Pour un nouvel ordre littéraire: le roman policier belge pendant la Seconde Guerre mondiale


Arnaud Huftier
Université de Valenciennes, France
Arnaud.Huftier@univ-valenciennes.fr


Avant d’établir les bases de cet article, il nous paraît important d’en expliquer la genèse. Le projet vient tout simplement d’un constat: si, sur le plan historique, il y a pléthore d’ouvrages et d’articles sur la Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, on ne peut que constater la relative parcimonie – jusqu’à une période récente1 – d’études portant plus précisément sur le milieu culturel pendant cette période, sur ses relations avec l’occupant ainsi qu’avec les pays limitrophes, sur sa visée “européenne” ainsi que sur le parcours de ses agents importants.

Dès lors, on en arrivait souvent à schématiser cette période, à la voir simplement comme un blanc, une rupture plus ou moins bien orchestrée, que la Libération venait effacer, apportant de nouveaux critères littéraires.

Avec une telle schématisation, nous sommes bien loin du compte. Car, l’histoire littéraire semble curieusement frappée d’amnésie dès qu’il s’agit de dessiner De Manière plus ferme l’orchestration générique propre à la période, et l’amnésie est encore plus frappante lorsqu’il s’agit de suivre le parcours – notamment en France – de certains de ces écrivains dans l’immédiat après-guerre. Si ce principe amnésique, en vertu des récents travaux sur la question, tend à s’estomper, il reste particulièrement actif dès qu’il s’agit de prendre en considération l’évolution de récits qui ne bénéficient pas d’un haut capital symbolique: les romans policiers. Ainsi, dans les études consacrées au phénomène littéraire belge de 1940 à 1944, on ne trouve que de rapides mentions de l’état général du roman policier, avec parfois des références à certains de ses représentants, et l’on admet à l’occasion qu’il y a peut-être là un système susceptible d’éclairer en son ensemble la dynamique culturelle de l’époque.

Cette vision en pointillés semble s’opposer aux approches des exégètes du roman policier, puisque dès l’ouvrage de Thomas Narcejac en 1947, la critique “spécialisée” n’a eu de cesse de parler d’une Ecole belge du roman policier, d’une “littérature policière spécifiquement belge” née en 1940 (193). Mais cette étiquette est source, à son tour, d’une schématisation proprement rédhibitoire pour une vision objective de l’histoire littéraire. Afin d’expliquer cette génération spontanée d’auteurs, on se contentait en effet d’évoquer la fermeture des frontières avec la France sur le plan culturel, et l’on ne s’étonnait pas outre mesure de voir l’évanescence de cette supposée Ecole dès la Libération.

Par conséquent, entre le vide et l’assertif, il est peut-être bon de trouver un juste milieu: à notre sens, une approche plus circonstanciée de ce qui se joue autour du roman policier en temps de guerre serait riche d’enseignements tant pour le fonctionnement du système belge de l’époque ainsi que pour l’évolution et la réception du roman policier francophone. Bien plus, une telle approche, qui lierait le discours institutionnel à la mise en place d’une orchestration générique divergente, serait susceptible d’éclairer le champ littéraire français d’après-guerre, où l’on retrouvera nombre d’agents ayant exercé un rôle non négligeable en Belgique quelques mois auparavant.

Une nouvelle vision des frontières

En un premier temps, il apparaît utile de rappeler ce qui fait la singularité du champ littéraire belge en temps de guerre. Tout en priant l’éventuel lecteur de nous pardonner d’une telle schématisation, nous nous contenterons de rappeler certains faits, en premier lieu la fermeture des frontières avec la France.

L’occupant entendait effectivement séparer De Manière prononcée la Belgique et la France, tout en accentuant les différences entre les parties wallonnes et flamande du pays, le centre bruxellois étant essentiellement alors dévolu à l’activité francophone.

A ce titre, le 20 août 1940, une ordonnance instaure la censure préalable, avec comme indication précise de briser l’influence culturelle française prépondérante en Belgique. En septembre 1941, une brochure reprenant les “Œuvres littéraires indésirables” insiste de nouveau sur le fait qu’il est nécessaire et primordial de cesser les rapports culturels avec la France, puisque auparavant la plupart des ouvrages étaient importés de France afin, lit-on, de “soumettre le pays et sa population à des influences étrangères”.

L’idée est donc claire: redonner une visibilité nouvelle à la production littéraire belge. Ceci passe par un contrôle du réseau de distribution des livres, et dès août 1940, les Allemands ont la mainmise sur la principale agence de distribution, l’Agence Dechenne – où le neveu de Henri De Man, Paul De Man, exerce un rôle important –, qui travaille à partir de novembre avec leReichsverband deutscher Zeitungverleger.2  L’édition française n’a ainsi plus droit de cité.

Outre la nécessité pour les éditeurs belges de s’affilier au Cercle de la librairie, on assiste aussi, à partir de 1941, à une “crise du papier”. La production baissant sensiblement, les décisions de publier ou non tel ouvrage sont encore plus faciles à établir, ce qui fait qu’en 1942 le livre français devient presque absent: certains éditeurs rééditaient en effet des livres français, arguant du fait qu’il ne s’agissait pas de nouveautés, et la pratique est désormais condamnée.3

Cette situation particulière fait que la Belgique pouvait se tourner vers elle-même. Dès 1941, Germaine Sneyers voyait ainsi dans l’activité dynamique des Lettres belges – “Une œuvre par jour, une révélation par semaine…” (305), écrit Robert Poulet (7), qui voit enfin arrivée “L’Heure des écrivains belges”  – les signes tangibles d’une possible autonomie:

“Il faut le proclamer haut et clair, les lettres belges sont en pleine effervescence. Et l’époque troublée que nous avons vécu n’a pas réussi à entraver cette admirable éclosion. C’est un signe de vitalité, et de la place autonome que la Belgique est digne de conserver ou d’accroître dans le concert européen.” (2)

Ce vœu investit d’un éclairage neuf la question classique, posée de nouveau en 1941 par Georges Rency: “Y a-t-il une littérature belge?”. Cette question, obligatoirement liée à la France, s’enroule pour Rency sur trois phases essentielles: l’originalité, l’homogénéité et l’autonomie. Rency, qui venait de proposer la somme de ses pérégrinations entre Bruxelles et Paris,4 reprend à l’occasion la comparaison de Francis Nautet entre la littérature belge et la littérature de la Rome ancienne: si la seconde avait pour modèle la Grèce antique, elle a su dépasser le simple stade de l’imitation pour s’affirmer en tant que littérature à part; parallèlement, la littérature belge devait en premier temps s’inspirer de la littérature française, sans esprit de plagiaire et inséminer les bases de son “originalité racique” (“Littérature belge” 15). Clamant ainsi la nécessité de l’étiquette “Lettres belges d’expression française” au détriment de “Lettres françaises de Belgique,”5 Rency rejette ouvertement les arguments du lundisme quant au nécessaire rattachement de la production belge de langue française à Paris.6 Il refuse surtout de voir la Belgique littéraire comme une simple province de France mise sur le même plan que la Bretagne ou la Lorraine: cette optique serait le plus sûr moyen de ne trouver aucun écho critique en France. La littérature belge revêt pour Rency une importance cruciale: émanant du champ social, elle doit redéfinir ce champ social en lui conférant une validité historique renforcée, et l’expression littéraire serait donc signe d’une vitalité nationale, puisqu’elle serait patriotique quand elle affirmerait son originalité nationale, et elle serait socialement utile quand, bénéficiant de cette originalité, elle en appellerait à l’autonomie.

Ces arguments, traditionnels certes, trouvent une vigueur inédite en ce temps de guerre: le refus du lutétiotropisme se double d’attaques plus ou moins discrètes “contre la littérature cosmopolite et faisandée de Paris” (“Littérature belge” 17), l’accessit à une véritable littérature nationale trouve comme pierre de touche la reconnaissance par les Allemands qui, selon Rency, abordaient et étudiaient avant-guerre la production belge sans esprit de précellence, tout simplement parce qu’ils considéraient la Belgique comme une véritable nation.7 Cette ligne de fuite permet d’investir le régionalisme d’une valeur réellement nationale, alors que le discours sur l’originalité racique cultive volontiers la part germanique: si l’entreprise de traduction de Charles Beckenhaupt à l’orée de la guerre avait remis au goût du jour Joachim Von Arnim ou Von Eichendorff,8 si Rency propose dans Les Livres et la vie huit articles sur Goethe (sur un ensemble de trente et un), si Werther bénéficie de deux éditions en temps de guerre,9 Robert Poulet va jusqu’à élever l’écrivain allemand au rang de modèle symbolique sur le plan littéraire,10 non sans l’investir, par métonymie, d’une valeur nationale et idéologique.11

Mais en aucun cas il ne s’agit d’une véritable rupture: profitant des circonstances particulières, les agents en présence accentuent simplement certaines des constituantes du champ littéraire belge. A ce titre, l’attribution en 1940 du Grand Prix National de Littérature à Gustave Vanzype12 symbolise ce double regard vers soi et vers l’Allemagne, conjointement à ce désir de cécité vis-à-vis de Paris. Symbolique, puisque Vanzype semble résumer à lui seul les différentes approches de la production belge. En un premier temps, le prix vise non seulement à récompenser les critiques artistiques de Vanzype, celui-ci ayant toujours cherché à trouver dans la production de Vermeer de Delft, des frères Stevens, de Laermans, de Courtens et de Bruegel, ce qui posait les fondations d’une expression artistique résolument belge.13 Mais il entend de même récompenser l’esprit des reportages de Vanzype,14 qui a toujours répercuté dans ses chroniques la propension belge au pacifisme, à la neutralité, à l’amalgame des cultures, “l’âme belge” répondant bien à cette liaison de ce qui était supposé incompatible. Et, en dernière analyse, avec le prix est mise en valeur la production romanesque et théâtrale de Vanzype. Car sa production peut apparaître révélatrice d’un affranchissement progressif des Lettres belges, en dehors de La Jeune Belgique: initialement fortement influencé par Taine, Zola et le Théâtre Libre d’Antoine, avec à la clé un caractère foncièrement pessimiste, Vanzype avait ensuite proposé des cas de conscience où prédominaient le devoir social, le principe d’abnégation et l’esprit de sacrifice afin de mettre en exergue la nécessité de la solidarité humaine.

Nul étonnement dès lors d’assister au retour du discours sur l’âme belge et “l’hermaphrodisme racique” (germain et latin), notamment opéré par De Trooze, qui permet De Manière paradoxale d’entériner le changement: pour Raymond de Becker dans son Livre des vivants et des morts, où il entendait établir “les mémoires d’un monde éteint” (6), la dualité belge – germanique et latin, wallon et flamand – érige en choix productif le fait de poser ce tiraillement culturel sous la bannière de la nation belge.15 Raymond de Becker, trouvant crédit auprès des positions de Paul-Henri Spaak,16 Henri De Man17 et Guido Eeckels, traçant en filigrane l’évolution positive des carrières de Robert Poulet et Gaston Derycke (De Becker 185, 244 et 263-264), saluant la production policière contemporaine de Paul Kinnet et Camille Fichefet (De Becker 177), perçoit alors la guerre “comme la grande liquidatrice de notre civilisation occidentale, comme un phénomène biologique qui, de la mort, nous mènerait à la naissance, au seuil d’un âge totalement nouveau” (De Becker 238): la Belgique, par sa production artistique indéfectiblement liée à l’optique politique, s’affirmerait véritablement comme modèle de cette renaissance.

Cette “renaissance” de la culture belge, liée à une nouvelle vision de l’Europe, se retrouve dans le discours de nombreux agents de l’époque. Ainsi, pour Henri De Man,18 dès août 1940, “cet effondrement d’un monde décrépit, loin d’être un désastre, est une délivrance,” et lorsqu’il publie ses mémoires en 1941, il prétend avoir “vécu entre un vieux monde moribond et un monde nouveau enfanté dans la douleur, et placé par surcroît au centre même du creuset européen” (De Man, Après coup 322). Toujours en août 1940, Robert Poulet19 et Paul Colin proposent un programme de “collaboration” qui réclame une indépendance de l’état belge, un maintien de la dynastie, un esprit chrétien et une atmosphère sociale susceptible de donner l’impression de justice. Pour Pierre Colin, la guerre marque “pour notre pays la chute d’un régime vermoulu” et il s’agit de “repartir sur des bases saines et neuves,” avec une révolution entraînant l’abolition de la démocratie parlementaire au profit d’une autorité accrue du Roi. Colin critique aussi “les routines intellectuelles et le snobisme qui faisaient, hier encore, de la Belgique de langue française un prolongement de la France,” avec pour conséquence une “dénationalisation du public belge.”20 S’il s’agit alors d’élever la conscience nationale, la Belgique doit pour autant s’intégrer dans le nouveau système de l’économie européenne.

Les arguments peuvent toutefois s’avérer beaucoup plus vindicatifs, avec une adhésion ostentatoire aux visées de l’occupant, à l’image de Léon Degrelle qui signe le 1er janvier 1941 son premier “Heil Hitler” dans Le Pays réel, et il avance que, “en sauvant l’Europe, il nous sauvera.”21 Une propagande se met alors en place, qui lie l’avenir de la Belgique et de l’Europe à Hitler. L’écrivain prolétarien Pierre Hubermont répond parfaitement à cette orchestration nouvelle lorsque en octobre 1941, dans le premier numéro de sa revue Wallonie, il dénonce “l’irrésistible attirance de la France qui avait endormi la conscience belge et wallonne,” s’insurge contre le “cosmopolitisme d’inspiration juive, qui s’emparait de tout, qui s’infiltrait partout, par la littérature,” condamne l’esprit de la Nouvelle Revue française, et il revendique une nouvelle source: la source germanique.

C’est pourquoi les écrivains belges prennent une toute autre importance lors de la fondation, à Weimar en octobre 1941, de l’Europaïsche Schriftsteller-Vereinigung (Société Européenne des écrivains). La Belgique, conformément à la politique de séparation allemande, y est représentée par deux commissions, l’une flamande (avec notamment Ernest Claes et Félix Timmermans) et l’autre wallonne, qui émane de l’organisation Communauté Culturelle wallonne, présidée par Pierre Hubermont, avec comme membres actifs Constant Malva, Francis André et Marie Gevers. On voit, par ces différents membres, que la Belgique d’alors revendique une production importante de littérature prolétarienne et de littérature régionaliste, revenant là encore sur les arguments du Groupe du Lundi.

Le paysage littéraire revête alors des traits nouveaux quant aux organes d’édition qui récupèrent le pouvoir symbolique en Belgique. Le Nouveau journal, nouvellement créé, occupe à ce titre une place essentielle, et le critique qui y exercera une importance prépondérante jusque 1943 sera son directeur littéraire, Robert Poulet. Proche du précédent au niveau des collaborateurs est le journal Cassandre, fondé avant-guerre par Paul Colin, et désormais orchestré, avec une politique collaborationniste, par Gaston Derycke (qui écrit aussi dans le journal précédent), et où l’on retrouve les signatures de Paul Kinnet ou Robert Gaillard. Le Soir, dorénavant dirigé par Raymond De Becker (il sera remplacé par Horace Van Offel en 1943), prend lui aussi une nouvelle optique nettement collaborationniste, et la partie littéraire est confiée à Paul De Man, avec notamment des articles antisémites.22 On peut aussi mentionner L’Avenir et Voilà (avec comme chroniqueur littéraire Armand Carabin), dirigés par Victor Meulenijzer, Mon Copain, désormais présidé par Eugène Maréchal, avec comme directeur littéraire André Voisin, ainsi que des organes d’édition qui revendiquent une collaboration active, tels Wallonie et La Légia de Pierre Hubermont, ainsi que l’organe rexiste, Le Pays Réel, orchestré en temps de guerre par Pierre Daye et José Streel.23 Par défaut de place, nous nous contenterons ici de mentionner certains organes de presse de l’époque,24 tels Le Travail, Clairière, La Gazette de Charleroi, Le Journal de Charleroi, Mons-Tournai, Le Journal de Verviers, L’Eventail, La Région, Le Journal du Centre, Province de Namur, Le Centre ou La Terre Wallonne, qui sur le plan littéraire reprennent généralement les informations et éventuelles approbations des journaux précédents. Ces commentaires trouvent sur les ondes un relais, Radio-Belgique, avec notamment des chroniques littéraires tenues par Paul Kinnet, Robert Poulet et Louis Carette, ainsi que des chroniques sur le folklore animées par le dramaturge Michel de Ghelderode.

Sur le plan des maisons d’édition, les plus en vue de l’époque sont les Editions de la Toison d’Or, fondées par le couple Didier, Ignis, d’obédience rexiste, ainsi que Les Edtions de la Roue solaire ou Les Ecrits, dirigés par Yvan Dailly et Jean Libert.

Evidemment, il ne nous est pas possible en ces pages de voir plus précisément les nuances de certains positionnements, et de voir notamment l’évolution de la situation, avec l’année-charnière de 1943, où l’on assiste aux retraits de Raymond De Becker et Robert Poulet, suite à la mise en place d’une politique de collaboration moins encline à laisser un nationalisme belge se développer au sein d’une “Europe allemande”. En même temps, le ton de ce résumé le laissait presque entendre: les règles du jeu des différents positionnements semblent relativement simples à instaurer. Il est vrai que la plupart des agents importants en temps de guerre avaient eu l’occasion de se rencontrer préalablement, et même s’ils s’opposaient sur certains points, notamment la place de la littérature belge par rapport à la France, ils partageaient certaines idées, si ce ne sont certaines visées.

Pour bien entrevoir les rencontres préalables, même sporadiques, on peut ainsi prendre l’exemple rapide de Raymond De Becker.25 Après avoir intégré l’Action Catholique des Jeunes Belges (ACJB) dès 1928, se réclamant d’un fascisme à l’italienne, et sous l’influence de Nicolas Berdaieff, il avait crée en 1932 le journal L’Esprit nouveau, où collaborèrent notamment Henri Bauchau et Guido Eeckels. Tout en étant catholique, il était alors proche du leader socialiste Henri De Man, qui revendiquait un socialisme national, alors que De Becker propose un socialisme “personnaliste” (il veut en effet garder une dimension spirituelle). Il s’opposera notamment à l’esprit français, tourné selon lui vers le passé et miné par le cosmopolitisme, et il intègre en 1934 L’Avant-garde, revue catholique avec un sens social, à qui Léon Degrelle avait apporté un souffle nouveau à partir de 1928. De Becker y côtoie Henri Bauchau, Louis Carette ou Paul Kinnet. Le journal affirme très tôt être pour la neutralité de la Belgique dans le conflit à venir.26 En 1935, De Becker tente, dans le journal du Parti Ouvrier Belge Le Peuple, de regrouper la jeunesse catholique avec les socialistes, tout en se tenant à l’écart du mouvement Rex de Léon Degrelle, qui obtient l’année suivante ses plus grands succès électoraux. Degrelle estimait de son côté qu’une des fondations du changement à venir passait par une littérature autonome, “nationale,” et dans la lignée de ses revues Rex, Vlanpuis Le Pays réel en 1936, il dirige la “Collection nationale” des éditions Rex, où il publie par exemple des romans de Pierre Nothomb ou S.-A. Steeman.

Toutefois, De Manière générale, les partisans d’un ordre nouveau se méfient – et se méfieront – de Léon Degrelle, qui subit d’ailleurs en 1937 un cuisant échec politique lorsqu’il se présente à l’élection comme sénateur de Bruxelles. C’est pourquoi Degrelle n’est invité qu’une fois au salon important de l’époque (1935-39)  tenu à Bruxelles chez le couple Didier (Henri et Lucienne), alors que De Becker s’y rend De Manière assidue. Il y rencontre notamment Henri De Man, Henri Bauchau, Otto Abetz (qui deviendra ambassadeur du Reich à Paris), José Streel, P.-H. Spaak et Robert Poulet.

De Becker s’oppose toutefois à Poulet sur un point: la place de la littérature belge par rapport à la France. Pour les auteurs du Groupe du Lundi, qui gravitaient autour de Robert Poulet, le centre à atteindre restait Paris, et les modèles symboliques étaient essentiellement des écrivains parisiens. Si la visée essentielle des écrivains belges de l’époque reste Paris, dessinant ainsi une ligne latine (Belgique/France), De Becker avance que le rôle européen de la Belgique est tout autre: le pays est un espace situé entre le monde germanique et latin. Du côté francophone, si la langue est latine, le pays est relié à la germanité par la parenté raciale. Si cela est évidemment connu depuis Edmond Picard, les deux mouvements entendent donc “faire l’Europe” – l’image promulguée par Franz Hellens d’une Belgique comme “balcon sur l’Europe” (Hellens 34) est notamment reprise par Paul Colin (Belgique 9) –,27 avec une divergence essentielle: le rôle plus ou moins important de l’Allemagne, qui pour De Becker est le pays du Milieu de l’Europe alors que la Belgique est le pays du Milieu de l’Occident.

Plus la guerre approche, plus De Becker insiste sur le côté européen de la Belgique, et il tente une liaison entre les socialistes, les catholiques et les libéraux, autour d’une nécessité de la réforme de l’Etat dans un sens autoritaire. C’est aussi la position du Pays réel de Degrelle. En 1939, pendant la “drôle de paix,” alors qu’un mouvement pro-français et anti-fasciste se met en place dans les journaux et revues Le Soir, l’Etoile belge, La Libre Belgique ou La Dernière heure, De Becker, pour défendre la neutralité de la Belgique et refuser l’allégeance envers les Français, fonde la revue L’Ouest. Au niveau des collaborateurs, on y trouve Robert Poulet, Gaston Derycke (qui vient des milieux libertaires), Guido Eeckels, le rexiste Pierre Daye, Hergé et Jam (le caricaturiste du Pays réel), et De Becker bénéficie du soutien de Paul Colin, qui dirige à l’époque le journal Cassandre. Dans ce dernier, en septembre 1939, Robert Poulet et Gaston Derycke y proposent un “Manifeste” pour que s’installe une politique de stricte neutralité. Parmi les dix signataires, on retrouve Paul Colin, Gaston Pullings, Pierre Daye et Jean Libert. On le voit, autour de ces différentes tentatives de défendre la neutralité belge, les origines des différents agents sont diverses, mais on assiste à la naissance d’une mentalité commune.

Il importe aussi de mentionner certains mouvements parallèles, pour bien montrer que cette réaction échappe à Rex, à l’exemple du très maurassien Comité d’Action pour l’Universalité de Rome de Fernand Desonay, de la Légion nationale, qui défend des idées d’autorité pour l’Union par la force et la sécurité, ou du Verdinaso en Flandre.

Le mouvement est donc réel, constitué essentiellement de personnalités exerçant un rôle non négligeable au niveau des affaires culturelles. Surtout, un fait primordial est à remarquer: il ne se réduit à aucun parti.

