La Valeur métaphorique de la Bastille chez Louis-Sébastien Mercier (1740–1814) : Un Point de mire pour la cité corrompue


Michael Mulryan
Christopher Newport University


Mercier compare à plusieurs reprises la ville de Paris dans ses chroniques urbaines à un espace carcéral : une comparaison appropriée, vu les contraintes financières, physiques, et psychologiques qu’imposait l’État absolutiste aux Parisiens dans l’espace de la capitale. Ce n’est donc pas une surprise si la Bastille occupe une place privilégiée par rapport aux autres prisons d’État chez Mercier, car ce point de repère littéraire était utile pour dénoncer les conditions de vie des Parisiens,  comparée (ou comparable) parfois à celle d’un détenu vivant à la merci d’un geôlier tyrannique. La Bastille, l’incarnation achevée des injustices que le gouvernement faisait subir aux Parisiens, est qualifiée diversement par Merier–Elle est, par exemple,  « [la] première favorite [du roi], et la femelle la plus grosse et la plus monstrueuse qu’on ait jamais vue »,[1] « la vessie du terrible Léviathan »,[2] « [le] palais de la vengeance » [3]et c’est un « gouffre ».[4]

Si Mercier n’est pas le premier écrivain à avoir observé que la Bastille était un excellent reflet de l’application du pouvoir arbitraire du roi, l’originalité du réformateur urbain, à l’égard de la Bastille, repose dans le fait qu’il se sert de ce symbole politique afin de mieux pouvoir juxtaposer deux univers différents : la ville actuelle qui peut être pesante, étouffante, et opprimante comme un cachot, symbolisée par la Bastille, et plus généralement les prisons d’état, et la ville future, réformée, ouverte, mieux aérée, et libératrice, symbolisée par des réformes politiques. De plus, Mercier exagère et même amplifie certains aspects négatifs de la vie urbaine, créant un univers dystopique qu’il décrit souvent grâce à des métaphores carcérales. Même dans le contexte révolutionnaire, son langage change peu : les abus qu’entraîne la corruption politique des Jacobins créent une ville cauchemardesque, où la prison peut être un euphémisme pour le sort des Français. Ce qui suit est un survol de l’emploi du mot « Bastille » dans l’œuvre de Louis-Sébastien Mercier et une analyse de l’usage qu’il en fait par rapport à sa vision de la ville, de la dystopie, c’est-à-dire sa version de la ville actuelle, et de l’uchronie, la ville utopique future. Le chroniqueur se sert de la métaphore carcérale de la ville pour décrire la condition de vie des Parisiens de plusieurs époques, et dans ses descriptions la prison urbaine devient de moins en moins contraignante avec le temps. Dans son œuvre, Le Paris de l’An 2440 représente l’apogée des progrès urbains, mais non pas un point d’arrivée : c’est uniquement une étape qu’il faudra parcourir pour créer la ville idéale. Aussi le lecteur voit-il une version linéaire du temps chez Mercier, qui témoigne finalement de son optimisme philosophique.

La ville prérévolutionnaire comme prison : Une Métaphore de l’état absolu

La construction littéraire que fait Mercier de la capitale dans Tableau de Paris (1781-88), sa chronique prérévolutionnaire, a de multiples facettes, mais sa fonction carcérale est une des représentations les plus frappantes. Au sens propre et au sens figuré la ville équivaut à une prison à cause de sa forme physique d’une part et la persécution politique qui se répand dans le noyau de l’état absolu d’autre part. Le chroniqueur explique la justesse de cette métaphore dans l’un des tout premiers chapitres de son Tableau de Paris :

Les grandes villes sont fort du goût du gouvernement absolu. Aussi fait-il tout pour y entasser les hommes … il y précipite la foule comme on enclave des moutons dans un pré, afin que la gueule des mâtins ayant une moindre surface à parcourir, puisse les ranger plus facilement sous la loi commune. Enfin, Paris c’est un gouffre où se fond l’espèce humaine : c’est là qu’elle est sous la clef : on n’entre, on ne sort que sous des guichets où règnent les yeux d’Argus. Des barrières de sapins, plus respectées que ne le seraient des murailles de pierres bordées de canons, arrêtent les denrées les plus nécessaires à la vie, et leur imposent une taxe que le pauvre supporte seul … Il ne tiendrait qu’au prince d’affamer la ville ; il tient en cage ses bons et fidèles sujets ; et s’il était mécontent, il pourrait leur refuser la becquée : avant qu’ils puissent forcer les barreaux, les trois quarts se seraient mangés, ou seraient morts de faim (1 : 32-33).

