Système de l’imaginaire ionescien


Horia Capusan
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
horiacapusan@yahoo.fr


Si l’on devait trouver le moment originaire, le ton de toute l’œuvre ionescienne, on pourrait sans doute le trouver à un moment indéfini entre deux états, l’un qui est déjà un peu passé, quoique pas encore tout à fait passé et un autre, un présent précaire, qui a déjà quelques apparences d’un passage inquiétant. C’est aussi l’âge propice pour écrire des oeuvres autobiographiques. Journal en miettes est un journal de cette phase indécise de la vie, de ce “mezzo camin di nostra vita” évoqué au début. Le titre d’un autre journal Présent passé, passé présent parle déjà assez par lui-même ; ce n’est pas un temps défini, mais un va-et-vient entre les deux, signe d’une inadaptabilité et d’une angoisse profonde. Et dans l’arrière plan de La quête intermittente, on sent la même préparation que celle dont on parle dans Le roi se meurt.

Ces images du passage, de la chute, de la dissolution, de la précarité, de l’entre-deux sont en fait le noyau génératif de toute l’écriture ionescienne. On peut difficilement déceler sa signification sans avoir toujours à l’esprit cette angoisse de l’instabilité du monde qui se défait. Le théâtre est justement une image concrète et mouvante de cette angoisse, et Ionesco avait raison de dire que son oeuvre est ancrée au plus profond de l’expérience humaine.

Dans Le roi se meurt, le thème du monarque qui fait ses adieux à la vie est émouvant ; mais ce n’est là qu’un cas extrême. Dans d’autres pièces, le même processus de dissolution, de décadence, de décomposition, moins brutal est quand même à l’œuvre. La cantatrice chauve est l’image la plus fidèle de cette chute. S’il y a quelque chose de troublant, c’est que, dans un décor bourgeois et banal se situe une vraie apocalypse ; des personnages tout à fait communs dans l’apparence semblent être frappés d’une étrange maladie ; déjà, au début, leur comportement et leur langage est profondément déréglé ; et ce dérèglement deviendra de plus en plus grave jusqu’à la fin, où les deux couples tomberont carrément dans une enfance idiotisée (et ce qui est pire, c’est que le pompier, symbole de l’ordre, qui était censé intervenir dans la première variante de la pièce, n’est pas plus développé mentalement que les autres). La mort de l’élève poignardée par son professeur (La leçon), le suicide des deux vieillards (Les chaises), la mort inexplicable de tous les hommes (Jeux du massacre), les assassinats absurdes du Tueur sans gages, l’extinction du Nouveau locataire derrière ses propres meubles, “l’animalisation” (Les rhinocéros), la transformation en cadavre vivant (Amédée ou comment s’en débarrasser), tout ne fait que souligner cette propension du personnage ionescien à ne plus être.

Il y a une étrange “pulsion du Nirvana” dans ce théâtre ; les hommes aspirent à ne plus être hommes ou (ce qui est la même chose) à ne plus être du tout. Les êtres semblent joyeusement consentir à ne plus exister ; car il n’y a presque nulle parte des traces d’une opposition quelconque : Le nouveau locataire s’enferme derrière les meubles qu’il a apportés lui même ; Papillon, Boeuf, Botard, Dudard, Daisy et tous les autres semblent être tout à fait à l’aise dans leur nouvel état ; les Anglais aussi semblent ne pas se rendre compte de ce qui les menace ; la même chose vaut pour les hommes du Jeux du massacre. Toutes les réactions des personnages se limitent à une vague logorrhée qui masque mal leur malaise devant un monde qui change. Et d’ailleurs, dans le théâtre ionescien, c’est une vérité incontestable que plus l’être est près de la mort, plus il a l’appétit de parler (voir par exemple La cantatrice chauve, Les rhinocéros). De plus, certains êtres (on pourrait les appeler les salauds de Ionesco), non seulement consentent, mais sont eux-mêmes source de mort – le tueur anonyme de Tueur sans gages ou de Jeux du massacre, le Macbett apocryphe, le professeur de La leçon, le policier des Victimes du devoir ; comme dans une rééducation de Pitesti, les victimes deviennent bourreaux eux mêmes, et le mécanisme de la mise à mort s’étend à toute l’humanité.

