La “Nymphe Europe” ou Contre Sainte-Modèle


Monica Spiridon
Université de Bucarest
mspiridon@ines.ro


La “Nymphe Europe” fut le titre choisi par la princesse Marthe Bibesco, écrivain français d’origine roumaine, pour un livre conçu comme synthèse et comme point final d’un destin. Projeté en plusieurs volumes et jamais achevé, ce livre mettait en question “l’idée européenne” d’un point de vue singulier. D’après les proches de Marthe Bibesco, qui en étaient au courant, il scrutait une idée à travers un peuple. Cet ouvrage était censé légitimer une nation latine périphérique, en quête obstinée des tactiques aptes à la faire accepter comme membre de droit de la prestigieuse famille européenne. Un effort collectif qui, à ce moment là, était déjà âgé d’un siècle.

Les Roumains ne se sont jamais lassés de justifier les dilemmes de leur identité comme des conséquences du retard de leur pays par rapport à un occidentalisme européen exemplaire, érigé en source des Modèles à suivre. Récupérer les retards de leur pays par l’imitation d’un Maître Modèle-ou bien grâce à une thérapie de choque, ou bien à l’aide des programmes méticuleusement agencés-ne fut quand même pas la cure préférée par tous les intellectuels roumains qui avaient affronté avec lucidité leur propre marginalité. Il y a eu aussi des autochtones qui ont repoussé les modes, les modèles et le mimétisme tactique, endémiques dans leur pays d’origine. Décidés à faire voir qu’ils pouvaient vivre et créer en Européens ou que ce soit, ils se sont éloignés de Bucarest vers des horizons plus larges et plus provocants. Quelques-uns d’entre eux ont mené une vraie vie d’errance culturelle. Purement symbolique, leur citoyenneté européenne rendait irrélévants des détails topographiques comme l’éloignement permanent ou temporaire de leur territoire d’origine.

D’après Cornelius Castoriadis, une communauté “s’invente et se définit aussi bien de nouveaux modes de réponse à ses besoins que de nouveaux besoins. Cette invention permanente est liée au fait que les actes réels sont impossibles en dehors d’un réseau symbolique” (162). Dans une telle perspective, l’identité devient purement intérieure et c’est avant tout le dialogue avec Autrui qui le met en vedette. Mircea Eliade reste probablement le prototype moderne du Roumain insurgé contre le mimétisme culturel. Il conçoit sa propre existence suivant les lignes générales du mythe européen de l’errance. Je cite de sonJournal : “Chaque exilé est un Ulysse en route vers Ithaque. Ce que je découvre soudainement c’est que l’on offre la chance de devenir un nouvel Ulysse à n’importe quel exilé. Mais pour s’en rendre compte, l’exilé doit être capable de pénétrer le sens caché de ses errances : voir des signes et des sens cachés, des symboles dans les souffrances, les dépressions, les dessèchements de tous les jours. Les voir et les lire, même s’ils ne sont pas là” (Eliade, Fragments 317). (1)

Eliade semble confirmer l’hypothèse de C. G. Jung, qui tache de nous convaincre que le rationalisme moderne a mis le mythe à la porte de la raison, sans pour autant le bannir totalement du règne de la conscience. Avant qu’il ne l’adopte, le Roumain interprète le mythe d’Ulysse d’une façon convenable. Le regard d’Eliade embrasse d’un seul coup le Centre et ses périphéries. Et ce sont justement ces périphéries qui lui offrent le degré maximum d’ouverture. Presque chaque fois que l’on pense à Mircea Eliade, la philosophie du Double s’impose, d’une façon ou d’une autre. Lui-même tenait pour évidente sa vocation de la dualité, dont il parlait non sans orgueil : descendance culturellement périphérique et respiration universelle ; rigueur scientifique et fabulation débridée ; exactitude et fantaisie contagieuse ; froideur spéculative et pathos démonstratif ; européisme et acclimatation parfaite en Amérique ; sophistication narrative et succès commercial, etc. Quelquefois, entre les deux pôles, un certain équilibre s’installe.

