry 994). Ionesco redoutait en effet que les contemporains, semblables aux fourmis qui constituent des sociétés parfaitement organisées, soient progressivement amenés à une “socialisation extrême”, une “mutation de l’humanité” qui serait une “déshumanisation totale”, (Rupt. 22).
Les progrès scientifiques et les exploits techniques ont contribué paradoxalement eux-mêmes à compromettre et à menacer l’humanité, dans ses valeurs et jusque dans sa survie. Les dangers de l’ère atomique et les méfaits de l’industrialisation constituent pour l’homme une menace ambiante, immédiate et permanente. Le “Progrès”, pense Ionesco, conduit “vers la catastrophe”, (Quête 88). La prolifération des “engins de dévastation” et des agents de pollution mène “au bord du désastre”, à “la catastrophe cosmique”, à “la destruction de la terre”, à “la destruction universelle”. La civilisation moderne a “cherché le bonheur” et n’a trouvé que “la déroute, le malheur, la mort”, (HQ 64-65).
Les dangers menaçant l’humanité, au sens matériel et moral du mot, ne sont cependant pas tous le fruit des conditions historiques et des mutations de la modernité. Les conflits politiques, idéologiques ou religieux ne sont, selon Ionesco, que “prétextes à la violence”, expression d’une violence inhérente à l’homme et déchaînée par les circonstances : c’est l’homme qui est “le pire ennemi de l’homme”, (HQ 200-01). Il est en lui un “instinct destructeur”, une “agressivité fondamentale” et même une “volonté de meurtre” où l’on ne saurait ne pas percevoir l’expression de “la haine profonde que l’homme a de l’homme”, (“Idées” 229) : “aucune espèce animale ne se hait autant elle-même”, (PP 109). Ionesco reconnaît en l’homme un “côté monstrueux” qui se “développe violemment, vertigineusement, à la faveur de certaines situations historiques”. Les grands monstres historiques, Hitler ou Staline, ne sont que “l’incarnation du mal essentiel qui est là depuis le début de l’Histoire”. Il est “beaucoup de petits Hitler” ou de “petits Staline”, (PP 174-75) en puissance, auxquels le moindre pouvoir inspire la tentation d’en abuser et de se conduire en tyran, comme Ionesco l’a montré dans son Macbett.
La cruauté nazie n’était que le “signe précurseur” et la manifestation monstrueuse de la “haine” universelle et de la “rage de destruction qui gagne toute l’humanité” : en ce sens, “Hitler a gagné”, (Ant. 44). Comme “les bêtes ont des crocs, des griffes, du venin”, l’homme est muni de ses “armes” et naturellement enclin à en faire usage : “on est fait pour s’entre-tuer, nous sommes nés pour agresser, massacrer”, (Ant. 228). Rimbaud n’avait pas tort de prophétiser l’avènement du “temps des assassins” : “l’assassin, le tueur est l’idéal avoué ou inavoué de beaucoup d’entre nous”, (HQ 199). C’est le meurtrier implacable et muet, sans motif et sans pitié, qui sévit dans la cité radieuse et que Béranger tente inutilement d’arrêter, de raisonner ou d’attendrir dans Tueur sans gages. Il est en l’homme une “monstruosité cachée” qui l’apparente à l’animal : “Ils sont comme des oiseaux, stupides, insensibles, féroces. Un univers d’oiseaux féroces”, (JM 124) – ou de rhinocéros, dépouillés de toute humanité. La métaphore animale est pour Ionesco l’expression la mieux appropriée de la déshumanisation des esprits fanatisés, “aussi dangereux que les serpents, aussi implacables que les tigres”, avec lesquels on ne saurait pas plus communiquer qu’ “avec un tigre, avec un cobra, […] un loup ou un rhinocéros”, (PP 164). La Métamorphose de Kafka lui semblait la plus frappante illustration de l’animalité latente en chaque homme et toujours susceptible de surgir, notamment à l’occasion des mouvements de masse : “chacun peut devenir un monstre”, et “les foules, les peuples se déshumanisent d’ailleurs périodiquement”, (Bonnefoy 45-46). C’est cette “métamorphose” ou mieux cette “mutation”, (PP 168), cette progressive altération de tous les caractères essentiellement humains de raison, de réflexion, de compréhension, de communication, à laquelle Ionesco affirmait avoir assisté dans la Roumanie des Gardes de fer et qu’il dénonçait dans Rhinocéros, au-delà de tous les régimes et de tous les clivages politiques, chez des hommes aveuglément entraînés par le conformisme et le mimétisme universels.