« Les barrières de sapin » dont parle Mercier sont bien sûr les murs des Fermiers généraux de Ledoux qui ceignent la capitale au moment où il écrit. Comme il l’explique dans un chapitre dédié à cet édifice, la construction couteuse de cette barrière tant plus lucrative pour le gouvernement que sa construction, l’État absolutiste avait placé la rentabilité du projet de Ledoux avant les désavantages qu’ils encouraient pour le public, tout du moins selon Mercier. Ce qui est sûr, pourtant, c’est que la prodigalité des dépenses pour le projet avait atteint les trente millions de livres en 1786, suscitant la colère du contrôleur des finances, Loménie de Brienne, et le renvoi de l’architecte Nicolas Ledoux en 1787.[5] C’est sans doute pour cette raison que, lors du début de la Révolution, des émeutiers ciblèrent les murs de Ledoux avant de s’attaquer à la Bastille en juillet 1789.[6] Déclaré coupable d’avoir fait construire des édifices pour un tyran par le comité de salut public en 1791, Ledoux échappa de justesse à la guillotine grâce à l’intervention de David, dont le beau-père avait constitué une fortune immense grâce aux octrois que les projets de Ledoux lui avaient permis d’encaisser.[7]

De l’enclos macrocosmique qu’est la ville dystopique, le chroniqueur s’attache alors aux autres enclos—microcosmiques–qui reflètent la tyrannie de l’État autant que la ville elle-même. Ces enclos sont en particulier les « prisons sacrées » qui séparent les jeunes filles de « toutes les idées régnantes » (2 : 77), et les entresols qu’occupe le petit peuple, qui ressemblent à des cachots (1 : 1224-25). Mais encore, d’après Mercier, l’imagination parisienne est hantée par d’autres espaces carcéraux ou contraignants, tels les cimetières qui émettent des gaz méphitiques, rendant la ville humide, puante, comme un cachot, et les carrières vides au-dessous de la ville, qu’il appelle des « concavités effrayantes » qui pourraient facilement engloutir toute la ville comme les cimetières surpeuplés de cadavres (1 : 36-37).

Ce que Mercier appelle des « gouffres », que ce soient les cimetières, les carrières, les hôpitaux généraux, la Bastille, ou la ville elle-même, sont des espaces que possèdent en eux-mêmes le potentiel pour causer la fin irrémédiable du statut-quo, car ils reflètent non seulement les abus du gouvernement absolutiste, mais également son échec comme modèle politique. C’est-à-dire que quand les intérêts privés d’une poignée de personnes dirigent un gouvernement, tôt ou tard cela va à l’encontre du bien collectif ; la chute d’un tel système est inévitable une fois que les mauvaises conséquences physiques et sociales de l’absolutisme deviennent trop pesantes pour la population. La monarchie, en cherchant à contrôler l’espace qu’elle surveille sans y réussir, conduit le peuple à se voir prisonnier perpétuel dans un système corrompu où « l’on reçoit l’existence sans obtenir le point où on doit reposer cette même existence » (1 : 681). Bien que ce soient les pauvres qui sont privés d’espace, tous les Parisiens souffrent à cause de la corruption politique, qui a fait naître une cité au bord de l’effondrement.

Les citadins les plus démunis se voient victimes de mouvements forcés par les nombreux appareils étatiques dans le Paris décrit par Mercier: les nourrissons abandonnés, par exemple, se retrouvent dans l’espace clos de l’hôpital des enfants trouvés, auquel fait face l’hôtel Dieu, un autre hôpital carcéral célèbre par sa sordidité, où, d’après le chroniqueur, les pauvres n’y entrent que pour mourir.[8] Comme le dit Mercier, « ces malheureux enfants [n’ont] qu’un pas à faire pour y entrer » (2 : 149). Si l’indigent atteint l’âge adulte, il risque toujours de se faire enfermer comme mendiant ; dans ce cas, la nouvelle prison de cette victime du grand renfermement sera un des établissements de l’hôpital général.[9] L’indigent qui n’a pas les moyens de s’offrir des funérailles adéquates sera enterré comme une bête dans une fosse commune du cimetière des pauvres, Clamart. Comme le fait voir le chroniqueur « Les corps que l’Hôtel-Dieu vomit journellement, sont portés à Clamart.  C’est un vaste cimetière, dont le gouffre est toujours ouvert (1 : 683).  Le vocabulaire corporel dont l’auteur se sert ici rappelle au lecteur la maladie physique que représente cette espèce de « gouffre ».