Pourtant, à mainte occasion, sa créativité débordante apparaît plutôt comme un simple effet de ces oppositions explosives. Dans les horizons de la culture européenne, Eliade croit identifier une Figure idéale du jeu ambigu, une “métaphore vive” du Double : Goethe, dont il reste un admirateur fidèle. Ceci nous suggère de placer le Roumain dans la traînée d’une certaine tradition intellectuelle de souche franco-allemande : l’idéalisme plus ou moins métaphysique, et le romantisme, la phénoménologie dite existentielle aussi bien que la phénoménologie de réputation herméneutique. Schleiermacher, Maurice Merleau-Ponty ou Paul Ricœur, parmi d’autres, s’y mêlent. On ne saurait pas ignorer l’effort constant d’Eliade de déconstruire toute une série de valeurs-clef de la modernité : la surenchère du conceptuel et de la raison, la confiance aveugle dans le progrès scientifique, dans la logique historique et dans la réduction des significations spirituelles aux repères du séculier.

Cette tentative est frappante surtout dans son dernier recueil d’essais publié en France. Il fut réceptionné par ses lecteurs juste au moment où le destin de son auteur prenait brusquement fin dans une clinique universitaire de Chicago. Son titre est autrement éloquent : Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles. On peut même le tenir pour un testament spirituel d’Eliade. La mise en scène éditoriale trahit la désinvolture aussi bien que le calcul stratégique. L’essayiste va et vient entre la gnose de Princeton, le journal d’Ernst Jünger et la littérature d’Eugène Ionesco ; entre l’art contemporain et les bas fonds de l’imagination collective ; entre ses dialogues avec Papini et ses entretiens avec Jung à Ascone et les mythes de la genèse. L’exposé savant et la rhétorique académique se mêlent cordialement aux nostalgies passéistes, aux portraits vivaces et surtout aux impressions bigarrées de lecture.

Même si ce livre s’arroge une liberté pétulante, abandonnant lestement un type de discours pour un autre, il tourne autour du même axe : le plaidoyer passionné en faveur de l’œcuménicité intellectuelle, qui ouvrirait les portes de l’esprit occidental à des univers culturels différents. Somme toute, en faveur de l’alliance de l’universalisme et du spécifique. C’est justement ce que suggère le geste symbolique de “briser le toit de la maison”. On nous y propose une métaphore archétypale empruntée à une mythologie vénérable. Dans un système de référence ou l’Homme, la Maison et l’Univers se placent dans une synonymie fondamentale, briser le toit signifie dépasser n’importe quelle contrainte, vaincre toute pré-condition réductionniste. L’effort de transgresser la condition humaine s’y laisse traduire par l’anéantissement de sa propre maison, de son Cosmos personnel, explique Eliade. Pour l’individu commun, la maison est sa façon particulière de s’intégrer au monde. Pour un artiste, elle vaut encore plus : le système de représentations ou il se place en vertu de son libre arbitre créateur.

Le livre s’ouvre par un essai qui a pour objet l’univers esthétique de Brancusi, érigé par Eliade en paradigme de sa propre créativité paradoxale. Les exégèses déjà consacrées à Brancusi, remarque Eliade, sont irréversiblement divisées entre deux camps belligérants. L’un identifie l’artiste à l’univers formel et axiologique de l’avant-garde parisienne de son temps. Tandis que l’autre s’efforce, tout au contraire, de cloîtrer la vision de l’artiste dans le monde archaïque roumain d’où il descend :

Je relisais récemment le dossier de la passionnante controverse autour de Brancusi. Est-il resté un paysan des Carpates, bien qu’ayant vécu un demi-siècle à Paris, au centre même de toutes les innovations et révolutions artistiques modernes ? Ou, au contraire, comme le pense par exemple le critique américain Sidney Geist, Brancusi est-il devenu ce qu’il est grâce aux influences de l’Ecole de Paris et à la découverte des arts exotiques, surtout des sculptures et des masques africains ? (Eliade, “Brancusi”).

Eliade ne fait preuve d’aucune sympathie pour les deux points de vue opposés. D’après lui, l’évasion de Brancusi de son milieu originaire et son contact avec les avant-gardes devraient être vus comme sa chance providentielle de descendre dans son Moi profond, pour y récupérer ses racines. Même si l’on accepte l’hypothèse de Sidney Geist sur le poids décisif de l’Ecole de Paris et, respectivement, sur le manque absolu d’influence de l’art populaire roumain sur la formation de l’artiste, la solidarité des chefs-d’œuvre de Brancusi à l’univers des formes plastiques et à la mythologie populaire roumaine reste pourtant évidente. Les pressions externes-conclut Eliade-auraient suscité une sorte d’anamnèse de l’artiste, le conduisant implacablement vers une auto-découverte. Sa rencontre avec l’avant-garde parisienne aurait déclenché une catalyse et un retour vers un monde secret, inoubliable : celui de son enfance et en même temps celui de l’imaginaire profond.