Ces pulsions destructrices et ces tendances à la régression, ces renoncements de l’homme à l’humanité sont, selon Ionesco, le fruit et la manifestation d’une prise de conscience et d’un mouvement de révolte instinctif contre le malheur de la condition humaine. Les “instincts destructeurs”, la “détestation que les hommes nourrissent pour eux-mêmes et pour les autres”, estime-t-il, tiennent à ce que “l’humanité entière a pris conscience du malheur d’exister”, (HQ 65). Si l’homme est si souvent dénué d’humanité, c’est parce qu’il ne peut souffrir “l’horreur existentielle”, (Ant. 324). Son malheur est “inhérent à la condition humaine” : “toute l’humanité, toute la création vivent depuis le début du monde dans le malheur”. Le “malaise fondamental” est d’exister dans un monde où “toute vie est souffrance”, (Ant. 206-07) et inévitablement suivie de la mort. “Destruction et autodestruction”, “guerres, révoltes et révolutions”, toutes ces formes de “haine des uns contre les autres” ont aussi pour motivation profonde, affirme Ionesco, la perspective et la peur de la mort : “C’est l’horreur et la colère d’être mortelle qui fait que l’humanité est comme elle est. […] Chacun hait dans l’autre le mortel qu’il est lui-même”, (JM 174).
Ionesco dénonce et déplore aussi, en termes pascaliens, “l’infirmité fondamentale” et l’incapacité de l’intelligence à concevoir “l’infiniment petit” comme “l’infiniment grand” : “Plongés dans l’ignorance” et “condamnés à ne rien savoir” si ce n’est que “la tragédie est universelle”, impuissants à comprendre et à maîtriser leur destin, les hommes ont le sentiment d’être le “jouet” d’un pouvoir inconnu qui les mystifie : “Nous sommes dupes. […] Nous sommes nés trompés”. Il semblerait que Dieu ait “inventé le monde le plus cruel possible” : la création n’est pas seulement “inhumaine”, elle est “ahumaine”, étrangère à ces “fantasmes” humains que sont “la justice, la charité, la morale”, (HQ 100). Dans l’œuvre de Beckett, comme dans la sienne, Ionesco perçoit l’expression d’une “plainte de l’homme contre Dieu”, la protestation sans fin de “Job sur son fumier”, (Ant. 209). Les révolutions ne sont que la traduction, mais aussi le masque et la contrefaçon de la “révolte contre la situation de l’homme dans le monde” et plus largement “contre la condition de l’homme”, (Ant. 231). Leur échec, comme celui de l’humanisme en général, tient à ce que “l’homme n’est pas devenu l’être suprême pour l’homme”, (Ant 236). C’est la “condition existentielle”, et non la situation politique ou l’état social, qui est “inadmissible” et “incurable”, (Ant. 319-20). La fragilité, la détérioration sinon l’effondrement des valeurs humanistes est donc, selon Ionesco, la conséquence inéluctable et le fruit amer des limites et des misères inhérentes à la condition humaine elle-même.
