6 June 2016 by Jessica Palmer
Femme africaine: Quand la lumière jaillit de l’ombre
Aminata Sow Fall
Dakar, Senegal
Avant d’entrer dans le sujet, il me semble utile de rappeler qu’il peut être hasardeux de développer un discours généralisateur sur la femme africaine. L’Afrique est un immense continent avec une multitude de langues, de cultures, de croyances et de coutumes qui, d’une zone géographique à une autre, sont parfois tout à fait différentes. Même à l’intérieur d’un pays, on peut noter ici et là une diversité remarquable dans la définition de la place et des prérogatives des membres de la société. Tout dépend du sens que chaque communauté veut donner à son existence, dans le cadre des règles et des principes édictés pour garantir l’équilibre et la cohésion sans lesquels aucune société ne peut survivre.
Ce sont ces principes qui définissent le statut et le rôle de chacun. Quand les principes changent en fonction de la vision du monde qui les inspire, les pratiques diffèrent. Pour ne donner qu’un exemple : la virginité de la jeune fille jusqu’au mariage est traditionnellement considérée au Sénégal comme un impératif majeur que toute femme se doit de respecter sous peine de voir s’abattre sur elle-et sa mère-la sanction déshonorante d’une marginalisation cruelle.
Pourtant, cette loi implacable cohabite chez nous au Sénégal avec une coutume pas du tout répressive à l’égard des jeunes filles qui deviennent mères avant le mariage. Dans les communautés où cette tolérance est la règle, on considère qu’enfanter avant le mariage est une preuve palpable de la fécondité de la femme, donc l’assurance pour le futur mari et sa famille d’avoir une progéniture. Dans un contexte où la stérilité de la femme est vécue par tous comme une calamité-à l’image d’une terre aride synonyme de désolation et de mort-la fonction essentielle de la femme est de donner la vie.
Nous voici dans le vif du sujet : la femme perçue comme source de vie, depuis l’aube des temps, par l’Humanité tout entière. Je voudrais partager ici une réflexion sur la manière dont la femme africaine-en général-s’assume comme source de vie. Le faisant, j’essaierai de comprendre les jeux de l’ombre et de la lumière sur la scène complexe du théâtre de notre vie où la femme tient son rôle.
La femme est source de vie, non seulement en mettant au monde des enfants qui perpétuent la lignée, mais aussi en se chargeant de nourrir la famille-extensible à souhait-et de veiller à son bien-être. Eduquée dès le plus jeune âge à son futur rôle d’épouse exemplaire, de mère et de gardienne des traditions, la femme est modelée à l’image idéale que la société-hommes et femmes-a ancrée à travers les âges, dans les mentalités : image de femme docile, patiente, travailleuse, disponible et capable de taire ses souffrances physiques et morales dans l’intérêt supérieur de ses enfants et de la communauté.
Ce rôle s’accomplit dans l’ombre, bien évidemment. Dans la sphère intérieure : celle des travaux domestiques, de l’éducation des enfants, de la sauvegarde des liens familiaux pour la transmission des préceptes de la tradition. La femme est en effet un maillon essentiel dans la chaîne de transmission des valeurs de la communauté.
A côté des tenants des pouvoirs spirituels et des personnes âgées, vénérées pour leur proximité supposée avec le royaume des ancêtres, la femme joue en effet un rôle considérable dans la sauvegarde et la consolidation des valeurs que la société s’est forgées. C’est elle qui inculque à la fille et plus tard à la jeune fille les principes liés à la condition féminine, même ceux qui oppriment et avilissent la personnalité de la femme.
C’est d’abord la mère qui apprend à la fillette à se rendre utile très tôt. Il n’est pas rare d’observer en milieu rural et même dans les villes de toutes petites filles à la tâche : corvée d’eau, participation aux travaux ménagers. A l’âge où on joue à la poupée, d’adorables petites créatures s’occupent déjà du dernier-né de la mère, déchargeant ainsi celle-ci d’une partie de ses obligations domestiques.