Pour prouver ses allégations, Eliade nous propose de contempler la maison de Brancusi. Ni avant-poste moderniste, ni habitation tout à fait paysanne, la fameuse demeure de l’Impasse Ronsin lui semble avoir des fondations traditionnelles roumaines et en même temps le toit ouvert vers tous les horizons de l’esprit créateur. Il serait difficile de ne pas y reconnaître le style d’une habitation paysanne et pourtant il s’y agit de quelque chose de plus. Bâtie de ses propres mains, la demeure de Brancusi est l’emblème de son univers particulier et, en tant que telle, on ne saurait la tenir ni pour réplique d’un modèle préexistent, ni pour la maison typique d’un paysan roumain, ni pour l’atelier d’un artiste parisien d’avant-garde. Son texte sur Brancusi reste un plaidoyer indirect de l’auteur pro domo sua. En étalant les paradoxes du sculpteur, Eliade nous parle de ses propres paradoxes et incompatibilités, qu’il se donne grande peine à apprivoiser. Au moment ou il franchit le seuil qui sépare l’être et le néant, Eliade incite à l’insurgence contre un des cloisonnements spirituels les plus redoutables : l’appartenance territoriale de quelqu’un.

Sous cet aspect, le Roumain ferait sans doute un digne objet d’intérêt de la géographie culturelle la plus récente. Traditionnellement perçue comme une discipline empirique, exacte, la géographie contemporaine traverse un age trépignant. Des provocations extérieures constantes l’incitent à faire renouveler sa terminologie essentielle, soit en mettant au jour de nouveaux concepts, soit en attachant des dimensions supplémentaires aux catégories déjà existantes. Elle adopte, par exemple, une notion comme “la déterritorialisation” et commence à concevoir des catégories fondamentales comme “le territoire” et même “la terre” dans une optique particulière, qui leur confère des acceptions de plus en plus variées. Les changements d’échelle dans les rapports de l’être humain à l’espace y jouent un rôle décisif. Un accent phénoménologique marqué transforme “le territoire” dans un objet de représentation, réelle ou imaginaire mais également significatives. Déconstruire les idéologies spatiales et imaginaires reste d’ailleurs une des tâches délicates de la géographie culturelle moderne (Lévy et Lussault 906).

Pour saisir le poids acquis dans les géographies culturelles par tout ce qui porte non pas sur la proximité d’un certain territoire mais, tout au contraire, sur les distances significatives de l’individu par rapport à lui, il faut introduire dans cette équation la dynamique accélérée de l’existence contemporaine. Des notions courantes comme le “déracinement” ou le “dépaysement”-prisées auparavant surtout par la psychologie et par la littérature-trouvent leur équivalent contemporain dans une catégorie plus flexible, comme la “déterritorialisation”. Très contestée au demeurant, cette notion peut d’ores et déjà être conçue suivant des dimensions politiques, culturelles et sociales : “L’approche qui perçoit le territoire comme inséré dans des rapports de pouvoir concrets ou symboliques, donne à la déterritorialisation un sens politique, culturel et/ou social plus large”. (Lévy et Lussault 244-45)

Tout le long de sa vie, Hélène Vacaresco-écrivain roumain de langue française, s’est instinctivement conduite en adepte de cette nouvelle géographie symbolique. Pour citer un propos tenu en sa présence par l’ambassadeur du Brésil à Paris, on n’aurait jamais su prendre une telle personnalité pour une “déterritorialisée” : “C’est que, ma chère amie, vous n’êtes pas une femme roumaine, vous n’êtes pas une femme européenne, vous êtes une femme universelle” (Vacaresco, “Allocution de Souza-Dantas” 178).

