2 June 2016 by Jessica Palmer
Dynamique du dialogue dans La Soif et la faim
Iulia Mateiu
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
iuliamateiu@yahoo.com
Le troisième épisode de La Soif et la Faim paraît dans la N.R.F. une année et demie après la création de la pièce à la Comédie Française (février 1966). Le lien avec les épisodes précédents est assuré par le protagoniste Jean, présenté à une autre étape de sa quête vaine du royaume de “tinerete fara batrânete si viata fara de moarte” (jeunesse sans vieillesse et vie sans mort).
Le titre est significatif à cet égard, car Le pied du mur s’associe automatiquement à l’expression métaphorique mettre quelqu’un au pied du mur, autrement dit à l’idée de condamnation, d’emprisonnement, de manque de perspective. Après avoir raté le rendez-vous avec le bonheur, Jean veut s’éloigner, reprendre la marche, mais il bute contre cet obstacle surgi de nulle part, qu’il ne saura surmonter avec les moyens dérisoires dont il dispose (le canif prêté par Le Jeune Homme, ou son simple désir d’aller plus loin). Ce mur s’avérera être celui de l’indifférence des autres, qui ne comprennent rien à sa quête, à son angoisse, car leurs préoccupations sont d’une tout autre nature. Certains d’entre eux le couple âgé vivent leur vie en touristes, avides d’exotisme, de sensationnel, d’émotions fortes qui n’entament cependant pas leur équilibre et leur sérénité. D’autres sont trop jeunes pour savoir : Le Jeune Homme comme les deux sœurs anglaises ne voient dans les autres qu’une compagnie de fortune, pour passer le temps (844) (1). Pris entre le couple blasé ou superficiel et les jeunes insouciants, voire cruels, car préoccupés uniquement de leur personne, de leur confort psychique, Jean ne saura dépasser la crise, le mur. Il n’arrivera pas à communiquer avec des gens qui, dès le départ, le traitent avec une légèreté déconcertante.
Dans ce petit monde, au pied d’un mur que chacun voit à sa façon comme un monument beau ou laid ; comme une barrière contre l’inconnaissable et le chaos ; ou comme un obstacle les liens ne se tissent que de façon tout à fait accidentelle et ils ne durent que l’espace d’une conversation. Les personnages se constituent en deux groupes conversationnels en raison d’un thème de discussion commun : le couple âgé, le premier à surgir sur scène, dans un site sombre (un terrain recouvert de broussailles sèches, d’une couleur presque marron ; habillé en noir, un parapluie noir à la main) discute du mur qu’il envisage comme un monument. Si leurs points de vue sur ce sujet particulier divergent, à ce qu’il ressort de leurs
répliques :
– contestations/ dénégations telles que :
“Le Monsieur : Je ne pense pas.” ; “Pas membre fondateur.” ;
“La Dame : Tu te trompes, ce n’est pas beau du tout. /
Le Monsieur : Je trouve que c’est quand même beau, puisque c’est un monument.” (835)
– ou reproches :
“La Dame : Tu as vu des centaines de monuments ; tu ne t’y connais toujours pas” (835),
leurs façons de penser n’en restent pas moins semblables dans leur médiocrité, leur superficialité qui retentit dans des généralisations automatiques :
“[…] il n’y a que des monuments dans ce monde”, (835).
“Il fait toujours gris dans les pays du milieu, entre les frontières, dans le no man’s land“, (835).
– ou bien dans des explications farfelues :
“La Dame : Tout le quartier est décevant. Quelle idée de lâcher des bombes sur les maisons. […]/ Le Monsieur : Ça n’a aucune importance, ces maisons ne sont plus habitées ; c’est le tourisme qui a fait cela pour donner aux rues le style de leur époque” (836).
Le conflit pourrait les entraîner loin du fait que chacun s’obstine à défendre son point de vue, en invoquant quelque autorité :
“La Dame : Notre ami, le professeur, est du même avis que moi. Il sait mieux que toi. Il est savant. Il connaissait ce mur et il nous a dit que c’était laid, un monument pas réussi”, (835),
ou des raisons plus simplistes :
“Le Monsieur : Je trouve que c’est quand même beau, puisque c’est un monument”, (835).
Mais là encore, les deux sauront se préserver des effets fâcheux de la réflexion.
Ce qui fait diversion, c’est l’arrivée des jumelles anglaises, tout leur contraire jeunes, vêtues de blanc, de robes d’été, les bras nus sous la pluie. Ce sont elles qui vont constituer le noyau du second groupe conversationnel, lequel va s’élargir plus tard ou se redéfinir lors de l’arrivée du Jeune Homme dont elles sont amoureuses, ou grâce aux intrusions répétées de La Dame âgée, qui assure en même temps le lien entre les deux groupes.