Ces fillettes, bien souvent, ne connaîtront jamais le chemin de l’école. Leur école se déroule sur le terrain étroit de la routine au quotidien, en attendant le mariage.
La mère n’est pas seule à assumer cette responsabilité de conditionnement des femmes aux normes sociales. La tante paternelle joue un rôle primordial dans le dispositif social au Sénégal. La tradition lui reconnaît le droit d’exercer sur l’épouse et les enfants de son frère-les filles surtout-une pression morale forte. C’est pourquoi elle est respectée et chouchoutée. Quand une jeune fille se marie, c’est à la tante paternelle que revient la délicate mission de vérifier la virginité de sa nièce.
A la première nuit des noces, le mari quitte la chambre nuptiale à l’aube pour permettre aux tantes paternelles de cueillir le drap blanc sur lequel doivent s’inscrire les marques du redoutable verdict. Pas loin de là, une cohorte de griottes et de batteurs de tam-tam. Tout ce beau monde attend la sortie des tantes. Leur silence signifie honte et déshonneur à jamais quand une enfant de la communauté n’a pas su offrir aux siens la clameur retentissante des chants et danses au son des tambours et huit jours de festivités et de louanges destinés à montrer l’exemple aux filles et à rappeler aux mères leur devoir de surveillance.
Une abondante littérature (orale) traite de ce thème. Un conte inspire encore aujourd’hui des chanteurs et des réalisateurs de cinéma : c’est l’histoire de deux amies que nous appellerons Coumba et Dior. Coumba a perdu sa virginité. Les deux amies ont concocté un plan pour que Dior prenne la place de son amie sur le lit conjugal, la nuit des noces, à l’insu de tout le monde, pour sauver l’honneur de Coumba.
Bien des années plus tard la sécheresse a frappé durement le village de Dior. Celle-ci envoie sa fille auprès de Coumba pour demander de l’eau. Coumba refuse : “dis à ta mère que mon puits a tari”. Quand la fille de Dior à rapporté la réponse, celle-ci a répliqué : “Retourne lui dire ceci : il y a longtemps, j’avais rendu humide un puits tari.”
Coumba s’est jetée au fond du puits et Dior, prise par le remords, l’y rejoint pour mourir avec elle.
Ce que la société attend de la femme, on peut l’entendre dans les paroles d’une chanson qui tourne encore sur les ondes des radios sénégalaises, en wolof. Cette chanson dit en substance : “La femme idéale, c’est celle qui se tait quand le mari lui demande de se taire ; qui reste à la maison lorsque le mari lui intime l’ordre de ne pas mettre le pied dehors ; qui, le soir se fait belle, s’asperge de parfum et fait plaisir à son mari.”
Je n’ai jamais entendu une protestation contre cette chanson et d’autres de la même veine. Il faut croire que la magie de l’Art (le talent de l’interprète et la musique) a miraculeusement amorti le choc des mots.
Parce qu’elle évolue dans l’ombre et toujours à l’ombre d’une tutelle masculine, la femme conditionnée par la tradition apparaît à l’observateur étranger comme une créature bafouée, martyrisée, sans voix, sans droits, ployant sous le poids de ses fardeaux : l’ignorance ; les enfants à nourrir et à soigner toute seule car très souvent, le mari fuit ses responsabilités ; la torture morale et les blessures affectives de la polygamie et autres maltraitances.
Le regard extérieur qui n’a pas eu l’occasion d’observer de l’intérieur les jeux de la femme ne captera que les maux qui brisent le “sexe faible”. Ces maux-disons-le haut et fort-doivent être éradiqués afin que la femme soit reconnue dans son intégrité morale, physique et spirituelle. Autrement dit : dans sa dignité d’être humain à part entière avec tous les droits qu’implique cette reconnaissance.
Car, même dans l’ombre et malgré les injustices dont elle est victime, la femme constitue le pilier fondamental de la famille, puis de la société. C’est elle qui en premier lieu garantit l’équilibre de la communauté.
