13 August 2019 by bobhud
Migration et politique en Afrique
Ken Bugul
Traduction d’un discours public présenté à Brigham Young University, le 28 février 2018
Bonjour tout le monde! Avant, je disais qu’en Afrique, nous n’avons pas de problèmes; nous utilisons notre temps à chercher des solutions. Nous ne nous rendons pas compte que nous sommes dans la pauvreté parce que nous sommes occupés à trouver des solutions, à lutter et à davantage aimer chaque instant de la vie.
La dernière fois que j’étais en Allemagne, je disais aux gens que c’est possible que nous ne cherchions pas à devenir des pays développés comme en Europe ou en Amérique. Nous voulons seulement être un peu développés – pas trop, parce que le jour où je vivrai dans un pays développé en Afrique, le fait d’être prête à affronter n’importe quelle situation de la vie me manquerait. Si j’avais tout, je m’ennuierais; c’est pourquoi je suis contente de vivre en Afrique.
Quand nous parlons de migration et de politique en Afrique, nous parlons de questions de grande importance. Je ne peux faire qu’un résumé parce que si vous voulez en parler, on aura besoin de deux, trois, quatre, cinq sessions parce que l’Afrique est un très grand continent: c’est un monde.
Avant que les colonisateurs soient venus chez nous en Afrique, nous vivions des vies “sauvages.” Mais cela ne veut pas dire que nous étions un peuple féroce ou que nous vivons dans la forêt comme le lion. C’est simplement pour dire que nous aimions la vie à l’état pur. Si vous avez faim, et qu’il y a des fruits, vous mangez le fruit. Si vous avez soif, et qu’il y a de l’eau naturelle, vous la prenez. C’est la vie simple, mais bonne. Cependant, quand les colonisateurs ont commencé à nous envahir, ce fut aussi le début de nos problèmes.
Avec la colonisation, les Européens ont décidé vers la fin du 19e siècle, de partager l’Afrique comme un gâteau entre eux. C’est à partir de ce moment que nous avons commencé à avoir un vrai problème de frontières. Ils ont créé leurs propres frontières, selon leurs propres intérêts, et en se disant comme des enfants, ”non, donnez-moi davantage,” “non, prenez ceci,” “non, j’aime bien celui-ci,” “non, celui-là est pour vous.” Ils étaient comme des enfants en face d’un gâteau ou quelque chose du genre.
Le problème que cela a créé est que, par exemple, au Sénégal, au Mali, et en Guinée, nous avons le même peuple vivant dans de différents pays. C’est aussi à cause de cela que nous avons une rébellion au sud du Sénégal, à Casamance, et elle dure depuis les années 80. Ce problème de rébellion est difficile à résoudre parce qu’une moitié du peuple de Casamance est d’origine bissau-guinéenne. Il y a une partie des Balantes qui se trouve au sud du Sénégal alors que l’autre partie est en Guinée-Bissau.
A la frontière Benin-Togo, on voit des gens passer avec des cercueils parce que quelqu’un est mort au Togo, mais son village est au Benin. Nous avons ces genres de problèmes parce que les Européens s’étaient assis à Berlin et ont simplement dessiné les frontières des pays, sans prendre en compte l’histoire des gens qui vivaient dans ces pays – le peuple, leurs langues et familles. Ce n’était pas important pour eux. C’était tout simplement une question de “Non, c’est bon pour moi,” “non, donnez-moi davantage,” “non, réduisez ici.” Et c’est comme cela qu’ils ont divisé des peuples entiers, des familles entières. C’est ainsi que le problème des frontières a commencé avec la colonisation.
Jusqu’à présent, nous avons toujours du mal à trouver la solution à ce problème qui est la source de beaucoup de conflits entre différents pays du continent. Entre le Mali et le Burkina Faso, il y avait même eu une guerre – oui une guerre! – seulement pour dire, “la frontière est ici,” “non, la frontière est là.” La situation entre le Sénégal et la Mauritanie aussi est très tendue jusqu’à présent parce que nous nous disputons le fleuve Sénégal comme étant la frontière entre les deux pays. Pendant la colonisation, Saint-Louis était le siège des Français pour l’Afrique Occidentale. De Saint-Louis, ils dirigeaient donc la Mauritanie et le reste de leurs colonies en Afrique. C’est en ce temps qu’ils avaient pris le fleuve Sénégal comme une frontière naturelle entre le Sénégal et la Mauritanie. Avant cette période, cependant, le Sénégal et la Mauritanie n’avaient jamais eu de problèmes de frontière. Les gens du nord du Sénégal pouvaient librement traverser le fleuve et aller travailler de l’autre côté. Il en était de même pour les Mauritaniens qui, eux aussi, pouvaient librement traverser le fleuve dans le sens inverse en quête de pâturage pour leur bétail. Il n’y avait jamais eu de problème de frontière entre les deux peuples. Presque partout en Afrique, nous avons hérité de ces problèmes de frontières de la colonisation.