Le second fait important à retenir est qu’il ne s’agit finalement là que d’une affaire de positionnement, d’un investissement nouveau de la littérature plus que d’une veritable refonte susceptible d’apporter des changements réels au niveau de la forme: c’est la manière de voir l’objet littéraire qui change, non l’objet lui-même. Dans cette optique, l’espace nous manque pour montrer que l’orchestration générique de cette période va mettre à jour des critères qui avaient été avancés quelques vingt ans plus tôt, à l’image de la nouvelle approche du “fantastique,” particulièrement redevable du discours sur le roman d’aventure en France dans les années 1920.28

Avant de voir plus précisément la position prise par le roman policier en cette période, il nous apparaissait en tout cas nécessaire de revenir, au risque d’un certain schématisme, sur cette nouvelle mise en place du pouvoir symbolique, puisque nous retrouverons ensuite certains noms ici évoqués, de même que la reprise des arguments avancés par les agents importants de cette période, et nous verrons de même que le seul changement de forme tangible se situe peut-être du côté du roman policier.

La nouvelle réalité du roman policier belge

Pour l’instant, nous n’avons fait nulle mention du roman policier belge. Quelle est donc sa place réelle sur l’échiquier littéraire de l’époque?

En un premier temps, on ne peut qu’être frappé par le prodigieux essor, essentiellement à partir de 1941, de maisons d’édition, souvent éphémères, affichant ostensiblement un ancrage générique bien précis, que cela relève du fantastique ou, De Manière encore plus visible, du roman policier. Pour celui-ci, sans prétendre à l’exhaustivité, on pourrait ainsi mentionner certaines maisons d’éditions ou collections tels “Le Jury” dirigé par S.-A. Steeman aux éditions Beirnaerdt,29  les Auteurs Associés fondés par Jules Stéphane avec leurs collections “Les meilleurs romans policiers” et “Les romans policiers illustrés,” Maréchal avec sous sa coupe “Le Sphinx,” “Intrigues” puis la “Collection Edgar Poe,” Solédi, Meddens & Co, Thémis, Le Hibou, Les Heures bleues, L’alibi, Ed. Le courrier d’Anvers, Héraly, “Détective” des éditions Publicity, Echec et Mat, Ed. G.I.G. et la collection “Le Vampire,” Le Lecteur, De Kogge, “Moderns Policiers” des éditions Chagor ou La Griffe, qui sont suffisamment représentatifs de la dynamique qui s’instaure en cette période.

A cela vient s’ajouter un élément important: les auteurs publiés par ces maisons d’édition sont, pour la plus grande majorité, belges. Cet essor ne laisse d’ailleurs pas indifférents des auteurs qui avaient dans un passé proche bénéficié d’une certaine légitimation littéraire: Max Servais, auparavant connu pour ses collages et son activité avec le Groupe surréaliste de Bruxelles autour de Paul Nougé et Magritte, se tourne désormais vers une activité à l’optique policière;30 Louis Dubrau (pseudonyme de Louise Scheidt), l’auteur deZouzou (1936) et A la poursuite de Sandra (1963, prix Rossel), propose un intermède policier avec en 1942 au Jury Le Destin de madame Hortense etL’Arme du crime; Louis Carette, qui affirmera dans Naissance de Minerve que le roman policier s’impose comme le retour ultime de la tragédie antique,31 propose en 1942 Cadavre exquis;32 André Voisin, notamment connu pour son Plaidoyer pour André Baillon de 1936, établit un pont en 1941 et 1942 entre les productions policières du Jury et du Sphinx;33 Pierre Fontaine, membre de l’Académie Picard, fondateur en 1930 du Rouge et le Noir, ayant notamment préfacé le Dictionnaire subversif de Léo Campion,34 ayant proposé, en compagnie de Roger de Leval, proche de Philippe Soupault, unJazz-Band, le mal du siècle,35 et présenté une ironique et irrévérencieuseIntroduction à la vie des lettres en Belgique,36 donne en 1943 un Crime sans châtiment doté d’une préface historiquement importante dans le cadre du roman policier;37 Marie Gevers publie en 1941 L’Oreille volée;38 Lucien Marchal, fondateur de Joyeuse et La Belgique Nouvelle, auteur de l’étude Ceux du Sud,39 insémine désormais sa connaissance des mœurs d’Amérique du Sud dans ses romans policiers;40 le romancier régionaliste Jules Gille, qui ne composera plus par la suite qu’un unique roman, Lumière sur la campagne en 1946, pour se tourner définitivement vers la poésie, propose en temps de guerre trois romans policiers dont l’action se situe en Gaume,41 et le frère de Franz Hellens, Frans van Ermengen, sous le nom de plume François Maret, contribue lui aussi à cette vogue du roman policier.42

Ces différentes contributions à l’essor étonnant du roman policier relèvent-elles de simples contingences financières, les auteurs précités entendant-ils De Manière prosaïque bénéficier de tirages importants et d’émoluments en conséquence? Pourquoi alors n’ont-ils tout simplement pas utilisés des pseudonymes? Peut-être bien parce que le risque institutionnel de contribuer à ce type de production leur apparaissait moindre en cette période.

C’est en tout cas à nos yeux un indice suffisamment révélateur du changement de statut qui s’opère au niveau du roman policier. Si ces écrivains proposent de la sorte des romans policiers, essentiellement à partir de 1941, c’est bien parce que ces derniers permettent certes un gain financier, sans que cela ne porte pour autant entrave à leur légitimation littéraire. La valeur symbolique du roman policier aurait donc changé en un laps de temps très court, de même que la perception de son potentiel structurel. En cette perspective, on peut aisément sérier ces auteurs. Certains se situaient dans le sillage du surréalisme, et ils peuvent donc prendre le roman policier sous l’angle d’une contrainte paradoxalement émancipatrice. D’autres proposaient des récits “régionalistes,” et leurs romans policiers prennent pour cadre la région auparavant utilisée dans leurs récits. D’autres enfin avaient opté pour une perspective psychologique, et ils pensent donc trouver dans le roman policier une place idoine où cerner différents états d’âme. On le voit, tout converge donc vers un genre auparavant décrié, et qui bénéficie soudain d’un bien étrange intérêt.

Un acte de création…

Pour bien percevoir cette modification, il est peut-être bon de regarder ce qui s’écrit sur le roman policier à partir de 1940.

Les premiers éléments repérables s’intègrent parfaitement au mouvement général précédemment entrevu. Tous les critiques s’accordent en effet à dire qu’un changement profond de mentalité vient de s’opérer, avec à la clé pour le roman policier une “libération” et une possibilité désormais offerte d’imposer la norme au lieu de l’importer: les auteurs de romans policiers ne sont plustraducteurs, importateurs,43 mais réellement créateurs. Le discours est sans équivoque, et l’occupant peut laisser prendre forme cette littérature nationale qui se complaît dans l’autarcie et conserve des valeurs propres à renforcer l’esprit des Lois. L’occupant peut laisser s’affirmer cette littérature désormais “nationale” qui prend souvent pour cible la production contemporaine anglo-saxonne, l’impérialisme anglo-saxon en matière de littérature. Car, en regard de la mainmise récente de la matière et manière anglaises par le prisme de l’édition française, on passe en Belgique de l’ancien esprit de traduction à l’esprit de tradition belge:

L’avant-guerre avait vu fleurir en France de nombreuses collections de romans policiers qui inondaient le marché belge. Toutes cherchaient l’essentielle de leur substance dans les traductions d’auteurs étrangers, parmi lesquels les Français et les Belges faisaient figure de parents pauvres, et peut-être même de “bouche-trou”. De là, la plupart de nos auteurs en étaient venus, pour se faire admettre, à se cantonner dans l’imitation plus ou moins servile des Anglais et des Américains, quand on ne les forçait pas à camoufler leur œuvre sous l’étiquette d’une traduction.

Ils en étaient arrivés à écrire sous la malencontreuse influence d’un certain complexe d’infériorité.

C’est contre cet esprit que la collection “Le Sphinx” a voulu réagir. Elle s’est adressée à des écrivains auxquels étaient déjà reconnu un incontestable talent littéraire et elle leur a demandé de s’écarter nettement des chemins battus pour puiser leur originalité dans l’étude des caractères et l’analyse humaine.

Elle a pu ainsi rassembler sous sa firme et s’attacher pour un long terme une petite équipe d’auteurs qui s’est imprégnée de son esprit et saura maintenir sa tradition. D’autres viendront s’y ajouter, n’en doutons pas, émoustillés par sa haute tenue. Et ainsi naîtra peut-être une nouvelle école du roman policier qui aura trouvé ses racines dans notre pays. (Marechal, Duplicité)44

A l’occasion, autour de ce qui est perçu comme une véritable “nouvelle croisade de renaissance des lettres belges,” susceptibles d’atteindre une sacralisation nouvelle, on retrouve le type de discours auparavant entrevu chez Robert Poulet, Paul Colin ou Raymond de Becker, pour définir la situation des lettres belges De Manière générale:

En créant la collection Le Jury, vous avez […] bouleversé toutes les anciennes sociétés ayant le culte des valeurs spirituelles. Sociétés qui, étant étrangères, éclairaient notre peuple par des œuvres étrangères également. A telle enseigne que le Belge moyen, et peut-être tous les Belges en matière de littérature étaient à la remorque de la France. […] en fondant Le Jury, vous avez créé une renaissance des lettres belges. Vous avez laissé des œuvres belges d’auteurs connus ou débutants s’affirmer et répandre la richesse, souvent cachée, de leur substance. Ce seul fait donne la preuve de votre caractère national et permet de vous classer comme le premier écrivain belge qui a osé lancer un défi aux grandes sociétés d’éditions étrangères de romans policiers. […] Vous avez créé pour notre pays un but spirituel et, par la même occasion, un but national. Ce but […] fera placer la Belgique, dans les branches littéraires, au premier rang avec les grandes pissances, en matière spirituelle évidemment. (Leger 33)45

La mise en place de cette nouvelle Ecole du roman policier, cet acte de création contre l’esprit de traduction, passe, pour les auteurs et le lectorat, par une spatialisation belge46 et un retournement de l’hétérolinguisme où le français apparaissait auparavant dominé. Cet élément essentiel tend à expliquer pourquoi le roman policier apparaît pour beaucoup de critiques de l’époque comme représentatif du changement désiré.

Nouveau lieu, nouvelle langue…

Au niveau de l’hétérolinguisme, on se contentera de rappeler un fait généralement occulté: la propension du roman policier anglo-saxon à adopter comme spatialisation la France et à jouer de l’hétérolinguisme français/anglais, régime de convention située dans l’orbe du Dupin de Poe. En cette perspective, John Dickson Carr prête à Henri Bencolin des tics langagiers français pour le moins curieux,47 Agatha Christie ou Margery Allingham utilisent le procédé d’une traduction hétérogène quand elles emmènent Anne Beddingfeld à Paris48 ou Albert Campion dans la capitale puis le Sud de la France,49 l’absence de traduction de phrases en langue française peut donner l’impression que ces assertions ne signifient rien d’autre que leur différence idiomatique,50 l’on peut retrouver, dans un contexte purement britannique, des titres de chapitre en langue française,51 nombre de détectives possèdent cette idiosyncrasie qui leur fait aimer cet hétérogène, que cela soit les “excursions into French” du Fox de Ngaio Marsh52 ou Ellery Queen, et l’on retrouve aisément l’équivalent français dans le domaine anglo-saxon du “By Jove” dans le domaine francophone.53 Mais ces caractéristiques ne dépendent pas d’un régime de soumission: c’est l’appropriation de tics étrangers par la manière anglo-saxonne, et l’hétérolinguisme donne en soumission la langue importée. Cette importation n’entravait d’ailleurs jamais les critères de vraisemblance.

Au contraire, dans le roman policier francophone, l’hétérogénéité langagière subissait ce régime de convention, qui ne respectait pas une éventuelle vraisemblance, comme pouvait le faire remarquer Maurice-Bernard Endrèbe à propos de L’Assassin habite au 21 (1939) de Steeman.54 Ce roman était tout à fait représentatif de ce qui se faisait et se jouait à l’époque, avec des récits qui ne cessaient de donner en langue supposée vernaculaire des bribes de dialogue, l’idiome original étant contaminé par des mots étrangers à la langue d’inscription, propres au genre et à la perception de ses origines. En outre, ces romans ne cessaient de porter l’accent, par souci de rappeler l’inscription dans un contexte, sur la vraisemblance de cette invraisemblance avec les traductions en notes de bas de page:

Oh, yes?… I’ll knock your teeth through the back of your head, you blooming cop!/[note de bas de page:] Littéralement: “Je ferai passer vos dents à travers votre gorge, espèce de sale flic”/L’homme avait débité cela sans reprendre haleine, en vrai cockney! […]

– Vous avez bien dit: blooming cop? interrogea-t-il d’un ton incrédule, en homme prêt à convenir d’une grossière méprise.

God damn and blast your bloody eyes! Sûr que je l’ai dit!/[note de bas de page:] Littéralement: “Dieu damne et détruise vos yeux sanglants!” (Steeman 20)

Ce respect d’une matrice préexistante, importée, entraînait le refus de Soi: en ce sens, la production belge revêtait un caractère de domination, et tout effet de distanciation s’avérait impossible. A l’inverse, dans le cadre du roman anglo-saxon, le régime de convention pouvait intégrer une certaine distanciation, utilisant notamment la mimologie – “‘Paw ongcourager les autres,’ said the man in diabolical French” (Marsh et Jellet 162) –, proscrite dans l’univers francophone où l’on se contente d’un pur respect du cahier des charges du roman policier.

Dans le roman policier belge “importé,” on ne pouvait donc représenter la réalité belge, puisque la langue étrangère ne pouvait l’appréhender. Logiquement, cette réalité belge ne pouvait être définie que par l’extérieur, par l’espace de production capable de s’approprier, distancier et poser au centre diégétique les particularités nationales, que cela soit au niveau sociétal ou linguistique. Ainsi, la réalité belge, la dualité linguistique belge, fut auparavant parfaitement mise en crise non par un écrivain de nationalité belge, mais bien par un auteur anglais, Freeman Wills Crofts dans The Cheyne Mystery en 1927. Jouant notamment des signes doubles reflétant une même réalité (l’énigme gravite autour d’Anvers, que le détective ne connaît que sous le nom d’Antwerp), Freeman Wills Crofts entendait répercuter la dualité du récit policier dans la dualité langagière d’une nation belge qui, pour présenter des signes de reconnaissance exogènes, n’en possède pas moins un mystère endogène.

Cette réalité duelle d’une Belgique qui ne peut concilier son hétérogène était donc traitée par l’extérieur, et de l’intérieur on devait oublier cette réalité pour s’abandonner à un régime de traduction. Ce principe passait bien par le régime de la copie, par la soumission aux codes anglo-saxons et par l’hétérolinguisme subi. L’ensemble avait imposé un langage commun, un système de procédés récurrents imposés par quelques maisons d’édition françaises, et ces schèmes ne seront abandonnés en Belgique que dans le vœu d’un roman policier belge en autarcie.

Car en temps de guerre, on refuse désormais ce régime de soumission, en imposant De Manière générale une spatialisation belge. Steeman revient par exemple à plusieurs reprises sur les conventions préalables. Dans un premier temps, répondant à la demande d’un certain F.V., il rappelle qu’il a utilisé Bruges comme décor du Démon de Sainte-Croix, de L’Assassiné assassiné, “L’Offense” et “Le Diable et la dentellière” (Derycke 33). Un peu plus tard, il explique la convention du choix anglo-saxon par la différence des systèmes judiciaires belges et anglais,55 pour enfin, en réponse à une lettre signée Mme M.-J. Dermont Cob réclamant comme décor “un bon coin belge,” affirmer qu’une spatialisation belge permettrait d’éviter “ces bouts de phrase en langue anglaise qui n’ont à mon avis aucune utilité, sinon d’en rechercher la traduction au bas d’une page” (Marine 31). Steeman récuse cette manière et prône de même un retour à un décor “national” afin d’éviter ces conventions, afin de ne pas penser la production policière selon un art de la fragmentation en raison d’une mainmise extérieure, et il donne en référence ses récentes publications (La Résurrection d’Atlas et La Vieille Dame qui se défend) ainsi que celles de Jean-Jacques Marine et Carine, qui tous avaient pourtant, dans un passé fort proche, largement cédé à la tentation de l’hétérogène langagier… Un passé fort proche qui se réduit même, pour Steeman, à deux années: ce brusque retournement traduit par conséquent une volonté réelle et tangible de signifierl’évolution revendiquée par la critique belge.

Désormais, à l’exception de Paul Max, Jean Marsus (pseudonyme de Marcelle de Clerck) et Lucien Marchal (et il est plus aisé – et judicieux – en cette période de situer des récits en Espagne et en Amérique du Sud qu’en Angleterre ou aux Etats-Unis), le roman policier belge parcourt le pays en tous sens, de Liège à Anvers (vu pour l’occasion comme francophone) en passant par la Campine et la Gaume, et s’attache à dépeindre l’ensemble des milieux, qu’il s’agisse d’artistes, d’hommes d’affaires, de paysans, de saltimbanques, de tziganes ou de commerçants.

En outre, si de rares récits conservent, sur le plan spatio-temporel, l’optique anglo-saxonne, c’est désormais pour en critiquer les fondements socio-structurels. Cela semble en tout cas être la perspective adoptée par Paul Kinnet dans son Ils vont m’assassiner. S’il renouvelle en quelque sorte le crime en lieu clos – avec ici pour cadre un avion qui traverse l’Atlantique en 38 heures –, son narrateur est un Lord anglais. Cela permet d’une part d’inverser le lyrisme habituel pour rendre compte de la grandeur de New York. Pour ce Lord anglais, cela débouche sur un paradoxe: la mentalité et les réalisations étasuniennes relèvent finalement d’un état d’esprit prosaïque sans véritable essence du sacré, ce qui fait que tout “paraît désormais mesquin et petit” (7). Au cours du récit, le personnage principal ne cessera de commenter ce paradoxe, stigmatisant l’esprit mercantile qui porte entrave à toute volonté artistique pour elle-même. Les penchants de certains protagonistes américains pour le music-hall sont de la sorte perçus De Manière ironique, et une discussion entre les passagers sur le cinéma étasunien s’avère particulièrement critique, notamment lorsqu’un dénommé Dan Blore avance que “Le cinéma américain […] ne peut qu’améliorer la formation de notre jeunesse… Il est une manifestation du génie propre de notre peuple”. Le commentaire du narrateur? “Vous ai-je déjà dit que Dan Blore était un parfait crétin? C’est le moment de réparer cet oubli” (174). Cela ne se limite pas à cette remarque acerbe, certains des personnages américains revendiquant ensuite l’aspect économiquement rentable de leur cinéma, alors que d’autres le lient à la fascination exercée par le music-hall. En outre, le narrateur en profite pour se gausser de Spencer Tracy. On peut aussi noter la présence dans l’avion d’un personnage français, prénommé Jacques Martin. L’adoption de ce nom relativement commun est à l’image de l’importance du personnage dans l’intrigue: quasiment nulle, puisque sa présence ne semble justifiée que par le besoin de brouiller les pistes. Ce système de déni, pourrait-on objecter, semble toutefois exclure le Royaume-Uni. C’est au contraire le fondement même du récit. Le narrateur ne cesse en effet de s’insurger contre la mentalité étriquée des habitants de son pays, tiraillés entre un esprit de grandeur et un aspect pusillanime toujours tenace. Bien plus, le dernier renversement du récit provient de l’identité du coupable, qui n’est autre que le narrateur, dont la seule motivation était de “Dominer les hommes et les événements, se mettre au dessus des lois, mener sa vie dans le sens où il l’entend” (188). Ce “désœuvré” monomane, qui n’est pas sans renvoyer à l’esprit anglais fin-de-siècle, se révélera finalement lui aussi particulièrement pusillanime: le dernier chapitre est constitué de son monologue dans le couloir de la mort, et le sentiment qui domine n’est plus celui de suffisance, mais bien celui de la peur et du sentiment d’inutilité par rapport à un geste qui n’a finalement pas apporté grand chose.

L’inversion semble donc claire, et si l’on adoptait peu de temps auparavant sans distanciation la matière anglo-saxonne par le prisme éditorial français, désormais, les romanciers belges peuvent soit critiquer De Manière ouverte les fondations du système d’avant-guerre – tant sur le plan générique que sociétal –, soit éliminer complètement ces fondations en adoptant un cadre belge, ce qui revient là encore à condamner ce qui faisait autorité dans un passé fort proche.

“Remonter l’échelle des genres littéraires”

Ce seul changement de fond ne peut toutefois suffire pour expliquer la remontée subite du roman policier sur l’échelle des biens symboliques en Belgique. Il faut en effet trouver une rupture, basée en premier lieu sur un discours susceptible de mettre en place un système de repoussoirs afin de valoriser le roman policier, et des critères auparavant négligés qui s’imposeraient comme la norme dominante. Il importe aussi de se préserver de cette abondance extrême de récits policiers, ce qui ne peut qu’être suspect aux yeux des instances de légitimation, qui en déduiraient aisément que la forme s’avère reproductible à l’infini.

Les premiers textes sur le roman policier en cette période vont dès lors s’accorder à établir ce système de repoussoir: tous ne vont cesser d’opposer, sur le plan qualitatif, le roman policier au roman populaire.

