20 June 2016 by Jessica Palmer
Balzac et l’imagination physiologique
Julia Przybos
Hunter College/Graduate Center, CUNY
przybos@gmail.com
On connaît l’essor des sciences au tournant du dix-neuvième siècle en France. On se souvient de ceux qui contribuèrent au développement des connaissances : Berthollet, Chaptal, Lagrange, Laplace, Lavoisier … On oublie souvent l’apport de Xavier Bichat, médecin à l’Hôtel Dieu et fondateur de la physiologie expérimentale.1 Ce qu’on nomme à l’époque « pluri vitalisme » ou « organicisme » s’est répandu grâce à la clarté des thèses de Bichat et au laconisme de son style.2 « On cherche dans des considérations abstraites la définition de la vie ; on la trouvera, je crois, dans cet aperçu général : La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort” écrit-il en 1800 dans sesRecherches physiologiques sur la vie et la mort (57). Un quart de siècle plus tard, Brillat-Savarin lui fit écho avec sa Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante : « La mort est l’interruption absolue des relations sensuelles et l’anéantissement absolu des forces vitales, qui abandonnent le corps aux lois de la décomposition» (248). La formule du célèbre gastronome montre qu’au premier dix-neuvième siècle les vues physiologiques de la vie font tache d’huile en dehors des milieux strictement scientifiques. Souvent mal ou partiellement comprise, les idées de Bichat teintent ces livres de vulgarisation médicale que sont les manuels d’hygiène. On y apprend que l’équilibre chez l’homme entre la nutrition et la fonction génésique est essentiel pour le maintient de la santé.3
Les nouvelles notions du vivant inspirent des romanciers qui veulent donner à leurs créations une dose de véracité scientifique. Ne sachant pas trop à quelle science se vouer, ces dilettantes en choisissent d’ordinaire plusieurs. Ils pratiquent dans la création des personnages une forme particulière d’éclectisme auquel Victor Cousin confère à l’époque ses lettres de noblesse. Les écrivains n’hésitent pas à recourir aux vues, thèses et observations qui relèvent de plusieurs branches du savoir ancien et moderne.4 Les enthousiastes des sciences nouvelles ne négligent pas le savoir des Anciens : la physiognomonie d’Aristote et les tempéraments d’Hippocrate et Galien. Les portraits tracés d’après le modèle physiognomonique abondent dans LaComédie humaine. Sous les jolis traits de Nathalie de Manerville, par exemple, le romancier découvre des signes inquiétants. Le visage est régulier mais «une si parfaite harmonie annonce la froideur. »5 Tout aussi nombreuses chez Balzac les références aux tempéraments qui déterminent l’état de santé des personnages. Sylvain Pons est un vieil homme « d’un tempérament sanguin-bilieux » chez qui le violent chagrin passe à l’état de jaunisse « par suite de l’invasion de la bile dans le sang. »6
A côté des Anciens – les Modernes : Lavater avec sa phrénologie et Geoffroy Saint-Hilaire avec son milieu ambiant modifiant les corps. Ainsi Balzac use-t-il de la bosse de Judas pour décrire mademoiselle Michonneau qui trahit Vautrin et de la bosse de paternité afin d’expliquer la passion du père Goriot pour ses filles dénaturées. Quant au vieux jupon en laine de Madame Vauquer, il a comme fonction de résumer aux lecteurs la pension bourgeoise où se déroule en partie l’action du Père Goriot.
Et parmi les sciences nouvelles il y a la physiologie de Xavier Bichat.7 Elle inspire plusieurs romanciers qui, voulant donner à leurs personnages une existence corporelle, parlent de leurs fonctions naturelles. Selon Balzac « la crânologie, la physiognomonie, n’ont été appliquées qu’aux illustres assassins, qu’aux célèbres imbéciles, qu’aux furieux érotiques. Les bosses de la tête, le feu des yeux, les battements du coeur ont été analysés ; mais on a négligé la délicatesse du palais, la capacité et les mouvements de l’estomac. Tous les hommes ne sont pas assassins, imbéciles ou érotiques, mais tous les hommes ont une bouche, un estomac et un ventre » rappelle-t-il en 1830.8 Et unbâton, un dressoir, un outil, un poinçon, un talisman, bref, un membre viril, ajoute-t-il dans Les Contes drolatiques.9 S’inspirant de la vieille littérature dite gauloise Balzac crée dans cette œuvre de jeunesse tout un monde où le corps masculin et ses fonctions jouent un rôle prépondérant.
Présente chez Balzac d’avant La Comédie humaine, la conception biologique de l’homme ne disparaît pas des œuvres de la maturité.10 Allié à d’autres procédés, l’emploi des données physiologiques permet à l’auteur de façonner tout un personnel romanesque complexe et varié. Balzac recourt certes à Lavater et à Gall dans l’invention de l’assassin Vautrin et de l’imbécile Goriot mais fait appel aux fonctions corporelles dans la formation des êtres communs : l’abbé Birotteau, le baron de Nucingen, Jean-Jacques Rouget, d’autres encore. Evidemment, pas toute la physiologie étudiée par les savants de l’époque. De « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort» Balzac ne retient pour le personnage masculin que la nutrition et la procréation. L’alimentation et l’amour d’un homme vieillissant sont présents dans deux romans rédigés simultanément : Splendeurs et misères des courtisanes et LaRabouilleuse. Peu étudiée, cette présence est assez frappante pour que l’on s’y attarde.
Splendeurs et misères des appétits
Dans les Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac imagine un couple d’amants improbables : le baron Nucingen et Esther Gobseck ; un banquier sexagénaire et une jeune courtisane. Nucingen regarde « comme un bonheur d’en avoir fini avec les femmes » (99). Les jouissances de la bonne chère ont remplacé celles de la chair dans l’économie vitale du baron. Chaque dimanche, le grand Carême prépare des plats exquis pour lui, sa femme et leurs invités.
Si Nucingen est « gros comme Louis XVIII » (223), Esther Gobseck est parfaite : belle, gracieuse, intelligente et accomplie. Elle aime Lucien de Rubempré à qui elle s’est donnée tout entière, corps et âme et sans réserve. Le contraste entre les protagonistes tellement extrêmes permettra à Balzac d’agencer un scénario érotique des plus piquants.
