20 June 2016 by Jessica Palmer
Gabrielle Roy a-t-elle abandonné le roman ?
François Ricard
Université McGill
francois.ricard@mcgill.ca
Je voudrais profiter de cette rencontre « au bout du monde », dans cet « étrange pays de l’Utah » (54) que l’héroïne de De quoi t’ennuies-tu, Éveline ?découvre avec étonnement aux sixième et septième chapitres de son voyage vers la Californie, pour partager avec vous un problème – une sorte de malaise – qui a commencé à me tarauder depuis quelques années au sujet du rôle et du statut de l’écriture autobiographique dans l’œuvre de notre chère Gabrielle Roy. Et, sur un plan plus général, au sujet du rapport entre autobiographie et roman. En termes simples (peut-être simplistes), j’exposerai ce problème (auquel, je vous en avertis d’avance, je n’ai aucune solution à proposer) en brodant un peu autour de la distinction qu’établit Hegel, dans son Esthétique, entre le « lyrique » et l’« épique », qui ne sont pas d’abord chez lui des formes ni même des « genres » au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, mais deux des réalisations ou des usages (le troisième étant le « dramatique ») de ce qu’il appelle la « poésie » – c’est-à-dire « l’art qui emploie la parole » (115).
La parole lyrique, dit-il en substance, est celle qui fait du moi, des pensées, des désirs et des émotions du moi, c’est-à-dire de l’expression et de l’exploration privilégiées, sinon exclusives, de la subjectivité, et son point de départ et son aboutissement, en pariant que les autres, en l’occurrence les auditeurs ou les lecteurs, sauront à la fois sympathiser avec elle, si unique et si irréductible soit-elle, et y reconnaître un écho ou un miroir de leur propre moi, une révélation de leur propre subjectivité. Je cite Hegel :
[Dans la poésie lyrique,] l’esprit, se détachant des objets, se replie sur lui-même, regarde en sa propre conscience et donne satisfaction au besoin qui le sollicite de se représenter, non la chose dans sa réalité extérieure, mais ce qu’elle est dans l’impression subjective, dans l’expérience sentimentale, dans la réflexion ; en un mot, le fond de sa pensée et les mouvements de sa vie intime. (132)
D’où l’on peut dire que la réalisation par excellence du lyrisme, en littérature moderne, se trouve dans la poésie telle qu’elle s’est élaborée depuis le romantisme et jusqu’à cette exacerbation du romantisme que représentent le surréalisme et ses séquelles, même les plus contemporaines.
À l’opposé, la parole épique, dit Hegel, est celle qui, se détournant et même se défiant du moi, accorde toute son attention au monde extérieur, unique ou principal siège pour elle de la vérité et de la valeur. Par monde extérieur, il ne faut pas entendre seulement la réalité effective des êtres et des choses (objets de la philosophie et des sciences), mais également, mais surtout les productions de cette étrange faculté d’objectivation au moins simulée, créant des univers peut-être irréels mais séparés du moi, que constitue l’imagination ou ce que nous appelons la « fiction ». « Le propre de la poésie épique », écrit l’auteur de l’Esthétique, est que « le poète […] s’efface devant l’objectivité de ce qu’il produit » (132), phrase qui rappelle (ou annonce, plutôt) les propos de Flaubert à Louise Colet dans sa lettre du 27 mars 1852, à l’époque où il travaillait sur Madame Bovary :
Il n’y [a] rien de plus faible que de mettre en art ses sentiments personnels. […] L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. Moins je m’en fais une idée et plus il me semble grand. Je ne peux rien me figurer sur la personne d’Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois, de dos seulement, un vieillard de stature colossale, sculptant la nuit aux flambeaux.
