Le “recours au journal” – Journal en miettes


Andreea Hopârtean
Université Babes-Bolyai
Cluj-Napoca, Roumanie
ada_hopp@yahoo.com


“Encore une vie qui se raconte…”

En mars 1945, dans un ouvrage qu’il intitule Fragments d’un journal intime, Ionesco exprime sa nostalgie d’une patrie qui ne serait plus le pays du père, mais le pays de la mère. Pour la sensibilité ionescienne, un tel passage formel opérerait un écart salutaire aussi au niveau du contenu : la quête personnelle enfin se déplacer du plan politique au plan lyrique.

Pour comprendre la réflexion de Ionesco, il conviendrait d’accorder une attention particulière au titre même de l’ouvrage. Le pacte annoncé par le titre se montre pourtant discutable. S’agirait-il vraiment d’une autoréférentialité absolue, comme le prétendrait un Lejeune, par exemple? Il le serait peut-être si l’on avait affaire à un sujet cartésien, mais le cas de Ionesco est problématique. L’entreprise de 1945 est un effet un essai, terme qu’on devrait prendre au sens étymologique – celui de tentative. Toute sa vie, Ionesco essayera de préciser, d’élaborer et de mener à bout cet essai. Ses journaux, et même ses pièces de théâtre, témoignent de cette hantise permanente. Ce qu’en 1945 ne constituait que des germes, des embryons, se transformera dans les écrits de plus tard dans une véritable aventure et quête intérieure.

Le recours constant au journal témoigne de ce qu’on pourrait appeler le caractère irréductible du texte autobiographique. Eugène Ionesco se cherche sans cesse, sans pour autant se retrouver. Il y a toujours la médiation du texte, ce texte à double statut, si ambigu : il s’agit, d’une part, d’un espace sécurisant, une suite de repères ontologiques qui assurent la cohérence de l’être ; mais, d’autre part, il reste un support opaque, qui ne réussit pas à rendre l’intégralité du sujet : “Mais ces mots étaient pareils comme des masques” (JM 88), écrit-il dans son Journal en miettes. D’où ce choix, si ambigu à son tour, de cette écriture fragmentaire, comme en suspens, marquée par les ellipses (ne disait Ionesco lui-même, en 1939, qu’il était un homme fait de trous ?) et par les tensions, une écriture qui choisit la discontinuité formelle et la désorientation comme pour marquer les déchirements d’un sujet toujours en rupture avec un ensemble impossible et irrécupérable.

La recherche identitaire est, avant tout, une aventure discursive. En se méfiant constamment des mots, Ionesco s’en sert pourtant pour se construire : entreprise dialectique et souvent traumatisante, car il n’arrive jamais à se faire complet. Le moi se dérobe toujours à toute emprise, à toute clôture, à toute tentative de le circonscrire, mais, paradoxalement, c’est cette quête même, cette recherche sans cesse renouvelée, qui se constitue en espace ontologique. D’ailleurs, Ionesco professe avec insistance une certaine volonté de témoignage :

Si je fais toutes ces confidences, c’est parce que je sais qu’elles ne m’appartiennent pas et que tout le monde à peu près a ces confidences sur les lèvres, prêtes à s’exprimer, et que le littérateur n’est que celui qui dit à voix haute ce que les autres se disent ou murmurent. Si je pouvais penser que ce que je confesse n’est une confession universelle mais l’expression d’un cas particulier, je le confesserais tout de même dans l’espoir d’être guéri ou soulagé….(JM 28)

Une analyse – même si sommaire – de son Journal en miettes implique dès le début la nécessité de préciser certains points essentiels. Le terme même de Journal pose d’emblée un problème : qu’est-ce qui déclenche l’autobiographie? En lignes générales, si le déclencheur de l’autobiographie est une crise d’identité, celle-ci entraîne le risque de fictionnalisation par le discours. Starobinski précise : “Toute autobiographie – se limitât-elle à une pure narration – est une auto-interprétation” (87), alors que Michel Freitag entend par l’identité l’aventure du sujet qui devient un sujet (1). Pourtant, comment est-ce que Ionesco se construit en tant que sujet ?