Le riche peut lui aussi comme le pauvre se voir la victime de l’arbitraire géographique mis en place par le pouvoir royal. Ainsi, tout Parisien, à quelques exceptions près, doit payer l’octroi en passant par les murs des Fermiers généraux, et tout Parisien peut devenir la victime d’une lettre de cachet.[10] Comme l’explique Mercier la lettre de cachet peut faire transporter des Parisiens en les exilant ou en les enfermant (2 : 189). Personne n’en est protégé, et presque personne ne sait quand la victime retrouvera sa liberté, puisque tout dépend de l’imprévisibilité de la volonté royale ou de  son extension par procuration dans les mains d’un officier subalterne.

Aussi les lettres de cachet incarnent-elles l’arbitraire mais également l’obscurantisme, qui empêche les Français de déchiffrer certains aspects de leur histoire sociale. Comme le dit Mercier dans son tableau sur la Bastille, elle représente cette absence d’habeas corpus dans le système français : « La partie la plus intéressante de notre histoire nous sera… à jamais cachée : rien ne transpire de ce gouffre, non plus que l’abîme muet des tombeaux » (1 : 722). La Bastille, c’est un « gouffre », un tombeau dont les secrets sont « couverts d’un voile impénétrable » (1 : 723). Les embastillés, d’ailleurs, à leur sortie de prison, comme condition de libération faisaient vœu de silence concernant tout ce qu’ils avaient vu et vécu à l’intérieur de la forteresse.[11]

Dans un chapitre notable de Tableau de Paris, intitulé « Anecdote » Mercier raconte l’histoire fictive d’un embastillé qui « gémissait » « entre quatre épaisses et froides murailles » depuis quarante-sept ans avant d’être libéré.  Ici on retrouve la métaphore tombale pour la Bastille : Les « cheveux blancs et rares » du prisonnier « avaient acquis presque la rigidité du fer, et son corps plongé si longtemps dans un cercueil de pierre en avait contracté pour ainsi dire la fermeté compacte » (1 : 725-26). Une fois sorti de prison, « tout lui paraît vaste, immense, presque sans bornes…ses jambes, malgré lui, demeurent aussi immobiles que sa langue » (1 : 726). Sa cellule de prison était sa tombe, et son corps s’était transformé en cadavre. Nouveau Lazare, ce prisonnier n’est pourtant pas comblé par sa résurrection puisque, lors de sa première promenade en ville, « il ne reconnaît ni le quartier, ni la ville, ni les objets qu’il y avait vus autrefois… Cette ville a beau être peuplé d’êtres vivants, c’est pour lui un peuple mort ; aucun ne le connaît, il n’en connaît aucun ; il pleure et regrette son cachot » (1 : 726-27).

À l’aide de divers moyens d’expressions récurrents dans son œuvre, le chroniqueur explicite son idée que tôt ou tard la tyrannie monarchique finit par assassiner ses sujets. Elle les tue psychologiquement à cause de la persécution politique, religieuse, et économique qu’elle leur fait subir. Les contraintes physiques imposées sont des manifestations de la corruption politique de l’état pouvant un jour également entraîner la mort au sens propre.

Henri IV à l’encontre de la Bastille : La Transparence et l’obstacle

L’un des meilleurs exemples de ce phénomène se trouve dans le drame historique de Mercier, La Destruction de la ligue ou la réduction de Paris, publié en 1782. Lors du siège de Paris pendant l’hiver de 1594, Henri IV personnifie les valeurs des Lumières s’opposant aux Ligueurs, ces représentants des ténèbres de l’Ancien Régime. Ces derniers affament le peuple et prennent pour centre politique la Bastille, qui symbolise la ville sous leur occupation et donc la tyrannie qu’ils imposent au peuple. D’un côté, il y a les adeptes d’Henri IV qui ne sont pas dupes de l’endoctrinement de la Ligue, et donc acceptent « la raison » de la religion réformée, alors que de l’autre il y a le troupeau, le peuple crédule qui, quoique affamé, se fait toujours manipuler par les fanatiques que sont les ligueurs. Deux familles, en particulier, représentent ces deux points de vue : les Hilaires, qui se font embastiller une fois qu’ils sont convertis à la cause protestante, et les Lancy, qui n’ont jamais été dupés par les fausses promesses de la Ligue. Le nœud de la pièce repose sur leurs croyances religieuses qui les divisent, rendant le mariage entre leurs deux maisons provisoirement impossible, jusqu’à la fin cathartique de la pièce, où tout le monde se réconcilie et la Bastille est libérée.