Je cite Flaubert, mais j’aurais pu citer beaucoup d’autres romanciers. Car l’épique, la poésie épique, pour nous, ce n’est plus, bien sûr, l’univers des dieux et des héros, mais bien celui du roman. Il s’agit d’un épique dérivé, dégradé, désenchanté, et aussi problématique que l’on voudra, mais qui n’en garde pas moins de ses origines son désir d’objectivité, même imaginaire, nécessairement imaginaire. « Épopée d’un monde sans dieux », selon le mot de Lukacs (84), « moderne épopée bourgeoise », selon Hegel (131), « le roman proprement dit, note celui-ci, exige aussi, comme l’épopée, la peinture d’un monde tout entier et le tableau de la vie » (131). Pourquoi ? Tout simplement parce que la vraie matière d’un roman, la force la plus lourde et la plus puissante qui l’habite, celle que rien n’entame et qui remporte nécessairement la victoire à la fin, c’est toujours la « vie », c’est toujours ce « monde tout entier » devant quoi le héros, quel qu’il soit, va finir par plier. Car le roman, précise l’auteur de l’Esthétique (celui de La théorie du roman dit à peu près la même chose), n’a qu’une seule intrigue à raconter, et c’est « le conflit entre la poésie du cœur et la prose des relations sociales et du hasard des circonstances extérieures » (131), c’est-à-dire entre les attentes du moi, d’un côté, et la résistance du monde, de l’autre — conflit qui ne peut pas se solder autrement que par la permanence à la fois indifférente et rassurante de ce qui est, et donc par la négation ou la liquidation de tout désir, de toute illusion lyrique. C’est pourquoi le roman – c’est-à-dire l’imagination épique moderne – s’élabore toujours, d’une manière ou d’une autre, « sur les ruines du lyrique », pour emprunter la métaphore de Milan Kundera (107), et qu’entre lui et la poésie, entre l’esprit du roman et l’esprit de la poésie (moderne), la dépendance est la plus forte qui soit, car c’est la dépendance de deux ennemis qui se livrent une lutte à la fois offensive et défensive, destinée à ne jamais finir. Certes, le roman, dit-on à juste titre, peut tout accueillir, y compris les confessions personnelles et ce que Lukacs décrit comme des « instants lyriques » (57). Mais son essence, depuis Rabelais et Cervantès jusqu’à James Joyce et Philip Roth, réside bel et bien dans ce qu’on pourrait appeler son « réalisme foncier », c’est-à-dire son orientation vers ce que Hegel appelle « la prose de la vie réelle », et donc dans l’indifférence, voire la méfiance parfois mélancolique, le plus souvent ironique, que lui inspire l’exaltation ou la simple expression du moi.
Mais qu’en est-il de l’autobiographie ? Malheureusement, Hegel n’en parle nulle part, sans doute parce que le genre, au moment où il conçoit et enseigne ce qui va devenir son Esthétique, n’a pas encore acquis ses lettres de noblesse, malgré les dernières œuvres de Jean-Jacques Rousseau. Mais je ne crois pas trop me tromper en affirmant que, eût-il pu lire les Confessions et les Rêveries du promeneur solitaire, ou les Mémoires d’outre-tombe, ou la Confession d’un enfant du siècle, et entrevoir la fortune à quoi serait destinée l’écriture autobiographique dans les deux siècles à venir, c’est du côté du lyrique que le grand philosophe aurait rangé ce genre d’écrits, en observant que si la dimension « épique » n’en est pas absente, ne serait-ce que par la place qu’y occupe le récit, c’est bel et bien à l’expression, voire à la construction d’un moi unique et plus ou moins coupé du monde que revient ici le rôle principal dans l’organisation de la pensée et de l’imagination. Ce que vise l’autobiographe, en effet, en tout cas l’autobiographe moderne, ce n’est pas, comme le fait le romancier, la représentation, la connaissance ou la création d’un monde objectif, fût-il fictif, mais bien la découverte et la restitution d’une histoire et d’une identité personnelles données pour véridiques, telles qu’elles ont été vécues par nul autre que lui-même. Par là, on peut dire, en reprenant la définition hégélienne du « lyrique » que je citais tout à l’heure, que dans l’autobiographie – ou ce qu’on pourrait appeler joliment : la « poésie autobiographique » –, « l’esprit, se détachant des objets, se replie sur lui-même, regarde en sa propre conscience et donne satisfaction au besoin qui le sollicite de se représenter, non la chose dans sa réalité extérieure, mais ce qu’elle est dans l’impression subjective, dans l’expérience sentimentale, dans la réflexion ; en un mot, le fond de sa pensée et les mouvements de sa vie intime » (132).
