20 September 2016 by Jessica Palmer
Le mariage en caricature
Patricia Mainardi
City University of New York
La caricature a commencé à prospérer en France seulement après l’invention de la lithographie en 1800. Ce nouveau médium étant capable de produire des milliers d’images de manière accélérée et à moindre coût, la caricature devint, alors, une source de commentaire et de moqueries sur un vaste éventail de sujets. Tandis que les grandes caricatures politiques du XIXe siècle nous sont familières, les thèmes de l’amour et du mariage avaient également leur importance au sein d’une société en pleine mutation, s’attirant une part non négligeable de la production lithographique. Ici on passera en revue une sélection de représentations de l’amour et du mariage relevant d’une variété de genres, allant de la satire sociale caractéristique du XVIIIe siècle aux extrêmes exagérations et aux distorsions de la caricature véritable telle qu’elle a prospéré en Angleterre et au XIXe siècle français.
Afin d’illustrer les manières dont l’art se fit le reflet de l’ordre social, je propose qu’on se rappelle des sujets rocailles, comme des tableaux prérévolutionnaires de Jean-Honoré Fragonard qui mettent en scène de jeunes amants qu’un public moderne supposerait célibataires. Néanmoins les jeunes femmes représentées pourraient aussi bien avoir été mariées. Les femmes de l’aristocratie prenaient très jeunes des maris, et celles issues des classes dominantes qui demeuraient célibataires étaient si bien accompagnées qu’elles profitaient rarement du genre d’opportunités montré dans ces tableaux. Fragonard laissa planer l’ambiguïté sur ses images parce que la situation de famille des amants serait apparue à son public comme n’ayant aucune importance : beaucoup de tels tableaux ont été en fait commandés par la maîtresse de Louis XV, Madame du Barry. Mais si nous les comparons aux lithographies analogues réalisées au XIXe siècle nous constatons que la situation de couple de la femme est devenue significative au point d’être clairement illustrée par la présence de ses enfants ou de son mari. C’est d’ailleurs l’objectif de ces images, non pas de faire d’éloge de l’amour jeune comme dans les tableaux rocailles, mais de représenter un rendez-vous galant illicite impliquant une femme mariée. De telles images auraient été inconcevables en France à l’époque prérévolutionnaire, où les seuls enfants représentés dans les scènes d’amour étaient des Cupidons et où – dans l’art en tout cas – les maris se mêlaient rarement du plaisir de leurs femmes. Il existe évidemment des images de mariages heureux dans l’art occidental, mais la caricature se concentre rarement sur le bonheur et la normalité, montrant plutôt ce qui est désagréable, vilain, ou scandaleux. La caricature existe afin de révéler que nous préférerions ne pas voir.
Dans les beaux arts, le traitement du thème de la sexualité au XVIIIe siècle se concentra sur la jeunesse célibataire, objet de nombreux romans et d’images visuelles. Le volume de ces représentations suggère que pour un homme, la sauvegarde de la virginité de sa fille était beaucoup plus importante que la protection de la vertu de sa femme. Cette imagerie, souvent assez drôle, semble illustrer deux cas de figure: soit les jeunes amants échappent aux gardiens de la femme, soit ils sont pris, comme on voit dans L’Armoire de Fragonard (1778) (Illustration 1).
Les représentations du mariage existaient dans la gravure du XVIIIe siècle, mais elles étaient rares. Les gravures humoristiques antérieures au développement de la caricature évoquaient typiquement le mariage par l’image de la jeune femme et son vieux mari qui ne s’aperçoit pas de ce qui se passe autour de lui – à savoir qu’un jeune amant l’a remplacé dans les affections de son épouse. Ces gravures nous permettent, à nous le public, de voir que le mari peu perspicace ne voit pas, ou, peut-être, préfère ne pas voir.
Si ces images renvoient au thème des jeunes amants qui évitent avec succès les parents de la femme, le parallèle est trompeur puisque que l’équivalent visuel du thème complémentaire des amants surpris apparaît rarement. Parmi les quelques images françaises du XVIIIe siècle évoquant la prise en « flagrant délit » nous trouvons un seul tableau, Mars et Vénus surpris par Vulcain de François Boucher, peint en 1754, un tableau dont l’impopularité fut telle qu’il se retrouva en Grande-Bretagne où le traitement du sujet était davantage répandu.
Tandis que les publics du XVIIIe siècle semblent avoir témoigné d’un appétit insatiable pour les aventures infidèles de Vénus, les problèmes de son mari trompé Vulcain étaient quand à eux rarement représentés. Ainsi, quand Noël Le Mire, contemporain de Boucher, grava Les Métamorphoses d’Ovide (1770) à partir des tableaux de Boucher, il garda le titre Mars et Vénus, dont Apollon découvre le commerce et en instruit Vulcain, mais en faisant disparaître la figure trompée de Vulcain. Vulcain le mari furieux refit surface au XIXe siècle seulement, lorsque Grandville le mit en évidence (Illustration 2) dans son Mars et Vénus surpris par Vulcain (1830), sous-titré « Enfoncé ». La caricature de Grandville illustre la différence entre, d’un côté, la tradition du XVIIIe siècle, qui racontait les exploits amoureux des dieux, déesses et aristocrates; et, de l’autre, la nouvelle moralité bourgeoise selon laquelle les femmes devaient bien se tenir de peur qu’un mari outragé ne vienne se venger.
