22 June 2016 by Jessica Palmer
Le Mélodrame au service de l’idéologie en France et en Russie soviétique
Julia Przybos
Hunter College and The Graduate Center, CUNY
Voici vingt cinq ans que je publiais L’Entreprise mélodramatique, ouvrage où j’ai étudié le fonctionnement de ces outils de propagande que furent les mélodrames domestiques joués en France entre 1800 et 1830. Cet anniversaire m’incite à pousser plus avant l’examen des rapports que le genre mélodramatique entretient avec l’idéologie.
En conclusion du livre j’avançais que “l’analyse formelle du mélodrame classique révèle une forme esthétique particulière, apte à éveiller chez les spectateurs des réactions psychologiques bien déterminées – on dirait aujourd’hui téléguidées” (Przybos 78). Je précisais que “cette forme ne disparaît pas avec le déclin du mélodrame fabriqué selon la recette de Pixerécourt. Comme elle peut s’accommoder de n’importe quel contenu idéologique, elle reste toujours d’actualité. Le mélodrame qui perçoit le monde en termes de traîtres et de victimes … est une forme esthétique qui peut véhiculer n’importe quelle idéologie. Il existe en effet des mélodrames de toutes les couleurs politiques. Une fois remontée, la mécanique du mélodrame se met à fonctionner au profit de tout propagandiste habile. Le mélodrame a perpétué et perpétuera sans doute toujours la soumission de l’individu à la famille, à la patrie, à la race, à la classe, à l’humanité…” (Przybos 78).
L’époque qui, dans L’Entreprise mélodramatique, a retenu mon attention présente des caractéristiques très particulières. “Dans cette France émergeant de la Révolution de 1789 la société est en proie à de profonds bouleversements et déchirements. Fruits de la proclamation des Droits de l’Homme, la relative mobilité sociale et le démarrage—lent, il est vrai—de la révolution industrielle sont des forces qui transforment la structure de l’ancienne société. L’âge d’or du mélodrame advient à une période que caractérise sur les plans politique, social et économique une confrontation entre stabilité et innovation” (Przybos 77). “La faiblesse de l’Eglise, les lois qui changent du jour au lendemain, la fragilité des régimes qui s’efforcent de les implanter, effritent les normes sociales qui imposent des limites à l’activité humaine. Dans ce pays qui pendant près d’un demi siècle vit au rythme précipité des guerres et des changements de régime, l’individu, en l’absence d’autorité morale, se retrouve sans règles pour le guider dans la vie” (Przybos 78). Le mélodrame fait donc fureur à l’époque où la société française traverse une crise aiguë d’anomie. Et il semble qu’en situation de crise anomique, les mentalités collectives s’accrochent aux valeurs éprouvées par le passé : humilité, probité et charité chrétiennes, soumission à l’autorité et respect de la hiérarchie sociale.
L’examen des mélodrames domestiques m’a permis de montrer que les grands moyens théâtraux—voix tonitruantes, gestes emphatiques, pleurs déchirants, effets spéciaux—sont réservés à l’enchaînement des événements. L’idéologie, elle, “entre en fraude, profitant de l’inattention des spectateurs, entièrement préoccupés par la marche et la résolution de l’intrigue” (Przybos 178). C’est donc dans les moments de théâtralité peu intense que se glissent les allusions au bonheur de la société traditionnelle, patriarcale et hiérarchique.
Il s’agit, dans ces mélodrames, de propagande voilée, sournoise et perfide : les spectateurs ignorent que l’on cherche à les influencer, et ne se rendent pas compte qu’on les pousse dans telle direction. Jacques Ellul appelle une telle façon d’agir “propagande noire.” Elle s’oppose à l’autre forme de propagande, “la propagande blanche” qui, elle, procède à visage découvert et déclare clair et haut sa couleur idéologique. Cette deuxième sorte de propagande préside d’ordinaire aux choix des éléments constitutifs du mélodrame : le titre de la pièce, la société présentée sur scène et l’état social des bons et des méchants. Ce sont là des éléments qui ne permettent pas de douter ni des convictions ni des intentions des mélodramaturges.
Pour mettre à l’épreuve ces observations d’ordre général, je propose d’étudier le mélodrame des époques très différentes de celle que j’ai analysée dansL’Entreprise mélodramatique. J’examinerai des périodes où les auteurs ne cherchent pas à revenir en arrière mais, au contraire, entendent marcher de l’avant ; des années d’agitation politique où, s’enflammant pour des idées nouvelles, ils engagent la lutte pour renverser l’ordre établi.
La révolution de 1848 et la révolution bolchevique retiendront mon attention. Bien entendu, il ne peut être ici question que d’un bref aperçu du rôle que le mélodrame a joué dans deux contextes historiques très différents. Epoques certes dissemblables mais comparables par la volonté de changer le monde, volonté qui anime un grand nombre d’artistes.
Il sera donc question de 1848 mais aussi des années 1846-1847 “où se précipite la fin d’un régime, où effervescence populaire, scandales et catastrophes font pressentir une révolution aussi inévitable que prochaine” (Zéavès 263). C’est donc une période où ” tous les problèmes politiques, philosophiques, économiques et sociaux sont à l’ordre du jour .… Les doctrines de Saint-Simon, de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, de Pierre Leroux, s’affirment, se propagent, s’entrecroisent. Elles exercent sur les différentes branches de la littérature une influence decisive” (Zéavès 264).