Les mouvements migratoires des peuples en Afrique avant la période coloniale étaient quelque chose de très normal. Nous avons commencé à avoir des problèmes liés à la migration au cours de la décennie de 1970. Les grands pays comme le Nigeria ont dit qu’il y avait trop d’étrangers – des étrangers africains – chez eux parce que les gens y allaient pour le pétrole. On a aussi vu la même chose se produire au Congo-Brazza d’où ils renvoyaient beaucoup d’Africains qui se rendaient chez eux à cause de la production du pétrole.
Mais quand a commencé la grande migration en dehors de l’Afrique vers l’Europe, nous pouvons alors parler de migration moderne. Sinon, en Afrique, il y a toujours eu des déplacements de personnes. Les gens se déplacent très souvent, beaucoup plus souvent au sein de l’Afrique elle-même qu’en dehors du continent.
Nous avions plusieurs sortes de migration en Afrique. Au début du vingtième siècle, c’était la France, notre pays colonisateur, qui avait dit à un de nos politiciens, Blaise Daigne, qu’ils (la France) avaient besoin de soldats pour la première guerre mondiale (1914–1918). Diagne leur avait alors fourni 71.000 tirailleurs sénégalais, c’est-à-dire des soldats qui venaient d’un peu partout en Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, etc.) alors qu’ils n’en avaient demandé que 50.000. Beaucoup de ces soldats sont morts à la guerre. Mais parmi les survivants, il y en a eu qui avaient choisi de revenir en Afrique alors qu’une autre partie avait choisi de rester en France; ces derniers ont été naturalisés Français quelques temps après.
Il y a eu ensuite la deuxième guerre mondiale où on a enregistré le deuxième grand déplacement de gens de partout en Afrique pour aller en Europe. Mais de la deuxième guerre mondiale jusqu’à 1970, il n’y a plus eu de grande migration de l’Afrique en direction de l’Europe.
En ce qui concerne spécialement le Sénégal, pendant les années 70, le pays a souffert d’une sécheresse de sept ans. Les gens ne pouvaient plus travailler parce qu’il n’y avait pas de pluie; le bétail était en train de mourir, et le peuple aussi. On a alors encore connu une autre vague de migrations du peuple vers l’Europe, la France en particulier parce que les immigrants parlaient Français et aussi, ils étaient habitués aux Français comme leurs ex-colonisateurs. À cette époque, il n’y avait pas d’exigence de visa; du Sénégal on pouvait librement aller en France à n’importe quel moment. Ces immigrants qui se rendaient ainsi en France y allaient pour travailler et quand ils recevaient leur salaire, ils retournaient chez eux en Afrique.
Entre-temps, cependant, Mr. Chirac était devenu Premier Ministre puis Président de la République de France, et Monsieur Charles Pasqua, Ministre de l’Intérieur. Ce dernier a alors demandé à Chirac que le visa soit obligatoire parce qu’il y avait trop d’immigrants chez eux et à partir de ce moment, l’Etat français a commencé à exiger un visa aux migrants venant de ses anciennes colonies. Parce que la France était elle aussi confrontée à des problèmes économiques, ils ont donc préféré donner le travail à leur peuple plutôt qu’aux étrangers.
C’est à cause de l’exigence de visa que tous les problèmes d’immigration que nous avons de nos jours ont commencé. Aujourd’hui, en effet, quand les gens arrivent en France, ils n’ont plus envie de retourner chez eux parce qu’ils se disent: “Si je rentre chez-moi, peut-être que je ne réussirai plus à trouver un autre visa pour revenir.” Et ils voudraient amener leurs familles pour rester avec eux. Ces sortes de migrations, cependant, avaient des visées économiques.
C’est ainsi qu’aux environs de 1990, beaucoup d’étudiants étaient allés en France et n’ont plus voulu rentrer au Sénégal où il n’y avait plus d’opportunités d’emploi pour eux. A la fin de leurs études en France ou ailleurs en Europe, ils voulaient rester et travailler au lieu de retourner en Afrique. Ils n’étaient pas surs de trouver du travail chez eux et c’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre eux avaient décidé de rester en Europe.