Il est vrai qu’en Hélène Vacaresco ont toujours coexisté plusieurs êtres. Mais on se doit de remarquer que ce sont les rapports entre ces êtres différents-apparemment prêtant au conflit intérieur-qui restent dignes d’attention. D’un côté elle était ce que l’on appelle couramment une “Roumaine verte”, descendante d’une lignée voïévodale autochtone, héritière des princes de la poésie roumaine et des pères de la langue roumaine littéraire : les “Poètes Vacaresco”. De l’autre côte, elle était un écrivain distingué qui avait publié en français de la poésie, de la prose et du théâtre. Hélène Vacaresco fut deux fois couronnée par l’Académie Française pour ses volumes de poèmes Les Chants d’Aurore et Le Rhapsode de la Dâmbovitza. En 1927, Aristide Briand, le ministre français des affaires étrangères, lui remet la Légion d’Honneur. Le trait essentiel d’une personnalité si complexe reste son orientation active, voire militante-son “radio-activité“, pour citer un de ses contemporains.

Par rapport à des compatriotes illustres comme Mircea Eliade, la princesse Marthe Bibesco ou la comtesse Anne de Noailles, son appétit pour l’action efficace et surtout la dominante “institutionnelle” de son européisme la rendent singulière, sinon isolée. Fondatrice, présidente et membre remarquée de plus d’une institution culturelle et politique, elle a une longue carrière de diplomate-à Genève auprès de la Société des Nations, à Paris comme membre de L’Institut pour la Coopération Intellectuelle. Conférencière internationale assidue, douée d’un talent oratoire acclamé, nullement complexée par ses origines roumaines, Hélène Vacaresco reste persuadée que la visibilité de la Roumanie au-delà de ses frontières devrait se manifester dans le plus de circonstances possibles. Elle s’adonna énergiquement à mettre en pratique son programme et se fit remarquer par Thomas Mann, dans un article publie en 1932 par le journal Neue Zuricher Zeitung. Il y était question du Comité permanent pour les Lettres et les Arts de la Ligue des Nations, réunissant à Genève, aux cotés de la Roumaine, Paul Valéry et Henri Focillon, Salvador de Madariaga, Karel Capek et Thomas Mann lui-même.

Devancière de notre temps en tant que féministe, Hélène Vacaresco fut la fondatrice du cercle parisien d’études “La Femme et l’univers” et membre du jury du prix littéraire “Femina”. Point n’est besoin d’insister sur le fait qu’elle a toujours et partout agi en adepte des solutions pragmatiques et qu’elle a assumé le rôle de maître plaidant en faveur de l’unité du vieux continent. Hélène Vacaresco a eu sa propre version de la “Nymphe Europe”, qui lui est apparue surtout comme une Structure : Les Etats-Unis d’Europe : “Quel sera le destin de la littérature et de l’art, quel sera le rôle de la Commission de laCoopération Intellectuelle et de son double institut, au sein de l’hypothétique création des Etats-Unis d’Europe, dont vous avez vu surgir ici la belle initiative et la fervente annonciation ?” (Vacaresco, “Allocution de Grech” 179).

Ne relève tout ceci de la propension utopique des Roumains, prêts à défendre leur européisme coûte que coûte ? Hélène Vacaresco est la première à l’admettre et à mesurer la juste distance entre l’utopie et le réalisme à ce sujet : C’est quand même une utopie “prudente”-dans ses propres termes-et la Roumaine y joue la carte réaliste de l’équilibre indispensable entre l’Unité et la Différence. Elle avertit contre l’homogénéisation du mondialisme, qui pourrait aboutir à des identités “déterritorialisées” : “Mais il est indéniable que la fédération projetée des Etats-Unis de l’Europe ne ferait que seconder la tendance unificatrice actuelle des esprits et des arts. Plus les intérêts humains deviendront convergents, pour le plus grand bien de la paix, moins il y aura de variété dans le monde. Dès lors, un devoir impérieux nous anime : dans une Europe aux identiques intérêts matériels et moraux, conservons à l’intelligence, à l’imagination, à la sensibilité et aux œuvres littéraires et artistiques qui en résultent leur multiple visage, cette variété qui est la condition même de leur originalité” (Vacaresco, “Discours” 31).