Je ne saurais dresser ici un tableau complet de la vie théâtrale de cette période de bouillonnement des esprits. Par bonheur, le destin scénique d’un mélodrame célèbre est étroitement lié aux vicissitudes politiques de l’époque. Il s’agit duChiffonnier de Paris de Félix Pyat, mélodrame représenté pour la première fois le 11 mai 1847 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Outre Robert Macaire, le rôle du biffin fut le plus grand succès de Frédérick Lemaître, le “Talma du Boulevard.” Au dire de Théodore de Banville, le célèbre comédien avait été jusque là “l’homme des plumets, des pompons, des panaches, des pourpoints de pourpre, des épées aux lances fulgurantes. Pour satisfaire au désir de son poète, en un clin d’œil, tout de suite, le seigneur, de la tête aux pieds, devint peuple ; il fut le vieillard aux rares cheveux blancs, courbé, usé, rugissant, effrayant, sublime.”
Le Chiffonnier fut aussi le plus grand succès de Félix Pyat, tribun des idées nouvelles.1 De tous ses ouvrages dramatiques c’est “celui où s’affirment le plus les préoccupations sociales et les aspirations socialistes de l’époque” (Zéavès 264). Et, fait sans doute significatif, avec l’avènement de la République, Félix Pyat délaissera la carrière artistique et se jettera à corps perdu dans la vie politique du pays.2
Deux mots du titre car c’est le premier message que l’auteur adresse au public. C’est un élément capital de la pièce puisqu’il crée chez les spectateurs un horizon d’attente bien défini. Or en 1847, le titre du mélodrame de Félix Pyat est novateur et audacieux : il désigne comme digne d’intérêt un être méprisé sinon craint par l’ensemble du corps social. Cette “rehabilitation” d’un individu considéré abject ébranle, le temps du spectacle, la hiérarchie des valeurs que l’on attache d’ordinaire aux conditions sociales. Titre brûlot donc.
De nos jours, ceux qui on lu Les Fleurs du mal sont peu sensibles au caractère incendiaire du titre de Félix Pyat. En 1857, Baudelaire assimile dans un poème le chiffonnier au poète, rang le plus noble, le plus élevé de sa hiérarchie personnelle.3 Une décennie plus tôt, en 1847, le biffin éveille d’ordinaire dégoût et pitié tout ensemble.4 Pour ses contemporains, cet homme laborieux est un paria indigne d’occuper un rang quelconque dans la hiérarchie des corps de métier.5 Pire encore : c’est à peine si l’on fait alors une distinction entre ce travailleur et le malfaiteur qui, comme lui, se lève quand se couchent les honnêtes gens. “Le Paris de la nuit est épouvantable” écrit, en 1843, Jules Janin. “C’est le moment où la nation souterraine se met en marche. Les ténèbres sont partout ; mais, peu à peu, ces ténèbres s’éclairent sous le falot tremblotant du chiffonnier, qui s’en va, la hotte sur le dos, cherchant sa fortune parmi ces haillons affreux qui n’ont plus de nom dans aucune langue.… Le long des murs se glissent, en poussant de temps à autre le cri de quelque oiseau de nuit, les voleurs qui vont à la maraude” (Janin 203). Pour Parent-Duchâtelet, le biffin ne vaut pas mieux que les criminels qu’il coudoie lors de ses ambulations nocturnes. “Une maison toute en ruine, immonde, se tenait au fond d’un affreux cul-de-sac ; dans cette maison, qui appartenait à un chiffonnier, était établi un grand dépôt d’immondices.… A l’étage supérieur … étaient couchés pêle-mêle … des voleurs, des forçats, des filles de joie ; celles-ci ivres mortes, celles-là qui avaient à peine mangé une bouchée de pain ; ceux-ci qui venaient de voler, ceux-là qui attendaient l’ordre des chefs ; là ils dormaient entre toutes les abominations de la ville” (Janin 203).
Sinistre réputation du chiffonnier que met en doute le titre de Félix Pyat. Elle vole en éclats quand le public découvre—et cela dès le prologue—que l’auteur donne à l’homme des bas-fonds le beau rôle. Contrairement aux mélodramaturges qui réservent le titre de la pièce au personnage faible et persécuté, Coelina ou l’enfant du mystère, Thérèse ou l’orpheline de Genève,Les Deux gosses, Félix Pyat accorde cette distinction à l’homme qui poursuit et démasque l’assassin de la pièce. Cet honneur revient au père Jean, le chiffonnier de Paris.
C’est une grande première au Boulevard du Crime ! Rompus à l’esthétique mélodramatique, les spectateurs voient leurs attentes complètement frustrées. De potentielle victime digne tout au plus de pitié, le chiffonnier est promu justicier des malheureux, méritant respect et admiration. Félix Pyat donne à voir un gueux bien résolu à punir l’assassin et à redresser les torts : le père Jean venge un pauvre garçon de caisse et protège une orpheline contre les manigances d’un riche banquier. A la veille de la Révolution, le public s’emballe pour ce vengeur des bas-fonds et trépigne d’enthousiasme.
Le choix audacieux, voire révolutionnaire du champion de l’innocence persécutée oblige Félix Pyat à une reconfiguration du personnel mélodramatique. Un Pixerécourt ou un Caignez qui triomphent avant 1830 sur le Boulevard du Crime mettent en scène un trio de personnages : une pauvre victime qui, à la fin de la pièce, se révèle être d’origine noble, un traître noble ou bourgeois qui, à cause de ses crimes, ne mérite pas d’appartenir à l’élite sociale, un justicier – prêtre, pasteur ou vieillard vénérable – qui mène une enquête et innocente la victime faussement accusée. A ce trio obligatoire se joint souvent un personnage comique à fonction théâtrale mal définie. D’origine populaire, le niais s’associe ici à la victime, là au traître, ailleurs au justicier de la pièce.