Aujourd’hui on est en 2018, mais pendant les vingt dernières années on a encore connu une autre grande vague de migrations vers l’Europe ou l’Amérique. Ces migrations récentes, cependant, n’avaient pas lieu pour des raisons économiques. Elles étaient dues à des problèmes politiques liés à la démocratisation des peuples d’Afrique, aux questions des droits de l’homme, et aux conflits ethniques en Afrique. A cause de ces problèmes, beaucoup de gens se disent: “Ce n’est pas possible de rester dans ce pays; il faut qu’on parte.”
De nos jours, les immigrants essaient d’obtenir un visa, mais étant donné que c’est très compliqué d’en avoir un, ils se disent: “Nous y allons en bateau. Si nous arrivons aux Iles Canaries, nous serons en Europe et de là nous pouvons partir en Espagne, et de l’Espagne, nous pouvons aller en France ou ailleurs.” Mais les contraintes sont si fortes que certains d’entre eux disent aujourd’hui, “Nous devons traverser le Maroc,” parce qu’il n’est pas sûr de traverser la Mauritanie ni le désert du Sahara à cause des conflits qui y ont lieu. Ils disent aussi: “Non, ça serait mieux de traverser l’Algérie, et de là nous pouvons aller au Maroc et trouver un moyen pour traverser la frontière.” Le Maroc, en effet, particulièrement la ville de Tarifa juste en face de celle de Tanger, est à quatorze kilomètres du sud de l’Europe.
Mais, l’Europe a mis beaucoup plus de restrictions en place et a donné beaucoup d’argent au Maroc et à l’Algérie pour bloquer les passages des migrants venant d’Afrique subsaharienne et même du Maroc. Les Marocains et Algériens voudraient aussi aller en Europe. Alors ceux de l’Afrique subsaharienne disent: “On y va par l’Est” parce qu’ils ont appris que les Soudanais, Somaliens, Erythréens, Djiboutiens et Ethiopiens se rendaient en Europe via l’Egypte où ils traversent le désert du Sinaï pour enfin se trouver en Israël. Mais ils ne voudraient pas rester au Moyen Orient. C’est possible que les Éthiopiens voudraient y rester parce qu’il y a des Juifs en Ethiopie. Mais les autres pensent que s’ils peuvent arriver en Turquie, ils iraient en Grèce d’où ils poursuivraient leur route vers l’Europe Occidentale. Beaucoup de migrants, cependant, trouvent la mort dans le désert du Sinaï.
La route à travers l’Egypte est très compliquée. Reste alors le chemin du désert à travers le Niger et le Mali. Mais la situation au Mali aussi est très compliquée pour les migrants à cause de la présence d’Al-Qaïda au Sahara et la rébellion au nord du Mali. Les migrants sont utilisés comme terroristes, ou ils sont tués, ou on les exploite d’une manière ou d’une autre. Quant à la route du Niger, elle passe par Agadez parce qu’Agadez est la porte du désert. De là ils essaient de trouver un moyen de transport pour se rendre au sud de la Libye afin d’accéder à la côte méditerranéenne et ensuite traverser la mer.
Voilà le drame auquel nous faisons face aujourd’hui. Des milliers de personnes, jeunes pour la plupart, meurent dans le désert même avant d’arriver en Libye. On parle constamment de ceux qui trouvent la mort sur la mer mais presque pas du tout de ceux qui périssent dans le désert alors qu’il y en a des milliers. En plus, la situation est si chaotique qu’on ne sait même pas ce qui se passe réellement: esclavage, exploitation, terrorisme, etc.
En ce qui concerne la politique en Afrique, aucun pays n’a fait quelque chose pour arrêter la migration clandestine. On peut même dire que nos dirigeants sont très contents de la situation telle qu’elle est. Si vous demandez aux jeunes, “Où voulez-vous allez?” ils vous répondent: “n’importe où.” Ils n’ont pas un lieu spécifique en tête; ils voudraient tout simplement partir. Si quelqu’un arrive dans un pays et trouve du travail (légal ou illégal) il sera payé, et quand ils reçoivent l’argent, la première chose qu’ils font est d’envoyer une partie de cet argent à leurs familles en Afrique.