Au moment où le monarque éclairé entre facilement dans la ville, certains Parisiens dévorent leurs confrères, à l’exception de ceux qui avaient pu recevoir les vivres que le bon roi Henri avait essayé de remettre à tout le peuple enfermé à l’intérieur des remparts. Henri IV est clairement le porte-parole des Lumières,[12] car il n’arrête pas de prôner la tolérance religieuse, la dissémination de la raison et le bonheur comme valeur intrinsèque de l’humanité en complète opposition à l’obscurantisme et au dogme politiquo-religieux de ses adversaires. Comme Mercier fait dire au roi le plus vertueux dans cet ouvrage : Je dois « faire avancer mon siècle dans la vérité » (63), « J’établirai la tolérance dans mes états ; elle seule fait la gloire et la force des empires » (64), et « qui plus que moi doit détester le fanatisme » (70),  et en parlant du peuple assiégé le Bourbon explique, « C’est un peuple bon, qui se livre à la mort par égarement. Il a été échauffé, séduit, trompé par les ennemis de son bonheur » (56).

Le dernier acte de la pièce se tient dans la Bastille, où sont détenus les Hilaires, d’anciens disciples des Ligueurs, et la fille des Lancey, une protestante qui avait été promise à leur fils avant la scission des deux familles. En note, Mercier admet l’anachronisme, indiquant que la Bastille fut libérée dès l’arrivée d’Henri IV dans la ville, et que ces victimes n’auraient pu être emprisonnées qu’au Châtelet. Il explique :

….on a voulu imprimer à la Bastille l’horreur dont tout citoyen est pénétré pour cette prison d’état. Depuis lors, le cardinal de Richelieu & Louis XIV y ont entassé assez de malheureux pour que ce mot rende à la postérité un son terrible ; & comme je me flatte que ce cette pièce, à l’aide du sujet, vivra quelque tems, je veux, s’il est possible, que de dans deux cents ans le mot de Bastille fasse tressaillir d’horreur & d’effroi notre dernière génération : voilà pourquoi j’ai placé ma scène dans ce palais de la vengeance (157).

Il est vrai que cet acte paraît même un peu cocasse, du fait que d’un côté de la scène, il y a des Ligueurs qui mangent à leur faim, alors que de l’autre, détenus dans le cachot d’en face, il y a des Huguenots affamés qui lâchent des cris plaintifs. Comme l’explique Mercier dans les didascalies, sur la table de ceux-là il y a « du bœuf salé, de gros pains, des cruches de vin » (158), et les Ligueurs eux-mêmes déclarent avoir assez de vivres pour six mois (166). Le dialogue entre les prisonniers et leurs geôliers catholiques, quoiqu’un peu capillotracté, reste tout de même assez convaincant : Un ligueur dit, par exemple, « Ma foi, me voilà bien repû » et encore un autre « Le vin des Espagnols est fort bon. Il donne courage à la besogne » (160-61), pendant que les prisonniers huguenots crient   « Au nom de Dieu… au nom de l’humanité….au nom de tout ce qui peut vous être cher….prenez donc compassion de nous ! » (161) L’appel à dieu suivi de l’appel à l’humanité est sans doute significatif des Lumières ici.

Buissi-Le-Clerc, le gouverneur de la Bastille, demande à ses confrères fanatiques de « faire comme si [ils étaient] exténués par la famine » (165) quand ils sortent en ville pour endoctriner les Parisiens souffrants. Montalio, un autre Ligueur, va jusqu’à dire, « Je suis insatiable aujourd’hui. En courant exhorter les autres à souffrir la disette, on gagne un violent appétit » (171), un autre Ligueur, un prêtre cette fois, répète « Avouez que c’est un grand plaisir d’avoir de quoi manger, lorsqu’on entend dehors crier famine » (174). C’est-à-dire que Mercier fait comprendre au lecteur que les Ligueurs font mourir les Parisiens dans le microcosme de la capitale, la Bastille, mais également les uns après les autres, les Parisiens détenus dans la ville elle-même : ils leur privent tous de quoi manger tout en sachant que cela entraînera leur mort.