Ce qui nous amène enfin – après ce long préambule – à l’œuvre de Gabrielle Roy. Quand on la considère dans son ensemble, cette œuvre, comme chacun le sait, semble obéir de manière constante, presque systématique, à un curieux mouvement de va-et-vient qui la porte tantôt vers le roman, et même vers un type de roman que la critique a pu qualifier de « flaubertien », voire de « zolien », tantôt vers une écriture beaucoup plus intime, axée sur le souvenir et relevant donc de l’autobiographie. « Je suis pendulaire », disait elle-même la romancière dans une interview de 1960 à propos de ses deux premiers livres si fortement contrastés, La Petite Poule d’Eau et Bonheur d’occasion : tantôt je vais « vers l’intérieur », « vers le rêve et la nostalgie », tantôt c’est la réalité extérieure qui me sollicite, celle « du temps présent, de la vérité présente » (Roy, Rencontres et entretiens 1974-1975 121). Nous dirions quant à nous, dans notre vocabulaire hégélien, que toute l’œuvre de Gabrielle Roy, du commencement à la fin, est traversée par le double appel antithétique que lui adressent, d’un côté, les puissances de l’« épique », c’est-à-dire le besoin de s’oublier pour créer des mondes, et, de l’autre, les puissances non moins grandes du « lyrique », c’est-à-dire le désir d’oublier le monde pour plonger en soi. Don Quichotte et Hamlet ; Ulysse et Narcisse.
Rien n’illustre mieux ce contraste que les deux livres qui se trouvent aux deux extrémités de l’œuvre. Au tout début : Bonheur d’occasion. Voici un roman à l’état pur, pourrait-on dire, dans la mesure où il se veut bel et bien (pour reprendre les mots de Hegel) « la peinture d’un monde tout entier et le tableau de la vie » (131), un tableau aussi vaste et diversifié que possible, peuplé de choses et de personnages aussi « autonomes » et ordinaires, en quelque sorte, que ce que peut offrir au lecteur l’observation de la vie et de la société qui l’entourent. Mais roman exemplaire, ce livre l’est aussi en ce que, sous autant de variations qu’il y a de personnages, individuels ou collectifs, de Florentine à Rose-Anna, d’Emmanuel à Jean Lévesque, de la famille Lacasse à tout l’Occident en guerre, il ne raconte rien d’autre, au fond, que l’inéluctable défaite de la « poésie du cœur » devant la réalité prosaïque du monde. Gilles Marcotte a même vu dans Bonheur d’occasion un exemple, tout à fait unique dans la littérature québécoise, de ce qu’il appelle, en suivant Lukacs, le « grand réalisme »– et que, en suivant Hegel, on pourrait appeler l’imagination « épique », fondée nécessairement sur la présence maximale du monde extérieur et, par conséquent, sur l’absence ou sur l’effacement du moi.
La différence ne pourrait être plus grande entre ce livre, le tout premier qu’a écrit Gabrielle Roy, et celui qui se trouve à l’autre bout complètement de son œuvre, séparé de Bonheur d’occasion par près de quarante ans, et auquel elle travaillait encore au moment de sa mort : La Détresse et l’Enchantement. Pour désigner ce livre – qu’elle voulait posthume –, elle a refusé, et ce, tout à fait consciemment, l’appellation de « mémoires » (qui aurait impliqué une visée « objectivante », d’ordre historique ou documentaire, et un récit orienté d’abord vers sa vie publique), pour lui préférer le mot « autobiographie », mieux à même, selon elle, de bien marquer le caractère proprement littéraire ou « poétique » de son entreprise, qui ne concerne que sa vie la plus privée et dont la validité n’a rien à voir avec la réalité plus ou moins vérifiable des faits racontés, mais dépend entièrement de la manière dont la conscience assume ces faits et trouve à s’y révéler à la fois au lecteur et à elle-même. On est, en somme, en plein univers « lyrique », au sens que nous avons donné jusqu’ici à ce mot.