La somme d’argent que les migrants envoient en Afrique est une, deux, trois, cinq, même dix fois plus importante que l’aide en argent des pays développés aux pays non-développés. C’est cet argent des Africains ayant immigré ailleurs qui sert à l’éducation des enfants et autres besoins vitaux des familles, dont notamment les soins de santé et la nourriture. Les migrants tiennent l’Afrique comme un bébé entre les mains.
Nos dirigeants politiques, par contre, ne font rien pour leur peuple. Ils sont très souvent corrompus et trop occupés à mettre leur argent dans des banques au Luxembourg, en Suisse, aux Iles Caïmans, aux Bahamas, etc. Ils sont trop occupés à s’assurer de leurs propres réélections. Littéralement attachés au pouvoir, ils ne font rien dans le sens de ce dont leur peuple a besoin et qui n’est rien d’autre que la garantie d’une vie de dignité humaine. Le peuple voudrait seulement pouvoir manger, même si ce n’est pas de la bonne nourriture. Le peuple voudrait pouvoir amener les enfants à l’école et chez le médecin quand ils tombent malades. Le peuple ne veut que la garantie d’une vie décente, une vie digne d’être vécue. Tout le monde a droit à une vie digne et cela devrait être un droit fondamental. Toute l’humanité, les animaux, et même les plantes, nous avons tous droit à une vie digne d’être vécue.
Mais malheureusement aucun des dirigeants africains ne répond à ces attentes du peuple. Bien au contraire, ils sont contents de ce qui se passe et ne font rien. Ils prennent l’argent des Européens avec la promesse de freiner l’immigration clandestine des Africains vers l’Europe, mais en réalité ils ne font rien: ni éducation, ni formation, ni travail, ni loisir, ni environnement sain pour favoriser l’éclosion de la culture de leur propre peuple chez eux en Afrique.
Culture, oui la culture! La culture est très importante. Elle est aussi importante que la nourriture, même plus importante je dirais. Si vous êtes cultivés, vous n’avez pas aussi faim que quelqu’un qui est stupide. Un être humain sans culture mange constamment. Or, avec un peu de culture, votre esprit est absorbé par quelque chose d’autre que la simple nourriture terrestre. La culture est très importante et il faut absolument garantir un minimum d’épanouissement culturel au peuple pour son bien-être. Malheureusement, cependant, le développement culturel reste un vain mot chez nous, un luxe auquel nous n’avons pas encore droit en Afrique.
Comment peut-on laisser des jeunes gens sans éducation, sans formation, sans aucune opportunité de travail, sans aucune perspective d’avenir et espérer quelque chose de positif d’eux? Du fait de la corruption qui règne chez nous et gangrène toute la société, les dirigeants africains sont réélus et s’éternisent au pouvoir sans jamais rien faire pour alléger la misère du peuple. Mais ce n’est pas normal, et cela doit changer.
Ces jeunes gens qui partent, ce n’est pas parce qu’ils n’aiment pas l’Afrique. Ils aiment l’Afrique. L’Afrique est faite de pays qu’il faut aimer. L’Afrique est belle! Elle est grande! Personne ne peut dire: “Je n’aime pas l’Afrique.” Non, ce n’est pas possible. Tout le monde aime bien l’Afrique. Tous ces jeunes gens, qui s’en vont sans réellement savoir où, aiment bien leurs pays; ils ne voudraient pas y vivre à cause des raisons sus-énumérées. Comment peut-on vivre dans un pays où il y a tant de catastrophes à cause de l’incompétence et de la mauvaise volonté des dirigeants?
Les migrants, quand ils arrivent quelque part, ils envoient de l’argent à leurs familles en Afrique. Ils sont une caution qui apporte un équilibre social dans leurs pays d’origine. Si les pays développés ne voient pas l’échec des gouvernements africains, c’est bien parce que les migrants font le travail à la place des dirigeants politiques: nourrir le peuple. Ce sont les Africains ayant immigré ailleurs qui nourrissent le peuple en grande partie. Mais cela reste forcément un problème. Je pense que si on parvenait à bloquer la migration des Africains vers l’extérieur, notamment en Europe, cela provoquerait beaucoup de conflits chez nous; le peuple qui n’aurait plus nulle part où aller serait contraint de se soulever contre ses dirigeants et il y aurait des révolutions, des guerres, des génocides, etc.