Quand les portes de la ville « s’ouvrent » devant le bon roi Henri, le gouverneur de la Bastille s’inquiète et prétend pouvoir tenir « quelque tems dans cette forteresse [en canonnant] la ville » (192). Entendant l’armée du roi arriver aux portes de l’hôtel de la rue Saint-Antoine, les prisonniers crient « Vive Henri ! Vive celui qui nous délivre ! » (194). Quand les soldats du monarque enfoncent les portes de la prison, les Ligueurs s’enfuient par un passage souterrain, et tous les soldats et les prisonniers libérés se rassemblent devant le cachot où sont détenus les personnifications de la guerre civile : les Hilaire (les anciens Ligueurs) et Mlle Lancy (la fille de M. Lancy, qui a toujours été partisan du roi). Lancy père délivre les prisonniers et un moment après Hilaire fils, le fiancé de Mlle Lancy, qui s’était battu pour le roi en dépit de la colère de son père ultra-catholique, arrive au bonheur de tous, et les deux familles sont réconciliées. Libérateur de la ville et des prisonniers de la Bastille, Henri IV n’est pas le roi qui « tient en cage ses bons et fidèles sujets » dont Mercier parle dans Tableau de Paris, il est le père nourricier et grâce à lui la capitale qui se mourait à cause de la tyrannie des Ligueurs est ramenée à la vie.

La Ville future et la ville révolutionnaire

Dans son roman uchronique, L’An 2440, rêve s’il en fût jamais, publié en 1771, Mercier prédit un sort similaire pour la Bastille. Le narrateur, un Parisien du dix-huitième siècle, découvre à son réveil au vingt-cinquième siècle une version utopique et futuriste de sa ville natale. On lui explique que

…la Bastille avait été renversé de fond en comble par un prince qui ne se croyait pas le dieu des hommes, et qui craignait le juge des rois ; que les débris de cet affreux château (si bien appelé le palais de la vengeance, et d’une vengeance royale), on avait élevé un temple à la clémence ; [et] qu’aucun citoyen ne disparaissait de la société sans que son procès ne lui fût fait publiquement (57).

De l’obscurité à la transparence, la ville future s’est transformée grâce à ce geste royal, sans que le peuple  n’ait à investir la citadelle ou à s’emparer de la ville. C’est un prince éclairé, comme Henri IV dans le drame historique de Mercier, qui ouvre la Bastille et la renverse.

A l’opposé de la capitale tyrannique du siècle des Lumières de Tableau de Paris, la ville futuriste est bien aérée, éclairée et propre, donnant une belle vie à ses habitants. Dès son éveil dans le Paris futur, le narrateur exprime son enthousiasme pour le plan spatial du nouveau Paris : « Je me perdais dans de grandes et belles rues proprement alignées. J’entrais dans des carrefours spacieux où régnait un si bon ordre que je n’y apercevais pas le plus léger embarras (36). Les Parisiens n’habitent plus l’enfermement des espaces clos, mais dans des maisons bien aérées qui respirent la vie : « je ne trouvais plus de ces petits appartements qui semblent des loges de fous, dont les murailles ont à peine six pouces d’épaisseur et où on est gelé l’hiver et brûlé l’été. C’étaient de grandes salles vastes, sonores, où l’on pouvait se promener… » (263).

Tout ce qui était dangereux pour la santé des habitants a été relégué aux extrémités de la ville. Les Parisiens ne respirent plus l’air méphitique des cadavres du cimetières des Innocents puisque tous les Parisiens, les « simples citoyens », comme les « ducs » et d’autres grands, sont tous incinérés à « trois milles de la ville » (155).  C’est pareil pour les abattoirs : puisque toutes « les tueries sont hors la ville », « le sang ne coule point dans les rues et ne réveille point des idées de carnage. L’air est préservé de cette odeur cadavéreuse qui engendrait tant de maladies » (139).  Les maisons de force, Bicêtre n’existent plus, et l’Hôtel-Dieu n’est plus au centre de la ville, mais plutôt « partagé […] en vingt maisons particulières, situées aux différentes extrémités de la ville » (58). Le guide de la ville future illustre que les conditions carcérales des hôpitaux engendraient des maladies de manière générale : le patient, « nous ne l’emprisonnons pas, comme de votre temps, dans un lit dégoûtant, entre un cadavre et un agonisant, pour y respirer l’haleine empoisonnée du trépas, et convertir une simple incommodité en une cruelle maladie » (58).

La ville est généralement spacieuse et hygiénique, mais l’essentiel ici c’est que l’espace est redistribué de manière égalitaire et que le peuple ne l’occupe plus mais le possède. Il n’y a plus de stratification sociale au théâtre, il n’y a plus de cénotaphes pour les riches, il n’y a plus de carrosses luxueux (même le monarque se déplace souvent à pied), le faste en général étant vu comme un excès et un reflet de l’égoïsme social plutôt que comme une source de pouvoir (46, 147, 155-56). Comme Ouellet et Vachon l’ont noté de manière convaincante, l’espace urbain du Paris futur sert à maximiser le bonheur du peuple : « Les places publiques, lieux de rassemblement naturels, sont toujours placées devant un édifice important (Palais de justice, temples, théâtres), témoignant ainsi du pouvoir en créant l’impression que tous ces édifices lui appartiennent et qu’il est par conséquent maître de ses institutions politiques et civiles ».[13]  L’exemple le plus frappant de ce phénomène est le Louvre, actuellement un vrai palais royal, puisque le roi l’habite et non pas le lointain palais de Versailles : « Le Louvre est achevé ! L’espace qui règne entre le château des Tuileries et le Louvre donne une place immense où se célèbrent des fêtes publiques » (53).

