Du dialogue au monologue


Anamaria Curea
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
anamariacurea@yahoo.fr


Dans le premier épisode de la pièce d’Eugène Ionesco La Soif et la Faim, on est en présence d’un emploi très particulier des pronoms personnels je, tu, nousetil. En prenant comme point de départ cette remarque préliminaire, nous allons attribuer à cet emploi pronominal particulier le rôle de véritable stratégie de rapprochement ou d’éloignement des personnages dans la pièce.

Dans l’interaction verbale mise en place dans le premier épisode de la pièce, intitulé La Fuite, l’emploi des pronoms personnels déictiques (je, tu, nous) ou non-déictique ou anaphorique (il), est symptomatique de la crise d’un couple marié, Jean et Marie-Madeleine. La crise conjugale dissimule en réalité une véritable crise existentielle de Jean, qui fuit l’habitude, l’enlisement, l’ennui qui s’incarnent fatalement dans sa vie familiale, sa femme et son enfant. A la fin de l’épisode, Jean s’enfuit de sa maison et de sa vie avec Marie-Madeleine, pour partir à la recherche du nouveau, du bonheur, de l’idéal. Si, au début, les deux, mari et femme, sont impliqués dans un dialogue, s’ils parlent sur le mode du tuet du je, vers la fin de l’épisode l’interaction verbale change, en corrélation avec le jeu des acteurs sur la scène, qui changent de position l’un par rapport à l’autre, qui ne sont plus l’un en face de l’autre et qui ne se parlent donc plus l’un à l’autre, mais chacun de son côté. Ils arrivent donc à parler chacun avec soi-même et la conséquence en est que le dialogue du début de la pièce se divise progressivement en deux monologues.

Tout l’épisode est réalisé par la mise en place du principe de gradualité. L’éloignement physique et sentimental de Jean, marqué par les didascalies trouve son pendant dans l’emploi des pronoms personnels de la 1e et de la 2e personne, d’une part, et de la 3e, d’autre part. Subrepticement au début, ensuite de plus en plus systématiquement, la 2e personne du dialogue, tu, est remplacée dans le discours de Marie-Madeleine par il anaphorique, qui est extérieur au dialogue. Progressivement, le dialogue se transforme en deux monologues, chaque personnage se replie sur lui-même et il n’y a plus aucun point de contact entre les deux sphères discursives.

Au début de l’épisode on est en présence d’un dialogue pur et dur, et même d’une série d’échanges verbaux très marqués du point de vue de leur fonction illocutoire. On peut remarquer une valeur sensiblement différente des pronoms personnels dans le discours de Jean, par rapport au discours de Marie-Madeleine. Le discours de Jean a la signification d’un véritable réquisitoire qui est sous-tendu par la mise en place de toute une série d’actes de reproche. Par conséquent, le tu que Jean utilise dans son discours est un tu incriminateur, un tu accusateur, tandis que le je, par lequel Jean se désigne lui- même en tant que personne du dialogue, est un je opprimé, un je victimisé. Ces valeurs que prennent le je et le tu sont sous-tendues par les rôles sémantiques qu’ils remplissent. Le tu est, pour la plupart du temps, en position d’agent de l’action, tandis que le je se trouve le plus souvent en position de patient, il subit les rigueurs du comportement de tu :

Jean : Je t’avais dit que je ne voulais pas. Ca n’a servi à rien. Tu profites d’un moment d’inattention de ma part. Je pense à autre chose- ça arrive – on ne peut pas penser à tout, on ne peut pas avoir toutes les choses présentes dans la tête à chaque instant. La conscience est un écran si étroit! Alors, quand j’oublie…ah…(…) Il arrive que je pense à autre chose, tu t’en aperçois, toi qui veilles toujours, toi qui m’épies sans arrêt. Tu me prends par la main, pendant que je rêve à qui sait quoi, tu me demandes si je viens, je réponds oui, l’esprit ailleurs. Tu m’emmènes là, tu m’installes, tu nous installes, pendant que mon imagination vagabonde. Soudain, quand je me ressaisis, je m’aperçois que je suis là où tu avais décidé de m’emmener, exactement là où mes cauchemars m’avaient averti de ne pas revenir. (800)

Le dialogue commence donc sur le mode d’une querelle conjugale au sujet du déménagement de la famille. Jean reproche à Marie Madeleine d’avoir pris cette décision sans avoir tenu compte de ses désirs de ses préférences.