Je pense que les pays développés doivent revoir leurs politiques d’aide au développement aux pays qui ne sont pas bien dirigés. Mais le problème est que beaucoup de pays développés ne peuvent ou ne veulent faire aucune pression sur les dirigeants politiques africains parce qu’eux aussi ont des intérêts économiques à protéger sur le continent noir. L’Afrique, en effet, est un continent riche qui a tout: il y a la mer Méditerranéenne, l’océan Atlantique, l’océan Indien, la mer Rouge. Il y a tout en Afrique: le gaz, le pétrole, le diamant, le cobalt, etc. Beaucoup de ces pays développés s’intéressent à nos pays justement à cause de nos ressources. Ils protègent nos dirigeants corrompus pour pouvoir exploiter nos ressources et appauvrir le peuple. Si vous ne vous intéressez qu’à nos ressources minières et jamais au peuple, comment pouvez-vous nous aider à résoudre nos problèmes?
***
Question: Je m’appelle Hamilton Bretherton. J’étude les sciences politiques ici à BYU. J’ai fait une mission au Bénin et au Togo, et j’ai vu beaucoup des choses dont vous venez de parler. Vous avez parlé des migrants qui envoient de l’argent en Afrique et comment ces fonds-là sont ce qui aide réellement à la survie du peuple africain alors que l’aide étrangère ne parvient pas au peuple. Que changeriez-vous dans le cas des Etats-Unis? Comment peut-on envoyer de l’argent d’ici pour qu’il soit utilisé effectivement sans être détourné?
Réponse: Je pense qu’on ne doit pas penser à l’aide seulement en termes d’argent mais aussi en termes de programmes de développement. Quand l’aide arrive en Afrique, on ne sait pas où l’argent va être employé, ni où on en a besoin. Parfois, on l’utilise à des fins purement politiques et partisanes. Par exemple, si quelqu’un voulait se faire élire membre du parlement, il pourrait prendre l’argent des Etats-Unis et faire construire un puits inutile dans son village. Quant au reste de l’argent, il va directement dans les poches des dirigeants. C’est pour cette raison que je dis: “Arrêtez l’aide!” Il faut que l’aide soit arrêtée. Ça fait près de 60 ans que nous parlons d’aide au développement en Afrique, mais la majorité des pays africains ne sont toujours pas encore indépendants de leurs ex-colonisateurs. Comment un pays peut-il aider un autre pays (ou continent) à se développer? Le développement doit être fait selon les besoins et les réalités propres à chaque pays et/ou continent. Ce sont nos réalités qui comptent, et c’est ce dont nous avons besoin. Ma réalité à moi, par exemple, n’est pas d’apporter ce pull en Afrique. Je le porte ici parce qu’il fait froid ici. Mais il ne fait pas si tant froid au Sénégal. Chez nous, nous mangeons des ignames, nous mangeons des feuilles vertes. Les parfums qu’on connaît nous manquent – les parfums du poisson fumé, des huitres fumées. Nous ne mangeons pas d’huitres fraîches. Nous avons beaucoup d’huitres au Sénégal, mais on les mange fumées. On a besoin de nos réalités. Mais l’aide au développement n’est jamais donnée en fonction de nos besoins. L’aide au développement est donnée d’un pays à un autre pays, d’un gouvernement à un autre gouvernement, et quand c’est une affaire entre gouvernements, elle ne prend pas en compte les besoins de la population. Je dis qu’il faut arrêter l’aide. Même si on l’arrête et qu’on souffre, après une période de soucis, la situation sera plus claire parce que la responsabilité reposera désormais sur les épaules de nos dirigeants. Je pense qu’il faut arrêter l’aide.
Question: Je m’appelle Emmanuel Reyelts, de Tahiti, et j’étudie les relations internationales. Ma première question est plutôt simple. Qu’aimerez-vous que les jeunes ici en Amérique et aussi en Europe comprennent de l’Afrique? Quel est le message que vous aimerez leurs donner? Et la deuxième question est qu’est-ce que nous pouvons faire en tant que jeunes, que ça soit ici en Amérique ou en Europe, pour aider d’une quelconque manière en Afrique?