Comme ses prédécesseurs, Félix Pyat emploie, dans Le Chiffonnier de Paris, le trio de personnages mélodramatiques mais fait l’économie du personnage comique. Et pourtant, la pièce présente des moments de détente comique grâce au justicier auquel l’auteur donne des traits qui prêtent à rire. Dans le prologue de la pièce, le père Jean arrive en scène en titubant. Grâce au génie de Frédérick Lemaître qui excelle dans les scènes d’ivresse, sa démarche et ses chansons à boire éveillent l’hilarité générale. Bien entendu, l’ébriété du personnage n’est pas une vertu. Au contraire, c’est une tare dont il aura à se repentir.
Un justicier taré ! C’est sans doute une première dans l’histoire du genre mélodramatique. Qui plus est, c’est une tare qui, à deux reprises, rend le chiffonnier inapte à jouer au redresseur de torts. Une première fois, l’ivresse du père Jean ne lui permet pas de stopper le criminel ; une deuxième, elle l’empêche de démasquer le scélérat de la pièce : venu confronter l’assassin, le baron Hoffmann, le père Jean est enivré par le valet qui, complice de son maître, n’arrête pas de remplir son verre.
Etant donné la reconfiguration du personnel de la pièce, Pyat modifie considérablement le modèle manichéen du mélodrame qui veut que le champion de la vertu soit un personnage irréprochable. En effet, dans Le Chiffonnier de Paris, l’ivrognerie n’est pas vraiment une tache morale puisque le père Jean a réussi pendant vingt ans à rester sobre. Contrairement à la sagesse populaire qui ne croit pas au serment d’ivrogne, le biffin a été fidèle au serment qu’il prêta sur le cadavre de Jacques Didier. Il est donc question chez Pyat de faiblesse passagère qui, tout en humanisant le personnage du justicier, a le mérite de mettre en branle l’action de la pièce et, à la fin de l’acte III, de la relancer.
Autre entorse au manichéisme mélodramatique : la bonne et courageuse Marie, l’orpheline persécutée. Elle est, certes, humble, simple et résignée mais se laisse entraîner, un soir de carnaval, par des grisettes dévergondées dans un lieu mal famé de la capitale. Là aussi il s’agit d’une faiblesse passagère qui fournit à l’auteur l’occasion de nouer l’intrigue amoureuse de la pièce. Un jeune blasé, Henri Berville prend la défense de Marie outragée par les propos désobligeants d’un de ses compagnons. Comme il se doit, il tombe amoureux de la belle et vertueuse orpheline. Le lendemain, il se battra en duel et tuera son adversaire.
Pure incarnation du mal dans le mélodrame classique, le traître, lui aussi, acquiert chez Pyat une légère nuance psychologique. Dans l’édition censurée de 1847, c’est un chiffonnier qui, ne supportant plus la misère, est bien décidé à se jeter à la Seine. Sur ces entrefaites arrive le père Jean en chantant à tue-tête les plaisirs de la boisson. Et c’est lui—le joyeux chiffonnier—qui essayera de raisonner le camarade désespéré en avançant des arguments dignes de philosophes stoïques. Rien n’y fait. A court d’argument, le père Jean lit au malheureux un article de journal où l’on traite de lâches les hommes qui se donnent la mort. C’est, bizarrement, par crainte de l’opinion publique, que le mauvais chiffonnier troque le suicide contre l’assassinat : il vole et tue Jacques Didier, un garçon de caisse et, sous le nom de baron Hoffmann, parvient bientôt à accéder au sommet de l’échelle sociale. Voilà pour le titre et le trio mélodramatique de Félix Pyat qui, par le choix du justicier, pratique la propagande blanche, propagande qui annonce sa couleur politique.
Voyons à présent le contenu idéologique du Chiffonnier. Le chercheur qui s’intéresse aux idées véhiculées par la pièce dispose de plusieurs versions.6 La copie manuscrite du souffleur du Théâtre de La Porte-Saint-Martin avec quelques ratures et ajouts faits d’une écriture différente.
La première édition, censurée, publiée en 1847 par Calmann Lévy.
La copie manuscrite envoyée au ministère de l’Intérieur portant quelques ratures et ajouts, version de la pièce jouée le 24 février 1848.
La seconde édition de 1884 non censurée et augmentée d’une préface de Félix Pyat.7
En tout, quatre textes. Pour saisir les grandes fluctuations idéologiques de la pièce il faudrait procéder à une comparaison systématique des versions. Travail de bénédictin qui sort du cadre de cette étude. Je me contenterai donc de relever un seul détail qui illustre parfaitement le caractère changeant de ce mélodrame en période de fébrilité révolutionnaire.8 Il s’agit du déballage de la hotte du chiffonnier.
Dans la copie du souffleur, la scène où le père Jean passe en revue le fruit de sa tournée est une énumération philosophiquement commentée des déchets de la ville : un ruban, une dentelle. Par décision du censeur, disparaissent du monologue (et de la hotte) “les discours, les livres, les affiches et les actions, jusqu’aux billets de …” Mais, chose curieuse, le censeur ne s’oppose pas à ce que le chiffonnier sorte de sa hotte des journaux. Bien au contraire ! Un ajout d’une écriture différente indique ce qu’il fait dire au père Jean : “Ne disons pas du mal des imprimés … c’est le plus clair de mon revenu.” Heureuse trouvaille du censeur louis-philippard ! Sortie de la bouche du chiffonnier philosophe, la phrase assassine ridiculise la presse, arme importante que redoute le pouvoir en place dans les débats qui précèdent les journées de Février.
La version imprimée de 1847 montre une censure à la chasse d’allusions sociales et économiques. N’est tolérée aucune mention de classe et de pauvreté. Ainsi, lors du déballage de la hotte, dans le monologue du chiffonnier, le censeur louis-philippard remplace “bourgeois” par “maître” et, en accord avec ses biffures, “le célèbre pianiste Octave Six-Mains” ne donne plus de concert au profit des pauvres mais au profit des sourds-muets.