On retrouve ce type de discours, presque comme une litanie, notamment chez Eugène Maréchal. Le paratexte des éditions du Sphinx, qu’il dirigeait, est à ce titre éminemment   ambitieux,56 dans une tentative de cliver le roman policier qui relève de la littérature populaire et celui qui s’inscrit de droit dans le “littéraire”. Ce clivage, à partir d’une définition minimale du roman policier comme “œuvre romancée dont le thème se déroule autour d’un fait passible de poursuites judiciaires,” reproduirait bien, dans sa propre thématique, le clivage dans la sphère de la littérature légitimée des récits prenant pour thème un aspect sentimental:

Pas plus qu’on ne peut mépriser Werther ou Madame Bovary parce qu’ils sont basés sur une aventure sentimentale au même titre qu’un quelconque Vierge et flétrie, on ne peut nier la haute tenue littéraire de Complicité ou de Un crimeparce qu’une abondante littérature commerciale a pris pour thème une intrigue policière. (Marechal, Trois petits vieux)57

Partant, c’est l’émulation, le fonctionnement en système, qui apportera à la production policière belge son changement de statut institutionnel. A la suite du “Jury” de Steeman, le Sphinx entend expliquer et représenter cette évolution:

Après s’être attaché les meilleurs auteurs, la collection “Le Sphinx” est en voie de gagner les faveurs d’une élite parmi les lecteurs de romans policiers. (Maréchal, Trois petits vieux)

Ce roman policier moderne serait ainsi capable de définir en des contours nouveaux la littérature belge, et de venir questionner les frontières habituellement admises – et ce, d’un point de vue légitimant tout comme d’un point de vue national. Il doit par conséquent refuser l’anonymat et l’absence de reconnaissance littéraire représentés par la production fasciculaire, où seul importe le personnage principal et la perspective “mathématique” de l’intrigue. Au contraire, le roman policier moderne doit approfondir la psychologie des personnages, avec pour ce faire un centre à trouver: il doit se situer en conjonction de Poe et de Dostoïesvski. Cette conjonction est annoncée par Eugène Maréchal qui, dès l’établissement du programme de sa collection, annonce le changement de modèles symboliques:

Lentement, le roman policier évolue. Après avoir sombré dans le genre feuilleton, il retrouve ses qualités premières. Nombreux sont ceux qui dédaignent Nick Carter et ne veulent plus s’en référer qu’à l’Edgard Poe duChevalier Dupin [sic], au Dostoïewski de Crime et châtiment […]. Sans négliger complètement l’action policière, ils réservent dans leurs œuvres une place prépondérante à l’analyse humaine et aux développements psychologiques. Ainsi, le roman policier remonte l’échelle des genres littéraires, si tant est que l’on puisse classer ceux-ci par gradation. (Maréchal, Haute tension)

Dans ce désir de “remonte[r] l’échelle des genres littéraires,” le discours critique sur le roman policier pendant la guerre ne cessera de prendre pour référence Dostoïevski, Pierre Fontaine allant jusqu’à intituler De Manière significative un de ses romans Crime sans châtiment. Plus qu’au niveau structural, la comparaison fonctionne véritablement au niveau institutionnel. Le roman policier belge essaye par là de s’accaparer le capital symbolique de l’auteur russe, essaye de redonner consistance aux études historiques sur le roman policier qui n’avaient cessé de buter sur le Crime et châtiment de Dostoïevski, dont la traduction nouvelle et intégrale par Léon Brodovikoff est une véritable réussite, tant d’un point de vue critique que commercial: à quelques mois d’intervalles se succèdent deux éditions aux prix et présentation sensiblement différents, dans une tentative de toucher un lectorat plus vaste après avoir obtenu un écho critique favorable.58 La réussite commerciale etla légitimité: par Dostoïevski, par l’annonce constante d’un souci d’analyse psychologique, le roman policier belge peut effectivement, sans renier sa structure, sans renier son nécessaire fonctionnement commercial, “remonte[r] l’échelle des genres littéraires”.

Pour bien assimiler ce qui se joue à l’époque au niveau du roman policier, on ne doit toutefois aucunement séparer les deux plans: comment est-il possible de légitimer une forme qui connaît une réussite populaire extraordinaire? Car le roman policier s’impose quantitativement dans la production de l’époque. Cette production pléthorique provoque en contrepartie une embellie critique. La plupart des journaux francophones ouvrent en effet leurs colonnes à la littérature: outre Voilà, Le Pays Réel, Le Soir ou Mon Copain, Le Travail,Clairière, La Gazette de Charleroi, Le Journal de Charleroi, Mons-Tournai, Le Journal de Verviers, L’Eventail, La Région, Le Journal du Centre, Province de Namur, Le Centre, La Terre Wallonne couvrent la production policière. Si ces journaux ne constituent pas tous des instances légitimantes et si l’ensemble postulerait au contraire pour l’impact populaire du roman policier, il est à noter que les critiques sont véritablement circonspectes quant à la valeur d’ensemble de la production policière. Il ne s’agit pas uniquement d’inventorier, de proposer des résumés et juger ces fictions sur le seul plan diégétique, mais il est toujours fait référence à la situation d’ensemble, au problème du roman policier par rapport à la légitimation, de même qu’au mouvement actuel qui semble proposer une Ecole belge du roman policier. Un fort sentiment national anime ces critiques, qui renvoient bien, par leur état d’esprit, à la matrice qu’entend instaurer Cassandre et Le Nouveau Journal, où par exemple la chronique “Les criminels des mondes imaginaires,” rédigée par Jules Van Herck, moralise et nationalise l’aller-retour entre réalité et fiction, entre faits-divers et roman policier.

En ce contexte, de pales copies du “Jury” prouvent l’impact commercial du roman policier, mais en même temps, cela n’est pas sans affermir la qualité des entreprises éditoriales les plus en vue et les plus fermes au niveau des critères qualitatifs. A ce titre, en 1941 naît une collection, “Le Lecteur de Nivelles,” qui calque ostensiblement la présentation des fascicules du “Jury,” sans réussir toutefois à en conserver l’optique. Et la critique fut particulièrement acerbe à l’égard des deux fascicules proposés, le J’assassineraide Paul Durbin59 et Le Témoin silencieux de Roger-Henri Jacquart,60 estimant que cette production était susceptible de réduire à néant la tentative de légitimation orchestrée par “Le Jury,” les Auteurs Associés ou “Le Sphinx”. Steeman ne se fait d’ailleurs pas faute, dès que l’occasion s’en présente, de rendre compte De Manière ironique des nouveaux récits de Roger-Henri Jacquart/Roger d’Arjac,61 et il en profite pour rappeler que si Démonios, la création du susnommé, apparaît comme le double belge de Fantômas,62 il voit aussi en Fantômas une “vaste entreprise d’abrutissement public” (Derycke 2)! De Manière générale, la préoccupation de base est donc bien de  comprendre l’engouement et, autour de cet engouement, de juger ce qui ne s’inscrit que dans la répétition formulaire et ce qui est susceptible de contaminer le champ de la littérature “blanche”.

La majorité des critiques de l’époque placent leur discours sous ce premier rapport de la quantité par rapport à la qualité. S’ils cherchent à trouver un éventuel déplacement de la forme selon une optique élitaire, ils insistent alors sur la nécessité de séparer, de sérier cette production, de la comprendre dans son rapport avec les formes romanesques traditionnelles et dans son rapport à la modernité, de la comprendre dans sa capacité de toucher le lectorat populaire et le lettré:

Ceci m’amène à défendre un genre littéraire auquel la plupart des critiques refusent ses lettres de grande naturalisation, un genre que tout le monde, de l’intellectuel à l’ouvrier, de la midinette à la femme savante, apprécie en cachette, mais que peu de lecteurs osent défendre au grand jour. […]

A tout prendre, le moment me paraît venu de faire le point, de séparer le bon grain de l’ivraie, et de signaler les infinies possibilités d’un genre romanesqueappelé, selon moi, à féconder tous les autres. (Lorin 5-6; souligné par l’auteur)63

A partir de quoi, l’équation apparaît relativement simple: le roman policier serait à même de définir le système à venir s’il arrive à dominer son caractère uniquement populaire. Bien plus, si “la jeune école belge” réussit à affermir les nouveaux contours du roman policier, ce dernier annoncera la survenue du “roman nouveau”:

Loin d’être un genre secondaire, tout concourt à faire du roman criminel le genre essentiel, celui qui demain obligera les autres à lui emprunter la plupart de ses procédés, qui les absorbera même et créera le roman nouveau, où l’action et l’analyse, la magie des choses et l’intelligence des hommes, fondues en un tout harmonieux, exprimeront l’époque prodigieuse dont nous sommes les témoins encore ahuris. Et cela parce que le héros principal du roman criminel n’est ni le policier, ni le meurtrier, ni la victime, mais la Mort, et que la Mort seule – avec son cortège de larmes, de sang et de ruines – éveille dans l’âme des créateurs les résonances accordées à la grandeur des événements actuels et prochains. (Lorin 8-9)

Cela passe par une revendication générique pleinement assumée: sous prétexte de l’obtention d’un fort capital symbolique, il ne s’agit pas de gommer l’étiquette “roman policier,” mais il importe au contraire de l’afficher. Ceci permet de montrer avec d’autant plus d’évidence la voie à suivre pour les romanciers policiers désireux d’obtenir une certaine légitimation littéraire:

Quand, par hasard, la littérature policière a produit une œuvre d’une réelle valeur littéraire, l’auteur, et surtout les éditeurs, se sont empressés de lui enlever son étiquette générique pour en faire admettre la lecture par un public intellectuel. […] C’est là tricher avec le lecteur. C’est aussi empêcher que l’œuvre policière se fasse admettre au sanctuaire des Belles-Lettres, du moins en tant que genre. (Marechal, La raison du plus fort)

Jules Stéphane, auteur de romans policiers, qui figurait dans l’équipe du Jury dirigée par S.-A. Steeman et qui fut l’instigateur de la coopérative d’édition des Auteurs Associés, entendait lui aussi séparer l’ivraie du bon grain dans le roman policier. Pour Jules Stéphane, le genre est déprécié par la critique en raison du trop grand nombre de productions fort moyennes qui se contentent de rédupliquer les matériaux utilisés précédemment (Stéphane propose un historique du roman policier avec comme point de départ Une ténébreuse affaire de Balzac) et qui ne prennent pour acquis que le terme “policier” en oubliant son éponyme “roman”. La responsabilité, selon Jules Stéphane, en incombe aux éditeurs:

La plupart des romans policiers sont mauvais. Pourquoi? Parce que les éditeurs se moquent de la qualité et ne s’attachent qu’aux chiffres, la clientèle populaire achetant n’importe quoi du moment que le volume contient suffisamment de crimes, de sang et de coups de revolver et ne coûte pas cher. (31)

Les auteurs, mal payés, doivent produire énormément pour obtenir des émoluments importants, ce qui fait entrevoir une possible solution à Jules Stéphane afin de résorber la médiocrité:

Les remèdes: Relever les prix du roman policier, vendre moins et assurer un bénéfice identique à l’éditeur sur un moins gros tirage. Pouvoir payer mieux les auteurs et, par là, éliminer les écrivaillons. Mais la clientèle populaire, que ferait-elle? Elle achèterait un volume au lieu d’en acheter trois, mais elle prendrait goût au bon roman. (31)

A partir du moment où la machine éditoriale s’avérerait susceptible de relayer le discours critique, toujours en prise avec le mouvement général des lettres belges, on en arriverait presque à un véritable mouvement national, que tente de définir en 1943 Pierre Fontaine. Il reprend ainsi la distinction propre au mouvement national entre ceux “qui sacrifient tout à l’enquête” et “ne se soucient ni de la fantaisie, ni du pittoresque,” avec un récit qui “perd en agrément” mais “gagne en vérité et en logique,” ce qu’il nomme la “littérature policière “pure”“; et ceux qui “se soumettent aux rigueurs de l’enquête tout en prenant avec la raison et la discipline policière d’assez grandes libertés,” ce qu’il nomme le “policier “libér锓 (Fontaine X). Fontaine se félicite “que ce soit cette formule qui jouisse de la faveur du public et qui puisse, à l’occasion, prendre rang dans la littérature au même titre que les romans d’un autre ordre” (XI). Il étudie ensuite une centaine de romans contemporains présentés comme policiers, et s’attache en premier lieu à cerner les thèmes, les regroupant en quatre grands ensembles (“crime passionnel,” “crime d’intérêt,” “crime anormal” et “crime hors série”), proposant enfin de vastes sous-ensembles pour préciser que “les thèmes du roman policier sont d’une variété infinie” mais que “néanmoins, il est intéressant de constater que la plupart des auteurs, parmi les meilleurs, ne recherchent pas les thèmes les plus insolites ou les plus saisissants”. Ceci entraîne une première déduction:

[Le] thème n’est pas tout. Dans la pratique, il est même peu de chose. Il vaut par la manière dont il est narré. Ce sont souvent les éléments du récit qui font tout l’intérêt de ce genre de littérature. (XIII)

Fontaine série alors les éléments avec les modes d’assassinat et les moyens qui, tout en étant d’une grande diversité, rejoindraient la remarque précédente quant aux “meilleurs romanciers policiers [qui] s’en tiennent presque toujours à des modes d’assassinat simples et courants,” simplement parce que le crime n’est pas l’essentiel, comparé à l’intrigue et à la densité psychologique. Cette approche minimale, reprise depuis la naissance du genre, tend à le différencier du roman d’aventures ou du roman populaire, avec à la clé un refus des méthodes de Sherlock Holmes au profit d’une optique psychologique plus prononcée, seul moyen par ce “climat qui baigne ces divers romans,” de devenir “digne de la meilleure littérature”. Devant ce primat de l’atmosphère, Fontaine étudie plus précisément le jeu de la mort, de l’angoisse et, notant que la majorité des romans ne présente que deux morts dans l’intrigue (32 romans, pour 25 ne proposant qu’un seul mort), il met en exergue un dernier élément supposé du roman policier: le mode d’assassinat. Commentant de nouveau la vaste étendue des possibilités, jusqu’à l’invraisemblance (de cet assassin par exemple qui revêt un scaphandre et attend dans le fond d’un étang la baignade quotidienne de sa victime!), il constate chez les auteurs belges de l’époque une tendance à la sobriété. Ce jeu sur les éléments, sur les nombreuses possibilités, préparait la conclusion:

Et c’est ici que se scinde la cohorte toujours plus nombreuse des écrivains policiers. Les uns continuent à sacrifier aux vieux poncifs du sensationnel, de l’épouvante et du macabre et s’en tiennent à la relation plus ou moins romancée de divers aspects de la technique criminelle aux prises avec la technique policière. Mais si illimités que soient les moyens, les mobiles et les conséquences matérielles d’un meurtre, le genre est limité et ne peut apporter à la longue qu’invraisemblances et redites. Dès lors, si l’on s’en tient là, ce genre de travail est à la littérature ce que le jeu de billes est au jeu des échecs. (XVIII)

Il importe par conséquent d’œuvrer dans une perspective de psychologisation des personnages, de refuser les règles établies par les auteurs anglo-saxons, pour s’engager sur une voie nouvelle, où le gain de capital symbolique serait tangible:

A ce stade-là, on ne voit guère ce qui éloigne le roman policier du roman littéraire, comme on dit, si ce n’est l’argument. (XIX)

Et l’on retrouve par là le discours de promotion du Sphinx, qui entendait “ne publier que des romans policiers d’une valeur littéraire incontestable et basés sur l’étude des caractères et l’analyse humaine,” avec à la clé “la prétention de s’introduire au sein des milieux intellectuels les plus difficiles” grâce à cette volonté affichée de rompre “le moule traditionnel des œuvres policières pour leur donner des assises plus profondes, plus nobles” (Maréchal, La raison du plus fort).

Un consensus critique

On le voit, les critères des différentes approches critiques apparaissent cohérents, et la tentative de légitimer le roman policier en l’intégrant au mouvement d’ensemble des lettres belges est patent. Pour autant, ces critères sont énoncés par des “praticiens” du roman policier, et l’on peut dès lors mettre en doute leur objectivité au même titre que leur importance réelle dans le champ littéraire.

Or, mutatis mutandis, ces critères vont être repris par les critiques influents de l’époque. On peut toutefois noter que ces critiques reconnus, en un curieux mouvement de balancier, vont devenir eux-mêmes des praticiens du roman policier, voire du récit d’espionnage pour Robert Gaillard!64 Selon Roger d’Arjac/Roger H. Jacquart, cet état de fait provient du pouvoir de persuasion de S.-A. Steeman.65 Roger d’Arjac estimait en effet que Steeman avait calculé De Manière outrancière la possibilité d’imposer ses vues, et que pour ce faire il avait, dès les prémisses de son entreprise, intégré comme romanciers certains des critiques les plus éminents de l’époque, à l’image de Paul Kinnet, Gaston Derycke66 ou André Voisin. La subjectivité resterait de mise à en suivre Roger d’Arjac, mais cela a pour valeur essentielle de donner une forme visible à un mouvement qui ne se réduit plus à quelques plaidoyers pro-domo. Une forme d’autant plus visible que le discours d’ensemble, loin de perdre en cohérence avec les approches des critiques légitimés, s’affermit dans un véritable jeu d’échos.

A ce titre, lorsque Gaston Derycke s’interroge sur les “Manques et possibilités du roman policier” dans les pages de Cassandre, on retrouve une argumentation déjà éprouvée. Les échos avec les différentes approches d’Eugène Maréchal y apparaissent assourdissants, puisque au niveau des auteurs-modèles comme des œuvres-repoussoirs on retrouve des noms identiques. Pour Derycke, si le roman policier était auparavant tenu pour forme négligeable, c’est parce que les instances de légitimation ne percevaient que son aspect populaire (“le roman policier étant à leurs yeux un genre inférieur et ressortissant de la littérature populaire, au même titre que Le Maître de forgeou Vierge et martyr”),67 et c’est bien cette optique populaire qui “arriv[ait] à séduire un public abondant” parce qu’il “dispos[ait], à cette fin, de recettes éprouvées, de formules toutes faites, de “trucs,” de “ficelles” dont il n’est pas bien malin de tirer parti” et dont les “fabricants de littérature ne s’en font pas faute” (“Manques” 5).68 Derycke s’attache ensuite à montrer que les “possibilités” du roman policier ne furent pour l’instant qu’imparfaitement exploitées, et qu’elles peuvent désormais s’imposer en Belgique si l’on réussit à canaliser la production surabondante. Pour canaliser cette production – et il pense aussi à ses propres récits policiers!–, il énonce certains critères. Prenant ainsi appui sur Roger Caillois pour définir le jeu entre auteur et lecteur, il tente de dépasser l’étiquette de “genre “mineur”“ généralement accolée au roman policier, en faisant référence aux productions de Poe, Kitchin, Francis Iles, Chesterton, et bien entendu Dostoïevski (Derycke, “Notes” 29-30)! Cela lui permet de dégager deux traditions du roman policier, celle du roman-jeu et celle du roman policier psychologique ou d’atmosphère. Il importerait désormais de trouver une voie médiane où inscrire “un enrichissement, un ennoblissement de ce genre “mineur”“ et profiter pleinement de la constitutiondouble du roman policier avec “l’attrait d’un certain esprit d’analyse, de logiqueet de déduction, mettant en jeu des facultés intellectuelles nullement négligeables” et de l’autre “le pouvoir de séduction, voire d’envoûtement, de certains thèmes tragiques comme la peur et l’attirance de la mort” (“Manques” 28). Selon Derycke, cette voie semble être empruntée par Steeman,69 ainsi que par certains auteurs du Jury (notamment Géo Dambermont), en quête d’un récit policier psychologique,70 qui ne se contente pas du “qui” mais s’attache au “comment,” et cherche à penser sa forme dans la modernité, dans l’effet de retour au niveau de cette modernité.

On retrouve un même type d’argumentation chez Paul De Man, qui fait grand cas de la production de Paul Kinnet,71 ou Robert Poulet. Lorsque ce dernier commente le roman policier, il reprend l’opposition désormais habituelle entre littérature de série et œuvre à part entière:

Peut-on concevoir des romans-policiers qui soient vraiment des romans, non des objets informes qui n’ont de nom dans aucune langue? On sait du reste que, dans ce genre facile mais ingrat, on peut réussir sans style, sans syntaxe, sans logique ni décence, sans talent ni quoi que ce soit. Réussir, c’est-à-dire distraire la foule et gagner quelques billets. (Poulet, “A propos de La Maison des veilles”)72

A ce titre, s’il reprochait à la production antérieure de Steeman, trop abondante, de n’avoir pris pour modèles, sans les distancier, que Maurice Leblanc ou Agatha Christie, Poulet voit dorénavant en  Simenon le modèle à suivre, et il perçoit le changement de la manière à venir de Steeman:

L’expérience de ces vingt dernières années démontre qu’en cette matière il n’y a de recours que dans la fantaisie: il faut tricher… Georges Simenon fut un des premiers à le comprendre; son œuvre vaut même dans la mesure où il traite les fameuses règles du jeu par-dessous la jambe. Je souhaite que l’inventeur de M. Wens imite cet exemple, ne fût-ce qu’à ces moments perdus. Je le crois fort capable de quelque Coup de lune ou Fou de Bergerac, dans lesquels la sempiternelle énigme ‘Qui a tué? Comment? Pourquoi?’ passe au second plan, au bénéfice d’une certaine aura poétique et d’une certaine connivence.  La Maison des veilles ne donne encore qu’une faible idée de ce que cette évolution pourrait être. (Poulet, “A propos de La Maison des veilles”)

Simenon serait donc le précurseur, et Steeman, à condition qu’il abandonne le “fatras de recettes gratuites et de traditions fatiguées” au profit d’une perspective “littéraire,” un potentiel chef de file du “nouveau roman policier belge”. Car, en dépit – en raison, serions-nous tentés d’écrire – de cette mise en garde, Poulet montre que l’évolution est indéniable, et dans cette évolution, l’émulation est uniquement belge, de même que les modèles symboliques. Cette évolution se retrouve d’ailleurs De Manière substantielle dans les contradictions du discours critique de Robert Poulet lui-même. Quelques années auparavant, dans l’orbe du Lundisme et du syncrétisme belge/français sans donner ordre de précellence, il apparaissait en effet fort sévère vis-à-vis de Simenon, dont il situait la production en conjonction de Drieu la Rochelle, Aragon et Charles Plisnier. Les modèles symboliques – que Simenon ne pouvait encore atteindre – étaient donc français, et Simenon lui-même était loin de représenter l’auteur à prendre en exemple, même si Poulet concédait que son évolution était encore incomplète et que pour l’instant “on est bien contraint de le confiner dans l’antichambre des lettres françaises, ou, si l’on préfère, dans ce cercle à demi infernal où Dante place les païens honnêtes,” Poulet citant Murger, Alphonse Karr, Edmond About, Victor Cherbuliez et Paul Féval (Poulet 217).73

A l’exemple de Paul Féval, les romanciers populaires tant utilisés comme repoussoirs en temps de guerre étaient cette fois-ci du côté du roman policier! Or, en 1942, le discours est radicalement autre, et il recoupe par exemple celui de Paul Kinnet, qui considère que le statut “littéraire” de Simenon est devenu indiscutable:

La vraie qualité de Simenon est d’être romancier dans le sens le plus exact du terme. Il n’est pas besoin de lire son énorme production pour s’en apercevoir. Le moindre de ses récits en offre la démonstration. Ce romancier-là, vous le découvrirez aussi dans Les Dossiers de l’agence O où un personnage comme Emile dépasse de loin le cadre rigide dans lequel certains voudraient faire tenir un genre qui s’en échappe de plus en plus. (Kinnet, Le Crime de Beïra Mar 33)

Indiscutable au point de représenter pour Louis-Thomas Jurdant la branche la plus “noble” du roman policier, au sein des trois tendances:

[L]e roman d’atmosphère, le roman-problème et, pour mémoire, le roman populaire. C’est le premier qui retient surtout mon attention. Je place Simenon au-dessus de tous ses confrères. Je le considère comme le maître international du roman policier.74

En cette perspective, Jules Stéphane, entérinant ce que dit de lui la critique – qui ne cessait en cette période, à l’image du compte rendu du Pays réel, de percevoir ses romans “à l’encontre du roman policier classique,” car s’intéressant moins au crime qu’à l’atmosphère,75 avec comme modèle symbolique Simenon –,76 n’hésite pas en 1943 à situer sa production dans l’orbe de celle de Simenon:

Tous les romans de Jules Stéphane se signalent par leur climat, lourds de vies familières, presqu’intimes, par leurs personnages, véritables échantillons d’humanité, par le réalisme empreint de poésie dans lequel ils baignent et qui leur confèrent une valeur quasi balzacienne.