Face à l’échec historique et au discrédit contemporain de l’humanisme, Ionesco a souvent éprouvé “la tentation de démissionner”. Sentant peser sur lui “tout le poids du monde” et s’imaginant “responsable de tout”, investi du devoir surhumain de “redonner confiance en eux-mêmes aux Occidentaux” et de “convaincre les hommes de ne plus se détester”, l’écrivain, souvent accablé par “l’angoisse, la fatigue, le dégoût”, rongé par le sentiment de “l’impuissance” et de “l’à quoi bon”, est cependant convaincu qu’ “il faut tenir”, (Ant. 184-85) et maintenir, envers et contre tout, les valeurs fondamentales. Comme le Bérenger de Rhinocéros, cerné par la prolifération des monstres auprès desquels il se sent lui-même un monstre, il demeure en dépit des pressions forcenées de l’entourage “un être humain”, résolu à le demeurer malgré la réprobation, la solitude et le désarroi. Comme son héros, fût-il “le dernier homme”, il entend le rester “jusqu’au bout” : “Je ne capitule pas”, (Rhin. 115-17). Dans ses œuvres et ses actions, ses écrits et ses discours, par ses innombrables articles, essais, déclarations, interventions, dans le monde entier, Ionesco n’a cessé de poursuivre un combat sans faiblesse et sans répit pour la défense et l’affirmation des valeurs humanistes.
Le premier devoir de l’humanisme, aux yeux de Ionesco, est le respect de l’individu. Ceux qui ont proclamé “la fin de l’homme”, affirme-t-il, ont surtout voulu signifier “la fin de l’individu”, (PP 201). Or s’il est vrai que l’individu pour une part est “le produit de la société”, “conditionné par la collectivité”, le plus important néanmoins, pense-t-il, c’est “son originalité, son unicité, son irréductibilité”, (PP 204-05). Fervent admirateur du “personnalisme” d’Emmanuel Mounier, Ionesco est convaincu que l’individualisme est une valeur primordiale et le principal recours contre la tendance actuelle à la collectivisation : “C’est l’individu qui est porteur de valeur”, (HQ 53), affirmait-il, et “ce qui fait la valeur de l’homme”, insistait-il, c’est “son unicité” : aussi ne cessait-il de dénoncer, dans Rhinocéros et dans tous ses écrits, la “dépersonnalisation” qui menaçait les “individus collectivisés” – “dépersonnalisés” et donc “déshumanisés” – des sociétés modernes (Bonnefoy 137-39). L’ “agression contre le moi individuel”, écrit-il, est le fait des régimes et des idéologies totalitaires, “antipersonnalistes” et “collectivistes”, (JM 252) : “Les collectivismes menacent de socialiser, dans la totalité de son être, l’individu, l’homme”, alors réduit à n’être plus qu’un “animal social”, un “fonctionnaire social”, “une particule de la société ne vivant que pour la société”, comme dans “les sociétés parfaites des fourmis et des abeilles”, (Ant. 79-80). Défenseur d’un humanisme intégral, Ionesco est le farouche ennemi de cette réduction de l’homme à sa dimension sociale. A l’ “homme brechtien” il reprochait précisément d’être “incomplet”, “réduit à deux dimensions”, “conditionné uniquement par le social”, (Notes 193-94). Si “le socialisme n’est pas humaniste”, estimait Ionesco, et si la notion de “socialisme à visage humain” est contradictoire à ses yeux, c’est parce que par définition “le socialisme ne peut pas respecter l’individu”, (Ant. 69).
Si l’individu est unique, il n’en est cependant pas moins universel. Ionesco est convaincu que le moi le plus personnel est aussi le plus profondément et le plus généralement humain, le plus proche et le plus représentatif de la communauté des hommes. Si “personne ne ressemble à personne”, écrit-il, il n’en est pas moins vrai aussi que “tout le monde ressemble à tout le monde”, en sorte que “l’unique et l’universel coexistent”, (PP 211). L’on peut affirmer paradoxalement que “chacun est universel”, si bien que “l’individuel rejoint l’universel”, (Quête 28). “Nous sommes le un et le multiple”, (Quête 64), écrit encore avec bonheur Ionesco. Parce que “le moi de chacun est le reflet du monde”, (Quête 188, 191), une expérience intime a valeur universelle. C’est donc en livrant ce qui est “intimement moi” que l’écrivain, dans son théâtre à travers ses personnages ou directement dans son Journal, est en même temps “tous les autres dans ce qu’ils ont d’humain”, (JM 26-27). C’est dans la résistance aux pressions collectives et aux lieux communs de la morale et de la pensée, dans l’affirmation simultanée de la primauté et de l’universalité de l’individu que réside, aux yeux de Ionesco, la défense de l’homme et de l’humanisme.