Néanmoins, le Paris de Mercier a ses failles : les Parisiens du futur sont hautement surveillés la nuit, et la censure est aussi forte, voire plus forte que sous les Bourbon (152, 163-78). On endoctrine les « têtes bien opiniâtres » dans « l’Hôtel de l’inoculation », parce « [t]ôt ou tard, il faut que la vérité perce et règne sur les esprits les plus indociles » (83). Ce bel hôtel sert sûrement à endoctriner les non-croyants, car l’athée est « un fou », « un être pervers » dans son uchronie (125).  Alors, la tolérance religieuse dans ce Paris déiste est au moins limitée. Le Paris futur est donc toujours une ville carcérale mais du moins bien moins contraignante que celui de l’époque du chroniqueur. Toutefois, vu la perspective linéaire de l’histoire qu’avait adoptée Mercier en décrivant une ville réelle à l’avenir, peut-être, comme le prétendent Réal et Vachon, l’uchroniste voyait-il le Paris du vingt-cinquième siècle comme seulement une étape imparfaite vers un avenir lointain encore meilleur (87).  C’est-à-dire que le Paris de l’uchronie a beaucoup d’avance sur le Paris du dix-huitième siècle mais ne représente éventuellement qu’un seul épisode dans son avenir qui s’améliorera progressivement au cours des siècles.

En fait, le tourbillon des événements de la Révolution crée beaucoup de désarroi chez tous les Parisiens d’après Mercier, rendant le progrès difficile. La société française subit tant de changements en si peu de temps, que l’on n’est point capable de suivre « l’enchaînement de chaque jour » ou de « fixer un objet dans cette extrême et continuelle mobilité optique » (882). Mercier observe brillamment que d’ « [é] crire l’histoire de la révolution sera une tâche presque impossible avant un demi-siècle, parce que ses agents, encore plus mobiles que leurs passions, échappent souvent à l’œil qui les suit le plus attentivement, et que l’on voit que les principes qui gouvernaient la veille n’étaient plus ceux du lendemain » (882). Si un seul événement s’était passé différemment, cela aurait pu tout bouleverser par rapport au présent qu’ils connaissaient.  Si la Bastille, par exemple, avait été prise « douze heures plus tôt ou plus tard » cela aurait pu rester « sans effet » (882).  En tant que chroniqueur, Mercier ne peut que témoigner de la confusion qui régnait dans la ville, le tourbillon événementiel étant un reflet de la difficulté de progrès voulus et effectués par la main de l’homme ; il n’hésite pas à dire, par exemple, que « même les hommes de bien, ont été des marionnettes, des pantins obéissants, et qui ne soupçonnaient pas le fil qui les faisait mouvoir » (33).

Lors du début de la Révolution, bien avant la terreur qui assombrira l’héritage révolutionnaire, on témoigne de la même sorte d’optimisme que Mercier à l’égard de la prise de Bastille et de même que pour le cours de l’histoire que l’on trouve dans son uchronie et La Destruction de la ligue ou la Réduction de Paris. Dans son court essai sur l’année 1789, il se réjouit que l’on ait pris « la Bastille, [la] première favorite & la femelle la plus grosse & la plus monstrueuse qu’on ait jamais vu » (3). On retrouve la même perspective dans la plupart des chapitres de sa chronique révolutionnaire Le Nouveau Paris, où il fait des louanges aux vainqueurs de la Bastille qu’il appelle les vrais « citoyens actifs » qui devraient avoir le droit de voter sans être propriétaires (467). C’est « le peuple [qui] creva à point nommé la vessie du terrible Léviathan qui allait dévorer avec ses troupes allemandes la moitié de la cité » (485).  Néanmoins, sous le Directoire Mercier, aura une perspective plus ambivalente, allant jusqu’à appeler les preneurs de la Bastille des « cannibales » qui mirent des « enfants…à la broche » (878). Ce cynisme à l’égard de la prise de la Bastille est pourtant assez rare dans son œuvre et peut s’expliquer par l’association que Mercier faisait entre les atrocités de la terreur jacobine et le peuple. Il dénonce à maintes reprises dans ses écrits le désordre qu’entraîna la politique jacobine et la manière dont Robespierre et ses confrères manipulèrent le peuple.[14] En d’autres termes, c’est uniquement quand Mercier fait un parallèle entre la prise de la Bastille et un nouveau despotisme, un retour des ténèbres de jadis en quelque sorte, qu’il noircit l’un des événements qui déclenchèrent la Révolution.