     On sait que l’auteur s’attache à faire vrai et vraisemblable. La critique, unanimement, s’est plus à le comparer à Simenon. Comme lui, Jules Stéphane possède le rare don de nous restituer, avec leurs moindres caractéristiques, des types de personnages choisis d’ailleurs dans la vie. (Stéphane, Les Auteurs Associés 5).

Quelques mois auparavant, Steeman avait préfacé le roman Miracles de Jules Stéphane, et il avait alors insisté sur le côté “littéraire” du roman policier, avec comme précurseur Simenon, et comme moteur actuel Jules Stéphane et les auteurs qui proposent depuis peu des romans policiers à l’optique psychologique, ce qui leur confère le rôle de “pionnier”:

Pour nous – dussions-nous faire crier au paradoxe –, le roman policier n’acquiert de valeur littéraire que dans la mesure où il cesse d’être typiquement policier, où il tourne résolument le dos aux ficelles et poncifs du genre. […]

     Les deux genres – roman psychologique et roman policier – sont-ils donc incompatibles? Un ‘policier’ ne saurait-il nous apporter à la fois cette distraction, cet amusement que l’on attend par définition du roman, et ces satisfactions spirituelles, lus profondes, plus durables, que l’on attend par définition de l’œuvre d’art?

Un Francis Iles, un Bruce Hamilton, un Simenon – dans ses meilleures œuvres – ont déjà répondu par l’affirmative. Et de nombreux autres parmi nos jeunes romanciers, partageant leur ambition, feront de même, n’en doutons pas, dans un avenir prochain. […]

     On voit tout de suite que Jules Stéphane a d’autres préoccupations que celle de récréer tout simplement ses lecteurs. Le talent dont il nous a déjà donné maintes preuves, talent qui n’a pas fini de s’épanouir, lui confère d’ailleurs une place de choix dans la petite équipe de pionniers dont nous parlions plus haut. (Steeman, Miracles 7-9)

Dès lors, tout se lie, pour créer un système contemporain, autour du “rapatriement” en Belgique de Simenon: Jules Stéphane encense et publie Steeman, qui publie à son tour Jules Stéphane au Jury, et préface un de ses romans… publié par Eugène Maréchal! Ce dernier dote alors le récit de Jules Stéphane d’un texte de quatrième de couverture qui réalise une synthèse des différents arguments ici rencontrés, avec en ligne de mire Simenon et la création d’une nouvelle Ecole du roman policier belge, qui graviterait ainsi autour de ces quatre figures – Simenon, Steeman, Jules Stéphane et lui-même:

Le roman policier a longtemps été l’esclave, non seulement d’une technique, mais également d’une sensibilité particulière. Qu’il ait été écrit par un auteur anglais, américain, français ou belge, il reflétait une tournure d’esprit anglo-saxonne. Nos auteurs continentaux, et même les meilleurs, se faisaient un devoir d’imiter servilement leurs confrères anglais ou américains. Intoxiqué par les traductions dont notre marché était inondé, le public en arrivait à croire qu’il ne pouvait se donner plus bel idéal. Nous ne nous rendions pas compte de ce qu’avait d’artificiel un tel engouement.

     Le premier à le comprendre fut Georges Simenon. Sans poser à la base de son travail les lois strictes d’un credo, il écrivit des romans dont l’esprit n’avait plus rien d’anglo-saxon. Sa sensibilité l’avait mis au fait des besoins des notre public belge […]

     C’est en partant de cette même conscience qu’a été créée la collection Le Sphinx. On n’y trouvera pas plus des imitations d’auteurs anglo-saxons que des copies plus ou moins réussies du père de Maigret. Les collaborateurs du Sphinx ont chacun leur tempérament propre, tempérament suffisamment puissant et original pour qu’ils puissent faire œuvre complètement personnelle tout en répondant, non plus à un engouement artificiel et passager de notre public, mais à sa sensibilité propre.” (Maréchal, Miracles)

L’équation est simple, avec d’un coté un système révolu, présentant toutefois un précurseur à retenir, et de l’autre un système en construction, avec une sensibilité propre qui correspond au climat social et national de l’époque. Cette véritable fondation d’une Ecole trouve ses assises chez certains critiques légitimés, qui prennent pour éclairage des temps troublés le roman policier: lorsque Louis Carette avance que le “tragique moderne” se trouve “dans la vogue sans cesse croissante du roman policier” (104), la production de Simenon prend de nouveau valeur d’étalon:

Toutes les puissance de mort de la tragédie, toutes les raisons qui y rendent intolérable la vie (l’honneur, le remords, la conscience) font place au commissaire Maigret et à Monsieur Deibler. Certes on a dit que l’intérêt principal du roman policier était dans la solution d’un problème. Peut-être. Mais cela n’explique pas les romans de Simenon où l’énigme policière n’est pourtant pas l’élément essentiel. Cela n’explique pas que, dans presque tous les romans policiers, il y ait des morts alors qu’il suffirait d’un vol pour bâtir une intrigue […] Il y a donc autre chose. Cette autre chose c’est le tragique, c’est la présence de la mort, l’irruption sournoise ou triomphante des dieux, les menottes dans les poches, un sifflet entre les dents. (Carette 105-106)

Plus que des nouvelles productions de l’auteur, ce changement de statut provient pour grande partie de la décision de Simenon de publier en temps de guerre certains de ses récits inédits au Jury.77 On considère par conséquent qu’il abandonne pour un temps son optique (éditoriale) purement française, pour revenir en son pays d’origine, nanti toutefois de l’assentiment parisien. En cette perspective, il redevient “exploitable” pour le discours critique qui s’attache à montrer que, autour de cette “renaissance” des lettres belges, “désormais, il n’est plus indispensable à nos romanciers, à nos poètes, à nos essayistes, de se faire éditer à l’étranger pour attirer l’attention du lecteur belge” (Poulet, “Chronique littéraire”).

Il s’agit, comme pour certains romanciers, de renier ce qui s’avérait encore valable il y a peu, pour insister sur le changement en passe de s’accomplir. Significatif de cette démarche, le roman La Maison des veilles de Steeman fut écrit en 1936 et publié en 1938: Robert Poulet revient donc sur ce qui était avant, pour bien montrer que le roman policier belge est présentement au cœur de cette phase d’évolution.

Dans cette volonté de différence par rapport au passé, les professions de foi seront nombreuses, tout autant dans les chroniques des fascicules du Jury que, cela est essentiel, dans les journaux de l’époque avec des articles de critiques influents. Un consensus peut dès lors s’établir, puisque autour de cette modernité du roman policier, avec une valeur sociale qui définirait en quelque sorte l’état d’esprit contemporain, les critiques reconnus de l’époque vont désormais se citer l’un l’autre afin de mettre en exergue cette double utilité – sur le plan du renouvellement des formes artistiques et sur le plan de la valeur sociale – du roman policier: “Dans son lucide essai Naissance de Minerve, Louis Carette a montré que le succès du roman policier, au cours de ces dernières années, pouvait être attribué, notamment, au fait qu’il était le dernier refuge d’un certain tragique, depuis belle lurette disparu de la littérature romanesque,” avance ainsi Derycke (“Les Cercles” 5).

Les instances légitimantes notent l’évolution du roman policier de (par sa) facture belge; parallèlement, les entreprises éditoriales dévolues au roman policier s’empressent de noter que le changement est en passe d’être entériné d’un point de vue institutionnel. Steeman publie des articles de Paul Kinnet ou Gaston Derycke dans le cadre du Jury, et Eugène Maréchal pose a posteriorison programme sous l’égide de Gaston Derycke:

Tout récemment, Gaston Derycke, dont les judicieuses études sur le sujet n’auront pas peu contribué à l’évolution du roman policier, analysait dansCassandre trois des œuvres contemporaines qui ont le mieux marqué cette évolution. […]

     Vers la fin de son étude, notre critique écrit: “Voilà qui nous change un peu des équations et des devinettes dont les amateurs de romans policiers commencent eux-mêmes à se lasser.”

Il est vrai que le roman policier, s’il veut garder la faveur du public, ne peut se contenter de poser et de résoudre un problème. C’est en cherchant dans l’analyse humaine de nouvelles sources d’inspiration qu’il se renouvellera et prendra une place de plus en plus importante dans la littérature contemporaine.

     Telle est, en tout cas, la formule que “Le Sphinx” a conseillé d’adopter aux auteurs qui lui apportent leur collaboration. Un choix sévère est pratiqué parmi les manuscrits, de telle sorte que les lecteurs de la collection soient toujours assurés de ne trouver sous sa firme que des œuvres de valeur réelle.

     En outre, tous les collaborateurs du “Sphinx” sont Belges. (Maréchal, Les Preuves)

Ce “En outre” est plus qu’une valeur ajoutée: il est l’argument qui sous-tend l’ensemble. Il est l’argument qui rend possible de considérer en 1942 De Manière “objective” l’existence de “la phalange de ceux qui, en Belgique, ont décidé de faire la preuve que le roman policier n’est pas un genre mineur, mais une branche des plus vivaces de la littérature contemporaine” (Kinnet, Ils vont m’assassiner).78

Ce “En outre” est donc l’argument qui réclame une approche historique de la production policière vernaculaire, une approche historique potentiellement décelable dans les textes à deux niveaux: le respect d’un cahier des charges de plus en plus tangible, l’autoreprésentation de cette prescription nécessaire à une évolution et une perception positive du texte policier de facture belge.

Un changement de forme?

Le consensus est donc réel autour du roman policier, et si l’on s’accorde à lui donner ainsi de nouvelles lettres de noblesse, c’est bien parce qu’il répond parfaitement à une volonté plus générale des lettres belges, avec la création d’une littérature “nationale” véhiculant certaines valeurs et qui s’écarte ostensiblement de la littérature française et anglo-saxonne.

Toujours est-il, nous sommes désormais en droit de nous demander s’il ne s’agit que d’un discours dénaturant la réalité éditoriale, ou au contraire, peut-on retrouver des formes tangibles du changement tant annoncé?

A ce titre, si les critiques s’accordent De Manière générale à séparer l’ivraie du bon grain, il apparaît relativement aisé de dégager les trois maisons d’édition les plus ambitieuses, et qui entendent soigner tout nouvel ouvrage, tant au niveau du contenant que du  contenu: les Auteurs Associés de Jules Stéphane, Le Sphinx d’Eugène Maréchal et la collection “Le Jury” dirigée par Steeman. Signe d’une visée commune, on peut d’ailleurs constater que nombre d’auteurs voyagent d’une maison à l’autre. Et par conséquent, on peut prendre pour exemple de cette volonté de changement le système mis en place par S.-A. Steeman.

S’il partage cette ambition avec Eugène Maréchal et Jules Stéphane, c’est essentiellement à son instigation que se met en place en Belgique le passage en trois années du whodunnit au roman policier psychologique, avec l’adhésion du lectorat et une dynamique d’auteurs et de critiques. Steeman, dans son entreprise du Jury, a joué de l’habituation du lecteur, non pas uniquement par la modalisation sérielle, mais surtout par le retour régulier d’une douzaine d’auteurs dans le cadre des fascicules présentant au départ des romans-jeux.79 S’appuyant sur l’historique du genre qu’il propose lui-même, et par là fige,80 sur ses critiques,81 prenant confort dans le courrier des lecteurs,82 trouvant les assises de sa visée par le biais des initiatives éditoriales voisines où les auteurs du Jury collaboraient (Le Sphinx, les Auteurs Associés et dans une moindre mesure la collection “Voilà” des éditions Ignis), il peut ensuite proposer des livres brochés, donc beaucoup plus longs: la longueur est en elle-même justification du changement,83 puisque le roman-jeu disparaît au profit du roman policier psychologique. Il éradique de fait complètement les règles de Van Dine prônant un refus du psychologique dans le roman policier: il peut éradiquer ces règles puisqu’il a fait prendre conscience – il a imposé progressivement – tout autant aux auteurs improvisés qu’aux lecteurs pris dans l’effet de série, qu’une forme divergente était possible.

La stratégie est intéressante: c’est donc seulement à partir du moment où sur le plan commercial l’évolution est viable que l’écart peut progressivement s’installer comme pratique courante. C’est donc seulement à partir du moment où la forme nouvelle tend à trouver sa place dans le système et à utiliser des critiques, voire leur montrer la possibilité de collaborer à ce changement, que l’écart trouve progressivement sa justification, sa légitimation. Steeman a ainsi parfaitement réussi à déclencher ce discours, relayé par Le Sphinx, sur les possibilités et limites du roman policier, et il put lui-même proposer, dans sa propre collection, un roman comme Légitime Défense (1942) qui travaillait ces limites en rapport au littéraire, un roman aux succès commercial (sur le seul territoire belge, 17 000 exemplaires sont vendus en six semaines) et critique certains.

Sur le plan de l’orchestration générique, cette nouvelle perspective est indéniable si l’on fait par exemple lecture des récits publiés en cette période par Paul Kinnet, Pierre Fontaine, Géo Dambermont, Max Servais, Yvan Dailly, Jules Stéphane ou S.-A. Steeman. L’optique belge permet au roman policier non seulement de gagner en vraisemblance, mais cette volonté de vraisemblance offre la possibilité de parcourir certains milieux – qui ne sont plus uniquement ornementaux –, de proposer des études de mœurs, avec à la clé une véritable densité psychologique, tout en interrogeant les principes mêmes de la fiction, comme dans La Raison du plus fort (1942) de Paul Kinnet:

Bien que brodés sur la trame d’un drame qui eut son dénouement devant la Cour d’assises, les faits rapportés dans ce roman sont fictifs et les personnages n’ont rien de commun avec des contemporains vivants ou morts. L’auteur s’est uniquement préoccupé de procéder à une étude de caractères. Et si ses conclusions vont à l’encontre de celles qui furent admises en justice, il ne faut y voir que la logique d’une psychologie qui ne respecte pas toujours la vie, à l’exception de toute infirmation de l’arrêt rendu. (7)84

De même, par la perspective psychologique, on peut désormais jouer avec la frontière, ne plus la voir comme une ligne nécessaire de dépassement pour rejoindre la France, mais comme un lieu de tension, avec la possibilité de rester du bon côté, ce qui revient à dire selon la perspective de l’époque: du côté belge! C’est en tout cas la leçon presque exemplaire de ce roman policier psychologique qu’est L’Auberge de Malintention de Mister Van.85 Le récit commence en effet par une simple histoire d’appropriation: celle du corps de la victime, puisque la pierre de meule sur laquelle gît le cadavre “est sur la frontière,” mais que “l’assassin était peut-être sur le territoire du Royaume lorsqu’il a commis son crime” (Van 9), le corps étant finalement entièrement en Belgique! En outre, le cadavre est celui de Petrus, connu sous le nom du “Flamand,” ce qui permet de dessiner une autre frontière, cette fois-ci intra-belge. Le roman gravite dès lors tout entier autour de la notion de frontières, avec certes les frontières nationales et le trafic d’alcool auquel se livre Marilou, mais aussi la frontière entre les sentiments et le corporel: Marilou était en effet la maîtresse de Petrus, et si elle s’inquiète de l’emprisonnement de son mari, soupçonné du crime, elle se laisser aller dans les bras d’un nouvel arrivant, qu’elle surnomme “Jacques-de-la-route” et qui apporte le souffle de l’étranger. Personnage à la frontière, initiant en quelque sorte l’étranger dans la forêt et se l’accaparant ensuite, elle peut allégrement passer d’un état à un autre, respectant son mari, sans renier les souvenirs avec Petrus, et jouissant du présent avec l’étranger dans “son” auberge sur la frontière, qui représente la synthèse de ce qu’elle est. Marilou est d’ailleurs la coupable, puisqu’elle a assassiné Petrus qui entendait dérober l’argent de son mari, ce qui signifiait la fin de l’auberge. On peut aisément traduire cet acte criminel: Marilou et son mari vivaient par le symbole qu’est l’auberge sur la frontière, mais quand ce symbole rentre dans la sphère de la réalité avec la tentative de spoliation de Petrus, menaçant par là de rompre l’équilibre (sur la frontière), Marilou n’hésite pas à éliminer le danger réel, pour mieux ensuite retrouver le symbole, c’est-à-dire une vie en dehors de la réalité, où tout passe par les sensations en écartant le sens. Au final, ce symbole sera toutefois rattrapé par la réalité parfaitement inscrite dans l’époque, puisque l’étranger n’est autre que l’inspecteur Carnières, “de la Brigade Internationale, délégué par le parquet de Bruxelles […] pour démêler le crime de Malintention commis sur la frontière…” (Van 178-79). Un policier lui aussi à la frontière, puisqu’il laissera s’échapper Marilou, en direction de la France, ne sachant toutefois de quelle côté elle se dirigera, vraisemblablement parce qu’il sait qu’elle tentera de retrouver un autre lieu sur la frontière…

Avec les différents romans policiers de l’époque, on voit par conséquent que le lieu (belge) est plus qu’un simple décor, puisqu’il participe pleinement à l’intrigue, que cela soit par l’arsenal de personnages (vraisemblables) à disposition, ou par soubassement symbolique.

Un exemple révélateur: Haute tension d’Eugène Maréchal

En même temps, en raison de leur statut d’agents doubles – praticiens et théoriciens –, ces auteurs sont susceptibles de proposer dans leurs récits un miroir de la situation présente du roman belge en général, et du roman policier belge en particulier. Dès lors, cette situation particulière nous invite à chercher d’éventuelles lectures métaphoriques dans ces récits qui, sans se départir de la volonté de faire œuvre psychologique, proposeraient différents méta-niveaux où leur nouveau statut serait mis en scène.

Cette double lecture, nous l’avons vu ailleurs,86 est particulièrement sensible chez Steeman. A notre sens, elle se retrouve avec tout autant d’évidence chez un des orchestrateurs du changement de statut du roman policier: Eugène Maréchal. Aussi, pour bien comprendre les enjeux de l’époque, nous proposons de prendre pour exemple un roman d’Eugène Maréchal, ou plutôt, et cela est d’autant plus significatif, une réécriture par Maréchal d’un de ses romans: en 1942, il publie en effet Haute Tension, qui reprend l’intrigue deSilence… on tourne, publié quatre ans plus tôt.87 Les changements nous indiquent en tout cas comment lire éventuellement le roman: selon la situation particulière de l’époque.

En cette perspective, historiciser Haute Tension, l’appréhender selon les systèmes en présence, est riche d’enseignements pour la pensée que possède Maréchal d’une littérature nouvelle, d’une littérature belge qui s’assume dans sa différence avec la France en dépit d’une langue commune, d’une production artistique belge qui devait, pour véritablement s’assumer, se dégager des contingences matérielles du marché artistique, avec un système de fonctionnement qui était purement et simplement importé.

Ainsi, dans Haute Tension, cette présence envahissante du Juif autrichien Lowe, qui adopte en Belgique le nom de Nestor Leeuw, apparaît significative de cettefausse émancipation. Lowe compare en premier lieu, selon la langue commune, le système autrichien par rapport à l’Allemagne, et compare ensuite ce fonctionnement au système belge par rapport à la France.88 Mais Lowe, dans le système autrichien, n’y voyait pas matière à développer une expression artistique autonome, mais bien matière à profit, confortant par et dans ses pratiques mercantiles la dépendance du marché autrichien par rapport à son homologue allemand. De fait, l’allégeance de l’Autriche à l’Allemagne, d’un point de vue politique comme artistique, proviendrait d’une mauvaise gestion des particularités. C’est ce jeu des systèmes que tente de reproduire en Belgique le Juif autrichien, dont le choix patronymique répond bien à cette appropriation du symbole même d’une unité nationale – il décide de se faire appeler Leeuw (lion), en référence à De Leeuw van Vlaanderen – toujours en proie à l’attraction parisienne. Au départ, Lowe s’inscrit aisément en cette Belgique, tant les critiques d’art adoptent comme politique commune la visée du profit, au détriment d’une expression artistique réelle, tant dans cette visée ils reproduisent le système parisien. Ils avouent en cela leur allégeance, et ils reproduisent dès lors la dépendance du système autrichien par rapport au système allemand: “En une soirée, Lowe connut tous les dessous du cinéma belge. Toutes proportions gardées, ils n’étaient guère différents de ce qu’il avait vu en Autriche” (Maréchal, Haute tension 24-25).  A partir de ce parallélisme, la Belgique n’existe dans la première partie de l’ouvrage qu’en tant que réceptacle, qu’en tant que mince bande de terres prise entre les différents systèmes: s’imposer en Belgique, à l’image de cet autre Autrichien Aloïs Ruhmann, c’est refuser une quelconque autonomie, pour conforter la dépendance vis-à-vis des systèmes avoisinants. Cette perception “périphérique” répond parfaitement à la situation de l’entre-deux-guerres. Or, cet état de fait provoque la suspicion du détective, qui représente la penséemoderne d’une Belgique désormais capable de se replier sur elle-même, de s’imposer à part entière comme un “centre,” avec à la clé un déni interrogatif sur l’invasion des systèmes voisins: “Cette carte ne lui disait rien de bon: papier anglais, caractère hollandais, nom français: ‘Fernand Hanlet, agent d’affaires, 16, rue de Rocroy, Paris’” (Maréchal, Haute tension 61).  Le détective, tout en pointant cette relation de dépendance aux systèmes français, hollandais et anglais, refusera l’influence américaine,89 démontera la mainmise commerciale et économique des trafiquants d’art, laissera vainqueurs les artistes véritables, qui pouvaient, enfin libérés, commencer la véritable réalisation du film, annoncé sous le titre Nostalgie africaine et qui désormais prend pour cadre la Belgique. Cette union des instances politiques et artistique ré-investit et réensemence le langage dans sa fonction pragmatique pour le penser en véritable poétique d’une identité artistique nationale. Chaque mot est ainsi à re-lire sur le plan métaphorique, avec un renvoi à la situation de l’entre-deux-guerres et à l’émancipation qui apparaît désormais possible, si l’on se joue des conventions auparavant adoptées:

Hé là!… hé là!… dit-il encore en s’adressant aux policiers qui s’apprêtaient à sortir. Vous êtes nos hôtes, Messieurs! Nous nous excusons simplement de n’avoir pas pu vous offrir quelque chose plus tôt; mais nous étions empêchés!… Vous ne pouvez décemment pas vous défiler à l’anglaise…. (Maréchal, Haute tension 218-19).