Entre ces deux œuvres de Gabrielle Roy, l’inaugurale et la terminale, l’opposition est si nette que l’on ne peut presque pas ne pas se poser la question : où est, qui est la « vraie » Gabrielle Roy, c’est-à-dire la Gabrielle Roy la plus authentique et la plus originale ? Est-ce la romancière de Bonheur d’occasion, célébré par les critiques et les historiens de la littérature comme l’une des œuvres fondatrices de la modernité romanesque au Québec et au Canada, ou est-ce l’autobiographe, l’écrivain intimiste de La Détresse et l’Enchantement ? Est-ce la Gabrielle Roy qui raconte l’enfer de Saint-Henri où elle n’a jamais vécu, ou est-ce celle qui évoque la naissance de sa vocation artistique et sa lointaine jeunesse manitobaine ? Est-ce la Gabrielle Roy qui tend à disparaître derrière Florentine, Alexandre, Elsa, Sam Lee Wong, ou est-ce celle dont le visage et les souvenirs occupent tout l’espace du récit ?
Ces questions ne cessent pas de revenir sous une forme ou une autre dans toute la critique « régienne » des quarante ou cinquante dernières années, dont l’un des grands thèmes aura été ce qu’on pourrait appeler le « mystère Gabrielle Roy » ou, avec plus de précision : le « mystère de la double identité de Gabrielle Roy ». De ce mystère critique, toutes sortes d’interprétations ont été proposées, qu’il serait trop long de détailler ici. Continuons donc de faire aussi simple que possible, en disant que ces diverses interprétations ont conduit à deux manières complètement différentes de comprendre et de juger l’œuvre et le parcours littéraire de Gabrielle Roy.
La première, qui est aussi la plus ancienne et qu’on pourrait qualifier de « moderne » ou de « moderniste », est celle qui s’exprime pour la première fois dans la critique journalistique lors de la parution de La Petite Poule d’Eau au début des années 1950 (voir Ricard, Gabrielle Roy. Une vie 333-335), puis qui va dominer, de manière ouverte ou tacite, la plus grande partie de l’opinion littéraire québécoise à l’époque de la Révolution tranquille. C’est cependant un peu plus tard, en 1989, et chez une critique italienne, curieusement, qu’on trouve selon moi la formulation la plus claire (quoique un peu superficielle) de cette façon de voir ; j’ai nommé Novella Novelli, auteur de l’ouvrage intituléGabrielle Roy, de l’engagement au désengagement. La thèse de Novelli est simple : Gabrielle Roy, après s’être révélée comme une grande romancière réaliste et socialement « engagée » dans ses deux premiers romans, Bonheur d’occasion et Alexandre Chenevert (car celui-ci, quoique publié après La Petite Poule d’Eau, a été écrit avant), aurait abandonné ou même trahi le roman par la suite, en se consacrant, à partir de Rue Deschambault, à l’écriture de type autobiographique, comme si elle n’avait plus été capable ou désireuse, pour une raison ou une autre, de continuer à assumer les exigences à la fois « épiques » et « sociales » du roman et avait été conduite ainsi à se replier sur l’intimisme et sur le rêve idyllique. Ce changement, pour Novelli, a tous les caractères d’une fuite, ou d’une régression, sinon d’un échec pur et simple.
La deuxième interprétation, apparue plus récemment, en particulier après la publication de La Détresse et l’Enchantement, pourrait, elle, être appelée « post-moderniste », à condition que l’on donne évidemment beaucoup d’extension à cette notion qui, de toute manière, ne s’y refusera pas puisqu’elle recouvre à peu près tout ce que l’on veut. Selon les tenants de cette position, l’irruption de l’inspiration autobiographique dans l’œuvre de Gabrielle Roy, loin de représenter un recul ou une démission (le « désengagement » de Novelli), marquerait au contraire un dépassement, une conquête, l’accession à une forme d’écriture plus originale, plus accomplie et, surtout, plus « authentique » et, par conséquent, plus belle et plus précieuse que celle de ses premiers livres. En choisissant de ne plus écrire comme elle l’avait fait dans Bonheur d’occasion et Alexandre Chenevert, et de se tourner vers la méditation et l’expression de sa propre existence, Gabrielle Roy, en somme, n’aurait pas tant abandonné le roman qu’elle ne s’en serait libérée, en aurait rejeté les limites, et aurait contribué par là non seulement au renouvellement de son œuvre et à sa propre libération intérieure, mais aussi à cette vaste entreprise d’affranchissement de l’écriture narrative (on n’ose plus dire « romanesque »), à cette dissolution des frontières génériques et à cette résurgence de la subjectivité qui représenteraient certains des traits les plus « révolutionnaires » de la littérature contemporaine.
