La méthode Assimil pour traduire La Cantatrice chauve : Englezeste fara profesor


Raluca Vida
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
ralucavida24@yahoo.fr


Comme il l’a dit lui-même plus d’une fois, Ionesco a inventé, à travers son théâtre, une langue que tout le monde parlait déjà. Une langue qui, à force d’être apparemment dépourvue de sens, se charge de toute une multitude de significations que les mises en scène de ses pièces peuvent faire surgir à la surface des mots, au niveau des sons et de leur enchaînement plus ou moins logique. Nous venons d’employer deux termes à un premier abord incompatibles : car le manque de sens exclut d’habitude toute logique.

Or, et c’est précisément là que réside le mérite d’Eugène Ionesco, il a réussi à marier d’une manière à la fois originale et déconcertante l’absurde le plus atroce – au niveau du langage comme porteur d’information et comme moyen de communication – et la logique la plus irréfutable – au niveau des paroles incohérentes rangées dans des phrases parfaitement structurées. Alors que la langue est bouleversée sur le plan sémantique, elle reste intacte sur le plan syntaxique, et ce divorce est paradoxalement producteur de sens, mais d’un sens que le lecteur / spectateur doit chercher au-delà des lieux communs de ces machines – à – communiquer trop souvent cassés que sont les langues.

Mais tout ceci n’apporte rien de nouveau à la longue tradition exégétique que le théâtre ionescien a fait surgir. Or, ce qui a retenu notre attention chez Ionesco est, comme on peut le deviner déjà, le langage. Et, plus précisément, ses langues à lui : le roumain, le français et, d’une moindre manière, l’anglais, qu’il a émincés et bouillis ensemble afin de nous servir sur une “assiette langagière” la délicieuse Cantatrice chauve. Trouver comme elles tournent en rond à travers de différentes versions et traductions, auto- ou re-traductions, comprendre la logique traductive des différentes versions roumaines de la pièce déjà mentionnée s’est avéré être un travail à la fois fascinant et angoissant. Nous y reviendrons.

La méthode Assimil pour apprendre l’anglais, L’anglais sans peine, est le premier ingrédient qui a mené à la Cantatrice… Pourtant, elle n’était pas encore chauve à cette époque-là! Elle l’est devenue seulement après avoir reçu, pour ainsi dire, la nationalité française. Mais ne précipitons pas les choses. Une deuxième étape, celle de la germination naturelle dudit manuel d’anglais, a révélé à Ionesco qu’au-delà des langues, l’anglais en l’occurrence, il y a tout un magma de vérités fondamentales (“il y a sept jours dans la semaine”, “le plafond est en haut”). Elles ne deviennent manifestes que lorsque deux langues s’entrechoquent non pas pour produire du nouveau sens, mais pour habiller ces vérités dans l’écorce d’un nouvel idiome. Nous savons tous que le plafond est en haut, mais qui d’entre nous savent où est le plafond lorsqu’il s’appelle “ceiling?”

Le résultat de ce genre de constatations mi-graves, mi-comiquement ridicules a été Englezeste fara profesor, la variante roumaine, plus courte et plus violente, de l’anti-pièce publiée en 1950. Cette Ur-Cantatrice s’est révélée être un héritage précieux pour les traductions en roumain de la version finale et française de la pièce, qui n’est, surtout en ce qui concerne la scène XI, que nous analyserons contrastivement dans le domaine franco-roumain, qu’une auto-traduction de la variante initiale mentionnée déjà.

La traduction en roumain des pièces ionesciennes occupe une position privilégiée par le statut même de Ionesco : l’entre-deux-langues propre à toute démarche traductive a suscité chez lui la désarticulation nécessaire à l’avènement de l’absurde sur la scène du langage, de quelque expression qu’il soit. Plus encore, le cas de La Cantatrice chauve est doublement spécial : on y a affaire à une langue issue du contact violent de trois autres : un anglais – simulacre pédagogique d’une langue naturelle, un roumain maternel mais saturé déjà, idéologiquement parlant, et un français tout ionescien, en voie d’apparition, qui va se disloquer dans la variante finale pour devenir même un parasite des structures profondes et superficielles de la langue roumaine. La tâche du traducteur roumain ne doit donc nullement ignorer ce triple héritage ; ne pas prendre en compte la symbiose des trois sources idiomatiques signifie occulter d’une manière impardonnable l’originalité de la longue gestation ionescienne.