Pour la première rencontre entre la jeune femme et le vieillard l’auteur évoque des circonstances poétiques : « une belle nuit du mois d’août » (97), « un rond-point quelconque » (98) du bois de Vincennes. Un seul détail prosaïque jurera cruellement avec le clair de lune, le silence des bois et une inconnue divinement belle. Il s’agit de la « douce somnolence de la digestion » (97) à laquelle Nucingen sera brutalement arraché. « Le vieux banquier ressentit une émotion terrible : le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au cœur ; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion » (98). La belle Esther a réveillé l’Animal (85) en cet homme à qui les femmes sont devenues « parfaitement indifférentes » (99). Et comme « le dernier amour est le plus violent »11 on ne s’étonne pas si l’amoureux se conduit déraisonnablement. Les folies d’un banquier qui fait la pluie et le beau temps sur la place financière de Paris ? Des dépenses excessives, évidemment. Carlos Herrera exercera son génie à les multiplier pour grossir la fortune de Lucien de Rubempré.
Le jeu qui échoue à Esther est difficile à mener : faire « cracher » des millions au banquier et rester fidèle à Lucien. Au fait de la physiologie amoureuse, l’ancienne courtisane trouve un expédient qui ménage la chèvre et le chou. Elle imagine titiller les papilles gustatives du vieillard pour neutraliser ses désirs en ébullition. C’est à croire qu’Esther a consulté des manuels du mariage, lectures obligées de tout homme sur le point de prendre femme. Et si Esther les a étudiés, c’est bien pour s’écarter des conseils qu’ils prodiguent aux époux soucieux d’honorer leurs épouses.
« Le repas plus copieux qu’à l’ordinaire, l’abus même des boissons stimulantes, en congestant les centres nerveux, appesantissent le corps et font taire chez l’homme les appels du sens génital. Alors ses désirs sont vains, ses provocations infructueuses, les organes sommeillent. »12
La bouche contre le sexe. Les plaisirs de la table contre ceux du lit. Voilà la nature de l’affrontement qui oppose Esther à Nucingen. Esther aura pour complice Asie qui «a servi un milord gourmand » (87) et qui «rendrait Carême fou de jalousie » (89). La servante et la maîtresse parviennent à transformer le corps du sexagénaire en champ de bataille. S’y engage un véritable combat entre le culinaire et l’érotique, combat de quelques « rounds » qui ponctuentSplendeurs et misères des courtisanes.
L’apparition nocturne d’Esther agit sur Nucingen comme un formidable coupe appétit. Ce goinfre en perd littéralement le boire et le manger. Du thé et quelques tartines de beurre – le petit déjeuner est si peu consistant, la frugalité si inhabituelle que l’auteur d’habitude peu bavard en fait d’alimentation du beau monde croit important de nous en informer (129). S’apercevant de la détérioration de sa santé, Delphine de Nucingen invite le grand Desplein et son disciple Bianchon pour qu’ils examinent librement le malade. Les médecins reconnaissent que seul « l’amour peut expliquer l’état pathologique » de Nucingen (102). Ils croient qu’il « ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre » (103). Seule une faible lueur d’espoir empêche de dépérir ce « malade désespéré » (105). Après de longues et coûteuses recherches, quand Nucingen est sûr de posséder bientôt Esther il retrouve son joli coup de fourchette. La bête reprend du poids.
Retour inopiné de l’appétit puisqu’il rend le baron vulnérable aux machinations d’Esther qui repoussera le plus longtemps possible le moment où il lui faudra accorder ses dernières faveurs. Les rapports entre la jeune femme et le vieil homme obéissent longtemps à une règle très claire : plus la cuisine qu’elle lui sert est bonne, épicée et copieuse et moins Nucingen est en état de passer avec Esther une nuit d’amour.
Dînant la première fois avec elle, dans l’hôtel qu’il vient de lui offrir, Nucingen se promet déjà une nuit de plaisir. C’est compter sans Asie qui mijote pour lui des plats dont elle seule connaît la recette. Parmi les ingrédients, aucun excitant, cela va de soi. Pas d’huîtres, pas de truffes qui, grâce à leurs propriétés aphrodisiaques, pourraient soutenir la virilité vacillante du sexagénaire.13
Vacillante, voire inexistante parce qu’à l’âge de l’amoureux s’ajoute sa corpulence qui, elle aussi, nuit à l’amour.14 Balzac nous a déjà alerté du problème : lors de la visite chez la fausse Esther il nous montre un Nucingen avalant des pastilles du sérail. Mais il y a plus : Asie est coupable d’un délit gastronomique : « La cuisine était épicée de manière à donner une indigestion au baron pour qu’il allât chez lui de bonne heure ; aussi fut-ce tout ce qu’il rapporta de sa première entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d’eau sucrée » (236). Premier round gagné par Esther.
« Tiaple t’Acie » (236), Nucingen est le premier à reconnaître la cuisine infernale dont il est victime. Mais rien ni fait : amateur de bonne chère et amoureux de belle chair, il retournera dîner chez Esther. Vorace, le vieil homme contrôle mal son appétit surtout quand on lui sert un dîner « comme il n’en aura jamais mangé » (201). Nouveau dîner, nouvel échec du baron renvoyé chez lui sous un prétexte physiologique. Ecoutons Esther qui parle à Nucingen comme le feraient les hygiénistes :
« Quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vôtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment … à votre maîtresse : “Fus êdes cholie” … Il est dix heures, vous avez fini de dîner à neuf heures … Recommandez àChorche de tenir la tête de votre lit bien haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l’apoplexie ». (264-265)
Deuxième « round » gagné par la courtisane amoureuse d’un autre. Pauvre Esther ! Ses conseils ne tomberont pas dans l’oreille d’un sourd ! Nucingen a enfin saisi que l’on ne bascule pas impunément l’équilibre physiologique de l’homme. S’il veut goûter aux plaisirs de la chair il lui faut limiter ceux de la bonne chère. La constitution du sexagénaire fait penser au système des vases communicants : si le glouton veut retrouver sa virilité il doit se mettre au régime.