Dramaturge, essayiste, romancier, critique, épris de littérature, de peinture, d’architecture et de toutes les formes d’art et de création, Ionesco est naturellement convaincu que la culture est un des composants, des vecteurs et des ferments essentiels de l’humanisme. “L’humanité ne vit que par la culture”, affirmait-il péremptoirement, la culture à ses yeux ne se confondant pas avec le “savoir” ou “l’instruction”, mais se définissant surtout par “les traditions scientifiques, artistiques, religieuses et philosophiques”, “l’art et la pensée qui sont constitutifs de l’homme”, (HQ 51-52). Parce que “l’homme ne vit pas seulement que de pain” et que “la beauté est une nourriture indispensable”, écrit-il, il n’est rien de plus important et de plus pressant, pour un pays civilisé, que “la culture et l’esprit”. La culture étant “aussi indispensable que l’eau et le pain, à notre vie, à notre survie”, un “État libéral et humaniste” a ou devrait avoir pour rôle et pour devoir d’aider et de favoriser la culture (Ant. 172-75). Dans un monde obsédé par les préoccupations matérielles et une société soumise à de pesantes contraintes, il n’est d’autre recours que “l’art et la philosophie” pour “tenir l’humanité en éveil” et “empêcher que ne s’assoupisse l’âme”, (HQ 89). Les poètes sont “le cœur de l’humanité”, les écrivains et les artistes ont “l’amour” et “la vérité”. Aussi Ionesco, convaincu que la culture est une des valeurs humaines essentielles, indispensable à la vie intellectuelle et morale, adresse-t-il à tous ses artisans, amateurs et créateurs, le pressant appel que d’autres avant lui lançaient aux forces sociales et politiques : “Artistes et poètes de tous les pays, unissez-vous !” (Ant. 279-80).
Parce qu’elles sont le témoignage et le reflet des goûts, des mœurs et des mentalités de tous les temps, les œuvres d’art, littéraires ou plastiques, anciennes et modernes, expriment “la réalité de l’homme, de l’humanité” : “c’est l’art”, écrit Ionesco, “qui révèle l’homme à lui-même”, (HQ 60). C’est par les lettres et la poésie, la musique et les arts que peut s’exprimer et se communiquer “la connaissance de l’homme et de son âme” : la littérature, en ce sens, est un instrument de compréhension mutuelle, elle “empêche les hommes d’être indifférents aux hommes”, (Ant. 154). Ainsi le théâtre est-il pour Ionesco comme un miroir où le spectateur peut se contempler et se comprendre : le théâtre, affirmait-il, “c’est l’homme qui se donne en spectacle à lui-même”, (Bonnefoy 153). Mais plus encore qu’un portrait de l’homme et de la société à tel moment de son histoire, l’art pour le créateur comme pour le contemplateur est un moyen d’élévation, de dépassement et de transfiguration : ainsi l’architecture des cathédrales, au même titre que “les merveilles de la science”, est une éclatante manifestation non seulement de l’intelligence et des capacités humaines, mais de “la surhumanité de l’homme”, (HQ 195).