Pour rendre évidente cette possible lecture métaphorique, Eugène Maréchal donne d’ailleurs en note de bas de page un “élément du réel,” une précision qui s’avère être un indice notable du changement désormais représenté par la pensée de ce livre:

Les mœurs qui sont décrites dans le corps de ce chapitre étaient de mise courante jusqu’à cette dernière guerre. Actuellement, l’organisation de la profession cinématographique les a extraordinairement assainies. (Maréchal,Haute tension 37)

Le “Prière d’insérer” envoyé par la collection ”Le Sphinx” le laissait entendre De Manière tout aussi explicite, puisque si ce roman était “d’une valeur littéraire incontestable,” il était aussi capable de “fixer” ce qui était, d’en penser l’évanescence par le “salutaire assainissement”:

Jamais n’avait été dépeint – comme dans Haute Tension, par Eugène Maréchal […] – le monde du cinéma belge. Comme il a subi depuis peu un salutaire assainissement, perdant forcément par là en pittoresque, il est heureux qu’un de nos romanciers ait songé à en fixer l’esprit et les mœurs. (32)

Cet assainissement correspond bien à l’importante activité critique, sur le plan de l’expression cinématographique, de Gaston Derycke, Paul Kinnet90 ou Robert Poulet…  Et cette spéculation de l’assainissement doit bien se penser autour d’une critique nouvelle, autour d’instances légitimantes qui changent leurs critères et leur mode de fonctionnement. Une critique nouvelle capable, pour le roman policier belge, pour la production belge en son ensemble, de gérer ce discours des frontières: si les frontières réelles avec la France sont fermées, cela permet un décloisonnement de la Belgique, qui annonce la péremption des valeurs anciennes. On annonce à cet effet que ces valeurs ne peuvent plus répondre à la réalité présente: ces valeurs sont périmées parce qu’elles étaient trop inscrites dans l’a priorique, elles relevaient trop d’une absence d’idéologie, en dehors de l’apocryphe professé pour uniques raisons commerciales.

Le coupable est en cette perspective symbolique, puisqu’il s’agit du Juif qui pensait profiter et maintenir la relation de dépendance de la Belgique vis-à-vis de la France, situation qu’il calquait sur la relation de dépendance de l’Autriche vis-à-vis de l’Allemagne. D’autant plus symbolique qu’un des changements essentiel apporté par Maréchal lors de la réécriture du roman consiste en une réduction de faisceau: dans la première version du récit, le Juif était certes déjà coupable, mais la Gestapo était aussi partie prenante! Dans la seconde version, cette volonté de la Gestapo de profiter de la situation est complètement gommée. Plus qu’une volonté de répondre à la conjoncture de l’époque, cela permet deux choses: d’une part, en réduisant de la sorte le faisceau, Maréchal apporte une densité psychologique qui était partiellement absente de la première version, où l’énigme apparaissait plus compliquée et les motivations moindrement commentées; d’autre part, en incriminant uniquement le Juif, Maréchal condamne en même temps l’esprit français de l’entre-deux-guerres qui se complaisait à maintenir cette perspective artistique liée à l’aspect commercial et gangrenée par un cosmopolitisme mal géré. A bien lire de la sorte le roman de Maréchal, nous ne sommes pas loin de retrouver mises en fiction les phrases de Georges Rency, Raymond De Becker, Pierre Hubermont ou Paul Colin: le récit s’inscrit “contre la littérature cosmopolite et faisandée de Paris,” et il est désormais construit pour fustiger ce “cosmopolitisme d’inspiration juive, qui s’emparait de tout, qui s’infiltrait partout, par la littérature,” pour condamner “les routines intellectuelles et le snobisme qui faisaient, hier encore, de la Belgique de langue française un prolongement de la France.” Avec ce crime et ce qui l’entoure, on passe effectivement du “vieux monde moribond” à “un monde nouveau enfanté dans la douleur, et placé par surcroît au centre même du creuset européen.”91

De la situation nouvelle mise en exergue par Maréchal, on peut donc aisément passer… à l’Ordre nouveau! La plupart des romanciers de l’époque refuseront toutefois de mettre au centre de leur récit un personnage juif, mais tous s’accorderont à établir une double lecture de leurs récits, l’optique psychologique nouvelle s’appariant à une lecture métaphorique de la situation inédite pour le roman policier, qui peut ainsi non seulement décrire ce qui l’entoure sur le plan de la réalité – historique et littéraire –, mais qui peut aussi commenter sa place dans cette réalité, et décrire par la même occasion cette simple possibilité.

Présence puis absence…

Comment expliquer alors le revirement soudain des instances de légitimation dès la Libération? En octobre 1944, le “Cahier de la Libération” du Thyrsepropose en effet un panorama de “L’édition belge pendant la guerre,” et le roman policier se retrouve alors fustigé en son ensemble, la tentative de changement étant noyée dans une production pléthorique, et l’attrait de certains “intellectuels” ne trouvant d’explication que dans l’aveuglement symptomatique de cette période:

Parmi ces entreprises nées de la guerre, on peut distinguer celles qu’un souci d’opportunisme incita à publier les élucubrations du genre policier qui tend à se répandre de plus en plus non seulement dans la masse populaire, mais hélas aussi parmi la classe dite cultivée. (Culot 42)

Pour Hubert Colleye, en 1945, le constat s’impose d’une chance désormais passée de s’affirmer. La chance avait été offerte par l’absence d’une mainmise parisienne et par la conjoncture propice en temps de guerre qui

[…] a fourni l’occasion vraiment inespérée, providentielle […] d’établir une fois pour toute notre littérature sur des positions inexpugnables, de la hausser sur un plan d’où elle eût été remarquée de l’univers. […] La concurrence française on nous en délivra. Nous fûmes magnifiquement seuls avec nous-mêmes. […] On alla jusqu’à lire des livres de Belges imprimés en Belgique. (Colleye 103)

Le retour des livres français sur le marché belge ne pourrait toutefois expliquer l’absence complète du roman policier dans les panoramas critiques ou les articles publiés à partir de 1944 en Belgique. Ceci ne pourrait non plus expliquer l’absence désormais complète dans ce pays, hormis la publication de romans de Steeman92 et Fernand Crommelynck,93 des écrivains “policiers” belges qui faisaient figure de précurseurs quelques mois auparavant.

Pour bien comprendre cette évanescence, il suffit juste de revenir sur les caractéristiques du système précédemment entrevues, pour bien voir qu’elles sous-tendent en propre l’implosion de cette “renaissance” au sortir de la guerre.

Au profit d’une visée “nationale,” on a en effet souvent privilégié le quantitatif au détriment du qualitatif, et ce en dépit des mises en garde de Jules Stéphane, Steeman, Paul Kinnet, Pierre Fontaine, Gaston Derycke, Paul De Man, Eugène Maréchal ou Robert Poulet. Le roman policier est commercialement rentable en temps de guerre, il est même la forme littéraire de l’époque la plus commercialement rentable, et le spectre large des auteurs qui s’y adonnent ne provient pas uniquement d’un désir de jouer avec son potentiel structural et de proposer une psychologie plus prononcée, mais aussi d’en profiter sur un plan beaucoup plus pragmatique. La production policière “ambitieuse” publiée en temps de guerre se limite ainsi à une dizaine d’auteurs, et essentiellement aux trois maisons d’édition citées par ailleurs – Le Jury, Le Sphinx et les Auteurs Associés. A partir de là, la lecture opérée en temps de guerre – on trouvait les assises du discours légitimant en opposant des productions choisies à la production pléthorique qui s’imposait alors – est aisément réversible: cette production ambitieuse ne serait qu’accidentelle, et la dynamique éditoriale provient au contraire des récits qui utilisent invariablement les mêmes procédés.

La réversibilité du discours peut aisément se percevoir si l’on rappelle à l’occasion la vente en six semaines de 17 000 exemplaires du Légitime défensede Steeman, roman pris comme parangon de la nouvelle optique psychologique du roman policier. Or, si ce nombre d’exemplaires traduit une certaine adhésion, le lectorat continue à réclamer des romans de facture “classique,” notamment les récits de Steeman écrits dans les années 1930, où l’auteur mettait en scène, selon un mécanisme résolutif purement anglo-saxon, son détective sériel M. Wens. Il suffit à ce titre de porter attention aux tirages de ces rééditions. Ainsi, celle de Six hommes morts atteint les 70 000 exemplaires, alors que La Nuit du 12 au 13, Un dans trois et L’Assassiné assassiné tournent autour de 50 000 exemplaires. La réussite commerciale deLégitime défense apparaît largement moindre si l’on sait qu’au final les ventes de l’ouvrage ne dépasseront pas les 20 000 exemplaires… La forme ancienne n’est donc aucunement périmée, et l’évolution n’est donc pas aussi tangible que les promoteurs ne l’entendaient.

En même temps, il apparaît utile de revenir sur la personnalité de Gaston Derycke, qui faisait autorité sur le plan critique. On se souvient de ses articles sur les “Limites et possibilités du roman policier,” où il annonçait la venue d’un roman policier dégagé des recettes périmées. On sait aussi que Derycke publiait en cette période ses propres romans policiers. Or, à bien lire ses récits, ils contredisent son discours critique! La psychologie des personnages est en effet souvent sommaire, et ce défaut n’est de surcroît pas compensé par une intrigue originale. Le projet a donc plus de valeur que la réalisation elle-même, ce qui peut aussi s’appliquer au Crime sans châtiment de Pierre Fontaine. L’intention est en effet bien trop visible, et cela alourdit considérablement le récit: en adoptant le point de vue d’un garçon de quatorze ans, Fontaine entend, par la candeur de son personnage, ébranler la balance manichéenne et justifier un crime passionnel, si ce n’est devant Dieu, au moins devant les hommes. Mais le ton adopté par l’entremise du jeune garçon se révèle finalement bien trop répétitif, son monde se réduisant essentiellement “à l’oncle,” d’où un certain ressassement du “Mon oncle” qui, loin d’apporter une dynamique basée sur une sensation d’enfermement, réduit toute possibilité, pour le lecteur, d’éventuelle compréhension du crime, et l’explication apparaît d’ailleurs au final comme une pièce rapportée, qui n’est là que pour justifier la reprise du titre du roman.

Si l’on ne peut nier certaines qualités à Pierre Fontaine, il faut toutefois admettre que son roman n’atteint que partiellement la cible visée. Il en va d’ailleurs de même pour Jules Stéphane, qui se réclame ouvertement à partir de 1942 de Simenon. S’il s’en réclame de façon aussi véhémente, c’est bien parce qu’il était à même de réaliser que ses romans étaient de purs décalques des romans d’atmosphère de l’écrivain liégeois! Et lorsque Jules Stéphane abandonne ce modèle, comme dans Le Bâtisseur publié au Jury en 1943, son récit devient tout simplement filandreux, tant au niveau de la psychologie des personnages qu’à celui d’une intrigue particulièrement lâche.

Ceci explique le relatif oubli dans lequel tomberont nombre d’auteurs de l’époque, car le discours critique n’était en temps de guerre que trop rarement suivi de faits, et peu d’auteurs s’avéraient susceptibles de maintenir une égale qualité au gré de leurs nombreuses publications. Car, pour que se développe cet esprit d’Ecole – tout en ne négligeant pas l’aspect pécuniaire –, il importait de publier à intervalles réguliers, ce qui explique pourquoi certains écrivains cèdent alors à la facilité et reproduisent des recettes qu’ils condamnent allégrement par ailleurs.

Un autre élément essentiel vient aussi s’agréger à cet oubli, patent dès la fin de la guerre: la liaison indéfectible avec l’occupant, que cela soit sur le plan idéologique ou sur le plan “humain,” avec la présence dans ce qui était vu comme une nouvelle Ecole de nombreux collaborateurs. Cette présence vient elle même s’enferrer sur un programme de la renaissance du roman policier belge qui reprend point pour point le programme de la “renaissance des lettres belges”. A partir de là, on n’est pas étonné de retrouver des récits policiers ouvertement antisémites, tel La Mort de Saskia d’André Voisin, publié au Jury de Steeman. Dans ce roman, nous sommes en présence de Mulenstein, vendeur de tableaux qui possède une succursale sur la Cinquième Avenue à New-York94: on découvrira qu’il était le fomenteur de l’action criminelle, ayant accompli un odieux homicide (“vous le tuez… lâchement, à bout portant, au moment où, excédé par votre insistance, il vous tourne le dos…” (Voisin, La mort 31) dans l’intention de spolier le peintre aryen (“Ce garçon-là est d’une honnêteté scrupuleuse […] Pierre Chappe est un artiste, un artiste dans toute l’acception du terme… Il est sincère, il a foi en son art…” (Voisin, La mort 30)).Haute tension d’Eugène Maréchal pouvait d’ailleurs lui aussi se lire sous l’angle antisémite: telle était en tout cas la lecture qu’en proposait Gaston Derycke, puisque s’il louait l’optique psychologique, il insistait sur la qualité essentielle du roman qui serait de proposer “quelques caricatures d’affairistes juifs et de gens de cinéma qui ne manquent pas de piquant” (5).

Si les liaisons de certains écrivains avec l’occupant ne font aucun doute – qu’il s’agisse de Jules Stéphane, Gaston Derycke, Paul Kinnet ou André Voisin,95 qui détiennent en quelque sorte les clés de l’édition en temps de guerre –, la plupart des auteurs de romans policiers vont pâtir par la suite de cette situation.

A la Libération, pour justifier certains positionnements, on invoquait le terme “d’acclimatation”. Mais de l’acclimatation, nous ne sommes jamais loin de la collaboration passive. A ce titre, il est éloquent de trouver dans la chronique “Le Journal… d’une guerre” de Cassandre la reprise d’un article de Lucien Rebatet de Je Suis Partout. L’introduction, anonyme (par similitude de style, nous pouvons toutefois l’attribuer à Gaston Derycke), rendait compte du général de Gaulle qui “s’est récemment targué d’avoir avec lui la quasi-totalité de “l’intelligence française”“. Par rapport à quoi s’opposeraient pour Rebatet et la rédaction de Cassandre des ““écrivains de valeur” qui ont pris ouvertement parti dans le sens contraire ou qui, s’ils “ne font pas de politique,” ne répugnent pourtant point à publier leurs œuvres dans des journaux où l’on en fait beaucoup, et de la plus énergiquement anti-gaulliste” (2-3). On a en quelque sorte la définition de la collaboration passive, qui peut parfaitement s’appliquer à la Belgique, et lorsque les auteurs de romans policiers ne seront pas ouvertement inquiétés en raison de relations directes avec l’occupant, ils seront pour le moins infréquentables en raison d’une collaboration passive plus ou moins prononcée, par l’intermédiaire de publications dans la collection “Voilà” des éditions Ignis, aux Auteurs Associés, ou dans des organes d’édition telsCassandre, Le Nouveau Journal, Mon copain, Le Soir, Voilà ou Le Pays réel.

Dès lors, au sortir de la guerre, le roman policier ne peut être perçu que comme la forme doublement honnie: non seulement on peut inverser les critères “littéraires” mis en avant, mais on peut aussi voir l’adéquation parfaite de la forme avec le programme de la collaboration, même s’il s’agissait dans ce cas d’une collaboration susceptible de mettre en place une mentalité “nationale”. Si l’on tend ainsi généralement à expliquer la disparition du roman policier belge après la guerre par le simple retour du livre français sur le marché de l’édition, cela s’avère à notre sens un moyen de s’écarter de la réalité des auteurs de l’époque, puisque la véritable chape de silence qui tombe sur le roman policier belge s’explique relativement facilement, si l’on prend en considération le parcours de ces écrivains en temps de guerre et ce que représentait la forme policière dans la refonte des lettres belges: désormais, on ne peut plus parler de cette forme à proscrire, représentative d’une période qu’on veut définitivement révolue.

Des lignes de fuite…A partir de quoi, cette “phalange de ceux qui, en Belgique” avaient “décidé de faire la preuve que le roman policier n’est pas un genre mineur, mais une branche des plus vivaces de la littérature contemporaine” va véritablement éclater, au grès d’effacements définitifs, ou, le cas est plus intéressant, de départs vers la France, pour ne pas dire à Paris. Surtout, le fait le plus intéressant pour notre propos est de constater que si ces auteurs et/ou critiques quittent leur pays, ils vont abandonner aussi De Manière radicale les critères qu’ils défendaient en temps de guerre, ce qui implique donc un refus d’une localisation belge dans les récits…Certaines disparitions du milieu éditorial sont à ce titre éclairantes. On peut mentionner au passage Horace Van Offel, qui meurt en exil à Fulda en 1944. Ce dernier avait publié deux romans policiers au Masque dans les années 1930, il était à ce titre représentatif d’un roman policier belge capable de s’exporter, et il avait joué un rôle important pendant la guerre. Sa disparition pour le moins peu glorieuse apporte un discrédit supplémentaire au roman policier.La “disparition” de Jules Stéphane est quant à elle symbolique. Par la publication en 1941 de son romanUn meurtre sans importance dans Le Pays réel, et en 1942 Meurtre bourgeoischez “Voilà” des éditions Ignis, maison fortement liée au milieu rexiste, ses liens avec l’occupant ne laissaient planer aucun doute. Le discrédit est donc jeté sur la coopérative d’édition les Auteurs Associés, où nombre d’auteurs importants dans le cadre du roman policier avaient publié leurs récits. Dans une vaine tentative d’atténuer cet état de fait, les Auteurs Associés changent alors de nom pour devenir De Manière symbolique Les Editions Libres. Mais Jules Stéphane, jugé trop encombrant, n’apparaît pas dans l’organigramme, et Les Editions Libres ne bénéficieront d’aucun impact… Jules Stéphane quitte de son côté le milieu éditorial, et il publiera, à titre posthume et sous son nom civil de Jules Watelet, un ouvrage écrit en collaboration avec son épouse, Marguerite Inghels – qui elle aussi avait participé, en tant que romancière et sociétaire, à l’aventure des Auteurs Associés –, qui retraçait l’aventure de la logique symbolique.96 La “disparition” de Gaston Derycke est d’un autre ordre. En dépit d’un bref séjour à Marseille au début de la guerre – il est hébergé, en compagnie de personnalités qui ont pris position contre le régime de Vichy, par l’équipe des Cahiers du Sud, revue à laquelle il collaborait depuis quelques années –, il avait joué une part active dans le programme de collaboration culturelle en Belgique, notamment par son activité au sein deCassandre. A la Libération, le nom Gaston Derycke disparaît, tandis qu’à Paris on trouve deux noms de critiques qui n’avaient jamais fait parler d’eux, et qui font état d’une maîtrise étonnante du milieu littéraire: Lucas de Leen et Claude Elsen. On l’aura compris, ces deux noms sont les pseudonymes désormais utilisés par Gaston Derycke, et sous le nom Lucas de Leen il publiera par exemple nombre de critiques dans Dimanche Matin, alors qu’avec celui de Claude Elsen il traduira quelques romans policiers américains,97 et il arrivera surtout à s’imposer dans La Nouvelle Revue Française.98 Retenons pour l’instant deux faits de cette palingénésie: après avoir été créateur, Gaston Derycke redevient traducteur, et dans le cadre du roman policier il estime que le roman noir américain apporte un renouvellement nécessaire au roman policier en passe de se scléroser s’il conserve l’optique classique.99 Le cas de Steeman est plus ambigu, et il importe d’atténuer quelque peu la radicalisation de Marc Quaghebeur, qui, en raison de ses fréquentations en temps de guerre, précisait que Steeman rejoignait “curieusement” Menton après la guerre.100 Certes, si Steeman avait publié Paul Kinnet ou Gaston Derycke au Jury, s’il répond sur les ondes de Radio-Belgique aux questions de Paul Kinnet et s’il publie des récits dans Voilà, Mon Copain ou Cassandre, il avait de sus proposé au Jury en 1941 La Mort de Saskia d’André Voisin. En outre, à cette parution font suite, dans les colonnes épistolaires du Jury, différents commentaires où l’antisémitisme du roman est repris de façon plus viscérale:Dans La Mort de Saskia, André Voisin sort de l’ordinaire en mettant du Rembrandt dans la trame du récit. Superbes vraiment les deux principaux personnages: le peintre aryen qui aime l’art pour l’art et le juif assassin pour qui seul le profit compte. Rien d’exagéré dans les machinations de ce juif, c’est bien dans leur façon de faire. (Van Montfort 33) Il n’en demeure pas moins que Steeman, qui devait utiliser des récits de ce type pour contenter la censure et continuer son entreprise éditoriale, fut soupçonné à partir de 1943 d’anglophilie dangereuse par l’occupant allemand: l’occupant supprima dans les fascicules du Jury les colonnes épistolaires et toute numérotation, par crainte de les voir utilisées par la Résistance et les Anglais comme moyens de diffusion des messages codés. On peut donc avancer que sur le plan de la collaboration Steeman est toujours resté à la limite: ainsi, si la publication de Légitime défense est annoncée dans la collection “Voilà” des éditions Ignis, le roman paraîtra finalement au Jury, et si Steeman publie aux Auteurs Associés et semble fortement lié à Jules Stéphane, il ne se rend pas au mariage de ce dernier avec Marguerite Inghels, où étaient présents nombre d’autorités allemandes en poste à Bruxelles.101 De fait, autour de ces concessions et de ces soupçons, Steeman demeure en Belgique après-guerre, et il tente de conserver le fruit du travail éditorial des années de guerre et le changement qu’il pense avoir apporté pour le roman policier. Ainsi, en 1946, Steeman lance la nouvelle formule du Jury, qui devient une revue internationale, où policier et fantastique trouvent leur place. En tout état de cause, ce n’est qu’un peu plus tardivement que, pour raisons de santé – qu’on peut croire véritables: les raisons de “santé” en 1945 et en 1947 ne sont pas les mêmes… – Steeman partira vivre à Menton.Mais, si l’on en juge sa volonté pugnace de s’imposer comme auteur littéraire, voire comme chef de file d’une nouvelle Ecole qui imposerait de nouveaux critères littéraires, volonté responsable de cette collaboration passive, la condamnation par le changement de système est tout aussi douloureuse.