Riche de cet enseignement, il ne se laissera pas prendre une troisième fois. L’inauguration de l’hôtel est une nouvelle occasion de tenter sa chance auprès d’Esther. Se méfiant d’Asie il a recours à un traiteur. Cette fois-ci il tient bon et Esther observe avec effroi qu’il mange peu et ne boit rien (313). La pendaison de la crémaillère signifie pour elle l’inévitable «passage à la casserole.” Troisième « round ». Mais gagné par qui ? Après la nuit d’amour, Nucingen est certes « ivre comme un ours qu’on aurait grisé » (388) mais le suicide d’Esther le prive à jamais d’un plaisir intense et nouveau qu’il escomptait goûter dans l’avenir. Round nul ? Peut-être. Ce qui est certain c’est qu’à la fin du combat les deux adversaires sont anéantis, Esther échappant à Nucingen dans la mort, lui inconsolable de la jouissance goûtée. Match nul donc.
Parmi les innombrables œuvres de fictions qui ont pour sujet la poursuite amoureuse, Splendeurs et misères des courtisanes se distingue par l’intensité des rapports antagonistes entre l’homme et la femme. Balzac y montre le désir masculin déjoué par une cuisine féminine, savante et perfide. L’amour contrarié par la gourmandise du soupirant ! Voilà un moteur d’action romanesque digne de l’époque où la gastronomie se voit promue art national. Le corps de Nucingen amoureux d’Esther est une véritable lice où s’affrontent des vices capitaux incompatibles pour les obèses de tout âge : luxure et gourmandise. Tant qu’il savoure les plats de la courtisane le fin gourmet ne goûtera pas aux délices de l’amour.
La Rabouilleuse rabouillée
Le combat entre l’appétit et le désir masculin fait aussi l’intérêt de LaRabouilleuse où Balzac place, parmi un large personnel romanesque, des héros tirés droit du mélodrame : Agathe Bridau, la victime éplorée et Philippe, son fils dénaturé.15 Véritable traître de mélodrame, le jeune homme a « un geste, un regard et un accent qui furent devinés plus tard par Frédérick Lemaître dans un de ses plus terribles rôles » (307). Le romancier emprunte certes au Boulevard du Crime quelques protagonistes mais a soin de redistribuer les emplois traditionnels. Ainsi, c’est au méchant Philippe qu’il confie le rôle de redresseur de torts et d’impitoyable justicier. Mais comme dans tout mélodrame, la fin de La Rabouilleuse célébrera le châtiment du vice et le triomphe de la vertu. A cette vision tout noir et blanc, Balzac associe un récit physiologique, récit qui nous retiendra plus longuement.
Achetée par le vieux Dr Rouget à douze ans comme servante, Flore Brazier surnommée la Rabouilleuse mène une vie de rêve dans la belle maison de la place de Saint-Jean à Issoudun. Heureuse, tranquille existence de la « servante » puisque son « maître » de soixante-douze ans a trop présumé de ses forces viriles. « Le médecin voulait sans doute faire en petit pour Flore Brazier ce que Louis XV fit en grand pour Mlle Romans, mais il s’y prenait trop tard : Louis XV était encore jeune, tandis que le docteur se trouvait à la fleur de la vieillesse » (159). Amour déçu qui se double de « la haine d’un homme chez qui la nature avait trompé les calculs de la débauche » (162). Amour vengé puisque le riche Docteur ne laissera rien à sa belle protégée.
A la mort du père, le timide Jean-Jacques Rouget « hérite » de la servante-maîtresse qu’il convoite depuis longtemps. Emue au départ par ce pauvre niais, Flore répond aux feux d’un homme de trente-sept ans, feux d’une passion exaspérée par l’interdit paternel. Désir enfin satisfait qui se lit sur le visage de l’homme :
« Dix mois après la mort de son père, Jean-Jacques changea complètement : son visage pâle et plombé, dégradé par des boutons aux tempes et au front, s’éclaircit, se nettoya, se colora de teintes rosées. Enfin sa physionomie respira le bonheur » (168).
Aux atouts sexuels, Flore ajoutera d’autres qualités. Pour s’impatroniser chez Jean-Jacques, homme médiocre et peureux, elle développera tous les talents domestiques : « propreté digne de la Hollande » (171), parcimonie, science des affaires. Mais c’est sur ses talents culinaires que la servante compte pour mener le maître à la baguette. Voilà pourquoi avant même la disparition du Docteur, elle étudie « sans en avoir l’air, les procédés culinaires qui faisaient de Franchette un cordon bleu digne de servir un médecin » (170). Et comme la Rabouilleuse est née friturière et rôtisseuse, « les deux qualités qui ne peuvent s’acquérir ni par l’observation ni par le travail » (171), elle surpasse bientôt ce Carême en jupon qu’est Franchette.16 A la mort du vieux Rouget, Flore renvoie la cuisinière et mijote des plats savamment composés pour entretenir l’ardeur de Jean-Jacques. Attiser et frustrer le désir de la chair – tel est le moyen trouvé par la servante pour dominer le maître.
Flore imposera à Jean-Jacques Rouget la cohabitation avec son amant, le pétillant Maxence Gilot. La maison de la place Saint-Jean est dès lors le théâtre des « scènes ensevelies dans les mystères de la vie privée » (173). Mystères qui échappent à la curiosité de tout Issoudun, mystères que Balzac, soucieux de bienséance, se garde bien de nous dévoiler.
Au lieu de montrer le sexe, il choisit de parler cuisine. Et de préciser que la servante, une fois devenue maîtresse, décide de mettre la table sur un pied épiscopal. Pour ce faire elle rend son tablier et engage la Védie, une excellente cuisinière de curé. Changement radical de régime alimentaire car la cuisine de l’Eglise est faite pour freiner les ardeurs de l’Eros. Dans le roman, Balzac ne nous laisse jamais pénétrer dans les chambres à coucher mais se plaît au contraire à nous introduire dans la salle à manger. On voit souvent le trio d’amoureux attablé devant des plats de la Védie mais seul Jean-Jacques est en train de manger. Max, lui, ne touche jamais à cette cuisine ecclésiastique. Averti de ses effets, il se repaît lors des secrètes ripailles. Voilà Balzac corroborant les hygiénistes de l’époque qui associent vie érotique et régime alimentaire. En effet, si Max garde toute sa vigueur, Jean-Jacques, lui, est arrivé par degré « à un état quasi végétatif » (178) :
« Rouget, jeté dans la voie de la bonne chère, mangea toujours davantage, emporté par les excellents plats que faisait la Védie. Malgré cette exquise et abondante nourriture, il engraissa peu. De jour en jour, il s’affaissa comme un homme fatigué, par ses digestions peut-être, et ses yeux se cernèrent fortement » (178-179).