Entre ces deux interprétations – l’interprétation disons «pro-épique » d’un côté, et l’interprétation « pro-lyrique » de l’autre –, il m’est arrivé naguère de privilégier la seconde, et de considérer moi aussi l’œuvre de Gabrielle Roy avant tout comme le déploiement progressif d’un vaste « espace autobiographique », dans lequel tout s’organisait autour de la découverte et de l’expression de plus en plus épurée d’un moi à la fois achevé et pourtant inachevable. Cette œuvre, disais-je alors, « apparaît comme envahie, comme appelée par le discours autobiographique, c’est-à-dire comme tirée de plus en plus hors du monde de la “fiction” vers celui de la méditation sur soi, qui triomphe finalement, sans plus aucun brouillage, dans l’écriture de La Détresse et l’Enchantement, ouvrage qui peut être vu, dès lors, comme son aboutissement et sa clé de voûte » (Ricard, « L’œuvre de Gabrielle Roy comme “espace autobiographique” » 26). Aujourd’hui, je ne suis pas certain que je défendrais encore cette position, ni que le passage de Bonheur d’occasion à La Détresse et l’Enchantement m’apparaisse encore nécessairement comme une victoire ou comme un accomplissement. Mais je ne suis pas certain non plus que je défendrais la position contraire, même si le fait que presque plus personne ne la défende aujourd’hui suffirait à me la rendre assez attrayante…
Le problème, c’est que ces deux positions reposent l’une et l’autre sur la même erreur, qui consiste à penser que Gabrielle Roy, à partir d’un certain moment, aurait, selon les uns, « renié », selon les autres, « dépassé » le roman, bref, qu’après Bonheur d’occasion et Alexandre Chenevert elle aurait plus ou moins renoncé à ses ambitions « épiques » pour s’engager – plus modestement selon les uns, plus courageusement selon les autres – dans la voie « lyrique » quasi inépuisable que lui ouvraient la recréation de son histoire personnelle et l’exploration de sa subjectivité. Et il est vrai que l’écriture autobiographique prendra de plus en plus de place dans son œuvre, d’abord dans son deuxième livre publié, La Petite Poule d’Eau (1950), dont elle a dit tout ce qu’il devait à ses propres souvenirs, et surtout dans ce que Carol Harvey a appelé le « cycle manitobain de Gabrielle Roy », c’est-à-dire la série plus ou moins homogène formée de Rue Deschambault (1955), La Route d’Altamont (1966) et Ces enfants de ma vie (1977), ouvrages dans lesquels on a voulu voir les amorces de ce qui deviendra finalement La Détresse et l’Enchantement.
Sans qu’on puisse nier la réalité du virage qui se produit dans l’œuvre de Gabrielle Roy aux alentours de 1950-1955, deux remarques, ou mieux : deux objections, me paraissent ici de mise.