D’autres fois, sans aller jusqu’à la mort physique ou morale, la décadence peut se manifester sous des formes plus insidieuses. L’une d’entre elles c’est l’infantilisation déjà évoquée (nombre de personnages dans La cantatrice chauve, Scène à quatre, Délire à deux, Choubert à la fin des Victimes du devoir semblent être des enfants crétins ou incapables de rester ensemble sans se disputer). L’infantilisation n’est pas un indice de vitalité ; elle est au contraire un signe de perte de vie, tout à fait l’équivalent de la vieillesse. Cet autre âge n’est pas non plus idyllique ; il oscille entre le ramollissement joyeux des personnages des Chaises et l’agressivité des parents dénaturés dans Jacques ou la soumission ou pire, du professeur de La leçon. Enfance et vieillesse sont tout aussi décrépites.

Une autre forme de dégradation, encore plus sournoise, c’est la perte de la mémoire. Tout le drame du personnage de La soif et la faim (d’absolu), c’est qu’il a oublié ; n’étant pas présent au rendez-vous qu’il a manqué, il devra se contenter de regarder le Paradis lointain par la fenêtre du monastère où il devra finir ses jours ; les époux Martin paraissent être frappés d’amnésie et l’académicien de La lacune n’est pas capable de passer son baccalauréat. C’est aussi ce que donne à certaines pièces de maturité et de la vieillesse – notamment La soif et la faim, pièce de l’oubli, Ce formidable bordel, L’homme aux valises, Voyage chez les morts – cette apparence de temps interrompu, haché, de construction
inachevée ; le théâtre sans mémoire certaine devient alors une discontinuité, une “quête intermittente.”

Et ce n’est pas tout. Car, comme dans la mentalité archaïque, dans le théâtre de Ionesco, il y a toujours correspondance entre la nature et l’homme. Dans la pièce Délire à deux, les deux époux ne font que se disputer toute la journée ; et alors on peut bien voir pourquoi à l’extérieur il y a la guerre civile et les grenades pleuvent. Dans La cantatrice chauve, l’incendie fait pair avec la destruction intérieure des personnages. Mais le plus souvent la correspondance se manifeste sous la forme de l’inverse proportionnalité : plus le monde humain est précaire, plus le monde des objets prospère et s’étend ; mais c’est toujours une prolifération maléfique. Car si la vie commence à se retirer des humains, elle passe, par contre, dans le règne inanimé qui commence à se multiplier d’une manière monstrueuse. C’est toute l’ambiguïté du cadavre qui grandit dans Amédée ou comment s’en débarrasser ; c’est un cadavre qui est quand même vivant ; c’est, en fait un cadavre qui n’est cadavre qu’en apparence et on a beau penser qu’on pourrait “s’en débarrasser”. La prolifération des meubles dans Le nouveau locataire demande, en contrepartie, le sacrifice d’un homme. De même, le couple du diptyque Jacques ou la soumission et L’avenir est dans les oeufs sera lui aussi sacrifié (est-ce un pur hasard si la fiancée porte un masque aztèque?) pour la “production” des oeufs qui sont loin d’être des symboles de vie (d’où l’ironie cruelle du titre). À l’autre extrémité du parcours les vieux des Chaises se suicident pour laisser entrer en scène l’orateur muet et les chaises multipliées sur lesquelles on ne sait pas trop bien s’il y a quelqu’un ou non. Les hommes meurent, mais, presque toujours, leurs sacrifices sont douteux.

Car l’univers ionescien a souvent une puissante note d’irréalité. Certaines pièces l’affirment presque explicitement. Dans Macbett, l’unique vrai actant est une mauvaise divinité gnostique qui s’amuse à tromper les personnages. Dans Ce formidable bordel, au contraire, toute l’histoire est la farce d’un bon Dieu un peu plaisantin et l’homme le saura à la fin ; néanmoins dans les deux cas, la même inconsistance se fait sentir. À propos d’autre pièces comme L’homme aux valises, La soif et la faim on pourrait dire qu’elles sont des cauchemars prolongés (l’analogie pièce – rêve est d’ailleurs une constante de Ionesco). L’impromptu de l’Alma c’est aussi une pièce sur les phantasmes nocturnes. Dans le monde du mauvais rêve, tel celui de L’homme aux valises, il n’y a finalement ni temps, ni espace réels, seulement un no man’s land spatial et temporel où tous les lieux et toutes les périodes s’amalgament. Le trop plein des choses aboutit finalement à son contraire : la dématérialisation du monde. Et sur les nombreuses chaises il y a seulement des personnes invisibles ou absentes.