Cuisine véritablement vampirique : loin de renouveler les forces de l’organisme, elle travaille à le vider de sa substance. Soutien habituel de la vie, la nourriture devient, entre les mains de la perfide servante, l’agent de mort. Et comme le testament de Jean-Jacques constitue Flore Brazier la seule héritière de sa fortune, il s’agit ici de complot culinaire ourdi pour accélérer sa disparition.
Habile complot que déjoue à temps Philippe Bridau, le neveu de Rouget qui n’ignore rien des intrigues des femmes intéressées et calculatrices : il fréquente depuis des lustres le demi-monde où règnent d’habiles courtisanes. Militaire brutal et stratège de génie, l’héritier légitime se met en campagne pour arracher son héritage à la Rabouilleuse. Il commence par marier l’oncle avec sa servante moins pour étouffer le scandale que pour chasser Max qu’il aura soin de tuer en duel. Il s’installe dans la maison de la place Saint-Jean pour surveiller son oncle et contrecarrer les agissements de Flore :
« Dans l’horrible situation où elle se trouvait, elle conçut l’espoir d’avoir un enfant ; mais durant ces cinq dernières années, elle avait rendu Jean-Jacques le plus caduc des vieillards » (302).
L’arme culinaire s’est révélée efficace. Hélas, trop efficace car l’épouse ne réussit pas à réveiller l’amour chez l’époux avachi. C’est dans la couche conjugale que la belle Flore « cueille » les fruits de sa débilitante cuisine. D’une ironie mordante, l’issue – fatale à ses ambitions – est des plus cocasses : elle évoque le voleur volé ou le tricheur triché qui éveillent la satisfaction et l’hilarité générale. « Cette Rabouilleuse mérite bien d’être rabouillée à son tour » (317).
Philippe Bridau s’emploie ensuite à se défaire de son oncle. Il monte avec les Rouget à Paris où il est sûr de trouver une femme galante qui consentirait à devenir « l’aimable assassine » de Rouget. En effet, bien des courtisanes sont prêtes à l’obliger : parmi elles, Esther Gobseck qui voit dans l’affaire l’occasion de perfectionner ses talents : « Tiens, je n’ai jamais fricassé de bourgeois, ça me fera la main » (300) dit en riant celle qui passe auprès d’honnêtes gens pour un « tison d’enfer » (75). Le neveu plonge sa tante et son oncle moribond dans les joies excessives du demi-monde « où le vieux Rouget trouva des « Rabouilleuses » littéralement « à en mourir » (304). Après un splendide dîner, une belle marcheuse de l’Opéra se charge de « l’agréable mort » du vieillard.
« Lolotte rejeta cette mort sur une tranche de pâté de foie gras ; et comme l’œuvre de Strasbourg ne pouvait répondre, il passe pour constant que le bonhomme est mort d’indigestion » (304).
Accident arrangé, mort savamment programmée : pour tuer le vieillard, on lui fait transgresser le principe essentiel de l’hygiène vénérienne qui, depuis le dix-septième siècle, règlemente le commerce de l’homme et de la femme selon le rythme de la digestion masculine :
« Entre toutes les causes qui ruinent l’estomac, qui en affaiblissent la digestion, il n’y en a pas de plus forte que l’amour. Il nous épuise de telle sorte par la dissipation de notre chaleur naturelle, par la perte de nos esprits qu’après cela nous en ressentons de l’incommodité dans les principales parties qui nous composent. L’estomac qui est la partie qui contribue le plus à la santé quand il fait bien sa fonction, est donc le premier attaqué dans les excès de l’amour »17
Voilà pourquoi Nicolas Venette défend au mari de faire l’amour le ventre plein. Après un copieux repas, il doit retenir sa flamme pendant quelques heures. Et le médecin de préciser « qu’il y a, dans vingt-quatre heures, deux temps considérables pour obéir à l’amour : l’un est à quatre ou cinq heures après dîner, et l’autre à quatre ou cinq heures après souper. »18 Cette pose est obligatoire pour éviter un accident qui pourrait se révéler fatal.19
Après le vieil oncle, Philippe Bridau s’occupera de la jeune tante qui se trouve plongée « dans ce monde excessivement décolleté comme dans son élément » (304). Au bout du deuil prescrit par la loi, la tante est forcée d’épouser le neveu qui ne convoite pas sa personne mais l’héritage de l’oncle Rouget. Philippe installe sa femme dans un charmant appartement mais se garde bien d’y mettre les pieds. Laissée libre de son cœur et de son corps, Madame Bridau mène une vie de débauche qu’agrémentent les magnificences dues aux largesses de son époux. Largesses passagères s’entend: « quand Philippe a vu sa Rabouilleuse habituée à la toilette et aux plaisirs coûteux, il ne lui a plus donné d’argent, et l’a laissée s’en procurer … vous comprenez comment ? » (320). Largesses calculées donc : pour jouir du luxe dont elle ne saurait plus se passer, La Rabouilleuse est obligée de vendre ses charmes. La perfidie de Philippe ne s’arrête pas là : par le truchement d’un jeune sous-officier superbe, il lui donne « le goût des liqueurs » (320). Alcoolique, bientôt sur la paille, elle descendra tous les degrés de l’amour vénal. Balzac nous la montre à l’article de la mort : avec force de détails plastiques qui annoncent par leur crudité les détails olfactifs que multiplie Zola pour rapporter dans L’Assommoir, la mort de Gervaise :
« sous l’angle aigu d’une mansarde, sans papier de tenture, et sur un lit de sangle dont le maigre matelas était rempli de bourre peut-être, (…) une femme, verte comme une noyée de deux jours, et maigre comme l’est une étique deux heures avant sa mort » (320).