Tout d’abord, il importe de ne pas oublier – comme on a trop souvent tendance à le faire par besoin de simplification – que jamais, au cours de sa période supposément « post-romanesque », Gabrielle Roy n’a cessé, parallèlement à la rédaction de ses livres dits autobiographiques ou quasi-autobiographiques, de pratiquer aussi le roman, et même le roman entendu au sens le plus conventionnel, axé sur la narration à la troisième personne, l’usage du passé simple et l’invention de personnages et de destins fictifs situés dans un monde qui se veut aussi vraisemblable et aussi proche de la réalité que possible. Ainsi, au « cycle manitobain » que je viens d’évoquer se superpose, ou mieux : s’entrecroise, pendant exactement les mêmes années (en gros 1955-1977), une autre série d’œuvres tout aussi importantes qui, elles, relèvent de l’imagination proprement romanesque ou « épique », qu’il s’agisse de La Montagne secrète (1961), de La Rivière sans repos (1970) ou des nouvelles d’Un jardin au bout du monde (1975). Autrement dit, la reconstitution ou la re-création de son propre passé a beau lui offrir une source d’inspiration pratiquement intarissable, pas un instant la Gabrielle Roy d’après Bonheur d’occasion ne renonce à ce qu’on pourrait appeler l’appel ou le besoin du roman. En témoignent également tous ces récits et nouvelles que, du début à la fin de sa carrière, elle a mis en chantier mais n’a pas publiés, soit parce qu’elle n’a pas pu les terminer, soit parce que leur état achevé ne la satisfaisait pas. Or c’est une chose très frappante que, parmi cette masse de manuscrits inédits qu’elle a laissés, il ne se trouve à peu près aucun texte de la veine autobiographique, presque tous étant des ébauches de « contes », comme elle disait, et de romans (voir Ricard, « Les inédits de Gabrielle Roy : une première lecture »).
Le plus bel exemple est l’énorme masse de manuscrits que Christine Robinson a édités sous le titre de La Saga d’Éveline. Il s’agit d’un grand projet de roman historique et familial auquel la romancière a travaillé pendant une vingtaine d’années, entre la fin des années 1940 et celle des années 1960, sans parvenir à lui donner la forme recherchée, et qu’elle a finalement abandonné. Mais le fait qu’elle y ait consacré tant d’énergie, y revenant sans cesse, modifiant tantôt le scénario, tantôt la distribution des personnages, variant le point de vue, essayant telle forme puis telle autre, montre combien ce projet lui tenait à cœur, c’est-à-dire combien elle était attachée à la vocation « épique » de son art. De tout cela sont restés une montagne de manuscrits inédits, impubliables, et un seul petit texte d’à peine 80 pages qu’elle a laissé imprimer à la toute fin de sa vie, le récit intitulé De quoi t’ennuies-tu, Éveline ?, œuvre dont on ne sait trop dans quelle série il convient de la ranger, celle de La Route d’Altamont (à cause du personnage d’Éveline, la mère) ou celle d’Un jardin au bout du monde(à cause de l’absence d’un « je » narrateur bien déclaré ou, du moins, de sa présence extrêmement discrète).
La seconde objection que je voudrais opposer à l’idée que Gabrielle Roy aurait délaissé le roman tient à la nature même de celles de ses œuvres que l’on a coutume de considérer comme « autobiographiques ». Certes, la grande majorité des histoires racontées dans La Petite Poule d’Eau, Rue Deschambault,La Route d’Altamont ou Ces enfants de ma vie sont fondées de toute évidence sur les souvenirs personnels de l’auteur. Mais si l’inspiration de ces livres peut être dite autobiographique, leur propos ou leur visée, elle, ne l’est guère, sinon pas du tout, en ce sens qu’ils ne cherchent pas vraiment, comme le voudrait le fameux pacte autobiographique défini par Philippe Lejeune, à peindre le portrait ou à retracer le développement d’une personnalité réelle, singulière, qui serait celle de l’auteur-narrateur, mais à produire plutôt l’image d’un monde fictif crédible détaché de l’individualité de l’auteur. Divers indices textuels en témoignent. Par exemple, au lieu de recourir au « je » univoque, non métaphorique, qui est la marque par excellence de l’autobiographie, Gabrielle Roy emploie soit la troisième personne, comme dans La Petite Poule d’Eau, soit une première personne qui est celle d’une narratrice fictive, nommée Christine dans Rue Deschambault et La Route d’Altamont, jamais nommée dans Ces enfants de ma vie. De même, la composition de ces quatre livres obéit à des principes de fragmentation et d’ellipse assez éloignés de ceux qui régissent l’autobiographie classique, puisqu’elle repose sur la succession de plusieurs histoires autonomes et complètes par elles-mêmes, sans enchaînement causal ni même temporel précis – découpage, on en conviendra, qui a peu à voir avec le déroulement d’un destin unique et continu. Également, la narratrice occupe dans ces livres une position, sinon effacée, du moins tout à fait marginale, voire périphérique, n’étant elle-même l’héroïne que de peu d’histoires, tandis que l’essentiel de l’espace narratif est habité par des personnages tiers et leurs propres aventures, dans lesquelles la narratrice ne joue guère d’autre rôle que celui d’un témoin, ému certes, mais distant et protégé, capable par conséquent d’une ironie, même d’une auto-ironie qui n’est pas la marque habituelle de l’écriture autobiographique. Bref, on est bel et bien ici dans l’univers du roman autant, sinon plus, que dans celui de l’autobiographie. Et c’est pourquoi, sans doute, Gabrielle Roy insistait tant pour que des livres d’apparence autobiographique comme La Petite Poule d’Eau, Rue Deschambault, La Route d’Altamont ou Ces enfants de ma vie soient identifiés comme des « romans », au même titre que Bonheur d’occasion, Alexandre Chenevert ou La Rivière sans repos.