Une autre marque de l’irréalité de ce monde est la répétition. Car paradoxalement, cet univers de la dissolution est aussi un lieu de l’éternité ; mais comme toute chose ici bas, l’éternité est détournée. Elle ne signifie alors que la répétition des mêmes paroles, des mêmes gestes, des mêmes attitudes, de la même vie : dans La cantatrice chauve, les personnages recommencent tout dès le début, de même que les époux du Délire à deux et le professeur et l’élève dans La leçon. La répétition est le dernier triomphe de la mort ; on est vraiment mort quand on n’a plus la possibilité de faire autre chose. Et la caractéristique du cauchemar, c’est qu’il se répète et qu’on ne peut plus en sortir.

On voit donc quel résultat nous avons obtenu : une humanité en pleine dissolution physique et mentale, un univers de choses où la prolifération ne peut plus cacher son inconsistance foncière et un temps bloqué dans le ressassement. Et pourtant tout n’a pas été dit. Car, dans cet univers, il existe (pour employer les termes de Simone Weil), à côté de la pesanteur, la grâce aussi. Parfois, la pièce s’ouvre brusquement vers une réalité d’un autre ordre. Dans Les chaises, l’orateur, même muet, apparaît à la fin. La pièce Ce formidable bordel finit sur une image du paradis ; c’est le même paradis qu’entrevoit le pèlerin de La soif et la faim. Ailleurs, tout aussi brusquement, sans aucune préparation, la grâce fait irruption – c’est une réalité étrangère au monde donné qu’on découvre souvent par hasard, comme la faculté de voler chez le Béranger du Piéton de l’air. En effet, il y a chez Ionesco des êtres qui, comme les chamans dans certaines mythologies, découvrent qu’ils savent voler (1). C’est un don arbitraire, immotivé, dont la présence contraste fortement avec la décrépitude ambiante. Dans Le piéton de l’air, seul Béranger, parmi les personnes présentes, sait voler. Dans Amédée, le vol final fait une antithèse totale avec le début de la pièce dominée par l’image du cadavre ; il signifie la libération enfin acquise, la rupture bénéfique du temps qui brise le régime de la répétition. Et même le suicide des deux vieillards des Chaises prend des allures de vol.

Parfois, la libération peut même aller plus loin ; si “l’histoire est un cauchemar dont je devrais me réveiller” (James Joyce), si le monde n’a que la consistance d’un mauvais rêve, alors il faut s’arracher à ce rêve, ne plus vouloir dormir. L’être humain, coincé avant entre sa propre dégradation et celle du monde, se relève brusquement, contre attaque. Béranger est souvent celui qui se révolte. Nous le voyons faire face au Tueur sans gages et même prendre un fusil pour massacre les Rhinocéros. Toute la pièce n’est d’ailleurs que la prise de conscience d’un personnage qui se réveille de son état de somnolence initiale pour constater sa solitude irrémédiable.

Il faut ajouter que, rarement, il est vrai, la violence purificatrice de la grâce se fait ressentir. Sur le mode comique, l’Impromptu de l’Alma est une histoire d’exorcisation du mal. L’image du feu, qui apparaît quelquefois, s’inscrit dans le même imaginaire de l’expiation : dans la vision de Béranger à la fin du Piéton de l’air, dans le rêve avec la grand-mère qui ressort jeune de l’incendie de sa maison, qui a migré du Journal en miettes à la pièce L’homme aux valises, dans la scène finale du Tableau où le coup de pistolet du bon bourgeois réhabilité sert à régénérer l’artiste. La grâce peut être aussi dangereuse, comme on peut le voir dans Le piéton de l’air ou dans Victimes du devoir. Dans la première, elle est dangereuse parce qu’elle révèle la destinée du monde, le fait qu’il soit irrémédiablement voué à la mort et à la destruction : et alors pourquoi est-elle venue au monde? Dans la deuxième, elle laisse Choubert seul et désarmé devant la force brutale des réalités terrestres. Et en fermant la boucle, on peut dire que si l’homme et l’univers ionesciens sont devant un avenir qui ne signifie que dégradation et perte, il y a des instants ou tout peut être récupéré, même avec les risques que l’on connaît.


NOTES

1. Parmi les pièces de Ionesco, il y a en a une qui porte un titre trèschamanique : Voyage chez les morts. (back)

#Horia Capusan#Système de l'imaginaire ionescien#Vol. 3 Issue 1 Fall 2004