Le diagnostic ? D’après Bianchon, «l’abus des liqueurs a développé chez elle une magnifique maladie qu’on croyait perdue » (322). Le docteur essayera de la sauver mais, à la fin, le compte est bon : celle qui mijota une cuisine infernale meurt des effets d’une boisson diabolique. Le manger et le boire : dans la cuisine de La Rabouilleuse, et le crime et le châtiment empruntent la voie des papilles gustatives.
Pour satisfaire aux exigences du mélodrame, il reste à punir le terrible justicier. Le moyen de le faire ? Les propos d’un personnage soufflent la réponse :
« Le père Rouget aimait la gaudriole, et Lolotte l’a tué ! Madame Bridau, pauvre femme, aimait Philippe, elle a péri par lui ! … Le Vice ! Le Vice ! mes amis ! Savez-vous ce qu’est le Vice ? c’est Le Bonneau de la Mort ! » (320).
Le vice de Philippe Bridau ? Son goût excessif de la guerre. Ce goût l’a admirablement servi lors de sa campagne pour sauver l’héritage de l’oncle Rouget : reconnaissance de l’ennemi, plan de longue haleine, stratégie appropriée, exécution parfaite. Les agissements de Flore Brazier n’ont pas de secret pour ce colonel qui préfère, à la discipline de l’armée, le service dans les boudoirs des courtisanes.
Après s’être ruiné, Bridau reprend le service militaire. Mais sur le champ de bataille, le goût excessif de la guerre décide de sa perte. En Algérie, le stratège d’Issoudun ne suit aucune tactique, se méprend sur les forces de l’ennemi et, pire, ne devine pas la haine des hommes qu’il commande.
« Le combat fut sanglant, affreux, d’homme à homme, et les cavaliers français ne se débarrassèrent qu’en petit nombre. En s’apercevant que leur colonel était cerné, ceux qui se trouvèrent à distance ne jugèrent pas à propos de périr inutilement en essayant de le dégager … Philippe eut une
mort horrible, car on lui coupa la tête quand il tomba presque haché par les yatagans » (325).
Excès de bravoure, faute de tactique, ignorance des gens – telles sont les causes militaires de la mort de Philippe, le brillant stratège d’Issoudun. Son histoire est celle du calculateur déjoué qui rappelle, à l’instar de la « Rabouilleuse rabouillée », le voleur volé ou l’arroseur arrosé. Ce renversement des données initiales éveille la satisfaction des lecteurs rompus à l’esthétique du mélodrame. En termes de morale, le colonel Brideau est puni par là où il a péché.
L’imagination physiologique
La liaison de la courtisane et du banquier et la vie conjugale de la servante et du maître donnent à voir l’existence corporelle à l’état pur : Esther Gobseck rend Nucingen impuissant avec des plats savoureux auxquels il ne peut renoncer ; Flore Brazier séduit Jean-Jacques Rouget à force de lui servir des plats aphrodisiaques. A deux reprises, Balzac associe l’instinct sexuel à la prise de nourriture. Incontestable dans Splendeurs et misères des courtisanes et LaRabouilleuse, le rôle narratif de l’alimentation et de la procréation n’a pas suffisamment retenu la critique. A ce désintérêt, rien de surprenant. Vu l’inventivité prodigieuse de Balzac, la corrélation entre ces deux appétits peut sembler insignifiante. Pourquoi s’intéresser à une chose aussi banale que les fonctions corporelles dans des romans où l’auteur multiplie à plaisir mascarades, déguisements, enlèvements, disparitions, séquestrations, viols, suicides et assassinats ? A quoi bon s’attarder à des détails aussi triviaux que les besoins naturels lorsque le romancier invente, agence et enchevêtre menées sinistres, plans infernaux, complots diaboliques ? Comment retenir les phénomènes du corps vivant quand Balzac, tout en offrant une truculente peinture de mœurs, dévoile et explique le fonctionnement secret d’un corps social composé de classes aussi distinctes que la pègre et l’aristocratie du faubourg Saint-Germain ? Aux enthousiastes des prouesses narratives de Balzac, aux partisans d’interprétations exhaustives, une lecture centrée sur le corps masculin et ses fonctions peut paraître partiale et triviale.
Délibérément physiologique, notre lecture des œuvres rédigées conjointement est certes réductrice mais ne saurait être taxée d’inutile. Elle présente un Balzac menant de front et tambour battant deux intrigues à partir des mêmes données biologiques. Point de départ et force motrice, le corps masculin déclenche des récits contrastés, ordonne leur marche et décide de leur fin. Un adroit remaniement de quelques composantes produit sous la plume de Balzac, des effets très différents. Tout en illustrant le principe combinatoire de l’invention balzacienne, notre lecture révèle aussi le potentiel narratif de la physiologie.
Révélation pour des romanciers qui après la mort de Balzac délaissent « assassins, imbéciles et érotiques » pour des êtres ordinaires qui ont un estomac régis par les lois de la physiologie. Soucieux des progrès rapides de la « littérature industrielle » dont s’inquiète dès 1839 Sainte-Beuve, ils s’éloignent de ce qui rappelle chez le maître disparu « les effroyables dysenteries de M.M. Dumas, Féval et consort.”20 A toute « une génération de vigoureux romanciers [qui] a poussée sur la tombe de Balzac »21 l’univers balzacien où l’écrivain se fait chroniqueur des moeurs, historien de la société et anthropologue en herbe leur paraît en fin de compte suspect. La raison ? DansSplendeurs et misères des courtisanes et dans La Rabouilleuse, par exemple, il s’agit moins d’études impartiales de la société que de visions passionnées que forge un esprit manichéen doublé d’une vigoureuse imagination mélodramatique. Voilà sans doute pourquoi de « l’héritage opulent et complexe »22 que Balzac leur a légué, ils ne gardent que l’inspiration biologique. Des grosses machines à la Eugène Sue,23 ils retiennent le pouvoir narratif de la physiologie. Au combat des bons et des méchants ils préfèrent l’antagonisme de la bouche et du sexe qui préoccupent les hygiénistes de l’époque. Dans leurs romans et nouvelles, un Paul Avenel, un Charles Barbara, un Ernest Lacan négligent le corps social au profit du corps masculin saisi dans la dynamique du vivant. A l’imagination mélodramatique, ils préfèrent de loin ce qu’il convient de nommer l’imagination physiologique.