Tel n’est pas le cas, bien sûr, de La Détresse et l’Enchantement, que l’auteur désignait explicitement, je l’ai déjà dit, comme une « autobiographie » et dont le caractère « lyrique » ne fait aucun doute. Mais ici encore, je ferai deux remarques.
La première, c’est qu’il n’est pas sûr du tout que ce livre, écrit à la toute fin de sa vie et alors qu’elle avait le sentiment que son œuvre était achevée, soit vraiment le « couronnement » de cette œuvre, comme on l’a beaucoup dit, et moi le premier. Certes, La Détresse et l’Enchantement représente un aboutissement, mais de quoi, de quel « courant » au juste ? De celui que forment La Petite Poule d’Eau, Rue Deschambault, La Route d’Altamont et Ces enfants de ma vie ? Il est permis de le penser, d’après les références et les allusions à chacun de ces livres que l’autobiographe sème çà et là au long de son récit. Mais il est permis aussi d’en douter, dans la mesure où l’autobiographie avouée qu’est La Détresse et l’Enchantement représente un « saut » esthétique considérable par rapport au discours voilé qui caractérise des « romans » comme La Petite Poule d’Eau et les autres.
Plutôt, on pourrait dire que le courant dont cet ouvrage posthume est l’aboutissement serait celui, longtemps demeuré marginal, qu’ont inauguré quelques vieux écrits ouvertement autobiographiques que Gabrielle Roy a publiés çà et là au cours de sa carrière, comme « Souvenirs du Manitoba » (1954 ; voir Roy, Le pays de « Bonheur d’occasion » et autres récits autobiographiques épars et inédits 2000) ou « Mon héritage du Manitoba » (1970 ; voir Roy, Fragiles lumières de la terre, écrits divers 1942-1970), mais sans leur accorder une très grande importance et, surtout, en les distinguant toujours de son œuvre proprement dite, qui pour elle était essentiellement son œuvre romanesque. Or, durant les cinq ou dix dernières années de sa vie, les circonstances ont amené la romancière à écrire, presque toujours sur commande, plusieurs autres textes de ce genre (voir Roy, Le pays de « Bonheur d’occasion » et autres récits autobiographiques épars et inédit), par exemple « Le pays de Bonheur d’occasion » (1974), « Le Cercle Molière, porte ouverte » (1975), « Mes études à Saint-Boniface » (1976) ou « Ma petite rue qui m’a menée autour du monde » (vers 1978), et c’est là, je crois, dans ces écrits plus ou moins accidentels, plutôt que dans Rue Deschambault ou Ces enfants de ma vie, qu’il faut chercher la vraie genèse de La Détresse et l’Enchantement qui, vu ainsi, apparaît plus ou moins comme un livre à part, isolé du reste de l’œuvre, une sorte d’appendice aussi magnifique qu’inattendu. Ce qui, bien sûr, n’enlève rien à sa valeur ni à sa beauté, mais empêche certainement d’y voir la preuve d’un « abandon » ou d’un « dépassement » de ce qui, pour Gabrielle Roy comme pour la plupart des autres romanciers de son envergure, a toujours été le commandement central de sa quête artistique : la création d’univers et de personnages distincts d’elle-même et dotés d’assez de réalité et de généralité, si l’on veut, pour qu’il soit possible avec eux de raconter, c’est-à-dire de dévoiler, d’explorer et d’interroger inlassablement non pas « sa » vie, mais bien « la » vie, c’est-à-dire l’énigme de l’existence humaine dans le monde, un monde qui est à la fois son exil et sa patrie, la patrie de son exil, comme pour le Montréalais Alexandre Chenevert, pour l’Inuit Elsa ou pour les immigrants du Jardin au bout du monde (voir Ricard, « Gabrielle Roy romancière ou “la plus grande vérité humaine” »).