On parle aujourd’hui de tissu social. La société traditionnelle utilisait exactement la même image pour définir le corps social. Parce que le fait de coudre, de raccommoder et d’arranger les tissus était une activité essentiellement féminine, l’une des qualités que l’on attend d’une femme exemplaire est qu’elle sache se comporter comme une aiguille pour maintenir la cohésion.
Malgré le travail colossal qu’elle abat tous les jours, elle sait créer par instinct une ambiance propice à l’épanouissement de ses enfants. Parmi les valeurs qu’on lui a inculquées-et qu’elle perpétue-figure en bonne place le devoir de sacrifier son orgueil personnel au profit du bien-être de ses enfants, pour la survie de la famille.
N’est-ce pas une force considérable, puissante, admirable que de vivre, d’exister, d’émerger-moralement, physiquement, avec grâce et sérénité-d’un petit territoire caché taillé sur mesure ! Et de savoir dépasser l’accessoire agressif, négatif, destructeur pour sauver l’essentiel des valeurs qui grandissent l’être humain !
C’est pourquoi, je soutiens le contraire de ceux qui disent que la femme africaine est servile, sans pouvoir, sans voix. Il est plus juste d’affirmer que son pouvoir s’exerce derrière la scène publique. (Je sais que cela ne suffit pas et j’y reviendrai.) C’est tout de même un pouvoir que d’avoir les moyens et la capacité d’orienter dans l’ombre les décisions cruciales, dans la vie de la communauté. Une opinion publique féminine a existé avant la lettre en Afrique dans toutes les catégories sociales à travers les regroupements de femmes (par classes d’âge par exemple). Des femmes ont distillé dans l’oreille d’un homme puissant un “grain de sel” développé sur les lieux des contraintes de leur rôle (marché, puits, berges de cours d’eau) et aussi à l’occasion des temps de palabres d’où aucune femme n’est exclue et qui se tiennent jusqu’à nos jours dans la cour des vastes demeures (les fameuses concessions) où cohabitent plusieurs familles partageant des liens de sang ou d’alliances.
Le grand écrivain Ahmadou Hampaté Bâ avec qui j’ai eu le privilège d’échanger au Sénégal et en Côte d’Ivoire, ce grand sage m’a tenu ce propos : “On dit que, dans la tradition, les femmes ne participaient pas aux décisions. La réalité est tout autre. Chaque fois qu’une décision importante devait être prise sous l’arbre à palabres exclusivement animé par les hommes, l’affaire en discussion n’était jamais conclue à la première séance. Les honorables notables suspendaient la décision au lendemain pour prendre le temps de discuter avec leur oreiller (la nuit porte conseil !) La décision prise le lendemain avait été de fait soufflée par une femme : épouse, sœur ou mère.”
Mais ce pouvoir de l’ombre, à l’ombre d’un tuteur ne suffit pas, je le concède. Le monde évolue ; les principes qui fondent les choix et l’action des humains doivent évoluer dans le sens du confort et du progrès pour la dignité, la liberté et la promotion humaine. Figer la femme dans les habits que lui a taillés la tradition serait une grande hérésie.
La lumière doit jaillir de l’ombre. La femme africaine a les moyens de projeter à travers le monde une image de bonheur, de responsabilité et de dignité, en toute première ligne sur le devant de la scène où son savoir, son intelligence, ses talents, son mérite l’ont fait accéder. Si elle a pu tenir le coup malgré des siècles de brimades et d’oppression pour créer autour d’elle la poésie et la lumière par sa créativité et son savoir-faire, c’est parce qu’elle est dotée de ressources incroyablement puissantes.
Sa force mystérieuse-je veux parler de toutes les femmes du monde-la force mystérieuse qui a miraculeusement sauvé la femme de toute décadence n’a pas échappé aux hommes. “Ce que femme veut, Dieu le veut” dit le proverbe français. “Lou diongoma beugue, Yalla nay diam” (1), réplique le wolof. “Djiguène sopal té boul woollou” (2), décrète le philosophe wolof Kocc Barma Fall. Avec, malgré tout, une sorte de fascination mêlée de crainte face à cette créature qui cache au fond d’elle un gisement de lumièreinsaisissable.