Dans le discours de Marie-Madeleine, le je et le tu sont décidément moins forts que dans le discours de Jean. Le je est timidement défendu par le recours à untu qui sert à souligner l’idée de consensus. On peut remarquer donc que dans le discours de Jean il se creuse déjà une distance qui va devenir de plus en plus importante dans cet épisode de la pièce entre le je et le tu, tandis que dans le discours de Marie Madeleine il y a une tendance à les rapprocher, à les ramener à un consensus qui n’est autre que celui du mariage. Mais tandis que la femme essaie de garder l’unité du couple, par un mouvement centripète, l’homme ne souhaite que fuir le foyer familial, qui incarne pour lui l’habitude, l’ennui, l’enlisement. Il est même sincère de façon désarmante :

Jean : Ce n’est pas la paix que je veux, ce n’est pas le simple bonheur, il me faut une joie débordante, l’extase. Dans ce cadre, l’extase n’est pas possible. Nous venons d’arriver, il n’y a pas vingt minutes. Je te regarde : tu as déjà vieilli, tu commences à avoir des rides. Tu as des cheveux blancs que tu n’avais pas. Ca va plus vite que tu ne le penses. Ta tête s’incline, trop lourde fleur pour la tige. (803)

C’est toujours de manière graduelle que les véritables désirs de Jean se révèlent. La raison de son mécontentement n’est pas celle qu’il avait invoquée au début du dialogue, notamment l’emménagement dans une maison humide et insalubre, mais la peur de voir sur le visage de sa femme, qui n’est qu’un miroir du sien propre, les signes du passage irréversible du temps, les signes évidents et inquiétants du fait que la mort approche. Le dramaturge fait de Jean et de Marie-Madeleine deux représentants de la mentalité féminine, respectivement masculine et donc inévitablement, de deux modes de vie qui s’opposent, parfois sans aucune possibilité de réconciliation. C’est aussi le cas de l’attitude de Jean et de sa femme en face de la mort. Marie Madeleine conçoit la mort comme un évènement inévitable et naturel, auquel personne n’échappe et duquel il ne faut pas avoir peur :

Marie Madeleine : Vite ou moins vite, qu’est-ce que cela peut faire? Une heure ou dix minutes, un an ou deux semaines, qu’est-ce que cela peut faire? Nous y arrivons, de toute façon. (803)

Jean, tout au contraire, est tellement terrifié par l’idée la mort qu’il prononce à peine son nom. Pour lui, la vieillesse et la mort sont quelque chose d’incompréhensible et d’inacceptable, et par conséquent toutes les décisions qu’il prend par la suite ont pour motivation la peur de la mort, la tentative de se soustraire au sort des mortels, ce qui accroît le dramatisme de la pièce. C’est l’une des raisons pour laquelle les répliques de Jean sont centrées autour du pronom personnel de la première personne du singulier, emploi qui marque une préoccupation presque obsessive pour le bien-être de sa personne : “Jean : Qui va me faire oublier que je vis? Je ne puis supporter mon existence.”

Si dans la première moitié de l’épisode on remarque le fait que tous les aspects qui conditionnent la présence d’un dialogue (les personnes du dialogue, je ettu, un thème commun, des répliques qui s’enchaînent et qui sont dûment reliées l’une à l’autre) sont observés, dans la deuxième la situation change complètement. Au milieu de l’épisode il y a une rupture, marquée par l’une des didascalies :

“Marie-Madeleine s’assoit, dos à la salle, toujours berçant l’enfant qui se trouve dans le berceau. Jean est debout, face à la salle, à la gauche des spectateurs, pas loin de la porte. Chacun parle de son côté”. (813)