Douée d’un certain détachement par rapport aux données circonstancielles de son destin, Hélène Vacaresco reste mémorable surtout comme une constante. Elle laisse parfois aux gens l’impression d’y avoir été depuis toujours, comme une nécessité, comme quelque chose de définitoire et d’essentiel. On peut y invoquer la remarque de Paul Morand, dans une lettre d’hommage présentée publiquement à Paris en 1937 : “Poussée vers nous, Français, par sa vitalité et sa sève lyrique, Hélène Vacaresco a quitté les eaux patriarcales du Danube littéraire et est venue sur les bords de la Seine recevoir droit de cité. Elle y a vu finir l’époque 1900 et naître celle d’aujourd’hui ; elle a assiste à la cassure de deux mondes et elle a fait la guerre aux côtes de la France. J’ai rencontré Hélène Vacaresco pour la première fois…au fait, l’ai-je rencontrée quelque part pour la première fois ? Non, je l’ai toujours connue” (Vacaresco, “Lettre” 189).

D’un angle de vue comparatif on se doit de placer Hélène Vacaresco à l’antipode des personnalités autoréflexives-comme Marthe Bibesco-prêtes à s’ériger elles-mêmes en “études de cas ” ou en Roumains emblématiques, aspirant à offrir un visage inconfondable à leur identité européenne. La princesse Bibesco a été le rejeton d’une des familles aristocratiques roumaines transplantées en France grâce à une suite de mariages mixtes. Les Brancovan-Bibesco ont fait résonner leurs noms aux milieux culturels de Paris à plus d’une occasion.

Anna-Elisabeta Brancovan, mariée comtesse Mathieu de Noailles, finit par être complètement assimilée comme poétesse française, essayant par tout moyen de faire oublier ses origines roumaines. Son cousin germain Antoine Bibesco a vu une de ces pièces, “Le Jaloux” retenir l’attention de Marcel Proust, qui publia dans Le Figaro une chronique de sa mise en scène parisienne. La plus fascinante représentante en reste quand même Marthe Bibesco, descendante des princes byzantins-les Mavrocordat-mais en même temps parente d’un général napoléonien, par sa belle-mère, la princesse de Caraman-Chimay. “Dans ses veines coulait le sang roumain, français, grec, italien-et, par un long effort d’anamnèse, elle s’était remémorée l’histoire de toutes les familles, de principautés et des peuples de l’Europe qui avaient partagé la créativité de ses ancêtres ” remarqua un de ses contemporains (Eliade, “Marthe Bibesco” 67).

Elle fut l’épouse du prince Georges-Valentin Bibesco, aviateur distingué de l’armée française lors de la première guerre mondiale, lui aussi cousin d’Anne de Noailles ainsi que d’Hélène Vacaresco. Elle avait fréquenté les salons parisiens, mais aussi les hommes politiques et les grands chefs militaires, Ramsey MacDonald, Neville Chamberlain et Winston Churchill (auquel elle dédia une monographie). Partout en Europe et aux Etats-Unis, elle avait compté parmi ses amis Marcel Proust, Paul Claudel, l’abbé Mugnier et maintes artistes, savants, princes de l’Eglise. Après la guerre, Charles de Gaulle lui remit la Légion d’Honneur en guise d’appréciation pour sa création littéraire de langue française. Jusqu’à la fin de sa vie, Marthe Bibesco avait publié plus de trente volumes, dont quelques uns couronnés par l’Académie Française. Parmi ses ouvrages retenus par les histoires littéraires françaises Isvor, le pays des saules, Le Perroquet vert, Au bal avec Marcel Proust, Les huit paradis (journal de voyage en automobile), Catherine-Paris (traduite aux Etats-Unis de son vivant), La vie d’une amitié (les trois volumes de sa correspondance avec l’abbé Mugnier), Portraits d’Epinal, etc. On l’avait élue comme membre de l’Académie Belge, succédant à Anne de Noailles et suivie par Mircea Eliade.Isvor, le pays des saules (2), son livre préféré et à la fois le plus acclamé, a comme scène une Roumanie profonde, mi-réelle, mi-imaginaire. C’est ce que l’on appelle couramment un espace construit : “Nous n’habitons pas l’espace construit dans lequel nous nous installons, car nous le transformons en l’investissant de significations et de souvenirs lies à d’autres lieux dans lesquels nous avons vécu ou que nous continuons à fréquenter, même de manière éphémère.