L’examen plus détaillé de ces deux versions permettrait sans doute de conclure qu’à l’époque où faiblit le pouvoir en place, la censure louis-philipparde relève de la propagande noire. Elle semble étonnamment aveugle au message révolutionnaire de la pièce, à savoir au rôle de justicier que Félix Pyat réserve à un être sorti des bas-fonds de la société !
Dans la version non censurée jouée le 24 février 1848, le chiffonnier scélérat annonce clair et haut son origine aristocratique et ne fait secret de ses préjugés de classe. “Chiffonnier, moi Duc Garousse ! Si un ami me reconnaissait.” Il n’a que mépris pour le père Jean qui évoque, lui, l’égalité et la fraternité des hommes. “Moi, ton semblable, sale bête ! va-t-en !” Cette même version introduit sur scène la Marseillaise à peine déguisée. Voici ce que chante le chœur de grisettes qui se rendent au bal : “Allons enfants de la courtine, le jour de boire est arrivé.”
Evidemment, en plus des versions manuscrites et imprimées du Chiffonnier, il y a aussi et surtout les représentations qui, selon les chroniqueurs de la vie théâtrale, suivent de près l’actualité et expriment souvent le sentiment de la rue. Un témoin de l’époque écrit qu’au “lendemain des journées de Février, alors que dans l’explosion de l’enthousiasme républicain Le Chiffonnier était plus acclamé encore qu’à l’ordinaire, Frédérick, sortant de sa hotte les immondices que le père Jean était censé y avoir entassé, … brandit du bout de son crochet, entre un haillon graisseux et une savate éculée, un lambeau d’affiche sur lequel on pouvait lire encore : Préfecture de Police : les banquets sont interdits” (Imann).9 Quant à la mémoire collective, elle a retenu l’image de Frédérick Lemaître sortant de sa hotte une couronne couverte d’immondices.
Les exemples cités suggèrent qu’en cette courte période de liberté des spectacles, le mélodrame utilise l’ensemble de la pièce pour véhiculer des messages politiques ou idéologiques. Libéré des entraves de la censure, le mélodrame ne distingue plus entre moments forts et moments faibles de la pièce, entre moments propices à la propagande blanche et moments propices à la propagande noire dont parle Jacques Ellul. En période d’intense lutte politique, le mélodrame du socialiste Félix Pyat fait feu de tout bois scénique.
Mon deuxième cas est la jeune Russie soviétique. Les années de la Révolution et de la guerre civile connaissent un essor autant quantitatif que qualificatif du spectacle : agit-prop, agit-grotesque, agit-étude, agit-hygiénique, cinéma-affiche, journal vivant… Cette extraordinaire floraison de spectacles nouveaux rappelle celle que connaît Paris dans les premières années de la Révolution de 1789 : drames, mélodrames, féeries, pantomimes, pantomimes dialoguées et autres vaudevilles. En Russie bolchevique la pratique théâtrale “se veut l’écho des festivités de la Révolution française,” les bolcheviks n’ayant que mépris pour les quarante-huitards (Przybos 51). A leurs yeux, la deuxième République est “une république transitoire en attente de restauration monarchique” (Agulhon 3).10
Et chose étonnante, parmi cette pléthore de genres proprement soviétiques, on trouve le vieux mélodrame qui, bien qu’insignifiant par le nombre de pièces jouées, a énormément pesé dans les débats des militants propagandistes. En effet, dès la première heure, les bolcheviks comptent sur le spectacle pour gagner à leur cause les masses populaires et affermir leur pouvoir conquis à la suite d’un coup d’état. Et contrairement à l’absence de réflexion contemporaine sur le spectacle en France de 1789, le boom théâtral est accompagné en Russie soviétique d’une théorisation sur les vertus propagandistes du mélodrame.
Avant de parler du mélodrame soviétique, deux mots du mélodrame en Russie prérévolutionnaire. Tout comme l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal et le Brésil où l’on montait les succès du Boulevard du Crime quelques semaines à peine après les triomphes parisiens, la Russie des Tsars n’a pas résisté à la vogue de l’art où Margot a pleuré. Les journalistes russes, comme leurs collègues occidentaux, publient le répertoire des théâtres en l’agrémentant de brèves explications. Le dépouillement de plusieurs journaux sortis entre 1900 et 1917 m’a permis de constater la persistance du mélodrame français en Russie impériale. Figurent alors à l’affiche Dennery, Descourcelle, Dumas père et Victor Hugo, ces deux derniers passés au crible de l’esthétique mélodramatique (Gerould et Przybos 76). Mais à cette période, le mélodrame se donne rarement dans les théâtres des capitales d’où il a été délogé par les pièces d’auteurs sérieux russes et étrangers : Ostrovski, Tchekov, Andreïev, Hauptmann, Ibsen, Maeterlinck restent longtemps à l’affiche. Banni des grandes scènes, le répertoire mélodramatique est abandonné aux théâtres provinciaux et aux acteurs ambulants qui sillonnent la Russie et se produisent à l’époque des fêtes, principalement Noël et Pâques. Et, la belle saison arrivée, les théâtres ambulants établissent leur quartier d’été en Crimée où les classes aisées—aristocratie et grande bourgeoisie—passent deux, trois mois en villégiature. Mais qui dit vacances dit insouciance… Aux spectateurs rompus aux subtilités psychologiques d’un Tchekhov, d’un Ostrovsky ou d’un Ibsen—délices goûtés à Moscou et à Saint-Pétersbourg – les bons vieux mélodrames offrent un intermède naïf et combien reposant. En 1917, le mélodrame n’est donc pas un nouvel arrivé sur la scène théâtrale de la Russie des soviets. Avec la prise du pouvoir par les bolcheviks, le mélodrame connaît un regain d’intérêt grâce à Anatole Lounatcharski qui devient Commissaire du Peuple à l’Instruction Publique dans le gouvernement formé le 26 octobre 1917, poste qu’il occupera jusqu’à sa destitution en 1929.