La culture est encore un puissant agent d’unité entre les hommes. Alors que “la politique les sépare”, écrit Ionesco, “la culture unit les hommes”, (HQ 30). Par-delà les différences et les oppositions d’époque et de civilisation, la culture est “l’expression de notre continuité et de notre identité multiséculaire à travers le temps, l’espace et les sociétés”, elle est “un point de rencontre extra-social et supra-social qui réunit tous les hommes” en manifestant “l’unité de notre esprit” dans la diversité des individus et des sociétés (HQ 52-53). Elle est le lieu véritablement commun où s’instaure un dialogue idéal, pacifique et fécond, entre penseurs de tous les temps et de toutes les tendances : “la culture est comme une sorte de vaste parlement où Kant répond à Platon, où Plotin discute avec Maître Eckhart, où Freud interroge Sophocle, où Hegel reprend et adopte Héraclite, où Karl Marx répond à Proudhon, où Jacques Maritain demande des explications à Thomas d’Aquin, où Dostoïevski critique les grands inquisiteurs, où Heidegger interroge Husserl et le prolonge”, (HQ 55-56). Aussi Ionesco se défie-t-il de toutes les limitations qu’un nationalisme étroit pourrait apporter à la fondamentale universalité de la culture. Dès ses premiers essais de critique, il s’inquiétait de voir les lettrés de son pays tenir davantage à leur “spécificité de roumain” qu’à leur qualité de poète ou de romancier. L’homme de lettres, estimait-il, devait renoncer à sa “roumanité littéraire” et “larguer les amarres” afin de mieux conquérir son identité (Non 206-07). Car “l’art”, répète Ionesco, “n’a pas de frontières” et ne doit pas en avoir : au-delà de toutes les appartenances idéologiques ou nationales, il est “la patrie universelle” et “le lieu de rencontre entre tous les hommes”, (Ant. 178). Transcendant le temps et l’espace, il est ce lien qui fait que “l’art précolombien nous parle aussi bien que Bach”, que “les colonnes grecques sont actuelles” et que le spectateur contemporain perçoit, dans le théâtre de Sophocle ou de Shakespeare, “des réalités humaines permanentes”, (Ant. 183).
La culture étant par excellence une activité libre et spontanée, qui doit demeurer étrangère aux contraintes et aux directives extérieures, il s’ensuit que “la liberté de la culture” a partie liée avec “la liberté de l’homme”, (Ant. 166). “Il n’y a pas de culture sans liberté”, déclarait Ionesco, mais il n’y a pas non plus de “liberté sans culture”, et toute intervention autoritaire en ce domaine entraîne à la fois la fin de la culture et “la mort de l’homme”, (HQ 56). Entraver ou diriger autoritairement la création, au nom d’une cause idéologique ou politique, est “un péché contre l’esprit”, (Ant. 176). Loin de se borner à n’être qu’une activité désintéressée, un divertissement ludique et gratuit, la vie culturelle est donc un enjeu politique et humain de première importance.
L’œuvre d’art est aussi pour l’homme une façon d’assumer et de dépasser son humanité. Malraux l’avait déjà proclamé dans Les Voix du silence : l’art est “l’éternelle revanche de l’homme”, il est “un anti-destin” dans la mesure où il est pour l’homme un moyen de prendre conscience de ce destin et de le maîtriser en l’exprimant dans une œuvre qui est une “victoire” sur “le destin de l’humanité”, (635-37). La grandeur de la tragédie, c’est de manifester la misère de l’homme et de la dominer en la formulant dans une œuvre admirable. Le spectateur d’Œdipe Roi, écrivait Malraux, a “la conscience simultanée de la servitude humaine et de l’indomptable aptitude des hommes à fonder leur grandeur sur elle”, (628). C’est aussi pourquoi le spectateur de Le Roi se meurt, de Macbett ou de Fin de partie se plaît à la représentation, pourtant désespérante en dépit des traits d’humour ou d’ironie, des horreurs de sa nature et du malheur de sa condition. Telle était aussi l’émotion qui étreignait Ionesco lors de la projection du film de Cacoyannis sur Les Troyennes d’Euripide, où “la sublime beauté des images” allait de pair avec “l’évidence de notre existence tragique” : “Que notre existence soit tragique”, écrivait-il, “que la guerre que l’homme fait à l’homme soit le destin, mais que cette perpétuelle tragédie soit si grande, est le paradoxal réconfort que nous tirons de ce spectacle”, (Ant. 205-06). La qualité de l’art n’atténue pas la noirceur du sujet, mais lui confère une beauté qui constitue, comme l’a dit le poète, une joie pour toujours.