Nous l’appréhendons également à travers les significations sociales qui lui sont conférées par notre environnement, même si nous n’y adhérons pas nécessairement. Nous reconstruisons de fait sur un mode imaginaire l’espace dans lequel nous nous installons” (Bonetti 16). Isvor-le nom des terres roumaines de la narratrice-veut dire source. En tant que territoire identitaire,Isvor est donc l’emblème d’un univers réfléchissant, tout comme la source révélatrice de Narcisse. Marthe Bibesco, auteur et narrateur de ce texte, se lance en quête de sa riche identité de confluence ou, croyait-elle, l’on aurait pu rejoindre les tréfonds européens communs. Cette spiritualité amniotique-celte, slave, grecque, romaine, etc.-ne la hante en France moins qu’en Roumanie. Et cette “idée d’Europe”, Marthe Bibesco la voit s’incarner en elle-même, symbolisant la différence, dans une unité absolue et indivisible.Mis à part ses échos à Paris, le livre a joui d’une prompte et chaleureuse réception européenne : “Comment ne pas aimer la Roumanie, après Isvor ?”, écrivait Rainer Maria Rilke à son traducteur roumain (Eliade, “Marthe Bibesco” 71).

Certains de ses amis français on cru identifier dans Isvor l’univers secret de Marthe Bibesco, sinon le revers de son existence cosmopolite et de ses voyages assidus, en train, en voiture, en avion, à travers l’Europe. Néanmoins, pour le lecteur averti Isvor n’est pas l’antipode de l’Europe, mais un de ses niveaux de réalité largement ignorés. Parmi les quelques Français qui le comprennent bien, les deux écrivains Jérôme et Jean Tharaud, contemporains de l’auteur : “Les amis de la princesse Bibesco disent qu’elle vit à la façon de la déesse Proserpine, six mois sur terre, six mois dessous. Ils veulent dire par là qu’elle mène six mois de vie parisienne et que pendant six autres mois elle poursuit une existence mystérieuse, qu’ils n’imaginent pas très bien, sur ses terres de Roumanie. Le livre qu’elle publie aujourd’hui, Isvor, le pays des saules, va beaucoup les étonner, en leur faisant découvrir que ces longs mois ou Proserpine disparaît à leur regard, sont les plus brillants de sa vie, et que, dans sa retraite, elle fréquente le plus beau monde : celui de la légende et de la rêverie populaire… ” (Eliade, “Marthe Bibesco” 72).

Ce n’est pas tellement le schéma mythique-celui de la déesse Proserpine-que ses auteurs proposent à l’existence de Marthe Bibesco, qu’on doit retenir de ce passage. Le personnage culturel dont il y est question-Marthe Bibesco-se plie apparemment à un scénario de l’ancienne mythologie européenne pour l’adapter à ses valeurs et à le déconstruire à sa propre façon. Pour l’auteur d’Isvor, son intermède roumain habituel n’est ni une disparition ni une mort, mais un éloignement indispensable à toute prise de conscience définitoire. A chaque pas, la narratrice tombe sur des symptômes précoces de l’européisme roumain. La préhistoire même rejoigne le présent et laisse son empreinte sur l’unité contemporaine sous-jacente.

Ceci revient au même que d’imaginer Brancusi comme un vrai pont entre l’archaïsme roumain et l’age archétypal de la culture continentale, que les avant-gardes auraient récupéré par des voies détournées. Lors des trente dernières années de sa vie, Marthe Bibesco s’était lancée dans une entreprise hardie : une synthèse en plusieurs volumes : La Nymphe Europe (La vie d’une idée à travers une famille). Le titre de ce livre, jamais fini, est aussi suggestif que celui d’Isvor, le pays des saules. L’idée européenne s’y fige dans une image féminine-une Nymphe. Il y est question d’un choix existentiel, non pas d’une façon d’agir comme pour Hélène Vacaresco. A la recherche de l’Europe perdueou même L’Europe retrouvée auraient également pu servir de sous-titres à cet ouvrage, portant sur une Europe projetée par Marthe Bibesco de la même manière que son ami Marcel Proust qui récupère le temps écoulé.

Esquissant les traits définitoires d’une Europe à laquelle elle s’efforce d’offrir une effigie, l’auteur du livre aboutit à une écriture autobiographique. Sa correspondance avec l’abbé Mugnier nous en instruit. Par son destin et par ses riches expériences, Marthe Bibesco figure toute une pléiade de Roumains qui se sont sentis chez eux partout en Europe. En fin de compte, au-delà de leurs stratégies et de leurs démarches différentes, Marthe Bibesco et Hélène Vacaresco défendent des options culturelles complémentaires.