Deux mots de Lounatcharski dont on ignore presque tout en l’Occident. Ce proche conseiller de Lénine en matière de culture est convaincu que les chefs-d’œuvre de l’humanité doivent être mis à la portée de la population. Esprit ouvert, il prône le renouveau théâtral, encourage l’expérimentation, soutient Meyerhold, Taïrov, Evreïnov,11 tant d’autres encore. L’intérêt qu’il porte au mélodrame est donc à placer dans le contexte théâtral des premières années après la Révolution où les artistes pratiquent la réévaluation de vieilles formes théâtrales. Bien entendu, le Commissaire du Peuple à l’Instruction Publique est aussi un propagandiste qui œuvre à gagner les masses populaires à la cause bolchevique. La tâche de Lounatcharski est hérissée de difficultés car il sait bien que la capacité d’émouvoir manque au marxisme. A ses yeux, le marxisme est “une réflexion rationnelle … qui ne peut emporter l’adhésion que des intellectuels.” Bref, il lui faut de toute urgence trouver le moyen d’assurer le ralliement des masses populaires à la cause bolchevique, masses – je rappelle – à plus de 50% analphabètes.12
Lounatcharski reconnaît l’importance du théâtre populaire dans l’éducation du peuple et fait ainsi siennes les idées de Romain Rolland.13 Et pour ce propagandiste bolchevique c’est bien le mélodrame qui est seul apte à émouvoir les masses illettrées. Dans un article de presse de 1919 intitulé “De quel mélodrame avons-nous besoin ?” Lounatcharski reconnaît dans le mélodrame un art pour le peuple. Et le théoricien d’énumérer les atouts de l’art au Margot a pleuré : “dans le mélodrame, il y a un … sujet poignant, la richesse de l’action, une grande précision dans les personnages, la clarté et l’expressivité des situations, et la possibilité de susciter un mouvement unique et entier des sentiments – compassion ou indignation ; la liaison de l’action à des principes esthétiques simples et donc sublimes, à des idées simples et évidentes” (Schmulevitch 108).
Mais, on s’en doute, pas n’importe quel mélodrame. Lounatcharski s’explique sur le genre de mélodrame dont le nouveau régime a impérativement besoin. Reconnaissant que le mal dans les vieux mélodrames ne résulte jamais des injustices de la société, il propose de remplacer le mal moral par le mal social. Et le Commissaire de préciser : “Vous présenterez la lutte sous une forme intéressante et moderne, sans épargner les épisodes, à la lumière de situations saisissantes, capable d’éveiller la colère, la compassion des âmes simples et douées du pouvoir de s’indigner et de s’émouvoir jusqu’aux larmes” (Schmulevitch 108).
Voilà comment Lounatcharski s’adresse aux futurs mélodramaturges soviétiques, jeunes auteurs qu’il veut encourager en organisant un concours. Parmi une quarantaine de mélodrames envoyés, le jury présidé par Maxime Gorki n’a pu attribuer de premier prix, la qualité des pièces étant jugée très médiocre. Contrairement aux attentes du commissaire Lounatcharski, le concours n’a pas révélé de grand talent mélodramatique.
En l’absence de répertoire mélodramatique révolutionnaire les metteurs en scène ont dû se rabattre sur les mélodrames qui avaient triomphé sous le régime des Tsars : Les Pauvres de Paris (1856) d’Eugène Nus, Les Deux orphelines (1874) d’Adolphe Dennery, Les Deux gosses (1896) de Pierre Decourcelle. On les jouera mais à une condition : les adaptateurs des vieux mélodrames devront glisser çà et là des paroles sinon des scènes susceptibles de traduire l’idéologie marxiste.
Il s’agit donc bien de théâtre propagandiste qu’illustre le spectacle expérimental de Nikolaï Gorchakov et Pavel Markov. A l’invitation de Konstantine Stanislavski, ils montent, en octobre 1927, au célèbre Théâtre d’Art de Moscou Les Deux orphelines (1874) de Dennery et de Cormon. Pour l’occasion, le vieux mélodrame est rebaptisé Les Sœurs Gerard, son action située, non pas sous le règne de Louis XV, mais à la veille de la Révolution de 1789. Pour mettre les vénérables Orphelines au goût communiste, il suffira aux adaptateurs d’appuyer sur la débauche des aristocrates et d’ajouter une scène où la foule en colère demande du pain.14
Deux pays… Deux époques différentes : la France de 1848 et la jeune Russie soviétique. Quelle conclusion pourrait-on tirer de ce rapprochement ? En guise d’éléments de réponse, quelques remarques qui pourraient peut-être servir de point de départ à un débat sur le rôle du mélodrame dans la vie politique d’un pays.
