21 June 2016 by Jessica Palmer
Sur la terre comme au ciel, ou l’itinéraire des Diallobé entre l’Aventure ambiguë et Les Gardiens du temple
Cheikh Hamidou Kane
La commémoration par l’UCAD, BYU, et d’autres hauts lieux du savoir, du cinquantenaire de la publication de L’Aventure ambiguë a comblé d’émotion et de reconnaissance l’auteur de cette œuvre. Je suis saisi d’étonnement et de joie tout à la fois devant la longévité – à présent cinquantenaire – et l’étendue, à présent intercontinentale, de sa notoriété.
Ma satisfaction s’accompagne cependant d’un regret. L’éclat de cette star a relégué dans l’ombre Les Gardiens du temple, l’œuvre qui l’a suivie … trente cinq années plus tard, il est vrai ! Mon regret se justifie par le fait qu’aucune de ces œuvres n’est pleinement intelligible, sans l’autre. En effet, comme l’écrit un observateur averti, « quel que soit l’angle sous lequel ces deux romans sont appréhendés, Les Gardiens du temple sont à L’Aventure ambiguë ce que l’aval d’un ruisseau est à son amont, c’est-à-dire son prolongement, sa suite logique. « (…) Toutes les pertinentes interrogations que le jeune écrivain posa et discuta dans son premier roman et qui, pour la
Le point de vue ainsi exprimé, et que je vais corroborer, s’inspire d’un article publié dans la Revue « Ethiopiques » par M. Mamadou Kalidou Bâ, Professeur à l’Université de Nouakchott, en République Islamique de Mauritanie. Ainsi que son patronyme et ses prénoms l’indiquent, cet homme est de la même ethnie peulh et musulmane que Samba Diallo et Salif Bâ, héros respectifs deL’Aventure ambiguë et de Les Gardiens du temple. Comme eux, il est pétri de « pulaagu » musulmane, il est passé par le Foyer Ardent, il est allé à l’école des Blancs jusqu’à son terme ultime. Il sait donc de quoi il parle.
Si déjà au premier matin de leur rencontre avec l’Occident les Diallobé savaient pertinemment qu’ils n’étaient pas les seuls au monde puisque, depuis des siècles, ils étaient devenus Musulmans, donc adeptes d’une religion venue d’ailleurs, ce débarquement dans leur pays de l’homme Blanc venu d’au-delà les mers, leur apparaît, par sa soudaineté et sa violence dévastatrice, comme l’annonce de la fin de leur monde. La rencontre, l’entente et la coexistence allaient-elles être possibles ? Ou bien les Diallobé allaient-ils être voués à l’anéantissement par la force dévastatrice des nouveaux venus ?
C’est à ces questions touchant à l’existence des Diallobé, sur la terre comme au ciel, que L’Aventure ambiguë et Les Gardiens du temple ont tenté de donner une réponse qui, en fin de compte est un acquiescement à la possibilité d’un monde nouveau et commun. Oui, un monde uni, solidaire, juste, équitable, commun à tous les fils de la terre, peut et doit advenir à la place de celui, fils de ses œuvres à lui seul, que l’Occident a imposé au monde connu depuis qu’il l’a découvert et façonné à sa guise et pour son bénéfice.
C’est de l’avènement de ce monde que parlait le Chevalier. « L’ère des destinées singulières est révolue (…) Mais, de nos longs mûrissements multiples, il va naître un fils au monde. Le premier fils de la terre ». Monde dans l’édification duquel tous ses fils prendront part, « non plus en étrangers venus des lointains mais en artisans responsables des destinées de la Cité », tous ses fils, Hindous, Chinois, Sud-Américains, Nègres, Arabes ».
L’itinéraire que doivent parcourir les Diallobé pour atteindre cette terre promise est jalonné de portes closes à ouvrir, de seuils initiatiques à franchir. Dans la description faite de ce parcours par les deux œuvres, il est possible d’identifier sept de ces seuils.
Le Monde ancien
1. De l’oralité, à deux écritures, de l’Animisme à la Révélation, de la foi crue à la foi sue.
Avant d’être convertis à l’Islam au tout début du XIe s., les Diallobé (Peulh) ne faisaient pas usage de l’écriture pour s’exprimer, mais seulement de la parole. Si donc ils n’avaient pas de livre révélé, ils n’en connaissaient pas moins l’existence d’un Etre suprême, Gueno …
La porte franchie par les Diallobé pour devenir musulmans leur ouvrait un premier passage de l’oralité à l’écriture. Elle leur permettait aussi de franchir un autre seuil, celui qui mène de l’animisme à la révélation, de la contingence à la transcendance.