C’est probablement pourquoi il y a eu, depuis l’édition française de La Cantatrice… trois variantes traductives, dont les dernières deux à une dizaine d’années de distance seulement. Avant de nous pencher sur les trois textes dont il est question, il faut mentionner que le phénomène retraductif subit habituellement une analyse par la “méthode comparative bilingue” (Badea 110), “care are ca punct de plecare confruntarea i. unui TS si a unuia TT ii. a unui TS si a mai multor TT (TT’ si TT”), versiuni diferite ale TS într-o LT”(1) (Badea 8, 110).

Nous ne pouvons que constater la tendance réductionniste d’une telle méthode d’évaluation, dans le sens qu’elle met en rapport le texte-source et le(s) (re)traduction(s) séparément, suivant la démarche dialectique classique, avec une équation à deux composantes : soit on étudie la relation entre le texte-source et une de ses (re)traductions (perspective synchronique), soit on compare plusieurs versions d’un original afin d’arriver à diverses conclusions quant à leur légitimité, fidélité, exactitude, etc. par rapport à l’original (perspective diachronique). Or, dans le cas de Ionesco (et de beaucoup d’autres), une démarche diachronique (observant les modifications subies par la langue-cible et la réactualisation d’une version initiale) ne rend pas compte de la parution de trois traductions différentes dans un laps de temps extrêmement court. Ce qu’on ne doit pas ignorer dans notre cas, c’est le double problème de la traduction ionescienne : premièrement, il s’agit d’un langage théâtral, qui est censé être joué par les acteurs et dont le public doit jouir, deuxièmement, il s’agit d’un langage ionescien, déchiré et douloureusement dépourvu de tout sens ordinairement accessible.

Plus encore, dans le cas de La Cantatrice chauve, on dispose en tant que re-traducteur non seulement des versions précédentes, mais aussi de la propre version roumaine de Ionesco ! La question qui se pose ab initio est, nous dirions, de manière déontologique : faut-il recourir à Englezeste fara profesor afin de bien traduire ou s’appuyer, tel un traducteur allemand ou autre, exclusivement sur le texte français ?

Dan C. Mihailescu, notre deuxième traducteur, choisit d’ouvrir le premier des cinq volumes de théâtre ionescien qu’il a traduit par la version roumaine originale ; la traduction proprement dite de La Cantatrice… se trouve seulement à la fin, quoiqu’il s’agisse d’une édition où les pièces sont rangées chronologiquement ! Il s’agit là d’une ruse traductive : la variante ionescienne ouvre le recueil tandis que sa propre version de l’anti-pièce est humblement exilée à l’autre bout de l’ “aventure” (DCM 5) de la traduction, afin de créer et maintenir une tension régénératrice entre l’original et sa retraduction. Nous avons dit régénératrice parce qu’un revirement du théâtre ionescien en roumain s’imposait.

La première tentative de traduire Ionesco, en 1968 (PB), était une sorte de compilation plus ou moins réussie dont les auteurs-traducteurs (Dinu Bondi et Radu Popescu dans le cas de La Cantatrice chauve) avaient ignoré presque complètement long travail langagier mis en scène par l’auteur des Chaises. La traduction littérale (2). le calque (3). y sont trop souvent présents pour qu’on puisse parler d’une véritable traduction dans l’esprit de Ionesco et de son théâtre. D’un point de vue dichotomique par rapport au signe linguistique, ils ont préfèré beaucoup trop souvent une traduction qui favorise le signifié au dépit du signifiant, alors que, surtout dans cette tragédie du langage qu’est La Cantatrice, le conflit dramatique s’entame premièrement au niveau des isotopies phoniques et des associations aléatoires de “mots-bruit”(4) pourtant fortement connotés.

Les jeux de langage (contrepétries)(5), aussi dépourvus de sens soient-ils, y semblent être totalement ignorés. De véritables “dei ex machina” du conflit dramatique, les faux proverbes, souvent soutenus exclusivement par la force interne de leur euphonie et par une symétrie syntaxique tirée du langage pédagogique – et là c’est une fois de plus l’anglais qui surgit dans le texte, mais seulement en tant que squelette phrastique – sont réduits à de pauvres fantoches imitant sans succès les rythmes par saccades ou à des formules gauchères qui sentent trop souvent la traduction. En un mot, le texte ionescien et, par-là, son théâtre même, sont minés de l’intérieur. Il est vrai que la traduction a été faite pendant la période communiste, et le contact avec le dramaturge n’était guère possible. Mais c’est à ce point précis que Englezeste fara profesor entre en scène : il suffit d’y jeter un coup d’œil traductif et le coup est fait. Le Ionesco de la traduction roumaine surgirait du texte français soudain apprivoisé. Ce n’est pas le cas ici.