En situation proprement révolutionnaire de 1848 où le peuple parisien s’empare momentanément du pouvoir, le mélodrame suit de près l’évolution des événements. Il est à l’écoute des masses et le message idéologique qu’il véhicule varie en fonction de l’humeur de la rue. Son sort scénique et sa couleur idéologique ne dépendent plus de l’auteur. Le 24 février, à la veille de la proclamation de la République, Félix Pyat est absent de Paris. Prenant la température de la foule, c’est le directeur de la Porte-Saint-Martin qui décide de donner Le Chiffonnier de Paris. Quelques semaines plus tard, Frédérick Lemaître, sous les traits du père Jean, tire de sa hotte des décrets du gouvernement provisoire qui est en train de perdre le soutien de la population parisienne. Les dictats gouvernementaux contrarient la foule nostalgique de liberté qui, ayant abandonné les combats de rue, se presse aux représentations du Chiffonnier de Paris. Miroir de la frustration du peuple ou soupape de sûreté que tolère le pouvoir occupé à consolider ses assises ? Les représentations duChiffonnier de Paris me semblent remplir les deux fonctions à la fois.
Le jeune pouvoir bolchevique présente, on le sait, un cas très différent. Au lendemain du coup d’Etat qui renverse le gouvernement de Kerenski (1917), le nouveau régime cherche à asseoir son pouvoir. Dans un pays déchiré bientôt par la guerre civile, la propagande est une arme pacifique entre les mains des bolcheviks qui cherchent à gagner la population à la cause communiste. L’appel d’Anatole Lounatcharski, le Commissaire du Peuple à l’Instruction Publique, invitant, en 1919, les auteurs dramatiques à adapter le mélodrame classique au besoin de la révolution bolchevique s’est soldé par un cuisant échec. En l’absence de mélodrames soviétiques à peu près jouables, on montera, au début du régime bolchevique, pour un public pas forcément gagné au marxisme-léninisme, le répertoire mélodramatique qui a fait ses preuves en Russie des Tsars !
Et chose frappante, joué en Russie bolchevique, le mélodrame opte, sans doute par une sorte de pudeur propagandiste—pour le dépaysement typique du mélodrame domestique qui triompha en France entre 1800 et 1830. On se souvient que, chez un Pixerécourt ou chez un Cuvelier, l’action des pièces se passe rarement en France et que les messages conservateurs, voire réactionnaires, sont introduits dans les moments de théâtralité peu intense. De même, l’action des mélodrames que l’on monte sur les scènes soviétiques ne se passe jamais en Russie mais en France, en Angleterre ou encore en Amérique, comme c’est le cas pour La Cabane de l’oncle Tom. Les allusions à la misère du peuple, à la turpitude des aristocrates et à la rapacité des bourgeois sont glissées aux moments de théâtralités peu intenses. Comme le mélodrame domestique français, le mélodrame soviétique pratique ce que Jacques Ellul appelle propagande noire.15
Ces quelques remarques nous autorisent-elles de conclure qu’en situation de lutte idéologique intense, quand il y va de la survie d’un vieux régime, ou, au contraire, de la prise du pouvoir par un régime nouveau et impopulaire, la propagande noire, cachée, indirecte, prudente est jugée préférable à la propagande blanche, celle qui affiche sa couleur politique ? Avançant à visage découvert, la propagande blanche paraît réservée à l’étape suivante de la lutte quand il s’agit de consolider les gains politiques. Vaste, complexe, difficile question qui dépasse les cadres de cette étude.
Et pourtant, et pourtant … Je serais tentée d’avancer l’hypothèse que ce sont les dictatures triomphantes qui pratiquent de préférence la propagande blanche. En apportent de nombreuses illustrations les Soviets, les Nazis, tant d’autres régimes encore qui cherchent à gagner l’individu à leur vision du monde et de la vie. Après la conquête sournoise de l’opinion, le pouvoir recourt d’ordinaire à l’éternel rabâchage des slogans. Partout, étendards, bannières, affiches, portraits des leaders étayent la doctrine officielle.
Tel est du moins le cas de l’Union soviétique où, dix ans après la guerre civile et la victoire des bolcheviks, ces derniers s’inquiètent toujours. C’est en propagandiste frustré que parle, en 1933, le camarade Alexis Stetski, membre de l’Union des Ecrivains Soviétiques. “Il faut que le nouveau régime s’affirme dans la conscience du peuple, que s’affirment aussi les rapports nouveaux, l’idéal nouveau, le nouveau comportement en face du travail, en face de la propriété ; il s’agit pour nous, enfin, de rendre solide et consciente la nouvelle discipline socialiste” (Evreïnov 420). Tout aussi déçu Alexis Tolstoï constatant que les dramaturges n’ont “pas appris encore à manier l’art comme une arme nécessaire” (Evreïnov 420).
Il s’agit d’insuffisances propagandistes auxquelles voudra remédier Andreï Jdanov, le Commissaire du Peuple à l’Instruction de Staline. Dans le discours prononcé à Kharkov au premier Congrès d’écrivains soviétiques en août 1934, il célèbre, certes, la victoire du socialisme mais fulmine contre les camarades assemblés qui n’ont pas su répondre aux besoins des temps nouveaux.16 En termes marxistes, les faiblesses de la littérature reflètent le retard de la conscience sur l’économie. Les écrivains promus “ingénieurs des âmes” par Staline sont appelés à créer des œuvres “à l’unisson de l’époque.” Et pour cela faire, ils suivront à la lettre les dictats du réalisme socialiste. Les héros de cette littérature ? Jdanov est clair et catégorique : les écrivains choisiront les bâtisseurs enthousiastes de la vie nouvelle : ouvriers et ouvrières, kolkhoziens et kolkhoziennes, membre du Parti ; administrateurs, ingénieurs, jeunes communistes, pionniers. Leurs adversaires acharnés ? Ceux qui retardent la marche du socialisme : koulaks, petits-bourgeois, bourgeois, intellectuels récalcitrants à la cause communiste. Peints en noir et blanc, tous ces personnages stéréotypés seront plongés “dans l’expérience des kolkhoz, dans l’activité créatrice qui sourd en chaque endroit” (Jdanov 299) du pays des soviets. Le tout imprégné d’héroïsme pour créer un “ romantisme révolutionnaire” qui doit être, selon Jdanov, une des composantes du réalisme socialiste.