Réponse: Ce sont des questions très importantes. Je m’intéresse en particulier aux jeunes. Pour les jeunes en Amérique ou En Europe, ils devraient ouvrir leur esprit au reste du monde et se renseigner sur ce qui se passe ailleurs. Dans les universités, les jeunes doivent apprendre d’autres pays, des pays d’Afrique, d’Amérique Latine, d’Asie, etc. J’ai beaucoup aimé le fait vous avez un Centre des Etudes Internationales ici, le Global Women Studies Program, la Faculté des Sciences Humaines, etc. Tout cela est une petite fenêtre ouverte sur le monde. Mais il faudra l’agrandir pour en faire une grande porte. Ensuite il va falloir enlever la porte et s’ouvrir au reste du monde. C’est très important de s’informer soi-même parce que, la plupart du temps, les médias et les informations qu’ils nous fournissent ne reflètent pas la réalité du continent. Je connais l’Afrique. La majorité des informations sur l’Afrique remettent des clichés ou des stéréotypes sans réellement parler de l’Afrique elle-même. Comme je suis venue ici, vous (les jeunes) devriez aussi partir en Afrique, en Amérique Latine, dans les autres pays pour comprendre et connaître les gens. Je pense que les jeunes sont les ressources dont le monde a besoin pour changer l’avenir. Alors, dans les universités, les jeunes doivent s’ouvrir à ce qui se passe dans le monde.
C’est bien d’avoir votre télécommande, votre bouton, et tout. Vous télécommandez ici, cliquez là, et la pizza vient au seuil de la porte. Et ainsi vous pensez être heureux. Mais non, vous ne pouvez pas être heureux dans un monde où il y a tant de gens qui ne le sont pas. Ce n’est pas possible. Réfléchissez un peu à cela. Pourquoi voyons-nous tant de mécontentements et de colères autour de nous dans le monde aujourd’hui? Pourquoi est-ce qu’il y a tant de gens qui ont faim? Pourquoi est-ce que tant d’enfants et de femmes meurent?
On dit que les taux de mortalité des enfants et des mères en Afrique et en Asie sont toujours très élevés. Quel est le problème? Il faut que vous vous ouvriez à ces problèmes. Et il faut lire. Lisez les livres d’Afrique. Les romans, il y en a. Il faut regarder le cinéma africain. Il y a de très bons films importants pour s’informer sur l’Afrique, se décider et raisonner en termes d’éthiques. Est-il possible que j’aie mangé alors que mon voisin est toujours à jeun? C’est une question d’éthique.
Il faut aussi faire attention à la destruction de l’environnement dans le monde entier, même en Amérique, mais en particulier chez nous en Afrique. Vous connaissez le Gabon? Le Gabon, après l’Amazonie, est le deuxième écosystème le plus important du monde. Mais à l’heure où je vous parle, les Chinois sont en train de détruire l’écosystème du Gabon pour prendre leur manganèse. Il y a même des rivières qu’ils ont détruites. Ils détruisent des villages entiers pour le manganèse.
Il faut aussi faire attention au gaspillage. Je pense que les Américains mangent trop, boivent trop, dorment trop. Les lits sont trop bons, les fenêtres et les draps sont aussi trop bons. Si vous allez chez quelqu’un aujourd’hui, et y retournez l’année suivante, ils auront déjà tout changé – les fenêtres, les draps, les meubles. Ils changent leurs voitures, leurs portables. Pourquoi, vous les jeunes, êtes-vous si intéressés par le nouveau Samsung Galaxy ou le nouvel Apple? Un téléphone portable, n’est-ce pas juste pour composer un numéro? Pourquoi changez-vous les portables chaque six mois? Ces entreprises prennent votre argent et leurs poches en sont bien remplies. Ou, est-ce parce que vous ne savez pas où mettre l’argent? Vous êtes conditionnés. C’est comme si vous ne pouvez pas survivre sans le nouveau portable d’Apple ou de Samsung. Je ne sais pas. Il faut se poser la question – qu’est-ce que la vie? Pourquoi suis-je ici? Il faut donner un sens à la vie. Donnez, et cela ne vous ennuiera pas. Vous ne serez pas frustrés. Vous serez plus heureux parce que vous pensez à autrui.
Je pense que les nouvelles générations doivent penser à une meilleure vie pour tout le monde. Si nous vivons tous dans un meilleur monde, il n’y aura pas de problèmes, y compris les problèmes de migration. Si nous avons accès à l’éducation et aux services d’hygiène sanitaire, personne n’aura besoin d’aller chercher du travail ailleurs. Vous verrez moins de migration parce que les migrants ne sont pas heureux à l’étranger. Le meilleur endroit où vivre est en Afrique; mais la situation là-bas est difficile. Il faut que vous, les jeunes, pensiez à cela. Vos départements d’études internationales doivent aussi mettre l’accent sur la connaissance du monde entier et organiser des voyages, des programmes d’échanges en Afrique, en Amérique Latine ou dans le reste du monde.
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