Au fil du temps, une longue série de “déterritorialisations” par rapport à un lieu matriciel a engendré une tradition culturelle vénérable, figée dans des refrains comme celui des Psaumes, qui est devenu l’écho symbolique des communautés diasporiques du monde entier : “Auprès des fleuves de Babylone/ Là nous étions assis et nous pleurions”. A la suite de plusieurs vagues d’exilés, dans le pays de Marthe Bibesco ce refrain est devenu la moto générique d’une abondante production littéraire, liée au dépaysement. Des intellectuels tels qu’Eliade, Hélène Vacaresco ou Marthe Bibesco la défient en lui proposant des solutions alternatives. La focale de leur discours est une Europe matricielle, idéalisée, qui à la fois enchâsse (inclut) et substitue leur territoire national. Même quand elle emprunte un visage institutionnel hautain, cette Europe garde une dimension mythologique et idéologique essentielle.

On nous raconte qu’en sa jeunesse la princesse Bibesco avait rétorqué, indignée : “Rien ne pourra faire de moi une exilée en France !” (Eliade, “Marthe Bibesco” 76). Son livre testamentaire était censé prouver à Soi-même et à Autrui que rien n’aurait pu faire d’elle une exilée en Europe. Ne pas être perçus par les Européens comme de Bons Sauvages fut le rêve le plus précieux des Roumains, ravagés par un dilemme que la question tranchante de Cioran ne faisait que tirer au clair : “Comment peut-on être Roumain ?”. C’est pourquoi tout le long de leur histoire moderne-pour ou contre les Modèles, pour ou contre le dépaysement, pour ou contre un européisme emphatiquement assumé-ils se sont obstinés contre “…le ridicule de leur existence particulière”.


NOTES

1. Voir aussi Mircea Eliade. Ordeal by Labyrinth. Traduit par Derek Coltman. Chicago: U of Chicago P, 1982.

2. Voir aussi Sanda Stolojan. “Marta Bibescu sau actualitatea Isvorului (Marthe Bibesco ou l’actualité d’Isvor)”, dans Caiete critice: Exil si literatura 1-2 (1993): 48-50.


ŒUVRES CITÉES

Bibesco, Marthe. Isvor,le pays des saules. Ed. Christian de Bartillat. Paris: 1994.

____. La Nymphe Europe, vol. I. Mes vies antérieures. Paris: Plon, 1960.

____. La Nymphe Europe, vol. II. Où tombe la foudre. Paris: Grasset, 1976.

Bonetti, Michel. Le bricolage imaginaire de l’espace. Paris: Desclée de Brouwer, 1994.

Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire de la société. Paris: Seuil, 1975.

Eliade, Mircea. “Brancusi et les mythologies,” dans Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles. Paris: Gallimard, 1986.

____. “Marthe Bibesco et la Nymphe Europe.” dans Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles. Paris: Gallimard, 1986.

____. Fragments d’un journal. Paris: Gallimard, 1973.

____. Ordeal by Labyrinth. Traduit par Derek Coltman. Chicago: U of Chicago P, 1982.

Lévy, Jacques, et Michel Lussault, eds. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Paris: Belin, 2003.

Stolojan, Sanda. “Marta Bibescu sau actualitatea Isvorului (Marthe Bibesco ou l’actualité d’Isvor).” dans Caiete critice: Exil si literatura 1-2 (1993): 48-50.

Vacaresco, Hélène. “Allocution de M. Fernand Grech, à l’occasion d’une réunion consacrée à Hélène Vacaresco, le 1er juillet 1937, salle Chopin à Paris.” dansUne grande européenne. Bucarest: Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1996.

____. “Allocution de S. E. de Souza-Dantas. Ambassadeur de Brésil à Paris.” dansUne grande européenne. Bucarest: Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1996.

____. “Discours à la Société des Nations. Dixième Assemblée. Seizième séance plénière, Genève, le 21 septembre 1929.” dans

Une grande européenne. Bucarest: Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1996.

____. “Lettre de M. Paul Morand.” dans Une grande européenne. Bucarest: Editions de la Fondation Culturelle Roumaine, 1996.

 

#La "Nymphe Europe" ou Contre Sainte-Modèle#Monica Spiridon#Vol. 4 Issue 1 Fall 2005