Du point de vue de l’interaction verbale, c’est un élément clé pour tout l’épisode parce que c’est à ce moment-là qu’une sorte de crise conversationnelle se déclenche. Le déclencheur n’est autre que la posture des deux personnages : Jean se tient debout, face à la salle, tandis que Marie-Madeleine est assise, dos à la salle, ce qui signifie qu’ils se sont pratiquement tourné le dos l’un à l’autre, qu’ils ne sont plus orientés l’un vers l’autre, et donc un premier principe du dialogue est transgressé. Pour qu’il y ait dialogue, il faut que les deux soient reliés par le discours, ils doivent se regarder l’un l’autre par moments pour s’assurer de l’attention de l’interlocuteur. A partir de ce moment-là, d’autres symptômes de la crise conversationnelle surgissent. Les deux personnages ne parlent plus de la même chose, autrement dit, il n’y a plus de thème commun pour leur conversation. Ils commencent à parler chacun de son côté et ce qui en résulte c’est une mésentente qui devient impossible à gérer et qui mène à la fuite, et donc à la disparition physique de l’un des protagonistes :

Jean : Cette fatigue…cette fatigue qui m’empêche, mes jambes sont molles, ma tête lourde. La frayeur me reprend.
Marie-Madeleine : J’ai mis à sécher les linges de la petite et sa petite robe. N’est pas mignon? C’est ton anniversaire : chaque jour est une fête.

Ce qui est intéressant c’est que toutes les répliques de Jean gravitent autour de l’idée de départ, ce qui prépare ce qui va
suivre :

Jean : Je prends mes bottes, je prends ma canne, je prends mon chapeau. Il me faut une ambiance saine. L’air pur me réveillera, me rendra ma force. Il me faut l’air de la montagne, quelque chose comme la Suisse, un pays hygiénique où personne ne meurt. (815)

A cette tendance centrifuge de Jean, Marie Madeleine répond par des efforts de le ramener phychologiquement à la famille, à elle, à leur vie commune. Si Jean ne parle plus que sur le mode du je, sa femme redoublent les nous dans son discours, justement pour le ramener à l’idée du couple et de la famille :

Marie-Madeleine : Nous mettrons une nouvelle serrure à la porte, une serrure avec une bonne grosse clef, qui ferme bien ; une barre en travers. Nous serons à l’abri des voleurs, des malheurs. (814)

Après les indices posturaux et la perte du thème commun de la conversation, qui indiquent la crise du dialogue, un autre indice apparaît et scinde effectivement le dialogue en deux monologues : dans le discours de Marie-Madeleine, le tu désignant l’interlocuteur est remplacé par il. Ainsi, Jean perd son statut d’interlocuteur et devient un thème de discours. Parallèlement à cet emploi des pronoms personnel, le mouvement sur la scène change, Jean commence un bizarre jeu à cache-cache, qui n’est que l’avant-coureur de sa disparition à la fin de cet épisode. Pendant tout ce temps Marie-Madeleine le cherche et même le gronde, comme s’il n’était qu’un enfant qui joue. Elle répète comme un refrain obsessif la phrase : ” il ne peut arracher de son cœur l’amour”. Mais c’est justement ce que Jean fait littéralement, avec un geste ostentatoire devant le public : ” Il arrache de son cœur une branche d’églantier très longue, sans grimacer, d’un geste décoratif, essuie les gouttes de sang sur sa chemise, sur ses doigts, il dépose la branche sur la table, boutonne soigneusement son veston, puis part sur la pointe des pieds”. Ionesco surprend par son talent extraordinaire à concrétiser des abstractions, l’amour n’est qu’une branche d’églantier qu’on porte dans sa poitrine et qu’on peut arracher à tout moment.

L’échec sur le plan de l’interaction verbale symbolise un échec sur le plan existentiel : Jean et Marie Madeleine incarnent deux philosophies et deux modes de vie complètement différents, qui s’avèrent irréconciliables. Ionesco fait un usage extraordinaire des moyens linguistiques et fait du dialogue dramatique un véritable coup de maître.


ŒUVRES CITÉES

Ionesco, Eugène. La Soif et la faim. In Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1954.

#Anamaria Curea#Du dialogue au monologue#Vol. 3 Issue 2 Fall 2004