Je voudrais commenter le proverbe wolof : “lou diongoma beugue, Yalla nay diamm.” Il est utile de savoir que le terme diongoma désigne la femme, bien sûr, mais ce terme est chargé de connotations qui définissent clairement de quel type de femme il s’agit : une femme belle, élégante, intelligente, qui sait manier avec art les atouts de la séduction. Le mot diongoma suggère le parfum de l’encens aphrodisiaque, le sourire enchanteur, les bonds et rebonds d’une démarche étudiée et le cliquetis ravageur des ceintures de perles sous l’habit.
Tout le monde sait que le proverbe est la voix du peuple. Par sa concision qui lui assure l’efficacité d’un tir de précision, donc un impact inévitable sur la conscience des gens pour forger les mentalités dans le sens d’une vision du monde compatible avec les aspirations profondes du groupe. Malgré tout rien n’a jamais pu ternir l’image de la femme. Si on a pu lui tisser un destin dans l’ombre, il reste que celui-ci n’a jamais pu anéantir la lumière.
Cette lumière est faite pour jaillir de l’ombre afin que triomphe la dignité de la femme et celle de l’Humanité tout entière. Notre Terre vivra de notre communion vers un idéal de paix dans le respect mutuel.
La femme africaine ne manquera pas à l’appel de cette marche vers la délivrance. Le meilleur qu’elle a hérité de la tradition l’y aidera. Celle-ci lui a en effet enseigné le culte du partage et d’une solidarité sans frontière. En somme, la générosité au sens le plus vrai du terme : savoir donner du fond du cœur par altruisme, par amour. Elle sait sentir l’autre en puisant dans le souffle de ses propres entrailles, elle peut entendre et écouter l’autre cœur qui bat dans la poitrine d’un enfant ou d’un être opprimé par sa détresse ou sa souffrance. Elle peut entendre aussi le chant et les bruits des profondeurs de la terre. Elle mesure donc mieux que quiconque ce que la paix, l’entente, la sérénité et la communion peuvent apporter à l’humanité pour le bonheur de tous. En ces temps perturbés par la violence des humains et nos turpitudes effroyables, les lumières de la femme peuvent éclairer la raison des hommes.
L’évolution étant une loi de la nature, la tradition ne doit en aucune façon être considérée comme une notion figée, statique. Elle est le réservoir de nos valeurs enfouies au plus profond de notre être pour que nous portions haut le flambeau de nos lumières. En cela la tradition doit toujours générer la vie. Or tout ce qui vit se perd un peu pour mieux renaître à l’instar de l’organisme humain qui, chaque instant, perd des cellules pour mieux se régénérer.
Pour la femme africaine, l’enjeu, aujourd’hui, est d’exister. Pas seulement vivre au sens de manger, respirer, bouger. Exister, c’est s’affirmer en prenant conscience des possibilités qu’offrent l’intelligence, la volonté, le sens de l’effort et la confiance en soi. Là est le prix de la liberté et de l’honneur.
Pour conclure : être femme, partout sur la planète, c’est posséder cet instinct sublime qui éclaire l’invisible. Cet instinct, c’est aussi l’éclair qui brille soudain dans l’âme de l’artiste ou du scientifique pour indiquer un chemin inattendu et depuis longtemps espéré. Là est sans doute la clé de ce mystère qui éblouit et qui, peut-être, a inquiété au point d’inspirer tous les échafaudages conçus pour briser l’élan de la femme. Il est du devoir de la femme africaine de se mettre en position de conquête. Conquête de la lumière ; de toutes leslumières. Pas dans un quelconque esprit de revanche, mais pour embellir la vie comme toutes les femmes savent si bien le faire, dans un esprit de généreuse complémentarité à l’échelle planétaire, pour le triomphe de l’Humain.
NOTES
1. Ce que la femme veut, que Dieu fasse que cela mène à la paix.
2. Aime la femme mais ne lui fait pas confiance.