L’on peut certes aussi penser que “la culture nous a trompés” dans la mesure où au lieu d’être une “sublimation de nos angoisses et de nos désespoirs”, elle n’a été que le miroir ou “le dépotoir de nos misères”. L’erreur d’une culture étroitement “humaniste” est de nous avoir seulement “rendus plus conscients du mal qu’elle a dénoncé” et de nous avoir “jeté à la face notre malheur” sans nous en fournir les “solutions” ni les “thérapeutiques”, (HQ 69). Sa “déchéance” est d’être devenue de plus en plus “humanisante” au lieu de demeurer “spiritualiste”, (HQ 72). Car “il n’y a pas d’art sans métaphysique”, (Ant. 193). La vraie justification de la culture et sa valeur humaine inestimable, aux yeux de Ionesco, tiennent à ce que “l’art nous mène au-delà de nous-mêmes” et “nous conduit jusqu’au bord du mystère”. Dans une société volontiers indifférente ou même hostile aux préoccupations spirituelles, estime-t-il, l’art ouvre une voie vers le surnaturel, introduit à “la source du mystère”, “entrouvre une porte sur la vie au-delà de la vie”. Il “nous plonge au cœur du mystère ineffable”, il dit “l’indicible” et nous invite à “écouter le silence”, où gît et surgit toute révélation. Mieux qu’une philosophie trop absconse, il “nous met face à notre interrogation sur nos fins dernières”, (Ant. 61-62).
Or l’homme, affirme Ionesco, est fondamentalement “un animal métaphysique ou religieux”, (Ant. 209), pressé par un besoin de transcendance. L’humanisme auquel il aspire est donc un “humanisme métaphysique” (Ant. 326), éminemment sensible aux valeurs spirituelles. En accord avec l’idéal de l’ “humanisme chrétien”, (Ant. 97), dans la lignée de Péguy, de Maritain, de Denis de Rougemont, défenseur d’ “une métaphysique chrétienne qui n’est pas un christianisme de paroisse”, (Ant. 239), Ionesco est convaincu que “le seul souci qui élève l’homme au-dessus de lui-même” est “la hantise, le désir essentiel de l’absolu”. L’ “humanité se dégrade et devient bestiale”, estime-t-il, dès que “la préoccupation de l’absolu” le cède aux questions politiques ou économiques et qu’elle devient indifférente aux “grands problèmes métaphysiques”, aux “problèmes des fins dernières”, (PP 64). La “crise de la civilisation” tient pour une part à l’effacement des questions métaphysiques. Car l’homme, écrit Ionesco, est “un être eschatologique” : il ne peut se dispenser, “pour vivre et pour agir”, de “se poser le problème des fins dernières” et de penser que “l’humanité a un avenir”, (HQ 45). L’insuffisance et l’échec d’un humanisme athée tiennent à “l’abandon des soucis spirituels et métaphysiques”, à l’indifférence au “problème essentiel” qui est celui de “nos fins dernières”, (HQ 72-73).
Un humanisme authentique et philosophiquement satisfaisant ne saurait, selon Ionesco, se borner à une politique, à une morale ou à une sociologie ignorant ou écartant les “profondeurs métaphysiques”, (Ant. 79). Les hommes, obsédés par la précarité de leurs “conditions existentielles”, ont “oublié qu’on peut regarder le ciel” et “tournent en rond dans leur cage”, (HQ 72-73). Or il est en l’homme une fondamentale “aspiration au plus qu’humain, à l’absolu”, (Ant. 159), qui lui est consubstantielle et contribue à sa perpétuelle insatisfaction comme à sa vraie grandeur. Il n’est pas de culture ou de civilisation, notait Ionesco, où ne se manifestent ce “besoin de l’absolu”, ce “besoin de la transfiguration de l’homme” et d’un accès, comme chez les anciens platoniciens, à la “lumière essentielle” des “idées éternelles”, ou, selon le mot de Rimbaud, à la “vraie vie”, (PP 227-28). Attentif et sensible à cette insatiable aspiration du cœur humain à une plénitude, une lumière et un salut qui ne sont pas de ce monde, Ionesco aurait souscrit sans doute au mot de Pascal : “L’homme passe infiniment l’homme”.