… vers le roman noir

A cet égard, on peut noter un curieux renversement: pendant la guerre, la critique prenait bien soin d’éviter les références trop visibles à l’univers fictionnel anglo-saxon. On se contentait généralement à cet effet de citer Francis Iles pour indiquer la possibilité de lier le roman policier à un souci psychologique. On évitait en tout cas de commenter et de donner en exemple le roman noir américain, qui était pourtant parfaitement connu par Steeman ou Gaston Derycke. Or, après la guerre, alors que les critiques et auteurs belges prennent le chemin pour Paris, ils font désormais grand cas de cette forme littéraire, à l’image de l’approche critique de Gaston Derycke sous le nom de Claude Elsen, qui annonce un renouvellement du roman policier par le prisme du roman noir. Ce renouvellement semble en tout cas préoccuper les auteurs belges, si l’on prend en considération l’optique “noire” adoptée par Max Servais dans Les Dieux ne nous aiment pas en 1950,102 ou S.-A. Steeman lorsqu’il propose à partir de 1952 avec Dix-huit fantômes les récits de son nouveau détective sériel: Désiré Marco. Steeman ne voue certes pas une obédience pleine et entière au roman noir, puisque dès le départ il s’attachera à le distancier, mais il n’en change pas moins sa manière – avec une perspective behavioriste au détriment de l’optique psychologique –, et il abandonne surtout la localisation belge, puisque son nouveau détective est Français. Cela affecte d’ailleurs les nouveaux récits de M. Wens, puisque désormais c’est un corps qui parle au lieu d’un simple esprit, et Steeman s’amusera à lui prêter des origines françaises – et méridionales – dans La Morte survit au 13 (1957). Le changement d’optique est encore plus saisissant si l’on se tourne vers la Série noire pour découvrir la publication en 1951 de J’ai bien l’honneur… par Yvan Dailly. Qui sait à l’époque qu’Yvon Dailly, qui avait proposé en temps de guerre deux récits pour Le Jury,103 ainsi qu’un roman pour une maison d’édition en lien étroit avec le programme de collaboration, pour ne pas dire rexiste,104 est le premier Belge à être édité dans la Série Noire? Peu de lecteurs s’avèrent effectivement susceptibles d’avoir connaissance de sa nationalité, puisque si certaines maisons d’édition belges possédaient en temps de guerre des maisons-relais en France – à l’exemple des Auteurs Associés, dont certains ouvrages étaient conjointement édités à Bruxelles et Paris sous format identique par Guy Le Prat, ou Le Sphinx qui possédait un comptoir parisien sis 111-113 rue Legendre dans le XVIIe –, ces publications n’avaient bénéficié que d’une distribution relativement confidentielle et d’un faible écho critique. Hormis pour quelques spécialistes, les auteurs belges étaient donc de parfaits inconnus pour le lectorat français, à l’exception de Simenon et S.-A. Steeman, qui bénéficie de l’impact de l’adaptation cinématographique par H.-G. Clouzot de L’Assassin habite au 21 etLégitime défense sous le titre Quai des orfèvres. Personne n’est donc en mesure de juger le brusque renversement de ton comme de localisation. Une comparaison rapide entre L’Homme tout seul, considéré par la critique en temps de guerre comme un roman d’atmosphère dans la lignée de Simenon, et qui participait donc à la nouvelle orchestration générique de l’époque, et J’ai bien l’honneur… s’avère susceptible de montrer ce revirement confondant.Ainsi, au niveau de l’écriture, on ne trouve rien de commun avec d’un côté le style deL’Homme tout seul qu’on qualifiera d’hypotaxique, avec une langue relativement soutenue, où les précisions abondent, tant sur le ton adopté par les personnages – et ce que cela implique – qu’au niveau des lieux parcourus, et de l’autre le style parataxique de J’ai bien l’honneur…, où les connecteurs sont supprimés, de même qu’une description trop prononcée des lieux, Dailly recourant en outre à l’argot, le tout répondant parfaitement au cahier des charges de la Série noire. Au niveau de la localisation, là encore, les univers sont radicalement différents, avec dans L’Homme tout seul cette froide campagne belge dans le premier chapitre, puis la “petite vie” bruxelloise dans le reste de l’ouvrage, alors que J’ai bien l’honneur… propose une double localisation suffocante, moins un décor qu’un moyen de stigmatiser la tension dramatique: la chaleur de la campagne étasunienne – avec cette volonté pour les malfrats de rejoindre le Mexique – contraste avec l’aspect particulièrement froid des relations humaines dans New York. A partir de là, on peut voir la divergence radicale des projets. Avec L’Homme tout seul, Dailly entendait pénétrer la conscience de Jean Lénoque, avec en ouverture un passage relatant son enfance dans un orphelinat belge, et notamment une brève rencontre dans la campagne avec une fillette de son âge, avec qui il échange simplement quelques mots, ce qui est la source de l’ire du directeur de l’orphelinat: avec force images, il promet à Jean Lénoque l’Enfer s’il continue à perpétrer de tels actes. Le directeur, à la fin de sa leçon de morale, intime Jean à ne jamais oublier cet avertissement. Cette anecdote séminale permet de comprendre la vie recluse du Jean Lénoque adulte, qui pour se mortifier travaille dans une agence matrimoniale alors que lui refuse toute aventure avec une femme. Aussi, lorsqu’il rencontre une dénommée Annika et qu’il éprouve un sentiment qu’il ne peut assimiler, son système de protection soigneusement élaboré semble s’ébranler:Il avait un instant rompu sa solitude et tout le potentiel de force et de sécurité laborieusement accumulé en creusant un fossé entre les autres hommes et lui, il le sentait maintenant en péril. (Dailly, L’homme63)Dès lors, l’intrigue policière semble passer en arrière-plan, ou plutôt elle passe par le filtre de cette conscience maladive, qui viendrait presque à s’accuser du meurtre qu’il n’a pas commis d’une première jeune fille. Un crime en arrière-plan, ou plutôt en soubassement psychologique, puisque si Jean Lénoque est au départ accusé de ce meurtre et incarcéré, lorsqu’il est enfin élargi, il étranglera Annika, source de son changement d’état.Ce cousin du Monsieur Hire de Simenon n’a rien de commun avec Dave, qui essaie de se comporter comme un “dur-à-cuire” dans J’ai bien l’honneur… Désormais, toute introspection est proscrite, et par la voix de Dave, on sent bien la vacuité de toute tentative de comprendre et juger ses propres agissements: “Je ne veux pas être un casse-pieds et vous faire un rapport de mes pensées, mais ce que je peux vous dire, grosso modo, c’est qu’elles sont variées” (Dailly, J’ai bien l’honneur 81).  Dans le sillage du roman noir américain, la perspective semble donc behavioriste, et le lecteur est amené à suivre la fuite de Dave et son comparse, l’absence d’introspection rendant d’autant plus inéluctable l’enchaînement de faits.105 Bien plus, dans la lignée de la décapitation du policier dont il est à tort accusé, Dave apparaît comme un corps sans tête, cherchant uniquement dans la fuite à se sustenter et assouvir ensuite certains besoins corporels avec Kate van Buren, jeune fille de bonne famille new yorkaise, qui rejoint Dave par simple envie d’une aventure avec un tueur. C’est d’ailleurs ce qui perdra Dave, puisqu’il ne peut finalement assumer le rôle du “tueur de Brooklyn” dont la presse et la police l’affublent et il finit par “se suicider” en feignant de s’opposer à la police.Si ce n’était ce caractère velléitaire, les projets sont donc radicalement différents, de même que les différents lieux choisis pour ces fictions. L’effacement de la Belgique dans la fiction correspond par conséquent… à un effacement de la visibilité des auteurs belges, qui importent et modulent des critères extérieurs…

… vers le roman populaire

En même temps, au milieu des années 1950, Yvan Dailly proposera sous le pseudonyme Jean David deux romans pour la collection “Angoisse” du Fleuve Noir.106 Là encore, il s’avère représentatif d’un deuxième changement d’optique étonnant. En temps de guerre, on se défiait en effet des formes “populaires,” avec le risque encouru d’utiliser inlassablement d’identiques procédés et d’entériner le statut délégitimé du roman policier. Or, après la Seconde guerre mondiale, on peut constater que l’activité éditoriale parisienne regorge d’auteurs belges, et cela est d’autant plus frappant au niveau de la production de grande consommation.L’exemple le plus représentatif de ce changement radical est Eugène Maréchal. Inquiété à la Libération, il prend en effet le chemin vers Paris, où il devient agent littéraire, avec sous sa coupe… nombre d’auteurs belges qui avaient tout intérêt à se faire oublier à Bruxelles! Maréchal entame de même une nouvelle carrière, pour le moins protéiforme, puisqu’il s’adonne à différentes optiques et utilise un nombre impressionnant de pseudonymes. On peut même s’étonner d’un changement d’optique aussi brutal entre la période belge où il tentait de légitimer le roman policier et l’après-guerre française où Eugène Maréchal fait preuve d’une grande inventivité… pour trouver ses différents pseudonymes! A partir de 1947, il publie en effet nombre de romans sentimentaux pour les collections “Le Roman Bleu” et “Emeraude” des éditions Le Scribe, la “Collection Fleur Bleue”  des éditions “A la Belle Hélène” et la collection “For Ever” des éditions éponymes, sous des noms aussi divers que Louis Chauvières, Antonin Brigout, Fernand Guyot, Marcel Duval, Guy D’Ettincourt, Paulin Du Rieu, Fernand Darthez, Claude Francis, Claude Muriel, Violaine du Castel ou Jean Marny! En 1949, délaissant pour un temps les romans sentimentaux, il écrit avec José-André Lacour – qui lui aussi est du voyage à Paris – un roman licencieux: Oh Mercedes!, signé Connie O-Hara et publié aux éditions Le Carrousel. Avec ce même José-André Lacour, il écrit aussi les aventures de Johnny Sopper dans la collection “Western” du Fleuve noir. Pour ces mêmes éditions du Fleuve noir, il participe ensuite aux 31 volumes de L’Agence Marchal publiés de 1949 à 1953 dans la collection “Rouge et noir”. Et, sous couvert de nombreux pseudonymes,107 il forme même pour l’occasion une petite équipe de Belges arrivés à Paris – José-André Lacour, Jean Libert, Gaston Vandenpanhuizen et Paul Kinnet –, qui, pour différentes raisons – les raisons essentielles étant soit d’ordre politique, soit d’ordre symbolique, puisque les pseudonymes étaient utilisés pour la rédaction de récits “populaires” alors que certains écrivains, tels Jean Libert ou José-André Lacourt, aspiraient à une reconnaissance “littéraire” – , préfèrent conserver l’anonymat  après la Libération. Ce ne sont là que quelques aperçus de l’activité littéraire inlassable d’Eugène Maréchal, mais cela nous semble suffisamment significatif de l’abandon complet en ce qui le concerne d’un éventuel gain de capital symbolique sur le plan littéraire, ce qui se lie, est-il nécessaire de le mentionner, à l’effacement complet d’un ancrage belge dans les récits…Car il s’agit de gommer toute liaison avec l’univers belge, et le lectorat français est bien en peine de savoir à l’époque que la construction du pseudonyme Paul Kenny procède de ce voyage forcé vers la France, avec Jean Libert – moitié du bicéphale Paul Kenny, l’autre partie étant dévolue à Gaston Vandenpenhuyse – contraint à l’exil et qui trouvera la gloire populaire avec la série des Coplan. Qui sait alors que le pseudonyme Benoît Becker est pour moitié constitué d’un Belge “immigré,” en l’occurrence José-André Lacour? Qui sait aussi en cette période que derrière le pseudonyme J.P. Kern se cache le Belge Camille-Jean Fichefet, ou que, un peu plus tard, derrière celui de Peter Randa, qui publie dans la collection “Special Police” du Fleuve Noir, se trouve le Belge André Duquesne?108 Dès lors, c’est toute l’activité du milieu éditorial parisien lié à la production de grande consommation qu’il s’agirait de re-parcourir selon cet horizon belge…

Vues de Belgique…

Si, De Manière générale, la Belgique disparaît ainsi des romans policiers, si les auteurs eux-mêmes se fondent littéralement dans l’univers éditorial parisien, l’activité éditoriale belge sur le plan du roman policier est elle aussi réduite à portion congrue.

Par conséquent, les rares exceptions méritent un regard plus prolongé, et elles permettent de comprendre les derniers soubresauts de la situation particulière de la Seconde guerre mondiale.

On peut ainsi s’attarder quelque peu sur L’Enigme du double six de Quentin Blaisy publié dans la “Collection Durendal” (des éditions du même nom) à Bruxelles en décembre 1957. L’action du roman commence à Paris, avant d’emmener le détective, M. Colerette, à Marseille, en Sardaigne puis en Egypte. Le ton du roman est quant à lui entièrement donné par ce langage codé ainsi que les noms burlesques donnés aux personnages, avec des jeux de mots du même ordre (tout en sachant que la pipe de merisier constitue en quelque sorte le fil rouge du récit, puisque M. Colerette avait au départ blâmé son aide, qui lui avait apporté une pipe en écume, alors que “Depuis l’immortel Sherlock Holmes, tout le monde sait pourtant que les détectives qui se respectent fument exclusivement la pipe de merisier” (Blaisy 7):

 – Huhuphosipho (‘Il en a tout de même une couche!’). – Sahahaphiphosu (‘Oui, mais c’est un si brave homme!’) se dirent entre eux le frère et la sœur.

– Cessez de siffloter comme ça! c’est une manie ridicule, répéta M. Colerette.

     Et tous les trois, se tenant par la main, suivis de Barbotin, qui portait la pipe de merisier, et du canard Colonel, qui pataugeait dans toutes les rigoles, se dirigèrent vers le champ d’aviation de Selim-Hagar. (Blaisy 182)

On l’a compris, le récit est une parodie de roman policier. En même temps, on peut même aller plus loin en avançant qu’il est une parodie du roman policier belge de l’entre-deux-guerres, avec notamment cet attrait parisien doublé d’une attraction exotique! Cette manière d’enterrer la forme particulière du roman policier belge prend aussi une autre valeur lorsque l’on sait que Quentin Blaisy est un pseudonyme utilisé pour l’occasion par Robert Poulet, qui faisait grand cas du roman policier (notamment de Simenon et Steeman) en temps de guerre. Un enterrement, ou plutôt un empilement: avec ce récit, Robert Poulet entend montrer que le roman policier n’est finalement qu’affaire de recettes – ce qu’il craignait lorsqu’il commentait élogieusement Steeman et Simenon, tout en s’inquiétant du faible niveau de la production pléthorique –, et il entend aussi montrer qu’il lui est parfaitement possible de publier en Belgique, alors que sa peine de mort au sortir de la guerre avait été muée en bannissement…

Cette survie d’une activité éditoriale belge montre la léthargie dans laquelle se trouve l’édition nationale au niveau du roman policier, ce que viendrait en quelque sorte confirmer les récits publiés au début des années 1960 par Jean-Jacques Marine. Avec La Dune aux trois mystères, Le Japonais au Zoute et Six cocktails au Zoute, il entend en effet renouer avec la relative reconnaissance dont il avait bénéficiée en temps de guerre, notamment avec et son Détective épouvanté, non sans s’inscrire De Manière ostensible dans le sillage du Crime au Zoute publié par Max Servais en 1943. Il suffit alors de regarder l’éditeur qui accueille ces trois romans pur bien réaliser à quel point ce type de récit, avec un ancrage belge qui s’affiche dès le titre, n’a plus de véritable espace éditorial: avec les éditions Erel sises à Ostende, Jean-Jacques Marine en reste confiné à un lectorat purement local, qui s’amuse à l’occasion de voir une intrigue se dérouler dans leur espace même de vie (ou de villégiature)… Dans ce cadre, on peut bien parler d’un enterrement, non plus métaphorique, mais tout simplement éditorial, et on peut mieux appréhender cet enterrement à la lecture de Daniel et Nicole, roman “littéraire” signé René Oppitz:109 Daniel, le personnage principal, y écrit des romans populaires sous pseudonymes, mais il rêve de connaître la consécration littéraire sous son vrai nom, avec un récit qui viendrait régénérer la société en déréliction sur le plan moral. Cela n’est certes pas sans rappeler certains arguments, et l’on comprend mieux l’équivalence (métaphorique) si l’on sait que René [Charles] Oppitz n’est autre que le nom civil de celui qui signe ses romans policiers du pseudonyme de Jean-Jacques Marine. Dès 1945, la prise de conscience apparaissait totale sur l’impossibilité par le roman policier d’atteindre désormais une quelconque légitimation, et les tentatives de “régénérer la société” par le roman policier apparaissaient tout aussi vaines. Jean-Jacques Marine a donc laissé pour un temps la parole à René Oppitz, avant que Marine ne revienne, sans autre espoir que de connaître un relatif succès commercial.

Le roman policier belge, lorsqu’il s’affiche comme tel, ne bénéficie donc plus d’aucun impact, et l’absence d’une véritable écurie d’auteurs nationaux aux éditions Marabout apparaît là aussi significative. On peut toutefois relever quelques rares exceptions chez Marabout, avec d’une part la réédition en trois volumes des aventures du Wens de Steeman à partir de 1964; certaines aventures du Bob Morane créé par Henri Vernes à partir de 1953 qui présentent une intrigue policière; ainsi que la création à partir de 1959 des aventures de Nick Jordan par André Fernez, tout en notant au passage que si la série Nick Jordan relève de l’espionnage, le personnage principal travaille pour la DST, son univers “professionnel” étant donc français. Enfin, la dernière exception, Les Morts ont des oreilles (1962) de Jean Falize, constitue un exemple intéressant sur la notion d’importation, ici doublée, c’est devenu fréquent dans le roman policier belge, d’un ton ironique. Dans ce récit, M. Leroy-Coutelier, lors d’un voyage aux Etats-Unis, décide en effet d’engager des tueurs américains, et de les ramener dans sa Belgique natale, à charge pour eux d’éliminer son épouse. Au gré d’intrigues familiales plus ou moins vraisemblables, le commissaire Lantier essaiera, maladroitement, de sauver celle qui doit être assassinée. Avec ce récit, écrit dans les circonstances que l’on sait, Jean Falize réussit le tour de force de mettre dos-à-dos la manière américaine, par l’intermédiaire de ces gangsters qui tournent en dérision les personnages à la Lemmy Caution, et la manière simenonienne, par le prisme du commissaire Lantier qui distancie la méthode de Maigret. Avec cette double mise à distance ironique, il montre bien que le roman policier belge est, de nouveau, devenu un réceptacle (ré-incorporant même De Manière paradoxale la manière d’un auteur qui, en France, n’est pas reconnu comme belge!), où l’on peut toutefois recycler par l’ironie ce qui se fait ailleurs. 

Mais, comment alors appréhender la publication en 1950 aux Editions de la Main Jetée (Paris/Bruxelles110) du seul roman policier écrit par le dramaturge Fernand Crommelynck: Monsieur Larose est-il l’assassin? A première vue, ce roman est un véritable hapax, tant au niveau de l’orchestration générique, qu’au niveau de l’auteur lui-même, l’auteur du Cocu magnifique ne laissant pas apparemment prévoir dans sa carrière la rédaction d’un roman qui fait la part belle à une machination inextricable, les solutions s’emboîtant et les rôles s’inversant au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête. C’est là oublier un peu rapidement que Fernand Crommelynck avait notamment joué en 1932 le rôle du commissaire dans l’adaptation cinématographique par Gaston Schoukens du Cadavre n°5 de Jean Duvigneaud, qu’il avait aussi interprété en 1913 le rôle de l’agent Rigolo dans la comédie policière d’Alfred Machin, L’Agent rigolo et son chien policier, et qu’il avait en outre réalisé en 1938 les dialogues du film de Jean Choux tiré de la pièce de Jean Richepin, La Glu, ce qui lui avait permis de travailler avec l’adaptateur Jean Bommart, auteur de romans policiers, dont notamment la série des aventures du Poisson Chinois publiées au “Masque” à partir de 1934. L’univers du roman policier ne lui est donc pas étranger, et il a pu de même constater l’essor formidable de ce type de récits en Belgique occupée.

On peut même aller jusqu’à penser que Monsieur Larose est-il l’assassin?procède d’une parfaite connaissance du milieu littéraire belge en matière de roman policier. L’intrigue commence en effet à Paris, et l’on suit les différents retournements de situation par l’entremise de Monsieur Larose, le commissaire en charge de l’enquête, Monsieur Lambert, s’avérant finalement incapable d’arrêter et surtout de comprendre Frédéric Larose. On apprend alors que son véritable nom est M. Wildeman, et l’éclairage final sera apporté par le “policier délégué par la Belgique”. Cette résolution d’une intrigue “française” par l’entremise d’un détective “importé” de Belgique est suffisamment rare pour ne pas prêter à suspicion. Regardons alors l’explication:

On avait été frappé en Belgique de l’analogie de cette série de meurtres gratuits avec celle qui avait défrayé la chronique et bouleversé l’opinion, là-bas, dix ans auparavant. On apprit ainsi que Monsieur Larose […] avait été conduit à la folie et au crime par la mort de sa femme bien-aimée, Rose-Lamy […] violée et assassinée dans un bois, près de Bruxelles. Sans doute eût-il surmonté sa douleur si l’enquête ne lui avait révélé que la créature qu’il adorait avait, depuis des années, une vie double, riche (ou pauvre) de toutes les prostitutions inimaginables. (Crommelynck 337)

Que peut-on y voir? Si l’affaire en Belgique remonte à dix ans, cela nous met bien au début des années 1940, avec l’émergence du roman policier belge. Toutefois, ce roman policier belge était inconnu en France, en raison de l’étanchéité des frontières: on retrouve sur le plan métaphorique cette situation dans le roman de Crommelynck, puisque l’affaire de M. Wildeman n’a pas non plus franchie la frontière. De même, comment ne pas voir dans cette référence à une vie double “de toutes les prostitutions” une équivalence métaphorique des compromissions de l’époque en Belgique, ou une équivalence avec le roman policier qui tentait de jouer sur deux tableaux, essayant d’un côté d’être reconnu sur le plan littéraire, et ne cessant de l’autre de se cacher sous différents noms d’emprunt pour répondre au marché de grande production? Bien plus, la facilité avec laquelle M. Wildeman traverse la frontière, pour ensuite changer de nom, n’est pas non plus sans évoquer le parcours de certains auteurs de romans policiers belges.

Que ces équivalences soient conscientes ou non de la part de Crommelynck, ce dernier montre littéralement dans son roman que l’intrigue policière française contemporaine a des origines belges, soigneusement cachées par un jeu de pseudonymes et par une méconnaissance en France de ce qui se faisait de l’autre côté de la frontière en temps de guerre!

On pourrait alors aisément montrer tout ce que doit ce roman aux auteurs belges de l’époque, afin de mieux comprendre cette phrase que Monsieur Larose/Wildeman avait noté sur son carnet: “Pour te connaître, connais les autres. Il n’y a pas d’autre chemin” (Crommelynck 337).

Une phrase qui termine presque le récit, en forme d’hommage presque aux auteurs qui ont fait la fortune littéraire de la Belgique l’espace de quatre ans. Une phrase qui en précède une autre, la dernière du roman cette fois-ci: “On n’entre dans la vie des autres que par la porte de la mort” (Crommelynck 337).  La porte de la mort… en tant qu’auteur belge, pourrait-on dire. Car les auteurs du Fleuve Noir précédemment entrevus ne trouvent un lectorat en France qu’en tuant véritablement ce qu’ils étaient, tant sur le plan littéraire que national.