Chez ceux qui se veulent les héritiers de Balzac l’imagination physiologique agit à rebours de l’imagination mélodramatique. Le maître s’applique à inventer coup de théâtre, rebondissements et renversement de situation, comme pour cacher la source corporelle de l’intrigue ; les disciples, eux, s’emploient à réduire le récit au stricte minimum : le jeu physiologique entre alimentation et procréation. Pour ces écrivains imbus de physiologie, il n’y a pas d’intrigue plus essentiel que le corps masculin et ses fonctions biologiques. Tel est le degré zéro de la fiction pour Champfleury, l’exécuteur testamentaire de Balzac et connaisseur des travaux de Bichat.24 Dans Monsieur de Boisdhyver, le romancier étudie minutieusement le célibat ecclésiastique et dresse le tableau physiologique du clergé catholique.25
Les écrivains qui, comme Champfleury, s’intéressent à la corrélation entre les fonctions naturelles ne manquent pas. Dans la littérature romanesque des années 1850-1870, la cuisine est une étape obligée de la conquête amoureuse.26 Pour arriver à ses fins, le désir masculin se met souvent à table. Et comme il s’agit d’une vieille recette de séduction les écrivains s’ingénient pour y apporter variantes et modifications. Paul de Kock, par exemple, présente non pas un mais plusieurs séducteurs : cinq noceurs qui vivent ensemble liés par des « amitiés qui ont les truffes et le champagne pour base » (107) et les femmes peu « sauvages » pour but. Ces Compagnons de la truffe annoncent déjà les personnages de Maupassant.
Plus rare, en littérature romanesque de l’époque, le passage dans le sens inverse où l’on montre des hommes quittant le lit pour la table. Un personnage d’Aurélien Scholl, voyant manger sa maîtresse pour la première fois, est ravi de voir vivre (sic) réellement la femme qu’il adore depuis longtemps. « A partir de ce moment, il se mêla à son amour je ne sais quoi de matériel qui fut comme un alliage et lui donna plus de consistance … C’était une heureuse combinaison que celle de ces deux APPETITS (sic).27
Et il y a des personnages qui, pour satisfaire l’appétit érotique, savent se passer de lit. Dans « Suzon la cuisinière », Léon Gozlan raconte le cas du commandant Mauduit et de Suzon qui est arrivée à « une perfection idéale dans l’art de la gastronomie » (49). Le commandant aime « aveuglément, brutalement » la grosse Suzon quand elle est « exposée au feu des fourneaux… la jupe relevée par un coin, le fichu en désordre et la joue brûlante du charbon » (54) qui flambe dans la rôtissoire. Quand la cuisinière menace de quitter son service il l’épouse car « elle seule a le secret de ses goûts” (56).
Mais, le plus souvent, c’est bien d’une table garnie de victuailles que l’on passe, après plus ou moins de péripéties, aux draps d’un lit douillet. Tel est l’histoire de L’Ami Fritz, création du tandem Erckmann-Chatrian. Fritz Kobus est un riche Bavarois aux convictions farouchement anti-matrimoniales qui tombe amoureux d’une jolie fermière parce qu’elle sait préparer des plats plus savoureux que ceux de son excellente cuisinière. S’établit chez cet homme de quarante ans un nouveau rapport de force entre la bouche et le sexe : l’ingestion s’estompe devant la génération frustrée. Echo lointain de Nucingen amoureux d’Esther, « ce bon vivant, ce gros gourmand, ce fin gourmet de Kobus » (133) se nourrit d’une tranche de jambon le matin, et d’un vieux liedle soir. Tout finira bien pour Kobus : il épousera la délicieuse fermière unissant à jamais les plaisirs de la couche à ceux de la bouche.
Ici comme ailleurs, il s’agit d’une relation étroite et complexe entre bombance et jouissance, entre nutrition et procréation. Comme Balzac dans Les Contes drolatiques, Les Splendeurs et misères des courtisanes et La Rabouilleuse, la littérature post-balzacienne renoue avec tout une littérature du passé qui montre l’être humain jouissant et souffrant dans sa chair : Aristophane, Plaute et Pétrone dans l’Antiquité ; Noël du Fail, Rabelais, Brantôme, en France. Vieux thème certes mais ravivé par l’imagination physiologique qui voit dans le corps masculin un système de vases communicants où sont pris les plaisirs de la bouche et ceux de la couche.
Trêves d’exemples. Les possibilités narratives que présentent les appétits opposés sont légion. Ils se prêtent à de nombreuses combinaisons, offrant aux écrivains la possibilité de créer des œuvres originales. Imprégnée de pensée hygiéniste, l’imagination physiologique fleurit dans la littérature romanesquedes années 1850-1870.
On retrouve – mais plus rarement – cette même imagination gastronomo-érotique chez les écrivains des décennies suivantes. C’est bien le passage du lit à la table qui fait le sel du cocasse « Rendez-vous » de Maupassant. Après deux ans de liaison avec le beau mais ennuyeux vicomte de Martelet, « le chapelet de rendez-vous » est devenu pour Mme Haggan un « chemin de la croix de l’amour, aux stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l’heure » (1120). Ce jour-ci, au lieu de se rendre au rendez-vous hebdomadaire, elle monte dans un fiacre avec le baron Grimbal, « si vif, si drôle, si spirituel » (1122). Et pour dédommager l’amant délaissé, Mme Haggan l’invite chez elle à dîner. Tragicomique ou plutôt « comitragique » le passage du lit à la table dansLe Mariage d’un gourmet d’Eugène Adenis. Un jour, le jeune homme découvre une rare bouteille de Tronquoy Lalande. Le prix ? Une bagatelle : sa joyeuse vie de garçon. Pour boire le vin il doit épouser une fille vieille et peu avenante. La gourmandise aura gain de cause. La fin de l’aventure gastronomo-érotique du gourmet est tragique : au moment de lui verser à boire, le valet glisse et brise la dive bouteille (16).