Espace dynamique accueillant récits de rêves, interrogations dramatiques, souvenirs, réflexions morales et politiques, notes critiques : ce Journal en miettes est loin d’être un journal habituel où seraient consignés, au jour le jour, les événements de son vécu. C’est, en quelque sorte, à une entreprise contraire que se livre ici Eugène Ionesco : tout marqueur temporel refusé, il s’agit de construire au contraire une sorte de chronologie intérieure, un journal négatif (on pourrait dire même un anti-journal). C’est une aventure curieuse que celle-ci, d’entreprendre l’affirmation du soi par des moyens proprement dits négatifs, de chercher une intégralité par des voies elliptiques, toujours brisées, avouant toujours l’impossibilité du projet unificateur. Le texte se révèle problématique car l’identité en question este problématique. Si Cioran était d’avis qu’il fallait une certaine ascèse linguistique pour devenir un écrivain français, qu’un rejet violent et quasi-total de la langue du pays d’origine était en quelque sorte vital, Ionesco, lui, se décide assez tard pour ce statut (Pavel 45).

Le texte du Journal en miettes est apparemment net : si la Roumanie (le pays du père) devenait de plus en plus contaminée par le mouvement légionnaire – le Père devenant par conséquent la figure emblématique du tyran et de tout système totalitaire -, la France devient légionnaire – la figure en échange, serait le pays du paradis de l’enfance passée à Chapelle-Anthenaise, le pays maternel par excellence. Il ne faut pas oublier pourtant le caractère profondément fragmentaire du texte, qui convient à la description d’un être composé de “trous” que Ionesco fait de lui-même dans ses écrits. Ces “trous”, nous pouvons les comprendre d’une manière ambivalente. A une première approche, ils apparaissent comme de véritables ellipses, des “interstices à remplir” (Umberto Eco). Une interface donc, comportant certaines exigences de la part du lecteur : celui-ci devra se retrouver tout le temps à l’écoute de cette voix autre, et pratiquer, à son tour, un travail créateur, d’interprétation, une sorte de création “second degré”, par laquelle il construira les non-dits, il poursuivra les silences, il essayera d’aller à la rencontre des blancs et de représenter cet indicible, vu que l’expérience traumatique est, le plus souvent, inavouable.

Mais nous pouvons tout aussi bien, ne les considérer que des “trous”, des indices typographiques d’un néant, d’un absurde menaçant sans cesse d’envahir l’être et, par conséquent, la page. Dans ce sens, l’écriture de Ionesco n’est pas du tout absurde. Tout au contraire, il s’agirait d’une entreprise singulière, donquichottesque même, de construire une signification, de mettre des repères dans un monde toujours menacé d’autodestruction.

Les deux interprétations ne sont pas opposées, elles viennent l’une à la rencontre de l’autre, s’appellent et s’engendrent réciproquement. Apparemment, la France de la mère semble être le pays du paradis perdu, ce pays où le petit Ionesco ne connaît pas encore l’expérience traumatisante du Temps et, par là, de la mort. La Roumanie deviendrait, selon Cornel Ungureanu, le premier lieu d’un exil exemplaire (103-12). C’est un lieu marqué par la négation : tout d’abord, Ionesco y est nié en tant qu’individualité par ce père tyrannique qui entre dans sa chambre, fouille dans les affaires de son fils, lit les journaux intimes de celui-ci. Il y a ensuite l’expérience de l’avènement du système totalitaire en Roumanie. Tout converge pour circonscrire un lieu punitif par excellence. Mais le retour en France ne lui procure pas le sentiment de stabilité, de protection, dont il a vitalement besoin. On découvre dans les lettres parisiennes envoyées en Roumanie, un Ionesco fragile, d’une vulnérabilité douloureuse, déchiré entre deus cultures et deux ethnies concurrentes, roumaine et française, qu’il ne peut pas concilier.

Dans sa démarche de ne pas renoncer au roumain au profit du français, Ionesco s’écarte de plus en plus de Cioran. Une fois arrivé en France, sa vie littéraire en français se réduit à quelques traductions, alors qu’en roumain, il rédige plusieurs articles pour des revues littéraires roumaines. Ionesco vit un véritable dédoublement intérieur, un déchirement dramatique, tandis que la “roumanité” lui reste comme une identité ethnique et spirituelle – la preuve ne serait que ce dernier journal français, La Quête intermittente, où des expressions en roumain viennent confirmer l’impossibilité de Ionesco de se prononcer pour une “francité” totale (Pavel 45).

A cet hybride culturel et identitaire s’ajoute la conscience de sa partielle identité judaïque. Il ne l’a jamais avouée publiquement, ce qui la rend d’autant plus dramatique. L’indicible s’inscrit dans le texte d’une manière toujours oblique.