En conclusion, la Bastille est chez Mercier un leitmotiv qui nous rappelle les dangers et les abus d’un gouvernement qui protège les intérêts privés aux dépens de la collectivité. Il nous rappelle également le quotidien auquel on peut s’attendre au sein d’une telle société, une société autodestructrice qui finira tôt ou tard par s’effondrer, car les abus et la corruption qui l’incarnent, la pourrissent petit à petit. Dans un écrit non publié de 1790, Mercier dénonce les projets de construction d’un grand monument à l’emplacement de la Bastille : « A-t-on jamais vu La Liberté habiter un palais ? Je voudrois, comme M. de Vieurac ; qu’on laissât les restes de la Bastille, tels qu’ils sont maintenant : je voudrois  qu’au milieu de ces décombres mutilées…[qu’on] élevât un simple obélisque, construit avec les pierres même de l’infernale forteresse, et sur lequel les pères feraient lire à leurs enfans, ici fut la Bastille ».[15] Dans le dernier chapitre de l’An 2440, Mercier recommande le même genre de rappel symbolique du despotisme de l’Ancien Régime mais cette fois-ci pour dénoncer les abus associés avec le faste du palais de Versailles. Le narrateur rencontre le fantôme de Louis XIV, qui lui explique, assis sur un chapiteau d’une colonne du palais en ruines, ce qui causa la chute de ce symbole du despotisme : « [Un homme]] a précipité édifices sur édifices ; avide de jouir dans sa volonté capricieuse, il a fatigué ses sujets. […]Puissent ces ruines crier à tous les souverains que ceux qui abusent d’une puissance momentanée ne font que dévoiler leur faiblesse à la génération suivante…. » (293-94). Les ruines, dans les deux cas, servent à rappeler au lecteur la pourriture morale d’un régime politique comme étant la cause principale de son écroulement : l’extérieur des édifices finit par ressembler au néant, qui en fut le socle politique.[16] La Bastille et sa démolition permirent  surtout à Mercier d’imaginer et de juxtaposer, en tant que chroniqueur, plusieurs villes différentes, le tout, dans l’espoir de faire naître la cité des Lumières.


Œuvres citées

Bársony, Zsófia. « Vérité historique dans les drames de Louis-Sébastien Mercier. » Verbum Analecta Neolatina 13, no 2 (2012) : 483-91.

Boucher, Geneviève. Écrire le temps : Les Tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2014.

Farge, Arlette et Michel Foucault. Introduction to Le Désordre des familles : Lettres de cachet des Archives de la Bastille au XVIIIe siècle. 7-22. Paris : Gallimard, 2014.

Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : Gallimard, 1972.

Lambert, Anne-Sophie. La Bastille ou “l’Enfer des vivants”? Paris : la BNF, 2011, accessed Octobre 31, 2015, http://classes.bnf.fr/rendezvous/pdf/Bastille1.pdf.

Mercier, Louis-Sébastien. “Adieux à l’année 1789.” Paris : 1789.

—. L’An deux mille quatre cent quarante : Rêve s’il en fût jamais. Edited by Christophe Cave and Christine Marcandier-Colard. Paris : La Découverte, 1999.

—. La Destruction de la Ligue ou La Réduction de Paris. Amsterdam : 1782.

—. « Motion de M. Vieurac. » in Journées mémorables de la Révolution française en 1789 et 1790. La Bibliothèque de l’Arsenal. Fonds Mercier. Ms.15085.VII (2). Histoire, Politique. 242.

—. Le Nouveau Paris. 1799. Edited by Jean-Claude Bonnet. Paris : Mercure de France, 1994.

—. Tableau de Paris. 1781-88. 2 vols. Edited by Jean-Claude Bonnet. Paris : Mercure de France, 1994.

Mulryan, Michael. “A Grim Cycle of Life: The Indigent’s Spatial Journey in Louis-Sébastien Mercier’s Tableau de Paris (1781-88).” Cithara: Essays in the Judeo-Christian Tradition 52, no 2 (2012): 30-42.

Ouellet, Sowie Réal et Hélène Vachon. « La Présentation de Paris dans L’An 2440 de L.S.