Esthétique officielle de l’U.R.S.S., le réalisme socialiste s’attèle à dénoncer la pourriture de l’Occident, à célébrer la victoire du socialisme, à chanter les vertus des classes ouvrière et paysanne guidées par d’intrépides membres du parti communiste. S’emparant des formules classiques du mélodrame, cet art manichéen emploie la propagande blanche afin d’extirper les survivances du capitalisme dans la conscience des gens et, dans un esprit proche de la paranoïa, de parer à d’éventuelles dissensions au marxisme-léninisme régnant. Après la propagande noire des premières années du régime des soviets, c’est le tour de la propagande blanche de marteler, pendant plus d’un demi-siècle, la haine du capitalisme et de rabâcher vertus, mérites et triomphes de la patrie socialiste.
Ouvrages Cités
Agulhon, Maurice. 1848 ; ou, L’apprentissage de la République, 1848-1852. Paris : Éditions du Seuil, 1973.
Banville, Théodore de. “Frédéric Lemaître.” Gill Blas, le 26 février 1885.
Baudelaire, Charles. “Le Vin des Chiffonniers.” Les Fleurs du mal. Paris : 1857.
Bayard, Jean-François-Alfred, Sauvage, Thomas et Courcy, Frédéric de. Les Chiffonniers de Paris, pièce en 5 actes, mêlée de couplets. Paris : Imprimerie de Dondey-Dupré, 1847.
Dominique, Léon. Le Théâtre russe et la scène française. Paris : Olivier Perrin, 1969.
Ellul, Jacques. Propagandes. Paris : Armand Collin, 1962.
Evreïnov, Nicolaï. Histoire du théâtre russe. Paris : Editions du chêne, 1947.
Fournel, Victor. Les Cris de Paris. Types et physionomies d’autrefois. Paris : Firmin-Didot, 1887.
Gautier, Théophile. Histoire de l’art dramatique en France depuis ving-cinq ans. Paris : Edition Hetzel, 1859.
Gerould, Daniel et Przybos, Julia. “Melodrama in the Soviet Theater 1917-1928 : An Annotated Chronology.” Melodrama, New York Literary Forum, vol. 7, 1980.
Imann, Georges. “Frédéric Lemaître.” Revue de Paris. Non daté, cet article fait partie du dossier Frédéric Lemaître préservé au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque Nationale de France.
Janin, Jules. “Le Flâneur.” Un Hiver à Paris. Paris : L. Curmer et Aubert, 1843.
Jdanov, Andreï. “Discours au premier Congrès des écrivains soviétiques” in Anatole
Lounatcharski, Théâtre et révolution. Paris : François Maspero, 1971.
Lacassin, Francis. “Chronologie” in Eugène Sue, Le Juif errant. Paris : Robert Lafond, 2001.
Lounatcharski, Anatole. “De quel mélodrame avons-nous besoin ?” Jizn Iskousstva, no. 58, 14 janvier, 1919.
____. L’Esthétique soviétique contre Staline. Paris : Editions Delga, 2005.
____. Théâtre et révolution. Paris : François Maspero, 1971.
Law, Alma H. “The Two Orphans in Revolutionary Disguise.” Melodrama, New York Literary Forum, New York, vol. 7, 1980.
Monville, Aymeric. ”Préface” in Anatole Lounatcharski, L’Esthétique soviétique contre Staline. Paris : Editions Delga, 2005.
Przybos, Julia. L’Entreprise mélodramatique. Paris : José Corti, 1987.
Pyat, Félix. Le Chiffonnier de Paris, drame en 5 actes et un prologue (12 tableaux), musique de M. Pilati. Paris : Imprimerie de Lacrampe fils, 1847.
____. Le Chiffonnier de Paris, drame en 5 actes. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée d’une préface. Paris : Calmann-Lévy, 1884.
Sabatier, Guy. Le Mélodrame de la République sociale et le théâtre de Félix Pyat. Paris : L’Harmattan, 1999.
Schmulevitch, Eric , ed. Une Décennie de cinéma soviétique en textes (1919-1930). Paris : L’Harmattan, 1997.
Zéavès, Alexandre. “Félix Pyat : homme de lettres et homme politique.”Nouvelle Revue, 1er
octobre – 1 novembre 1930.
Notes
1. Signalons ici le rôle de Félix Pyat dans la conversion d’Eugène Sue au socialisme. A l’entracte des Deux Serruriers (25 mai 1841), Pyat invite Sue à dîner le lendemain chez l’ouvrier Fugères. Sue ressortira de ce dîner en s’écriant :” Je suis socialiste !” (Lacassin 11).
2. Guy Sabatier ne signale que deux pièces à l’actif de Pyat après 1847, ouvrages qui n’ont pas connu de succès. Il s’agit d’Une famille anglaise, représentée à Bruxelles en 1855 et de L’Homme de peine, créée à Paris en 1885 (Sabatier, vol. 1, 107).
3. Baudelaire transmue en vertu l’ivresse proverbiale des chiffonniers :
Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Epanche tout son cœur en glorieux projets.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse des méchants, relève les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu.
A relire Baudelaire avec Félix Pyat, on découvre plusieurs échos entre ” Le Vin des Chiffonniers” et Le Chiffonnier de Paris. Retravaillé et ironisé, le mélodrame semble avoir nourri l’imagination baudelairienne.