Présentées d’abord dans les didascalies, ainsi que dans le bref échange du couple âgé, les Anglaises vont compléter elles-mêmes leur portrait par les réponses qu’elles font à La Dame, trop
curieuse :
“Première Anglaise : Non, madame. Nous sommes du pays, la pluie ne nous mouille pas ; vous, c’est différent, vous êtes étrangers” (835),
et par la discussion qu’elles ont sur les rapports avec un tiers (Le Jeune Homme), qui bientôt prendra la place d’une des locutrices. Ce qui ressort ainsi de leur discussion, c’est l’infortune de l’une, et l’indifférence ou la superficialité de l’autre la chanceuse qui aura un mari. Par un enchaînement de contestations (a), de sentences menaçantes (b) ou de menaces absurdes (c), elles définissent leurs positions d’adversaires dans l’échange, comme dans la vie :
(a) “Première Anglaise : Ce n’est pas une raison parce qu’on ne t’a pas laissé devenir danseuse…/ Deuxième Anglaise : C’était ma raison de vivre./ Première Anglaise : Il t’a tout de même donné des leçons de gymnastique. Cela peut remplacer la danse./ Deuxième Anglaise : Ce n’est pas avec moi, c’est avec toi qu’il se marie. […] Ce n’est pas une raison, cela ne m’empêche pas d’être une autre que toi” (837) ;
(b) “Deuxième Anglaise : […] Je peux disparaître. Je dois disparaître” (837) ;
(c) “Première Anglaise : Si tu te tues, je me fâche” (838).
L’apparition du Jeune Homme qui faisait l’objet de leur dispute, sa réaction face au désespoir de la mal-aimée son indifférence signifiée par un haussement d’épaules chassera la Deuxième Anglaise qui accomplira son suicide de façon symbolique, puisqu’elle se changera en une chatte blanche blessée par les épines où elle cherchait refuge. Le non-verbal (les gestes) est tout aussi parlant que le discours du Jeune Homme, qui se défend en invoquant le refus de l’autre de comprendre et en ôtant toute spécificité à la situation, qui n’est qu’un suicide (ou un meurtre ?) parmi d’autres, dont il ne saurait être accusé :
“Le Jeune Homme : De toute façon, elle ne voudra rien entendre. Et puis, je ne suis pas responsable de tous les meurtres et suicides de l’univers” (838).
En fait, son indifférence n’est qu’une feinte, car dès qu’il apprendra de Jean la suite de l’histoire, il n’hésitera pas à accabler la jeune fille changée en chatte d’épithètes accusatrices :
“La farceuse (n.s.), tu vois bien, elle s’est transformée en chatte… La bouffonne (n.s.)!” (840), destinées aussi bien à l’excuser, lui, qu’à éliminer l’autre de la vie de sa fiancée partagée entre eux deux. En évoquant le remords de cette dernière, qui se traduit par des gestes et une mimique angoissés (“Le Jeune Homme : Si tu te tords les mains” (841) ; “[…] si tu prends cette expression angoissée, c’est que tu penses à elle” (841)), il avoue en fait son échec, qui l’amènera à rompre avec elle. L’orgueil l’empêche de partager son amour avec qui que ce soit un être de souvenir, ou bien un enfant (“Si tu veux élever les enfants de ta sœur, je me retire” (840)). Aussi s’éloigne-t-il le plus naturellement du monde, sourd aux supplications de sa bien-aimée.
Lors de la conversation avec Jean, arrêté au pied du mur, il exposera sa ligne de conduite, tout en se démarquant de ceux qui, comme Jean, veulent percer les murs, pénétrer les mystères. Lui, il pratique l’indifférence, se contente des façades, des apparences, sans se poser de problèmes. Il tente ainsi de se préserver des surprises que nous réserve l’inconnu caché derrière ces murs. Il juge le monde sur un individu, car tous sont pareils dans leur essence.