En schopenhauerien convaincu, Huysmans raconte, dans A vau-l’eau, le calvaire de Jean Folantin, un célibataire en quête d’un dîner passable. Gargotes et bouillons, bibines et crèmeries, tables d’hôte et fabriques de bouillabaisse figurent, dans le roman, les stations gastronomiques de son chemin de croix. Ce chemin est aussi une Odyssée : après un long périple culinaire, Folantin retourne, déçu et l’estomac délabré, à son premier restaurant. Malheureux Ulysse de la gastronomie parisienne, Folantin succombera aux charmes d’une improbable Circée : la prostituée qui s’assied à sa table a « une figure de petit singe, une margoulette fripée, avec une bouche un peu grande » (135).
La corrélation entre la bouche et le sexe dicte à Maupassant, Adenis et Huysmans des aventures très dissemblables. Celles de Maupassant et d’Adenis sont drôles et galantes ; celle de Huysmans mélancolique et doublée d’ironie. De tempéraments très différents, les auteurs attestent la versatilité de l’imagination physiologique qui, nourrit du savoir hygiénique, peut engendrer des récits comiques ou tragiques, tendres ou ironiques, grivois ou sérieux. Son attrait, on l’a vu, se fait sentir longtemps après la disparition de Balzac. Simple, franche et directe, cette imagination paraît transcender périodes, écoles et mouvements littéraires. En ce début du vingt-et-unième siècle, par exemple, on s’inquiète de l’impact de la gastronomie sur la vie intime du couple hétérosexuel. Et comme par le passé on déplore le déséquilibre entre la table et le lit, la nutrition et la procréation.28
Notes
1. « Les changements intervenus en France dans la formation médicale pendant la Révolution favorisèrent … l’émergence d’une physiologie soutenue par une activité expérimentale plus vivace que jamais … Il en résulta une génération de médecins rompus aux techniques chirurgicales et désireux de les perfectionner. Avec François Xavier Bichat, personnalité dominante de ce mouvement jusqu’à sa mort prématurée en 1802, l’innovation chirurgicale est liée à l’expérimentation physiologique», Mirco Grmek, Histoire de la penséemédicale en Occident, vol. 3, Du Romantisme à la science moderne (60). Voir aussi l’ouvrage de Roselyne Rey intitulé Naissance et développement du vitalisme en France de la deuxième moitié du XVIIIe siècle à la fin du Premier Empire. Citant le Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie en France de Claude Bernard, l’auteur explique le rôle capital de Bichat dans le développement des sciences naturelles.
2. Dans la « Présentation » à la Recherches physiologiques sur la vie et la mortde Bichat, André Pichot précise que « Bichat écrit de manière très claire, très simple et assez agréable » (7). Comparée à celles de ses prédécesseurs Bordeu et Barthez, « la thèse de Bichat est d’une grande clarté, tant dans sa conception que dans la manière dont elle est présentée. Il y a manifestement chez lui une volonté de construire une physiologie structurée et systématique. Par ailleurs, ses ouvrages sont écrits dans un style d’une qualité assez rare chez les scientifiques » (27).
3. Voir, par exemple, de Dr Paul Gaubert, « Rapports fonctionnels et sympathiques de la digestion avec la génération, » Hygiène de la digestion, suivi d’un Nouveau Dictionnaire des aliments (198-199).
4. La fiction romanesque de l’époque offre une illustration des thèses de Raymond Williams qui élabore un modèle pluriel de la culture : à chaque moment de l’histoire, la culture résiduelle et la culture émergeante coïncident avec la culture dominante.
5. Félicien Marceau, Les Personnages de « La Comédie humaine » (159).
6. Honoré de Balzac, Le Cousin Pons (103).
7. Dans La Peau de chagrin, Balzac réunit au chevet de Raphaël Valentin mourant des célébrités médicales et évoque les sciences du vivant avec ses luttes et rivalités entre la Spiritualité, l’Analyse et l’Eclectisme qui caractérisent d’après lui le premier dix-neuvième siècle. Et le romancier de préciser qu’un des oracles de la médecine moderne est « l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes » (274). Voir « Pathological Inversions: Balzac and Bichat » de Anne C. Vila.
8. Balzac, « Physiologie gastronomique » publié dans La Silhouette le 15 août et le 14 octobre 1830. Dans Balzac journaliste: Le tournant de 1830, Roland Chollet attribue ses articles non signés à Balzac (391).
9. Pour d’autres termes érotiques voir le « Glossaire des Cent Contes drolatiques » de Wayne Conner dans le premier volume des Œuvres diversesde Balzac. Dans la « Présentation » au même volume, Pierre Castex écrit que « l’archaïsme a été pour Balzac un moyen de dire plus de vérité, ou une vérité que la langue moderne ne permettait pas d’exprimer ouvertement » (XV). Précisons que cette vérité est surtout physiologique.
10. Castex conclue à la continuité de l’œuvre balzacienne. Des Contes drolatiques à La Comédie humaine il y a « des structures reparaissantes, des thèmes reparaissants: tout un va-et-vient de motifs, de scènes, de situations typiques, qui manifestent une continuité fondamentale d’inspiration. Moins étendus que La Comédie humaine, les Contes drolatiques obéissent à une même exigence, correspondent à un même projet, portent la même empreinte et mérite une égale attention. « Présentation » (XIII).
11. Balzac, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau(202).
12. Dr Paul Gaubert, « Rapports fonctionnels et sympathiques de la digestion avec la génération », Hygiène de la digestion, suivi d’un nouveau Dictionnaire des aliments (198-199).
13. « Les huitres sont toniques, fortifiantes, le phosphore qu’elles contiennent les rend très aphrodisiaques » écrit Antony Dubourq dans le Dictionnaire des ménages, répertoire de toutes les connaissances usuelles ; Manuels des manuels ; Encyclopédie des villes et des campagnes (416).
14. Voir Obèse et impuissant : le dossier médical d’Elie de Beaumont 1765-1776.
15. L’impact du mélodrame sur Balzac a depuis longtemps retenu la critique. Voir Balzac: Fiction and Melodrama de Christopher Prendergast et Melodramatic Imagination de Peter Brooks.
16. Balzac reprend l’aphorisme XV de Brillat-Savarin : « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur » Physiologie du goût (20).