4. Théophile Gautier s’insurge contre Les Chiffonniers de Paris, pièce en 5 actes, mêlée de couplets montée trois mois après Le Chiffonier de Paris de Pyat.” Il nous semble que c’est violer la pudeur de la misère que de l’exposer ainsi à l’hilarité des bourgeois : le sort des classes pauvres, des malheureux parias forcés de ramasser dans l’ordure un pain fétide, n’a rien de comique en soi, et le rire qui en jaillit est un rire jaune dont on se repent et dont on est honteux” (Gautier 139).
5. Victor Fournel ne mentionne pas les chiffonniers dans Les Cris de Paris. L’heure où ils exercent leur métier les oblige à garder le silence pour respecter le repos nocturne des citadins.
6. Félix Pyat “est une des principales cibles de la censure préventive et répressive” (Sabatier 439).
7. Les Chiffonniers de Paris de Bayard de Sauvage et Courcy, vaudeville monté au théâtre du Palais Royal, n’a pas de rapport avec la pièce de Pyat. “Les chiffonniers sont à la mode : le théâtre du Palais Royal veut profiter de cette vogue ; voilà tout” (Gautier 138).
8. La copie du souffleur porte des modifications prouvant l’attachement de Pyat aux principes de l’art mélodramatique. Par exemple, le traître est privé, comme il se doit, de prénom et se nomme d’abord Operman pour devenir Hoffmann. La substitution est sans doute due, outre le cumul de consonnes, à la notoriété du nom indiquant l’origine étrangère du personnage. Pyat imite ici les auteurs de l’Empire et de la Restauration qui appellent les scélérats “Fritz, William, Valter, Worback, Walbourg ou bien entendu Wolf” (Przybos 89).
9. Georges Imann, “Frédéric Lemaître,” Revue de Paris. Non daté, cet article fait partie du dossier Frédéric Lemaître préservé au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque Nationale de France.
10. L’expression de Maurice Agulhon traduit parfaitement le sentiment des bolcheviks. Pour les détails, voir son livre intutulé 1848 ou l’apprentissage de la république 1848-1852, p. 3.
11. Evréïnov qui veut “théâtraliser la vie” se rapproche, dans sa pratique théâtrale, de l’art du mélodrame. Un spectateur qui a vu sa Comédie du bonheur écrit que “le public fit un accueil empressé et compréhensif à la conception d’Evréïnov, exprimée dans une certaine outrance de la présentation, dans l’exagération de la réalité, l’accentuation du ton, l’insistance du geste.” Léon Dominique, Le Théâtre russe et la scène française, p. 23.
12. “Mais n’oublions pas l’urgence d’une époque marquée par la guerre civile, une guerre que l’Union soviétique livrait contre l’Occident. Replaçons-nous dans ce contexte d’urgence, comprenons ce que sont les tâches d’un ministre de la culture au service d’un pays sortant du féodalisme, dont les habitants sont analphabètes à plus de 50%, et qui doit mener de front un double combat : la lutte démocratique pour l’alphabétisation du pays et le passage d’une culture réactionnaire à une culture révolutionnaire.” Aymeric Monville, “Préface,” p. 9.
13. Rappelons que Lounatcharski a connu Romain Rolland en Suisse.
14. Pour les détails, je renvoie à “The Two Orphans in Revolutionary Disguise” d’Alma H. Law, pp. 93-106.
15. Ellul distingue la propagande voilée et la propagande révélée. “La première tend à cacher les buts, l’identité, la signification, l’auteur de la propagande. Le peuple ignore qu’on cherche à l’influencer, et ne sent pas qu’on le pousse dans tel sens. On appelle cela souvent ‘propagande noire.’ Cette propagande use du mystère, du silence également. L’autre forme, propagande blanche, est ouverte et déclarée.” Jacques Ellul, p. 27.
16. “Notre pays a achevé la construction des fondations de l’économie socialiste, qui est liée à la victoire de la politique d’industrialisation et de construction des sovkhoz et des kolkhoz,” Jdanov, p. 295.
Résumé
L’examen des mélodrames domestiques joués entre 1800 et 1830 m’a permis de montrer, dans L’Entreprise Mélodramatique, que les grands moyens sont réservés à l’enchaînement des événements. C’est dans les moments de théâtralité peu intense que se glissent les allusions au bonheur de la société traditionnelle, patriarcale et hiérarchique. Jacques Ellul appelle une telle façon d’agir “propagande noire.” L’autre forme de propagande, “la propagande blanche” est ouverte : elle déclare clair et haut sa couleur idéologique.
Dans cet essai, j’examine le rôle propagandiste du mélodrame à deux périodes d’intense effervescence politique : à la veille et pendant la révolution de 1848 en France et après la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie (1917). A partir de quatre versions du Chiffonnier de Paris de Félix Pyat (le 11 mai 1847), j’analyse l’idéologie changeante de la pièce, examine les moyens théâtraux qui la véhiculent et montre que, une fois libérée des entraves de la censure, cette pièce ne distingue plus entre les moments propices à la propagande blanche et les moments propices à la propagande noire. En période de lutte politique acharnée, la pièce du socialiste Félix Pyat fait feu de tout bois scénique. En 1919, Lounatcharski compte sur le mélodrame pour gagner les masses populaires à la cause communiste. En l’absence de mélodrames révolutionnaires, les metteurs en scène pratiquent la propagande blanche : en adoptant les vieux mélodrames français au goût du jour, ils glissent çà et là des allusions à la misère du peuple ou soulignent la débauche de méchants aristocrates. Et 1934, le réalisme socialiste devient l’art officiel de l’U.R.S.S. Résolument manichéen, ce curieux type de réalisme embrasse l’esthétique mélodramatique et pratique la propagande blanche.
Mots clés: bolcheviks – Frédérick Lemaître – Anatole Lounatcharski –mélodrame –Félix Pyat – propagande – réalisme socialiste – révolution de Février – U.R.S.S.