Réunis par le site, les deux groupes conversationnels sont inévitablement amenés à interagir, à participer aux échanges l’un de l’autre en tant que simples témoins (voir le couple âgé qui assiste à la discussion des Anglaises, puis à celle de la Première Anglaise et de Jean ; le Jeune Homme qui entend la réponse de Jean à La Dame et par la suite lâche son commentaire malveillant) ou bien comme interlocuteurs occasionnels. C’est bien ce qui arrive quand ce témoin ne peut se contenter d’une position passive, non-locutrice par trop de curiosité, par un besoin de se faire
remarquer(2) plus que par un véritable intérêt au sort de la jeune fille. Ses interventions répétées dans une conversation qui ne la concerne pas, où elle n’est pas désignée comme partenaire, seront condamnées, au départ, uniquement par son mari, qui tente de lui rappeler les règles de bonne conduite discursive :
“Ne te mêle pas à leur conversation”, (838) ;
“Ne te mêle pas de leurs histoires. Laisse-les faire”, (839).
Règles qui doivent avant tout garantir leur tranquillité, les garder des conséquences de telles intrusions :
“Laisse-les donc. C’est indiscret. Il va te dire des choses désagréables”, (839).
La suite des événements va lui donner raison, puisque, malgré les précautions qu’elle prend :
“Ce n’est pas pour m’élever contre vos traditions… (839),
La Dame se verra mettre à sa place par Le Jeune Homme, de façon assez polie, mais ferme, malgré l’indirection de la formule :
“Votre taxi doit vous attendre” (839).
Une assertion en apparence très simple suffit pour signifier à La Dame son refus comme interlocutrice, sa présence discursive importune.
Plus loin, ce sera lui-même qui se mêlera de la discussion des autres en commentant ce qu’il aura appris grâce à la curiosité de la même Dame (la métamorphose de la jeune fille en chatte). Le mari même finira par trahir l’intérêt presque libidineux qu’il prenait à cette histoire de métamorphose et de mariage, puisqu’il exhortera sa femme à lui retrouver la chatte, plus intéressante qu’un être humain en détresse :
“Si elle est une chatte alors, alors…va vite me la chercher.” (840) ;
“Le Monsieur, à la chatte : Et vous serez bien caressée” (843).
Quant à Jean, sa présence ne sera qu’une nouvelle diversion pour La Dame, comme pour le jeune couple qui se défait avant même d’avoir pu passer au-delà des apparences. Sa stupeur ne fera de l’effet qu’au Jeune Homme, qui comprend, peut-être, son besoin de fuir son existence passée, mais qui semble avoir pris le parti plus sage de se complaire dans l’habitude et l’insouciance. Son aide est dérisoire ; son discours se fait ironique, accusateur :
“Vous avez la manie (n.s.) des monuments, des musées, des vieilles églises. En fait, vous n’y pénétrez jamais. Vous restez aux portes ou bien au pied des murs”, (842) ;
“Vous voulez passer par-dessus le mur, sinon l’abattre. Savoir ce qu’il y a derrière. Manie (n.s.) de tout savoir”, (844) ;
“Réfléchissez, si vous pouvez (n.s.)” (845).
Et pourtant, ce discours adressé, mais apparemment refusé par son destinataire (voir les didascalies “Jean ne répond toujours pas. Il est tourné contre le mur. Il ne bouge pas. Le Jeune Homme parle fort, mais dans le vide“, (844).) se rapproche le plus d’une réflexion comme celle qui chasse Jean de partout, le condamne à une quête éperdue. La voie qu’elle lui fera prendre sera cependant complètement différente. Et le dernier épisode, celui de l’auberge, ferait presque croire que c’est la bonne, la vraie voie à suivre…
Le sens de cet épisode, comme celui des trois autres, se construit donc à partir des contenus (thèmes) des dialogues, mais aussi de la configuration du cadre participatif (identités ; rapport de proximité/ éloignement ; conflictuel/consensuel des protagonistes, cadre physique), qui évoluent d’ailleurs en étroite connexion. Cette configuration est restituée au niveau des didascalies et déduite du dialogue lui-même, car le discours dramatique s’est forgé des outils pour rendre, avec le plus de fidélité possible, toute la complexité d’une interaction. Quant au discours de La Soif et la Faim, il prouve encore une fois la maîtrise toute particulière de Ionesco dans leur maniement.
NOTES
1. Voir les propos du Jeune Homme : “Je viens vous tenir compagnie, bien que nous n’ayons aucun sujet sérieux de conversation”. (SF 844). (back)
2. Voir La Dame qui interpelle Le Jeune Homme dès son entrée en scène pour lui annoncer la décision de sa fiancée, ou bien qui lui reprocher de ne rien faire pour l’en dissuader ; qui approuve les manifestations de sensibilité de la Première Anglaise. (back)
ŒUVRES CITÉES
Ionesco, Eugène. La Soif et la Faim. In Théâtre complet (Bibliothèque de la Pléiade). Paris : Gallimard, 1954. (SF)