Cette mort symbolique peut même nous mener un peu plus loin si l’on prend en considération la carrière après-guerre de Paul Kinnet. Inquiété à la libération, il doit littéralement s’effacer et, à l’image de Gaston Derycke, il devient lui aussi traducteur, notamment à la Série Noire et chez Marabout, où il utilise le pseudonyme de Paul Maury pour la fin proposée en 1956 au Mystère d’Edwin Drood de Charles Dickens. Il faudra ensuite attendre 1968 et la réédition deDéfense de fumer dans la collection Le Défi (Bruxelles: Hallet) pour que le nom Paul Kinnet puisse de nouveau apparaître en tête d’un ouvrage. Puis, à partir de 1975 et Le Tribunal des sept, il propose au “Masque” différents récits policiers mettant en scène un policier français: le commissaire Furnel. En 1978, il obtient d’ailleurs le Grand Prix du roman d’aventures avec une aventure du commissaire Furnel: Voir Beaubourg et mourir. Une aventure au titre parfaitement symbolique selon nous: Voir Beaubourg… et mourir en tant que romancier belge, pourrait-on conclure!


Notes

1. Voir notamment comme mouvement fondateur d’une approche circonstanciée de cette période, des deux côtés de la frontière linguistique, les actes du colloque de Louvain: Paul Aron, Pierre Halen et al, Ed., Leurs occupations. L’impact de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles: Textyles/GREMSGM, 1997. Du côté francophone, il importe aussi de mentionner les travaux essentiels de Fabrice Schurmans et Michel Fincoeur, cités en ces pages.

2. A partir de 1941, il rédige notamment nombre de chroniques littéraires pour la Bibliographie Dechenne, susceptibles d’apporter un soutien à l’édition aux écrits ainsi mentionnés. Il collabore aussi au Soir, où à l’occasion il décrit – sans préciser les tenants et aboutissants – le milieu éditorial belge de l’époque: voir Paul De Man, “Chronique Littéraire. Développement de l’Edition Belge,” Le Soir, 29 septembre 1942, p.2.

3. En décembre 1942, l’hebdomadaire Voilà fustige l’entrisme des auteurs français auprès des éditeurs belges “qui travaillaient ainsi en accord avec des éditeurs français, qui avaient trouvé là un moyen habile de pallier la disette dont la France souffre encore plus que nous […] chacun y trouva son compte. Chacun, sauf nos auteurs, au détriment desquels étaient ainsi utilisés de maigres réserves de papier,” “Dans l’édition belge,” Voilà, 11/12/42, p.1793.

4. Rency, Souvenirs de ma vie littéraire.

5. S’il donne de la sorte raison à Francis Nautet, Histoire des lettres belges d’expression française, 2 vol., Bruxelles: Rozez, 1892 et 1893, il contredit évidemment Franz Hellens et peut revenir sur l’intitulé de son propre panorama de 1925 en compagnie de Henri Liebbrecht: Histoire illustrée de la littérature belge de langue française (des origines à 1925).

6. Voir le Manifeste du Groupe du Lundi, Bruxelles: Van Doorslaer, 1937. Les signataires de ce manifeste de 6 pages étaient Charles Bernard, Herman Closson, Hubert Dubois, Paul Fierens, Marie Gevers, Michel de Ghelderode, Eric de Haulleville, Franz Hellens, Pierre Hubermont, Arnold de Kerchove, Grégoire Le Roy, George Marlow, Charles Plisnier, Robert Poulet, Camille Poupeye, Gaston Pullings, Marcel Thiry, Henri Vandeputte, Horace Van Offel, René Verboom et Robert Vivier. Si l’on surestime l’importance de ce manifeste, il cristallise en quelque sorte certaines idées de l’époque, et permet d’établir a posteriori un système de balancier: “Si le manifeste a déclenché des remous dans le monde littéraire pendant de longues années, il n’en a été nullement question pendant la guerre,” Raphaël De Smedt, “Franz Hellens et le problème des lettres françaises de Belgique,” in Michel Otten, Roland Beyen, Pierre Yerles, Ed., Etudes de littérature française de Belgique, Bruxelles: Jacques Antoine, 1978, p.196.

7. “[…] les Allemands étaient curieux de connaître notre psychologie et s’adressaient pour cela là où l’on peut le mieux s’en instruire, c’est-à-dire chez nos écrivains” (“Littérature belge” 16).

8. Voir J. Von Eichendorff, Les Chevaliers de fortune, Bruxelles: Éditions des Artistes, 1937, traduit et illustré de bois par Charles Beckenhaupt; Joachim Von Arnim, Chronique d’un majorat, Bruxelles: Éditions des Artistes, 1939, traduit et illustré de bois par Charles Beckenhaupt.

9. Johann Wolfgang Von Goethe. Werther. Bruxelles: Société anonyme belge d’édition, 1940; Werther. Bruxelles: La Boétie, 1944. On trouve de même Johann Wolfgang Von Goethe, Les Affinités électives, Bruxelles: Ed. de la Mappemonde, 1944.

10. “Le maître qu’il serait le plus salutaire d’écouter aujourd’hui s’appelle Goethe; parce que l’auteur des Années d’apprentissage est le seul, avec l’auteur trop tôt disparu d’Hermès, à donner l’exemple d’une équanimité qui va au delà des désordres et des désastres; et aussi d’un génie créateur qui domine les violences humaines tout en en tirant parti,” Robert Poulet, La Fleur de l’imagination, op.cit., p.323.

11. Ainsi, lorsque Robert Poulet s’insurge contre les éventuelles influence et ingérence étasuniennes, au risque de déstabiliser la nouvelle Europe en train de se former, il avance, opposant à l’écrivain allemand un personnage essentiellement connu par la production en fascicules, que “Goethe vaincra Buffalo Bill,” Robert Poulet, “Faiblesse du dollar,” Nouveau journal, 13 et 14 décembre 1941, p.5.

12. De nombreuses rééditions accompagnent évidemment l’obtention du Prix, avec notamment le roman La Révélation (1904) chez Labor en 1941 ou l’édition de son œuvre théâtrale (voir Théâtre I: Les Etapes. Les Liens, Hélène, Les Forces, Bruxelles: Renaissance du livre, 1942).

13. Vanzype avait ainsi proposé en 1903, 1904 et 1905 aux éditions bruxelloises Lacomblez trois séries intitulées Nos peintres, la première regroupant Albert Baertsoen, Franz Courtens, Eugène Laermans, Auguste Levêque, Amédée Lynen, Alice Ronner, Jan Stobbaerts, Gustave Vanaise; la seconde proposant  Émile Fabry, Georges Bernier, Léon Frédéric, Victor Gilsoul, Jean Gouweloos, René Janssens, Paul Mathieu, Jakob Smits ; et la troisième Albert Ciamberlani, Alfred Delaunois, Jean Delvin, Franz Hens, Adrien-Joseph Heymans, Eugène Smits, Alfred Verhaeren et Isidore Verheyden. Outre les nombreuses monographies, essentiellement pour la Nouvelle Société d’éditions ou Van Oest & Cie de Bruxelles, on note une activité de promotion qui peut tout autant se tourner vers Bruxelles (le vœu de faire prendre conscience de l’intérieur d’une originalité “racique”) que vers Paris (le vœu de suivre les expositions d’artistes belges pour clairement annoncer que la production ne peut être intégrée à aucune Ecole autres que celles formées et instituées en Belgique): voir en ce cadre Gustave Vanzype, L’Art belge du XIXe siècle à l’Exposition jubilaire du Cercle artistique et littéraire à Bruxelles en 1922, Bruxelles/Paris: G. Van Oest et Cie, 1923; L’Art belge du XIXe siècle à l’Exposition de Paris en 1923, Bruxelles/Paris: G. Van Oest et Cie, 1924. En 1942, la refonte de son Rubens (Plon, 1936) portera le titre plus révélateur deRubens, génie raisonnable, Bruxelles: La Renaissance du Livre, 1942. Pour Vanzype, on en demeurerait bien à cet hermaphrodisme racique, à cette “vitalité” du Nord tempérée par le fond latin.

14. Ses reportages, qui ne cessent de noter le dérèglement mondial et l’imminence d’un conflit, seul capable de résoudre les contradictions présentes (vision partagée avec Gaston Derycke, Raymond de Becker, Robert Poulet, André Voisin, Paul Colin, Fernand Desonay ou Henri De Man), sont regroupés dans Gustave Vanzype, Le Prologue du drame, Bruxelles: Nouvelle Société d’éditions, 1934. A l’autre pôle, dans une réalité géographiquement plus immédiate et dans une relation qui évoque un passé récent mais irrémédiablement évanescent, Gustave Vanzype dans Au temps du silence, Bruxelles: Office de publicité, 1939, fustige l’ère de la grande consommation, où bruit et célérité annihilent toute pensée construite, et toute véritable personnalité.

15. “Un Allemand ne pourrait être autre chose qu’être Allemand. Un Belge pourrait, sans trahir son être profond, se considérer comme le sujet d’un Etat flamand, wallon, néerlandais ou d’un Empire germanique. Il a à choisir sa qualité de Belge qui ajoute quelque chose à ce qu’il serait autrement. En étant Belge, non seulement il écoute les voix du sang et du sol, mais il fait encore le plus bel usage qui soit possible de sa liberté créatrice. […] Seul le maintien de la nation belge – ou son élargissement – permettra à ceux-ci [ses habitants] de jouer, plus encore que par le passé, le rôle européen […] qui résulte de sa dualité culturelle,” ibid., p.287. Voir aussi, pour l’application d’un “socialisme personnaliste” en vœu de cohésion avec l’esprit national socialiste par la prise en compte du dualisme, pp.203-206.

16. Du moins avec les idées professées par Spaak avant la Seconde guerre mondiale, puisque, après un bref exil en France et un départ pour l’Angleterre, il dirigera en temps de guerre le gouvernement belge “non officiel,” le Roi décidant de rester en Belgique (il sera ensuite extradé en Allemagne), avec les conséquences que l’on sait.

17. Henri De Man cultive l’association linguistique et politique, exacerbe le refus des mœurs viciés de l’entre-deux-guerres, notamment dans le cadre français: voir notamment avant-guerre les articles dans sa revue Leiding, où il se réclamait d’une démocratie autoritaire et pour la neutralité, ainsi que sa brochure Une offensive pour la paix, écrite après Munich, et qui provoqua certains remous. Sur l’optique de Henri De Man en temps de guerre, proche de celle de Raymond de Becker, voir la publication presque simultanée: Henri De Man, Après coup. Mémoires, Bruxelles: Ed. de la Toison d’or, 1941/Henri De Man, Herinneringen, Antwerpen: De Sikkel, 1941; ainsi que, significatif de la démarche politique et du placement de la Belgique au sein d’une nouvelle Europe: Henri De Man, Réflexions sur la paix, Bruxelles: Ed. de la Toison d’or, 1942. Nous en profitons d’ailleurs pour remercier Scott Sprenger: il nous a en effet fallu attendre un voyage en Utah afin d’obtenir une copie de l’ouvrage par son intermédiaire!

18. Le fondateur du Plan du Travail, qu’il avait essayé d’imposer lorsqu’il devint ministre en 1936, voyait dès 1921 se dessiner la nécessité d’une nouvelle Europe avec une Allemagne forte.

19. Sur le positionnement de Robert Poulet, voir notamment Jean-Marie Delaunois, Dans la mêlée du XXe siècle. Robert Poulet, le corps étranger, Erpe: éditions De Krijger, 2003, et tout particulièrement pp.117-155.

20. Paul Colin, Le Nouveau Journal, 1er octobre 1940, Apud Fabrice Schurmans, “Les Débuts du Nouveau Journal sous l’occupation (1940-1941). Analyse critique du témoignage de Robert Poulet,” in Jean-Marie Klinkerberg, Ed., Textyles, n°15, “L’Institution littéraire,” 1999, p.39. Paul Colin est à ne pas confondre avec son presque homonyme Paul-Victor Colin, qui proposa plusieurs romans policiers en cette période: Double Enigme au fort (Bruxelles: coll. Zorro, 1936), La Neige sanglante (Bruxelles: coll. Zorro, 1937) et Les Cadavériques (Bruxelles: Le Vampire, 1941).

21. Voir Jean-Marie Frerotte, Léon Degrelle, le dernier fasciste, Bruxelles: Paul Legrain, 1987, pp.163-166. Voir aussi Martin Conway, Degrelle. Les années de collaboration. 1940-1944: le rexisme de guerre, Ottignies: Quorum, 1994.

22. Voir Paul De Man, “Les Juifs dans la Littérature actuelle,” Le Soir, 4 mars 1941.

23. Sur le rôle joué par José Streel en temps de guerre, qui apporte une certaine forme de légitimité culturelle au Pays réel, voir Jean-Marie Delaunois,De l’Action catholique à la collaboration. José Streel, Bruxelles/Courcelles: Legrain/Bourtembourg, 1993.

24. Pour les rapports entre ces journaux et l’occupant, voir notamment Els De Bens, De Belgische dagbladers onder duitse censuur (1940-1944), Antwerp/Utrecht: De Nederlandsche Boekhandel, 1973; Michel Fincœur,Contribution à l’histoire de l’édition francophone belge sous l’Occupation allemande 1940-1944, thèse, Université Libre de Bruxelles, 2006.

25. Sur le positionnement de Raymond De Becker en temps de guerre, voir Paul Aron, Cécile Vanderpelen-Diagre, Vérités et mensonges de la collaboration: trois écrivains racontent “leur” guerre (Raymond De Becker, Félicien Marceau, Robert Poulet), Bruxelles: Labor, 2006. Voir aussi Paul Aron, Cécile Vanderpelen-Diagre, “La révolution avortée du fascisme occidental. Raymond De Becker, mémorialiste,” in Annamaria Laserra, Ed., Histoire, mémoire, identité dans la littérature non fictionnelle. L’exemple belge, Bruxelles: AML/Peter Lang, 2005, pp.57-71.

26. Les personnages cités quitteront le journal quand il s’affirmera anti-fasciste en 1937.

27. Voir l’ouverture de Paul Colin qui, “du haut de ce balcon” “regarde la presqu’île d’Europe.”

28. Nous pourrions ainsi donner l’exemple du réalisme magique revendiqué par Robert Poulet dès les années 1925, à l’aune notamment du roman d’aventure défendu par Edmond Jaloux: quand en 1942 Robert Poulet relit la production de Jean Ray dans Le Nouveau Journal, il le fait par le prisme des critères du roman d’aventure. Sur le continuum roman d’aventure/réalismes magique, avec comme figures essentielles Franz Hellens et Robert Poulet, voir notamment Eric Lysøe, “Le Réalisme magique: avatars et transmutations,” in Benoît Denis, Ed.,Du fantastique réel au réalisme magique – Textyles, n°21, 2002, pp.10-23.

29. Sur les entreprises éditoriales et l’optique littéraire de Steeman en cette période, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage S.-A. Steeman, aux limites de la fiction policière, Les Belles Lettres, 2006.

30. Après La Mort de Cléopâtre, Bruxelles: Ed. Echec et Mat, 1941, et à l’exception du Bonheur commence demain aux Auteurs Associés en 1943, ses romans policiers seront tous publiés dans le cadre du Jury: La Baie aux requins, 1942, Scandinavish Bar, 1943, Crime au Zoute, 1943, Chambre garnie, 1943,Tempête sur le port, 1943, La Sainte-Vehme, 1944, La Gueule du loup, 1944.

31. Louis Carette, Naissance de Minerve, Bruxelles: Edition du Houblon, 1943.

32. Louis Carette, Cadavre exquis, Bruxelles: Ed. du Houblon, 1942.

33. André Voisin, La Mort de Saskia, Bruxelles: Le Jury, n°14, 1941; Les Preuves… qu’est-ce que cela prouve?, Liège: Le Sphinx, 1942.

34. Léo Campion, Dictionnaire subversif, Bruxelles: A.-H. Bolyn, 1934.

35. Pierre Fontaine, Roger De Leval, Jazz-Band, le mal du siècle, Paris/Bruxelles: Editions Gauloises, 1925.

36. Pierre Fontaine, Introduction à la vie des lettres en Belgique. Dans quel opuscule il est donné aux jeunes et autres gens qui s’engagent sur les sentiers fleuris des belles-lettres, en douce terre belge, quelques judicieux et honnêtes conseils; il est traité de maintes institutions de chez nous et il est parlé incidemment et librement de 63 personnalités du monde artistique, Bruxelles: Le Thyrse, 1928.

37. Pierre Fontaine, Crime sans châtiment, Liège: Le Sphinx, 1943.

38. Marie Gevers, L’Oreille volée, Bruxelles: Les Ecrits, 1941.

39. Lucien Marchal, Ceux du Sud, Bruxelles: Ed. de Belgique, 1934.

40. Au Jury: Le Crime de Beïra Mar, Sang chaud, tous deux 1941, et La Capanga en 1942.

41. Jules Gille, A six heures, je tue ma femme, Arlon: Fasbender, 1942; Pont de l’écluse, Arlon: Fasbender, 1942; Fatalité, Liège: Maréchal, 1943.

42. François Maret, Le Poisson volant, les rascasses et la panthère noire, Bruxelles: Durendal, 1942.

43. Voir en ce sens le personnage Hubert Delest dans Jean Doisny, Nuit de tempête, Bruxelles: Moorthamers, 1934. Avec une spatialisation en Belgique, le roman de Jean Doisy s’amusait en effet à dégonfler certains procédés, et à montrer que les éléments du récit étaient tout simplement importés, de France et d’Angleterre. Hubert Delest reflétait cet état de fait, puisqu’il était lui-même importateur. Et lorsque l’on sait qu’il s’agissait là du premier roman de Jean Doisy, et que ce dernier était auparavant traducteur (dans ce cadre, il apposait son nom à ceux de J.S. Fletcher ou J. Goodwin, puisqu’il ne se contentait pas d’une simple traduction, mais il adaptait les romans), on comprend mieux la valeur métaphorique du récit: le seul moyen d’écrire et de se trouver est d’importer et de moduler….

44. Eugène Maréchal, “Aux lecteurs de romans policiers,” quatrième page de couverture à Thomas Owen, Elie Lanotte, Duplicité, Liège: Le Sphinx, 1942.

45. Voir aussi, reprenant le discours autour de cette “croisade en faveur du roman policier littéraire,” de cette “littérature policière “nouvelle”“ et le refus lutétiotropique de Steeman pour “servir la noble cause de nos lettres,” les lettres commentées de Rob.-J. Base, G.-H. Corthals et André Meerts, in Max Servais, La Baie aux requins, Bruxelles: Le Jury, n°46, 1942, p.2.

46. Pour une approche circonstanciée de la valeur symbolique de la spatialisation fictionnelle des romans belges de cette période, nous nous permettons de renvoyer à notre “La Belgique est une énigme: le lieu de la fiction, le lieu comme fiction,” in Bernard Alavoine, Daniel Compère, Arnaud Huftier, Le Roman belge et la France: une littérature en contrebande, colloque Université de Picardie Jules Verne, 2007, actes à paraître.

47. Voir Roland Lacourbe, John Dickson Carr. Scribe du miracle, Amiens: Encrage, 1997, pp.39-41, qui demeure perplexe quant à la signification de ce type de phrase sibylline en langue française dans l’originale de The Eight of Swords (1934): “Je crois que son mari a couché sur la pin de sa chemise”….

48. “‘I will see him. The maize peignoir, Jeanne, and quickly […]”/“Bien, Madame.”/Jeanne brought the peignoir […],” Agatha Christie, The Man in the Brown Suit [1924], London: Pan Books, 1953, p.5.

49.  “[They] climbed into the crazy old voiture which was to carry them into the walled city […] on the road to Villeneuve, the cirque was already established. It was a grand affair, designed to attract the tourisme […]/the Provençal en tout famille laughed and joked […],” Margery Allingham, Flowers for the Judge[1936], Harmondsworth: Penguin, 1944, pp.248-249.

50. Voir par exemple Célestine dans E.C. Bentley, Trent’s Last Case, London: Penguin, 1937, qui commence à répondre en anglais puis “She set her teeth with an audible sound and the colour rose in her small dark face. English departed from her” (p.81) et qui s’exprime après longuement en français, Trent lui répondant de même, le tout sans aucune traduction. Dans la traduction française de l’ouvrage, M.-B. Endrèbe ne peut évidemment rendre ce “English departed from her” et précise simplement que ces phrases étaient en français dans l’édition originale, E.C. Bentley, L’Affaire Manderson, Verviers: Gérard, n.d., p.76.

51.  “The Détective Malgré Lui,” in Ronald Knox, The Three Steps [1927], Harmondsworth: Penguin, 1960, p.17. Knox n’hésite pas à donner fréquemment dans l’hétérogène: “The Band of Hope was there en masse[…]/The secretary, I suppose, must have lost his head, and insisted on making a cause célèbre of the thing,” p.25, “At least, I’ve been playing the ingénue,” p.45, “Every step Mottram took seemed to be the calculated step of a man who was leading up to some deliberate dénouement,” p.78, “It looks as if amésalliance were in contemplation,” p.95 et passim.

52. Ngaio Marsh, Henry Jellet, The Nursing Home Murder [1935], London: Penguin, 1941.

53.  “I pay my debt, yes! But please! Mon Dieu! This you cannot refuse!,” Berkeley Gray, Conquest Marches On [1939], London: Collins, ‘Services Edition,’ 1946, p.158.

54. “S’il est marqué, c’est uniquement à cause des expressions et mots anglais qui le parsèment. Aujourd’hui, seuls des débutants usent encore de cet artifice, injustifiable dans un roman où tous les personnages sont censés s’exprimer constamment en anglais mais qui était cependant assez courant avant 1940,” M.-B. Endrebe, “A propos de La Maison des veilles,” in M. et C. Schepens, Ed.,S.-A. Steeman. Romancier du mystère, Bruxelles: Le Veilleur de Nuit, 1987, p.13.

55. “Si nos auteurs choisissent de préférence pour cadre à leurs romans un pays étranger, c’est uniquement parce que l’organisation judiciaire belge, fort compliquée, se prête mal au mouvement inhérent au roman policier. Un simple inspecteur est quasi démuni d’autorité personnelle, ne peut agir que sur réquisition du juge d’instruction, etc.,” in Stanislas-André Steeman,La Résurrection d’Atlas, Bruxelles: Le Jury, n°8, 1941, p.31.

56. “Les romans du Sphinx sont à même de plaire à un public intellectuel,” [Eugène Maréchal], “Aux lecteurs de romans policiers,” quatrième page de couverture à Pierre Fontaine, Crime sans châtiment, op.cit.

57. Vraisemblablement allusion au Chaste et flétrie (1889) de Charles Mérouvel: l’altération toutefois peut se concevoir dans l’assemblage délibéré de La Vierge du trottoir de Dubut de La Forest, Veuve et vierge d’Alexis Bouvier et passim.

58. Fedor Dostoïevsky, Crime et châtiment, T. I et II, Bruxelles: La Boétie, 1944; Fedor Mikhailovitch Dostoïevsky, Crime et châtiment, Ed. complète en 1 vol., Bruxelles: La Boétie, 1945. Chez ces mêmes éditions de La Boétie est proposé en 1945, selon une traduction nouvelle et intégrale d’André Bruyère, Fedor-Mikhailovitch Dostoïevsky, Souvenirs de la maison des morts.