L’écriture qui transmet la parole révélée est une écriture-prière. La porte que franchiront les Diallobé pour rencontrer l’Occident, nolens-volens, allait leur ouvrir, du moins à un petit nombre d’entre eux, un deuxième passage à l’écriture. Il ne s’agit plus d’une écriture sacrée, d’une écriture-prière porteuse de Dieu : Sa pleine connaissance est impossible ! Il s’agit d’une écriture-outil de la pensée dans son investigation du réel. Maîtrisée, elle devra permettre aux Diallobé Musulmans de passer de la foi crue et vécue à la foi sue.
Préalablement à la rencontre avec l’Occident et avec son écriture-outil, les Diallobé avaient, depuis cinq à six siècles, rencontré l’Islam. Leur culture, leur manière de vivre avaient inculqué à la pratique africaine de cette religion des vertus de tolérance, d’ouverture, de consensus qui caractérisent l’être au monde de l’homme noir, sans, pour autant, porter en rien atteinte à l’orthodoxie la plus foncière de l’Islam. Ainsi, depuis le XIe s jusqu’à l’arrivée de l’Ecole nouvelle, Islam et culture endogène ont interagi pour produire ce que Vincent Monteil a appelé l’Islam Noir, dans lequel, à la conformité stricte aux fondamentaux de la religion révélée, se sont ajoutées des valeurs centrales de la culture noire : ouverture, tolérance, recours à l’éducation et à la persuasion plus qu’à la violence et à la contrainte. Depuis War Diâbi, roi du Tekrour, pays des Noirs au moment du premier contact avec l’Islam, jusqu’aux temps actuels, on a vu la prédication islamique passer de l’initiative étrangère, arabe, à celles de prédicateurs et de propagateurs noirs. Ils ont, de ce fait, procédé à un aggiornamento entre religion musulmane et culture endogène, d’une part en expurgeant cette dernière de ses tares incompatibles avec l’Islam, d’autre part, en usant de ses valeurs positives pour encadrer, éduquer les populations dans leur évolution vers la modernité. Dans l’époque la plus récente de cette période, depuis le 18e siècle, des prédicateurs et des guides spirituels sénégalais, peulh pour beaucoup d’entre eux, se sont particulièrement signalés de ce point de vue. Je nommerai Ousmane Dème du Fouta Toto (alias Ousmane Dan Fodio), Thierno Souleymane Baal et les dirigeants de la Révolution Islamique de 1776 au Fouta Tooro, El Hadji Oumar Tall, El Hadj Malick SY, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, qui ont contribué à faire de l’Islam dans toute la région soudano-sahélienne, et au Sénégal, notamment, une religion de foi, d’ouverture et de modernité, malgré les oppositions adverses de traditions culturelles rétrogrades et celle des valeurs et des dictats d’un Occident conquérant. Si on perçoit clairement dans L’Aventure ambiguë en quels termes se déclinent les thèses et antithèses métaphysiques et culturelles de la problématique vécue par les Diallobé, c’est dans Les Gardiens du templequ’on peut entendre les synthèses, de la bouche, de l’exemple et des pratiques de Thierno Saïdou Barry, nouveau Maître des Diallobé, de Salif Bâ et Daba Mbaye, figures ressuscitées de Samba Diallo et de la Grande Royale, ainsi que de Farba Mâri, le chroniqueur et le gardien de la culture endogène des Diallobé. Farba Mâri, griot Diallobé de la grande tradition orale, et Daba Mbaye, de même ascendance, mais qui, en devenant Docteur et Agrégé en Histoire, a appris de l’école nouvelle la manière occidentale de rendre raison du passé. En nouant entre eux les liens du mariage, ils ont symbolisé la façon dont, selon Joseph Ki Zerbo, doit se concevoir l’identité moderne de l’Africain : à savoir « le retour de soi à soi à un niveau supérieur ».
2. De « l’art de vaincre sans avoir raison », à l’avènement de la victoire de la raison.
Si dans L’Aventure ambiguë la violence du premier matin de la rencontre des Diallobé avec l’Occident, la puissance matérielle dévastatrice mise en œuvre, l’humiliation et l’asservissement colonial qui s’ensuivirent n’auguraient en rien d’aucune conciliation possible entre ces deux univers, on peut, dans Les Gardiens du temple, entendre en quoi et comment cette conciliation peut advenir. Salif Bâ, Diallobé et Musulman comme Samba Diallo, et comme lui, élève de l’Ecole nouvelle qu’il a parcourue jusqu’à son terme, y ayant été formé comme ingénieur agronome, est revenu au Pays des Diallobé et y a entrepris de montrer comment on peut mieux lier le bois au bois, l’agriculture traditionnelle à l’agronomie moderne, pour produire des récoltes qui résistent aux famines, aux pénuries et aux sécheresses endémiques d’antan. Thierno Saïdou Barry, le nouveau Maître des Diallobé est d’avis que, « Dieu ayant fait de l’homme son vicaire ici bas, le monde doit être aménagé à son service. Soigner les hommes, les nourrir, les vêtir, les protéger, sont œuvres pies – plus efficacement cela est fait, plus aisément l’homme peut s’ouvrir à Dieu (LesGardiens 48).