Je me plais d’ailleurs – et ce sera ma deuxième et dernière remarque – à voir un bel indice de cette souveraineté du roman chez Gabrielle Roy dans le fait que La Détresse et l’Enchantement, surtout lorsqu’on tient compte de sa troisième partie inachevée publiée sous le titre Le Temps qui m’a manqué(1997/1999), se clôt, justement, par l’évocation de Bonheur d’occasion. Comme si le long parcours autobiographique de la narratrice trouvait son aboutissement non pas dans le triomphe d’un moi qui se serait séparé du monde et aurait fait le tour de lui-même, mais bien, tout au contraire, dans un mouvement de « sortie », de « délivrance » qui permet à la narratrice de se découvrir, comme elle le dit, « consentante à vivre en ce monde » (92) et prête par conséquent à cette écriture du monde et à cet effacement de soi que lui demande la rédaction de son premier roman. Comme si, en d’autres mots, le point ultime de l’expérience « lyrique » vécue à travers l’autobiographie n’était autre, ici, que son propre épuisement et l’entrée dans l’univers « épique » du roman.
Où veut-il en venir, demanderez-vous, impatients de voir finir ce trop long exposé. Or je vous ai prévenus d’entrée de jeu : ma réflexion ne débouche sur aucune conclusion définitive. Son seul but est d’essayer de comprendre – et pas nécessairement de résoudre – le problème que pose à mes yeux la cohabitation, dans l’œuvre de Gabrielle Roy, du roman et de l’autobiographie, de la création et de la mémoire, pour employer ses termes à elle (Roy, Fragiles lumières de la terre, écris divers 1942-1970), une cohabitation – ou une « contamination » – qui ne peut être qu’un combat, et un combat sans fin, tant les exigences du « lyrique » et de l’« épique » sont contradictoires et, surtout, respectivement hégémoniques, c’est-à-dire inconciliables. On pourrait être tenté de lire l’œuvre de Gabrielle Roy comme une tentative de rapprocher, voire de fusionner l’un dans l’autre ces deux univers esthétiques et philosophiques si différents ; après tout, n’est-ce pas le propre de l’art que de surmonter les contradictions et d’en tirer (pour continuer à parler comme Hegel) des synthèses nouvelles ? Peut-être. Mais je n’arrive pas, pour ma part, à imaginer ce qu’une telle synthèse du « lyrique » et de l’« épique » pourrait être, ni comment l’on pourrait parier à la fois sur le moi et sur le monde, sur la subjectivité et sur la fiction, sur Rousseau et sur Flaubert. Il est vrai que mon âge et ma formation font de moi un incurable « moderne », mal à l’aise dans les interstices et autres métissages. Et c’est pourquoi l’image de l’affrontement, de la tension, de la lutte est celle qui, jusqu’à nouvel ordre, me semble convenir le mieux à l’œuvre de Gabrielle Roy, et lui conférer non seulement son dynamisme et sa splendeur particulière, faite d’autant de complexité que de limpidité, mais aussi une actualité exemplaire : car dans cette division, dans ce véritable écartèlement de l’écriture, déchirée entre l’appel du romanesque et la tentation de l’autobiographique, se joue d’une certaine manière le drame (ou la comédie) de toute notre époque à la fois transitoire et crépusculaire.
Ouvrages cités
Harvey, Carol J. Le cycle manitobain de Gabrielle Roy. Winnipeg : Éditions des Plaines, 1993.
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