En 1939, Ionesco s’auto-définissait comme un homme fait de trous. Il est incapable, une fois arrivé en France, de retrouver ses racines dans le pays de la mère. Tout au contraire, il semble marqué par la condition d’un errant perpétuel, d’un dépaysé par excellence. Le voyage perpétuel était pour lui presque une obsession. Les images oniriques du Journal en miettes recouvrent presque toujours le thème du voyage, d’un départ annulé sans cesse par un obstacle quelconque, recouvrant la plupart des fois le leitmotiv des bagages, figure de la pesanteur et de l’opacité matérielle.

A part l’expérience de l’exil extérieur, Ionesco connaît un déchirant exil intérieur, il ressent sa judaïté à la fois d’une manière physique que métaphysique. Le texte du Journal, ou plutôt le non-texte, tout ce qui tient des blancs et des silences, nous fait découvrir un homme déchiré par l’angoisse permanente de la pensée de soi, cherchant à résoudre les contradictions, à opposer quelque sens au manque de repères et à ses incertitudes : “Qu’est-ce que la vie? Pour moi, elle n’est pas le Temps ; elle n’est pas cette existence qui fuit, qui nous glisse entre les doigts, qui s’évanouit comme un fantôme dès qu’on veut la saisir. Pour moi, elle est, elle doit être présent, présence, plénitude. J’ai tellement couru après la vie que je l’ai perdue” (JM 29).

Toute notion de journal exige du sujet de se situer par rapport à une certaine chronologie. Mais c’est justement la chronologie, l’Histoire, que Ionesco refuse et cherche à fuir. Il cherche au contraire d’établir des repères stables : l’espace représentationnel du Journal offre, par conséquent, ses marges pour contenir dedans tout ce qui risque sinon de se dissiper. Il serait, comme Maurice Blanchot le remarque, non pas tant un récit de vie, une histoire, qu’un “Mémorial”. Même si toute entreprise autobiographique risque à engendrer une fictionnalisation du sujet, l’écrivain ressent le besoin de s’écrire, de se construire, de se souvenir. “De quoi l’écrivain doit-il se souvenir ?” se demande Blanchot. “De lui-même, de celui qu’il est” (24). Si cette entreprise prend l’allure d’une narration, d’un projet biographique, le journal reste pourtant “cette suite de repères qu’un écrivain établit pour se reconnaître quand il pressent la métamorphose dangereuse à laquelle il est exposé” (Blanchot 24). Comme Ionesco le dit dans un entretien avec Claude Bonnefoy, on n’arrive jamais à connaître qui que ce soit par la seule conversation. C’est seulement à travers un texte, c’est-à-dire une confession, qu’une communion est possible.

Tout ce que j’ai vécu laisse des traces, avouera-t-il encore dans un entretien avec Claude Bonnefoy. A l’encontre d’une recherche proustienne du Temps perdu, il s’agirait plutôt d’une tentative troublante de trouver dans ces “moi-s” épars, fugitifs, toujours fuyants, l’essence immuable de l’éternité. Sartre avait écrit que l’homme est condamné à la liberté. Merleau-Ponty montre qu’il vaut mieux dire : l’homme est condamné à l’écriture, à donner du sens à toute chose, à déchiffrer partout des sens. Selon cette idée, le Journal en miettes d’Eugène Ionesco dépasse les cadres bornés de l’individualité pour gagner peut-être une transcendance dans le sens que Genette l’entend : ce journal pourrait être le journal de n’importe quel homme qui réfléchit un peu sur le sens – terme qu’on pourrait prendre dans les deux significations : motif et direction – de sa propre vie.

NOTES

1. “La synthèse de cette réflexivité, par laquelle le sujet (“je” ) s’érige au-dessus d’une simple subjectivité diffuse et immédiatement actuelle pour devenir précisément un sujet doté d’une certaine permanence pour lui-même et pour autrui, c’est l’identité”. (back)

ŒUVRES CITÉES

Freitag, Michel. “L’identité, l’altérité et le politique. Essai exploratoire de reconstruction conceptuelle-historique.”Société 9 (1992) : 1.
Ionesco, Eugène. Le Journal en miettes. Paris : Gallimard, 1967. (JM)
Starobinski, Jean. “La Relation critique.” In L’œil vivant, II. Paris : Gallimard, 1970.
Pavel, Laura. Ionesco. Anti-lumea unui sceptic. Deschideeri, 2002.
Ungureanu, Cornel. La Vest de Eden : O. introducere în literatura exilului. Timisoara : Amarcord, 1995.

#Andreea Hopârtean#Le "recours au journal" - Journal en miettes#Vol. 3 Issue 2 Fall 2004