Mercier ou les métamorphoses du cercle radieux. » in La Ville au XVIIIe siècle. Edited by Henri Coulet. Colloque d’Aix-en-Provence du 29 avril au premier mai 1973. Aix-en-Provence : EDISUD, 1975. 83-90.

Potofsky, Alan. Constructing Paris in the Age of Revolution. New York : Palgrave, 2012.

Williams, Alan. The Police of Paris. Baton Rouge: Louisiana State University Press, 1979.

Zysberg, André. La Monarchie des Lumières : 1715-1786. Paris : Éditions du Seuil, 2002.


Notes

[1] Louis-Sébastien Mercier, “Adieux à l’année 1789” (Paris : 1789), 2.

[2] Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris (Paris : Mercure de France, 1994), 485.

[3] Louis-Sébastien Mercier, La Destruction de la Ligue ou la réduction de Paris (Amsterdam : 1782), 157.

[4] Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris (Paris : Mercure de France, 1994), vol 1, 722.

[5] André Zysberg, La Monarchie des Lumières : 1715-1786 (Paris : Éditions du Seuil, 2002), 408.

[6] Alan Williams, The Police of Paris (Baton Rouge: Louisiana State University Press, 1979), 201.

[7] Allan Potofsky, Constructing Paris in the Age of Revolution (New York : Palgrave, 2012), 172.

[8] Quant au trajet spatial de l’indigent parisien dans Tableau de Paris, voire Michael Mulryan, “A Grim Cycle of Life: The Indigent’s Spatial Journey in Louis-Sébastien Mercier’s Tableau de Paris (1781-88),” Cithara: Essays in the Judeo-Christian Tradition 52, no. 2, (2012): 30-42.

[9] De la fin du dix-septième siècle jusqu’à l’époque de Mercier, les nécessiteux qui n’avaient pas suffisamment d’argent pour se loger étaient souvent détenus, à contre volonté, dans des hôpitaux, un phénomène social que Foucault appelle « le grand renfermement ». Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique (Paris : Gallimard, 1972), 56-91. Cité dans Mulryan, 35.

[10] Il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles le roi signait ou faisait signer des lettres de cachet pour des Français de toute couche sociale ; à ce sujet, voir Arlette Farge et Michel Foucault, introduction to Le Désordre des familles : Lettres de cachet des Archives de la Bastille au XVIIIe siècle (Paris : Gallimard, 2014), 7-22.

[11] Anne-Sophie Lambert, La Bastille ou “l’Enfer des vivants”? (Paris : la BNF, 2011), 5, accessed October 31, 2015, http://classes.bnf.fr/rendezvous/pdf/Bastille1.pdf.

[12] Comme le dit Zsófia Bársovy dans son excellent article sur les drames historiques, et La Destruction de la ligue en particulier, « Mercier développe des idées et pensées de son temps par la bouche des personnages historiques […., qui] sont de petits philosophes très en avance sur leur époque ». « Vérité historique dans les drames de Louis-Sébastien Mercier, » Neolatina Analecta 13, no. 2, (2012), 488.

[13] Sowie Réal and Hélène Vachon, « La Présentation de Paris dans L’An 2440 de L.S. Mercier ou les métamorphoses du cercle radieux », in La Ville au XVIIIe siècle, ed. Henri Coulet (Aix-en-Provence : EDISUD, 1975), 84.

[14] Mercier attribue aux Jacobins l’échec de la première république dès le premier chapitre de son Nouveau Paris : « Trente à quarante scélérats encore plus ineptes que barbares sont venus décomposer tout ce que le génie et le courage avaient formé de grand et de solennel. Ces trente à quarante scélérats sont les chefs montagnards » (32).

[15] Louis-Sébastien Mercier, « Motion de Vieurac », in Journées mémorables de la Révolution française en 1789 et 1790 (La Bibliothèque de l’Arsenal. Fonds Mercier. Ms. 15085. VII (2) Histoire, Politique), 242.

[16] D’après Geneviève Boucher, la représentation des ruines chez Mercier exemplifie son esthétique du sublime. De manière plus large, au dix-huitième siècle, les ruines sont « l’objet d’une méditation philosophique sur la fragilité des empires et sur le caractère inexorable de la temporalité », mais elles font également confronter l’homme à « sa propre mort, devant laquelle il se tient seul ». Écrire le temps : Les Tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier (Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2014), 89, 91.

#La Valeur métaphorique de la Bastille chez Louis-Sébastien Mercier (1740–1814) : Un Point de mire pour la cité corrompue#Michael Mulryan#Vol. 12 Issue 1 Fall 2016