17. Nicolas Venette, Physiologie médicale du mariage, ou le Tableau de l’amourconjugal (16). Selon l’éditeur « il n’y a guère de personnes savantes en France et même en Europe, qui n’aie eu ce livre dans leur cabinet qui ne l’estiment beaucoup, puisqu’il a été imprimé plusieurs fois en français, en allemand et en flamand » (4).
18. Nicolas Venette, Physiologie médicale du mariage, ou le Tableau de l’amourconjugal (20).
19. Enseignement que suit à la lettre un personnage d’Un Homme d’affaires de Balzac. M. Denisard, un vieillard de soixante-neuf ans, est amoureux d’une lorette. « Ce bonhomme-là va dîner chez sa passion, rue de la Victoire, à cinq heures, tous les jours … il sort de chez elle à six heures, vient lire pendant quatre heures tous les journaux, et il y retourne à dix heures ». Denisart passe « pour un homme assez fort, assez instruit pour s’absenter pendant sa digestion de chez sa maîtresse» (520).
20. Charles Baudelaire, « Les Contes de Champfleury » (391).
21. Emile Zola, « Une Statue pour Balzac » (84).
22. Charles Sainte-Beuve, « Balzac » (38).
23. Telle est la perception d’un critique contemporain. « M. Sue … est peut-être l’égal de M. de Balzac en invention, en fécondité et en composition. Il dresse à merveille de grandes charpentes ; il a des caractères qui vivent aussi et qui, bon gré mal gré, se retiennent ; surtout il a de l’action et des machines dramatiques qu’il sait très bien faire jouer. » Sainte-Beuve, « Balzac » (40). Aux yeux de Gustave Lanson, Balzac fait concurrence à Eugène Sue. « Balzac est déplorablement romanesque : la moitié de son œuvre appartient au bas romantisme, par les invraisemblables ou insipides fictions qu’il développe sérieusement ou tragiquement. Mélodrame, roman-feuilleton, tous les pitres mots sont trop doux pour caractériser l’écoeurante extravagance des intriques que combine lourdement la fantaisie de Balzac » (303-304).
24. Hippolyte Babou mentionne, dans La Vérité sur le cas de M. Champfleury, l’influence de Balzac sur Champfleury : « puisque Balzac est mort, comment résister à l’envie de créer par la volonté un autre Balzac » (27). Et Babou de s’adresser à Champfleury : « ne me dites-vous pas que frappé par des connaissances de votre maître vous étudiez à la fois Bichat, Geoffroy Sainte-Hilaire et Mme Guyon ? » (27).
25. Pour les détails voir de Julia Przybos « Science et fiction : le cas deMonsieur de Boisdhyver de Champfleury. »
26. C’est déjà le cas du comte Andréa Marcosini dans Gambara de Balzac. A la poursuite d’une ravissante inconnue, il pénètre dans une horrible gargote où exerce son art un Weatherford Film-related publicationsredoutable restaurateur. On place devant le soupirant un plat infect qu’il doit avaler sans trop montrer de répugnance.
27. Aurélien Scholl, « L’Amour à table » (69-71).
28. Voir par exemple « Let’s Call the Whole Thing Off » de Sandra Tsing Loh.
Ouvrages Cités
Adenis, Eugène. Le Mariage d’un gourmet, récit en vers dit par Coquelin aîné.Paris: Paul Ollendorff, 1888.
Babou, Hippolyte. La Vérité sur le cas de M. Champfleury. Paris: Poulet-Malassis et De Broise, 1857.
Balzac, Honoré de. Contes drolatiques, Œuvres diverses, Paris: Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade, 1990, vol. 1: 1-504.
____. Le Chef-d’œuvre inconnu; Gambara; Massimilla Doni. Paris : GF Flammarion, 1981.
____. Le Cousin Pons, Paris: Classiques Garnier, 1962.
____. Le Curé de Tour; Pierrette. Paris: Classiques Garnier, 1961.
____. Un Homme d’affaires, Comédie humaine, Lausanne Editions Rencontre, 1960, vol. 20.
____. Le Père Goriot. Paris: Classiques Garnier, 1963.
____. « Physiologie gastronomique » Œuvres de Balzac, Paris: Le Club français du livre, 1966, Vol. 14: 348-353.
____. La Peau de chagrin. Paris: GF Flammarion, 1971.
____. La Rabouilleuse, Comédie humaine, Lausanne: Editions Rencontre, 1960, Vol. 16.
____. Splendeurs et misères des courtisanes, Comédie humaine, Lausanne: Editions Rencontre, 1960, Vol.15.
Bichat, François Xavier. Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) ; Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (Préface. Considérations générales) ; Discours sur l’étude de la physiologie, Présentation et notes par André Pichot. Paris: Gf-Flammarion, 1994.
Baudelaire, Charles. « Les Contes de Champfleury, » Œuvres complètes, Vol. 1, Paris: Le Club français du livre, 1966. Vol. 1: 391-94.
Brillat-Savarin, Anthelme. Physiologie du goût ou Méditations de gastronomietranscendante. Paris: Flammarion, 1982.
Brooks, Peter. Melodramatic Imagination: Balzac, Henry James and the Mode of Excess, New Haven: Yale UP, 1976.
Castex, Pierre. « Présentation », Honoré de Balzac, Œuvres diverses, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, Vol. 1: IX-XXIX.
Chollet, Roland. Balzac journaliste: le tournant de 1830, Paris: Klincksieck, 1983.
Conner, Wayne. « Glossaire des Cent Contes drolatiques, » Honoré de Balzac,Œuvres diverses, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, Vol. 1: 1754-1813.
Dubourq, Antony [Emile de La Bédollière]. Dictionnaire des ménages, répertoire de toutes les connaissances usuelles ; Manuels des manuels ; Encyclopédie des villes et des campagnes, Paris: Au bureau central des dictionnaires, 1856.
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Gaubert, Paul. « Rapports fonctionnels et sympathiques de la digestion avec la génération, » Hygiène de la digestion, suivi d’un nouveau Dictionnaire des aliments, Paris: Au dépôt de la librairie, Rue Thérèse, 1844.
Gozlan, Léon. « Suzon la cuisinière », De Neuf heures à minuit, Paris: Victor Lecou, 1852. 1-66.
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