59. Ce dernier poussait à l’extrême l’hétérolinguisme, mêlant français, allemand et néerlandais: la critique, notamment dans Cassandre ou Le Soir, lui reproche essentiellement l’adéquation parfaite du titre en regard du crime envers la langue française….

60. Lorsqu’il critique le roman dans Cassandre, Gaston Derycke rappelle à l’occasion la bien curieuse “cagoule à fond plat” du Crime au bois de la Cambre et juge le présent fascicule à l’avenant; oubliant l’ironie, la critique de Voilà se présente nettement plus acerbe et condamne la production de d’Arjac/Jacquart en son ensemble, estimant que de tels ouvrages portent préjudice à la “littérature nouvelle” qui tend à s’imposer.

61. Démonios apparaissait, pour bien s’inscrire dans la lignée de Souvestre et Alain, comme la création collective de Roger d’Arjac et Roger-Henri Jacquart, qui ne formaient qu’un, le premier étant le pseudonyme du second: voir sous le nom de Roger D’Arjac, Démonios, Génie du mal, Tournai: Dupuis, n.d. [1938], La Fantastique affaire de Roxy-Plage, Tournai: Dupuis, n.d. [1939], Les Sept victimes de Démonios, Tournai: Dupuis, n.d. [1940]; sous celui de Roger-Henri Jacquart: Démonios revient, Tournai: Dupuis, n.d. [1945], Luc Mahor conte l’inconnu, Tournai: Dupuis, n.d. [1954], tous dans la collection “Jaune”. Voir aussi, dans un rapport identique à la matrice Fantômas: Michel Dahn, La Première Mort de César Satanas, Bruxelles: Ed. La Gerbe, 1941.

62. “Enfoncé, Fantômas! Démonios, lui, l’épouvantail de M. d’Arjac, se promène en pèlerine lugubre (sic) lui tombant des épaules et le chef recouvert d’une étrange cagoule à fond plat (re-sic)./Pourquoi?… Ne soyez pas puérils. Pour passer inaperçu, naturellement,” S.-A. Steeman, [Compte-rendu de Roger d’Arjac, Crime au bois de la Cambre, Bruxelles: Le Vampire, 1941], in Gaston Derycke, Quatre crimes parfaits, op.cit., p.33.

63. Pol Lorin proposa la même année au “Jury” Dieu châtie les faibles, et il avait auparavant publié un roman non policier: Dans la forge du destin, Bruxelles: Nouvelle Société d’éditions, 1943. Dans les colonnes épistolaires d’un fascicule du Jury, on trouvait deux ans plus tôt la signature de Pol Lorin, ce dernier louant la production de Steeman et sa direction avisée du Jury, à même d’apporter un réel changement du positionnement institutionnel en Belgique: “A mon sens d’historien, le roman policier élargi deviendra le grand genre de demain, un genre auquel votre nom demeurera intimement lié. Dans la nouvelle édition de la Littérature Belge de Doutrepont, où vous figurez déjà avec tant d’honneur, nous lirons un jour avec plaisir votre titre de chef de file,” in Jean Leger, Le Monstre dans la tombe, Bruxelles: Le Jury, n°44, 1942, p.2.

64. Il utilise le pseudonyme de Robert Galloy pour proposer des nouvelles d’espionnage dans Cassandre, et il reprend celui de Robert Gaillard d’une part pour clairement montrer son obédience idéologique avec Nous avons fait un beau voyage. Où la jeune Europe apprend à se connaître, Bruxelles: Jeunesse légionnaire, [1943] et affirmer de même son option générique dans le cadre de Morts violentes, Les Belles Editions, [1945], annoncé comme “Roman policier inédit.”

65. Le lourd contentieux entre les deux écrivains est loin d’être l’unique source d’une telle affirmation, les faits et les visées de Steeman donnant ici raison à Roger d’Arjac.

66. Voir Gaston Derycke, Je n’ai pas tué Barney; Quatre crimes parfaits, Bruxelles: Le Jury, n°3 et 19, 1940 et 1941. Le parcours de Gaston Derycke n’est pas sans lien avec celui de Paul Kinnet (qui publie nombre de romans policiers en cette période), puisque Gaston Derycke était dans les années 1930 critique cinématographique dans Le Rouge et le Noir et Les Beaux Arts, ainsi que collaborateur aux Cahiers du Sud et secrétaire de rédaction de la revue dirigée par Stéphane Cordier: Documents. Revue mensuelle: cinéma, critique littéraire, artistique et sociale, éditée par la librairie “Nos Loisirs”. Gaston Derycke devint ensuite rédacteur à l’agence américaine United Press tout en assumant la fonction de secrétaire de rédaction à Cassandre. Il propose de même un important, dans la conjoncture de l’époque plus que dans le domaine d’investigation proposée, Puissances du mensonge; contribution à l’étude des mythes, Bruxelles: Le Rouge et le Noir, 1938. Le début de la Seconde Guerre mondiale le voit devenir rédacteur en chef de Cassandre. Il assume aussi le rôle de critique cinématographique dans Le Nouveau Journal, critiques qui formeront l’ossature de son Destin du cinéma, Bruxelles: La Roue solaire/P. Truyts, 1943, où l’on retrouve des passages teintés d’antisémitisme.

67. Notons qu’avec ce Vierge et martyr, nous trouvons d’identiques repoussoirs chez Derycke et chez Eugène Maréchal: la cohésion du système s’entend dans l’utilisation conjointe, si ce n’est concertée, d’identiques références pour légitimer le roman policier.

68. Réédité dans Jean Marsus, J’écoute aux portes. Bruxelles: Le Jury, n33, 1942.

69. Il louera par la suite la voie empruntée par Jean Ray avec le roman La Cité de l’indicible peur en 1944, qui propose une mixité générique fantastique/roman policier. Nous ne pouvons ici regarder plus précisément ce qui se joue au niveau du fantastique, qui bénéficie aussi d’une singulière remontée sur l’échelle des biens symboliques, avec à la clé des changements d’optique, qui peuvent à l’occasion prendre en charge ce qui s’écrit sur le roman policier: à ce titre, René Hensenne, qui avait proposé des fascicules policiers dès 1940 (voir René Hensenne, L’Affaire des 3 portes, Liège: Liège-Editions, 1940; Le Prodigieux Arthur Durois. Trois enquêtes du célèbre détective, Liège: Liège-Editions, 1940), qui avait ensuite gagné en légitimité par la publication aux éditions de l’Essor des aventures de son détective sériel Richard Hensel (voir René Hensenne , Richard Hensel et l’aventure, Bruxelles: L’Essor, 1943; Richard Hensel et le trésor ds Werner, Bruxelles: L’Essor, 1943), propose en 1944 L’Inconcevable Aventure de Jean Duret, roman doté de l’indication générique “Récit fantastique” (René Hensenne, L’Inconcevable Aventure de Jean Duret, Liège: Maréchal, 1944). Brouillage générique, questionnement des frontières et des étiquettes, ce récit investit le terme de fantastique… pour proposer un récit d’anticipation, non sans récupérer certains éléments de Jean Ray au niveau de l’écriture….

70. “Le roman policier […] attend son Stendhal et son Proust“ (Derycke, “Manques” 28).

71. Voir Paul De Man, “Les Romans Policiers. Bonne chance, Mr Pick de Paul Kinnet,” Le Soir, 22 octobre 1941, p.2; “Les Romans Policiers. Défense de fumer, par Paul Kinnet,” Le Soir , 30 décembre 1941, p.2.

72. Repris in La Fleur de l’imagination/Nouveaux romanciers belges de langue française, op.cit., p.223.

73. “A propos du Testament Donadieu,” Le Nouveau Journal, 13 avril 1937.

74. Entretien avec Louis-Thomas Jurdant, in Armand Carabin, Faces et profils littéraires de Belgique, Liège: Solédi, 1944, pp.174-175.

75. “Jules Stéphane, Miracles,” Le Pays réel, décembre 1942.

76. Voir par exemple les comptes rendus de Meurtre bourgeois et Miracles par Gilles Anthelme dans La Terre wallonne, Vassart dans La Gazette de Charleroi, ou Mar dans Le Journal de Verviers.

77. Voir Georges Simenon, Les Dossiers de l’Agence “O.” [contient les nouvelles “La Jeune fille de La Rochelle” et “L’Arrestation du musicien”], Bruxelles: Beirnaerdt, Le Jury, n° 22, 1941; Georges Simenon, L’Homme tout nu, Bruxelles: Beirnaerdt, Le Jury, n°26, 1941; Georges Simenon, Les Silences de Maigret [contient les nouvelles “Mademoiselle Berthe et son amant” et “Stan-le-Tueur”], Bruxelles: Beirnaerdt, Le Jury, n°38, 1942. Toutefois, si Simenon annonce des récits inédits, ils avaient été préalablement publiés dans des revues françaises (Police-Film du 28 avril 1938 pour “Mademoiselle Berthe et son amant,” Police-Film du 23 décembre 1938 pour “Stan-le-Tueur,” Police-Roman du 25 avril 1941 pour “La Jeune fille de La Rochelle” [sous le titre “La Cage d’Emile”], Police-Roman du 16 mai 1941 pour “L’Arrestation du musicien,” Police-Roman du 9 mai 1941 pour “L’Homme tout nu”). En même temps, le recueil Les Dossiers de l’Agence “O.” ne sera publié par Gallimard qu’en 1943 et Les Nouvelles enquêtes de Maigret (qui reprend les textes des Silences de Maigret) en 1944 par le même éditeur. En dehors de cette rouerie, aux yeux de la critique et du lectorat, Simenon accomplit le geste symbolique de choisir la Belgique pour y publier des récits inédits.

78. Troisième page de couverture.

79. De 1940 à 1944, il y eut 56 fascicules de 32 pages, présentant 36 auteurs différents, Belges à l’exception de M.B. Endrèbe.

80. Voir S.-A. Steeman, “Les Policiers à lire,” in Carine, Morphine, Bruxelles: Le Jury, n°10, 1940, p.31; in Willy Leblond, Drôle d’enquête, Bruxelles: Le Jury, n°11, 1940, p.31; in Paul Max, L’Assassinat du torero, Bruxelles: Le Jury, n°12, 1940, p.32.

81. Voir dans les fascicules du Jury ses réguliers “Verger d’autrui” où il condamne plutôt qu’il encense, en se détournant sans cesse de l’aspect formulaire, ainsi que ses “Musée des horreurs” dans lesquels il donne à méditer des extraits de roman policier où la langue française est particulièrement maltraitée, Steeman se délectant notamment des syllepses de sens, dotées ici de spirituelles remarques….

82. Voire l’utilisant: ce courrier, qui, outre les remarques ponctuelles, se limite principalement à une vingtaine de correspondants, reflète et annonce régulièrement la visée de Steeman. Ainsi de cette lettre ayant pour auteur Jean Bodar: “Parlons un peu, si vous le voulez bien, du roman policier. Je pense que la plupart des auteurs belges ont un grave défaut: une minutie un peu aride. Presque toujours, l’auteur prend la parole, directement ou par personnes interposées, et déclare en substance: “M. Machin est mort. Seuls peuvent l’avoir tué la cousine Aglaé, la cuisinière Eustachie, son fils Tatave âgé de dix ans (sept ans en chemin de fer), le perroquet Victor, etc.” […] L’auteur m’objectera: “Une trame policière est nécessairement sèche!”. D’accord. Mais c’est pour cela qu’il faut dorer la pilule! Qu’un problème soit original, c’est indispensable, mais c’est insuffisant! Il faut aussi estomper le côté revêche et mathématique grâce à un heureux dosage d’humour et de fantaisie, rehaussée à l’occasion d’un brin de poésie,” lettre suivie de la remarque de Steeman: “Excellente recette dont tous les débutants trouveraient profit à s’inspirer,” in Eugène MARECHAL, Sodome et Gomorrhe, Bruxelles: Le Jury, n°15, 1941, p.32. Conseils bientôt suivis de faits: un an plus tard paraît de Jean Bodar, La Chambre interdite, Bruxelles: Le Jury, n°32, 1942.

83. La création du Jury broché pouvait en effet montrer que le niveau technique des auteurs était suffisant pour s’attaquer à une forme longue et faire état de la sorte d’un plus grand souci psychologique: des 14 auteurs présents dans les 25 volumes brochés de 1942 à 1944, tous avaient déjà collaboré précédemment aux fascicules.

84. Outre ce jeu avec les frontières de la fiction par la reprise et le détournement des phrases classiques situées en avertissement des récits, nous tenons ce roman pour une des plus sûres réussites de l’époque, avec notamment la peinture des lourds caractères de paysans dans une Flandre où “L’esprit de Thyl Ulenspiegel ne cesse pas de souffler depuis des siècles”. Le détournement annoncé consiste à peindre une aventure sentimentale entre deux paysans, Lode Steen et Nele, qui apparaît au départ relativement classique, pour ensuite décrire comment Lode Steen, sans réelle intention de le faire puisqu’il se laisse porter par sa concupiscence (il ne s’émeut guère du meurtre commis par le père de Nele pour leur bonheur puis il trompe son épouse avec Hilde), pousse Nele au suicide. Et Lode sera inculpé pour un meurtre qu’il n’a commis, le lecteur est seul à le savoir, que par maladresse, ou plutôt, selon l’étude de caractère, sous le poids de l’atavisme….

85. Mister Van, de son nom civil Raymond Van der Voorde, après avoir proposé Les Pas perdus (Bruxelles: Ed. Gilbert, 1940), ses souvenir de guerre, publie sept romans policiers en temps de guerre, trois au “Jury” (Les Femmes adorent les fous, n°47, 1942; Règlement de compte, n°62, 1943; Marché noir, n°65, 1943), deux aux éditions Jemma de Liège (L’Assassin romanesque et Le Bouton d’ambre en 1942), un à l’organe éditorial rexiste Ignis en 1942 (Le Fouet d’iridium) et un aux éditions L. Grave de Bruxelles en 1943 (L’Auberge de Malintention). Aux éditions Jemma en 1943 il propose en outre un roman “littéraire”: Millions. Cette production n’a malheureusement pas connu de réédition depuis, et l’on ne peut que louer l’adaptation en bande-dessinée de L’Auberge de Malintention sous le titre Le Tempérament de Marilou (deux volumes, Dupuis, “Repérages,” 2003 et 2004) par Jean-Claude Servais. Toutefois, l’adaptation ajoute un avant au récit de Mister Van, puisqu’il commence par l’arrivée de Marilou dans l’auberge, alors que le roman commençait par le crime de son amant, Petrus, puis de l’arrivée d’un étranger, qui deviendra le nouvel amant de Marilou, et qui est en fait le détective chargé de résoudre le crime.

86. Voir notre S.-A. Steeman, aux limites de la fiction policière, op.cit., pp.70-74 et passim.

87. Eugène Maréchal, Silence… on tourne, Liège: Ed. Morinval, coll. “Pam,” 1938.

88. Gustave Charlier, après avoir évoqué les “littératures secondes” que seraient les lettres anglaises des Etats-Unis, portugaises du Brésil, espagnoles de l’Argentine ou du Chili, devant l’éventuelle objection de l’éloignement, proposait comme exemple probant, dans un rapport de proximité, les lettres allemandes d’Autriche: Gustave Charlier, Les Lettres françaises de Belgique. Esquisse historique, Bruxelles: La Renaissance du Livre, 1938, p.8. Nous trouvons déjà un jeu autour de ce parallélisme Belgique/Autriche dans le roman de Louis-Thomas Jurdant, Orient-Express, Louvain: Editions Rex, “Collection Nationale,” 1933.

89. Voir Ibidem, pp.43 et 135.

90. Qui, rappelons-le, adoptait une position particulièrement critique vis-à-vis du cinéma américain dans Ils vont m’assassiner.

91. Pour les différentes citations, voir infra.

92. S.-A. Steeman, Crimes à vendre, Bruxelles: Editions Libres, 1946.

93. Fernand Crommelynck, Monsieur Larose est-il l’assassin?, Bruxelles: Editions de la Main jetée, 1950.

94. On jugera d’ailleurs l’opportunisme d’André Voisin, qui non seulement propose une vision particulièrement négative du peuple juif, tout en leur donnant un territoire de prédilection, tant leur mentalité paraît commune sur certains points: les Etats-Unis!

95. Michel Fincœur situe dans le réseau rexiste “actuel primaire” Jules Stéphane, Paul Kinnet, Eugène Maréchal et Yvan Dailly. Dans le réseau rexiste “actuel secondaire,” on retrouve par exemple Horace Van Offel, alors qu’un S.-A. Steeman figure dans le réseau rexiste “virtuel secondaire”: voir Michel Fincœur, Contribution à l’histoire de l’édition francophone belge sous l’Occupation allemande 1940-1944, op.cit.; repris sous le titre “Le ‘Réseau rexiste’ dans l’édition sous l’Occupation allemande (1940-1944),” in Daphné De Marneffe, Benoît Denis, Les Réseaux littéraires, Bruxelles: Le Cri/CIEL-ULB-Ulg, 2006, pp.225-248.

96. Jules Watelet, Marguerite Inghels, D’Aristote à Columbia, Bruxelles: Rossel, 1982.

97. Ainsi que la traduction tronquée du I Am Legend de Matheson pour le compte de Denoël en 1955.

98. Voir en cette perspective Claude Elsen, Jean Paulhan. Histoire d’une amitié, Liège: Ed. Dynamo, 1968.

99. Voir Claude Elsen, “Du roman policier au roman noir,” La Nouvelle Revue Française, n°3, 1953, pp.532-536.

100. Marc Quaghebeur, “Eléments pour une étude du champ littéraire belge francophone de l’après-guerre,” in Paul Aron, Pierre Halen et alii, Ed., Leurs occupations. L’impact de la Seconde Guerre mondiale, op.cit., pp.235-270 [pour Steeman, voir p.252].

101. Voir sur ce point Michel Fincœur, “Le ‘Réseau rexiste’ dans l’édition sous l’Occupation allemande (1940-1944),” op.cit., p.243.

102. Max Servais, Les Dieux ne nous aiment pas, Corrêa, 1950.

103. Yvan Dailly, L’Homme tout seul et Le Mal du siècle, Bruxelles: Le Jury, tous deux en 1943.

104. Yvan Dailly, Faux pas, Bruxelles: Ed. Ignis, 1943.

105. Cette perspective est parfaitement reprise dans l’adaptation du roman pour la télévision par Jacques Rouffio en 1984, avec Eddie Constantine en rôle principal.

106. Jean DAVID, Une chose dans la nuit, Fleuve noir, “Angoisse,” n°14, 1955; Jean DAVID, Les Griffes de l’oubli, Fleuve noir, “Angoisse,” n°28.

107. S.-T Faxen, Barbara Higgins, Adrew Buxton, Alex Anders, Charles H. Marel, Edgard Wehller, Walter Dissen, Eric Bergen, Serge Bryal ou Robert J. Doney.

108. Le cas d’André Duquesne mériterait assurément un commentaire plus circonstancié, puisqu’il se trouve certes en Suisse pendant la Seconde guerre mondiale, mais il entretient des relations fermes avec certains collaborateurs. En même temps, lorsqu’il commence en 1955 sa collaboration avec le Fleuve noir sous le nom de Peter Randa, il entame sous le nom d’André Duquesne une collaboration avec la “Série noire” des éditions Gallimard. L’année suivante, il publie un premier roman aux éditions des Champs-Elysés dans la collection du “Masque” sous le nom de Jules Hardhouin, alors qu’en 1957, cette fois-ci sous le nom d’André Duquesne, il propose un premier ouvrage aux éditions des Champs-Elysées. Il faudrait ajouter en sus nombre de récits sentimentaux et érotiques sous divers pseudonymes. Par un curieux retournement de l’histoire, Philippe-André Duquesne, qui reprendra la succession des activités éditoriales de son père sous le nom de Philippe Randa, est bien connu pour ses affinités et activités d’extrême-droite…

109. René Oppitz, Daniel et Nicole, Liège: Maréchal, 1945.

110. Les éphémères Editions de la Main Jetée furent créées par le Belge Georges Houyoux, en association avec l’éditeur parisien Gründ. Elles bénéficiaient donc d’une double visibilité, tant en Belgique qu’en France. Houyoux était un ami de longue date de Fernand Crommelynck, dont il avait notamment publié le Chaud et froid ou L’Idée de Monsieur Dom aux Editions des Artistes (Bruxelles) en 1941.


Œuvres citées

Blaisy, Quentin. L’Enigme du double six. Bruxelles: Durendal (Collection “Durendal”), 1957.

Carette, Louis. Naissance de Minerve. Bruxelles: Houblon, 1943.

Colin, Paul. Belgique, carrefour de l’Occident. Paris: Reider, 1933.

Colleye, Hubert. “Les Lettres belges pendant la guerre.” Revue Générale Belge, novembre 1945.

Crommelynck, Fernand. Monsieur Larose est-il l’assassin? Paris/Bruxelles: Editions de la Main Jetée, 1950.

Culot, J.-M. “L’Edition belge pendant la guerre.” Le Thyrse, octobre 1944.

Dailly, Yvan. L’Homme tout seul. Bruxelles: Le Jury, n°XII, 1943.

—. J’ai bien l’honneur…. Paris: Série noire, n°91, 1951.

De Becker, Raymond. Le Livre des vivants et des morts. Bruxelles: Toison d’Or, 1942.

De Man, Henri. Après coup. Mémoires, Bruxelles: Toison d’or, 1941.

Derycke, Gaston. “Les Cercles de l’épouvante [Jean Ray].” Cassandre, 21 mars 1943.

—. “Haute tension d’Eugène Maréchal.” Cassandre, 3 mai 1942.

—. Je n’ai pas tué Barney. Quatre crimes parfaits. Bruxelles: Le Jury, n°3, 1940.

—. “Manques et possibilités du roman policier.” Cassandre 15 février 1942.

—. “Notes sur le roman policier.” In Georges Simenon. L’Homme tout nu. Bruxelles: Le Jury, 1942.

Fontaine, Pierre. “Préface pour le lecteur qui a du temps à perdre.” In Crime sans châtiment, Liège: Le Sphinx, 1943.

Hellens, Franz. “La Belgique, balcon sur l’Europe.” Le Disque vert 1, novembre 1922.

“Le Journal… d’une guerre.” Cassandre, 19 mars 1944.

Kinnet, Paul. “….” In Lucien Marchal, Le Crime de Beïra Mar. Bruxelles: Le Jury, n°24, 1941.

—. Ils vont m’assassiner. Bruxelles: Ignis (collection “Voilà”), 1942.

Leger, Jean. Le Monstre dans la tombe. Bruxelles: Le Jury, n°44, 1942.

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#Arnaud Huftier#Pour un nouvel ordre littéraire: le roman policier belge pendant la Seconde Guerre mondiale#Vol. 7 Issue 1 Fall 2008