Conformément à son goût du paradoxe et de la contradiction, Ionesco propose donc de l’homme un portrait fortement contrasté. “J’ai une opinion très mauvaise des hommes”, avoue-t-il, et “à la fois, paradoxalement, très haute”. Si les sociétés sont “toutes mauvaises”, elles n’empêchent portant pas la floraison des “découvertes sensationnelles de la science” et des “chefs-d’œuvre de l’architecture, de la peinture, de la sculpture, de la poésie”, (Ant. 125). L’ignorance et la mort, l’horreur des guerres et des massacres, la terreur du totalitarisme politique et idéologique, la médiocrité du conformisme intellectuel, social et moral, ne suffisent pas à occulter ni à étouffer le goût de la beauté, le sens des valeurs, l’aspiration à l’absolu. Ionesco est en ce sens bien fidèle à la tradition de l’humanisme français qui, de Montaigne à Pascal et de Voltaire à Malraux et Camus, sait reconnaître et magnifier la grandeur de l’homme sans ignorer pour autant sa misère, et se plaît même à fonder paradoxalement la grandeur sur la misère. Pour Ionesco, pourrait-on dire en paraphrasant l’auteur de La Voie royale et des Conquérants, l’homme ne vaut rien, mais rien ne vaut l’homme. L’âme humaine, affirme-t-il, est naturellement et indistinctement “partagée entre l’angoisse et l’espérance” : l’on ne saurait abolir l’une des eux sans “dénaturer et déspiritualiser l’homme”, (HQ 140). Dans son théâtre et ses écrits, Ionesco est à la recherche d’une “lumière certaine par-delà les ténèbres”, (Ant. 315). Alliant sagesse et lucidité, il nous invite à être “gais” sans être “dupes”, (Ant. 322).
Son humanisme est donc à la fois nourri de pessimisme et pénétré d’espérance. Aucune époque, aucun régime, aucun tyran, constate-t-il, n’a jamais réussi à “déshumaniser l’individu”, à “détruire l’homme”, (Ant. 80). En dépit des menaces et des oppressions qui pèsent et pèseront toujours sur l’humanité, “l’homme renaît incessamment”, (Ant. 137).Dans un monde en proie aux misères, aux déchirements, au nihilisme, au terrorisme et à toutes les raisons de désespérer de l’humanité, Ionesco, en dépit de ses inquiétudes et de ses angoisses, a été l’un des plus ardents défenseurs des valeurs humaines et n’a cessé de combattre inlassablement et courageusement en faveur du haut idéal que résumait sa devise humaniste : “tout pour l’homme, pour les hommes, pour la joie de l’homme, pour le perfectionnement de l’homme”, (PP 115).
ŒUVRES CITÉES
Bonnefoy, Claude. Entretiens avec Eugène Ionesco. Paris : Pierre Belfond, 1966.
Ionesco, Eugène. Antidotes. Paris : Gallimard, 1977. (Ant.)
____. La Quête intermittente. Paris : Gallimard, 1987. (Quête)
____. Non. Trad. Marie-France Ionesco. Paris : Gallimard, 1986. (Non)
____. Notes et contre-notes. Paris : Gallimard, 1966. (Notes)
____. Présent passé Passé présent. Paris : Mercure de France, 1968. (PP)
____. Rhinocéros. In Théâtre. t. III. Paris : Gallimard, 1963. (Rhin.)
____. Ruptures de silence (entretiens avec André Coutin). Paris : Mercure de France, 1995. (Rupt.)
____. Un homme en question. Paris : Gallimard, 1979. (HQ)
Malraux, André. “Adresse aux intellectuels,” discours du 5 mars 1948. In Œuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade) Paris : Gallimard, 1989. (“Adresse”)
____. La Tentation de l’Occident. In Œuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade) Paris : Gallimard, 1989. (Tent.)
____. Les Voix du silence. Paris : NRF, 1951. (Voix)
Valéry, Paul. “La crise de l’esprit.” Œuvres (Bibliothèque de la Pléiade) t.I. Paris : Gallimard, 1957.