Pour ce qui est des problèmes à la fois métaphysiques et existentiels de la place que l’homme doit réserver à Dieu dans sa vie, celle de l’homme devant Dieu et de l’homme avec l’homme, dans la société Diallobé, Thierno Saïdou Barry, en réponses aux interrogations de Farba Mâri et de Salif Bâ, réincarnation de Samba Diallo, procède aux énoncés suivants : « En notre qualité de créatures de Dieu nous avons le devoir, qui nous est prescrit par Lui, de ne pas négliger notre part de ce monde. Cela signifie que nous devons consacrer les efforts qu’il faut à la préservation et à l’accroissement matériel de notre vie. Il nous a doués d’intelligence et de raison, et nous a confié la nature en patrimoine pour que nous fassions fructifier celle-ci par celles-là. En cet âge qui est le nôtre, c’est l’Occident qui a su le mieux produire – ou accueillir et développer – les savoirs et les résultats acquis dans ce but, par les hommes sous tous les cieux. Nous devons nous féliciter de ce que, depuis quelques générations, les Diallobé aient, non sans hésitation, pris le chemin de l’Occident » (Les Gardiens 53). « Pour les Diallobé, le monde qui sera, le Monde Commun, devra être placé sous le regard et la garantie de Dieu, ou ne sera pas … Il n’est, pour les Diallobé, pas de monde possible sans Dieu ».
Aux yeux des personnages Diallobé des deux romans, un des principaux « points d’achoppement qui opposent la culture de l’Occident à la leur concerne le rapport entre l’homme et la société ». Il semble, écrit Mamadou Kalidou Bâ, « que l’évidence de l’observation laisse apparaître une grande différence centrée, d’une part, sur la notion de famille et de sa dimension et, d’autre part, sur les types de relations que peuvent entretenir les membres de la société »…. A ses observateurs Diallobé « l’Occident apparaît comme un milieu froid où le rapport entre les hommes est cloisonné tant au propre qu’au figuré ». Le progrès technique qui fut l’un des moteurs de leur évolution a eu pour effet que « chaque individu s’est défini un espace d’évolution exclusif dans lequel le prochain est à peine toléré, situation qui conduit l’homme dans un isolement, matériel d’abord, psychologique et mental ensuite, et moral enfin ». A l’opposé, chez les Diallobé, « l’homme n’existe pas sans la famille, sans la société … Il n’est, pour les Diallobé, pas de monde possible sans la famille, sans la communauté solidaire, sans la chaîne des générations » (Les Gardiens 53). « L’homme vient au monde entre les mains des hommes et en sort entre les mains des hommes » (Saidou Badian Kouyaté). « L’homme est le remède de l’homme, dit un adage ouolof ».
Le monde nouveau
L’Aventure ambiguë et Les Gardiens du temple ont suivi à la trace, sur la terre comme au ciel, le chemin parcouru par les Diallobé et l’Occident, depuis le premier matin de leur rencontre jusqu’à l’avènement du Monde Nouveau appelé de tous ses vœux par le père de Samba Diallo. Ce monde où la victoire de la raison l’emportera sur l’art de vaincre sa avoir raison, où la place de Dieu, et celle de l’homme se garantiront réciproquement, où prévaudront la justice, l’équité et la solidarité entre les hommes.
C’est ce seul monde possible et nécessaire que signifie et annonce la Mondialisation, et que réclame et impose toute la jeunesse du monde : la jeunesse de tous les Diallobé de la Terre, mais aussi, en solidarité, la jeunesse de l’Occident. Lorsque le Chevalier à la Dalmatique énonçait que « l’ère des destinées singulières est révolue (…) que la fin du monde est bien arrivée pour chacun de nous », il ne parlait pas seulement des Diallobé mais aussi de l’Occident qui, lui également, « ne peut plus vivre de la seule préservation de soi ».
Ouvrages cités
Kane, Cheikh Hamidou. Les Gardiens du temple. Paris: Stock, 1995.