Par contre, la dernière retraduction (que nous avons choisi de représenter par VV dans les notes), accomplie l’année passée, a été publiée après un long et complexe travail de récupération de toute nuance inhérente au langage ionescien. De ce point de vue, Vlad Zografi et Vlad Russo ont “mis en scène” une véritable “retraduction-spectacle”. Le travail sur les isotopies phoniques comme porteuses de message a été accompli non seulement le crayon à la main, mais surtout par voie orale : nous avons affaire à des metteurs-en-traduction qui ont pris à tour de rôle la place du spectateur et de l’acteur, afin de pouvoir mieux maîtriser l’effet que la traduction produit sur le texte ionescien en tant que spectacle. Du coup les signes écrits ont révélé leur pouvoir extérieur, et le vide sémantique a été brillamment contrebalancé, à l’exemple de l’original, par le trop plein de l’euphonie ionescienne, de quelque genre qu’elle soit (assonances, rimes plates, allitérations, répétitions fâcheuses, isotopies ou parallélismes verbaux). Et ce qu’on doit signaler avant tout, c’est le fait que nous avons identifié dans cette dernière retraduction justement cet humble retour à ce que nous avons nommé l’Ur-Cantatrice roumaine.

Il n’y a là nullement une trahison de la variante française (qu’on retrouve parfois modifiée d’une façon qui, du point de vue de la fidélité en traduction, serait peut-être détruite par une argumentation théorique stricte). Mais il ne faut pas oublier que, pour le traducteur roumain, la fidélité envers Ionesco doit être manifeste doublement, même triplement : le respect pour l’original français se conjugue au retour manifeste et jamais rusé, de la part du traducteur véritable, à la première variante de l’anti-pièce (pourrait-on la qualifier d’ “anté-pièce” ? !). Et pendant tout ce parcours récréatif, il ne faut jamais ignorer le fait que la traduction de théâtre est censée pouvoir soutenir un spectacle et frapper l’oreille autant que les images qu’on voit sur la scène.


NOTES

1. TS : Text sursa (texte-source), TT : Text tinta (texte-cible) , LT : limba tinta (langue-cible). (back)
2. Mme Martin : J’aime mieux un oiseau dans un champ qu’une chaussette dans une brouette! (CC 73) /// Mai bine o pasare pe câmp, decât un ciorap într-un copac (Englezeste fara profesor 21)/// Prefer o pasare într-un ogor, dacât un ciorap într-o roaba (PB 44) /// Prefer o pasare pe câmp decât o soseta într-o roaba. (DCM 355) /// Prefer o pasare pe câmp decât un ciorap într-un copac. (VV 78). (back)
3. M. Martin : La maison d’un Anglais est son vrai palais (CC 73) /// Casa unui englez e adevaratul sau castel. (Efr 21) Casa unui englez e adevaratul sau palat (PB 44) /// Casa unui englez e adevaratul lui castel sau palez. (DCM 355) /// Englezul si-n casa goala e ca la curtea regala (VV 78)
M. Smith : Ne soyez pas dindons, embrassez plutôt le conspirateur. (CC 74) /// Nu te tot uita la curci, mai bine pupa-l pe primar. (Efr 21) /// Nu fiti curcani, sarutati-l mai degraba pe conspirator. (PB 45) /// Nu fiti curcani, sarutati mai bine conspiratorul (DCM 355)/// Nu fiti fazani, pupati-l mai bine pe complotist (VV 79). (back)
4. M. Smith : Kakatoes…. (CC 74) /// Cacodilat (Efr 22) /// Kakatoes (PB 45) /// Kakatoes (DCM 356) /// Cacadu (VV 79) (back)
5. M. Smith : Touche la mouche, mouche pas la touche./// Nu musca de unde misti, nu misca de unde musti!/// Idealul e un culcus /// Musca musca, prinde cusca! /// Pusca musca, nu musca pusca.(double contrepétrie) (back)


ŒUVRES CITÉES

Badea, Georgiana Lungu. Teoria culturemelor, teoria traducerii. Timisoara : Editura Universitatii de Vest, 2004.
Ionesco, Eugène. Teatru I. Victimele datoriei. Traduction et préface par Dan C. Mihailescu. Bucurest : Uinevers, 1994. (DCM)
____. Teatru. Traduction par Marcel Aderca, Dinu Bondi, Radu Popescu, Elena Vianu. Bucurest : Editura pentru literatura universala, 1968. (PB)

#La méthode Assimil pour traduire La Cantatrice chauve : Englezeste fara profesor#Raluca Vida#Vol. 3 Issue 1 Fall 2004