La moralité publique stricte – certains diraient hypocrite – qui suivit la Révolution de 1789 puisa en partie sa source dans l’idée selon laquelle l’immoralité de l’aristocratie en aurait été une des causes principales. Dans le domaine de l’art, ces deux codes moraux – l’ancien de l’aristocratie et le nouveau associé à la bourgeoisie – s’affrontèrent subitement au cours des années 1790 lorsque le graveur Philibert-Louis Debucourt, célèbre pour ses œuvres grivoises, entrepris la réalisation de La Croisée (1791) (Illustration 3) illustrant trois figures typiques de l’ancien régime : un vieux mari assoupi, sa jeune femme et son jeune amant. Dans sa première version, la jeune femme, sous le regard de son époux, lisait un manuel de bonne conduite, L’art de rendre les femmes fidelles. À l’insu de son mari, elle glissait en même temps un message à son amant apparu à la fenêtre à l’aide d’une échelle. Mais pour se mettre en règle avec les nouvelles normes morales, Debucourt modifia la gravure (Illustration 4) avant de la mettre en vente. L’aventure illicite se mua en une charmante scène familiale, des enfants innocents ayant remplacé l’amant. Si on compare les deux gravures, on verra que les yeux du vieux mari sont désormais grand ouverts et que le titre de livre tenu par la femme a été effacé. L’époux n’a aucun problème avec cette scène de famille-là, et sa femme n’a plus de leçons de moralité à recevoir.
Louis-Léopold Boilly était artiste presque aussi prolifique que Debucourt dans la production d’œuvres à caractère érotique, mais il n’était, hélas, pas si prompt à saisir les changements de mœurs. Quelques années plus tard il publia deux gravures représentant des variations sur le thème de l’Avant et l’Après que le graveur anglais William Hogarth avait popularisé. Intitulées Ça ira et Ça a été celles-ci montrent le déroulement d’un rendez-vous galant et sont typiques de l’art léger du XVIIIe siècle. Mais les temps ayant changés. En 1794, en plein milieu de la Terreur, Boilly fut condamné par la Société républicaine des arts pour avoir réalisé des gravures immorales. Celles-ci pourraient bien avoir été parmi les œuvres incriminées. Ça ira étant aussi le titre d’un célèbre chant révolutionnaire, Boilly eut de la chance d’échapper à la guillotine. Lors du Salon de l’année suivante il fit démonstration de repentance en exposant un tableau intitulé Une Sainte Famille. Il réédita ensuite les gravures antérieures en leur donnant des noms plus acceptables: Ça ira devint Les Dangers de l’inexpérience, et Ça a été fut rebaptisé Le Levé des époux.
Pendant les dernières années du XVIIIe siècle, alors que les sujets érotiques étaient bannis du domaine artistique, un nouveau thème est apparu dans la caricature – celui de l’espionnage et la poursuite. Ces images ne sont pas sans rappeler celles de l’amour jeune qui avait été si courantes auparavant, sauf que c’est le mari furieux, et non plus les parents, qui épie et donne la poursuite. C’est ma femme parbleu! Pas-possible! de Edmé-Jean Pigal (1822) (Illustration 5) illustre cette nouvelle donnée. Ces caricatures montrent la rage à peine réprimée d’un mari trahi qui se rend trop bien compte. Elles s’éloignent radicalement des plaisirs voyeuristes d’images antérieures telles que le célèbre L’Escarpolette de Fragonard (1766). Ces nouvelles images prirent de l’importance dans la thématique de la caricature au XIXe siècle, devenant par ailleurs de plus en plus violentes. Elles évoquèrent d’abord le refus de voir, puis la réalisation. Passant de la réalisation à l’intervention armée pour aboutir, enfin au meurtre de la femme coupable par son mari, qu’autorisait alors le Code Civil. A.-E. Fragonard, le fils de Jean-Honoré Fragonard, également artiste, produit en 1829 La Musulmane imprudente et La Vengeance, des pendentifs devenus si populaires que d’autres artistes les plagièrent à tout va. Alors que la rétribution dans ces images est dépeinte de manière orientaliste et brutale, ce portrait de vengeance fut souvent ramené par les caricaturistes à une plus grande proximité, et ridiculisé avec un humour mordant. Dans Les Liaisons dangereuses de Jules-Joseph Bourdet (1838) (Illustration 6), le mari vieux et moche – armé non pas d’un mais de deux pistolets, s’exclame, en découvrant sa femme jeune et jolie en compagnie de son bel amant: « Ah! Je suis un vieux stupide, ah! Je suis une vieille ganache, ah! Je suis rococo, joli cousin de ma trop coupable épouse, il est temps que tout cela finesse; vous périrez tous deux! » Si les maris du XIIIe siècle préféraient ne pas voir, ceux du XIXe siècle sont éveillés, conscients, furieux et vengeurs.
Un autre exemple de la révision du thème traditionnel du mariage est la campagne menée au XVIIIe siècle en faveur de la paternité. Traditionnellement, les images d’une paternité attentive à l’éducation des enfants relevaient du sujet du Monde à l’envers, où toute déviance par rapport à ce qui semblait être l’ordre naturel était moquée: les femmes, et non les hommes, doivent s’occuper d’élever les enfants. Ces images montrent souvent la femme qui tient un fusil alors que son époux tient à la fois leur enfant et une quenouille. Elles présentent un renversement complet de rôles de genre considérés comme donnés de Dieu – certainement Le Monde à l’envers. Toutefois au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières, d’abord, et les théoriciens révolutionnaires, ensuite, firent campagne pour un nouveau modèle de famille, plutôt caractérisée par l’affection mutuelle que par le devoir et l’autorité. De nombreuses gravures du XVIIIe siècle firent l’éloge des joies de la paternité. Dans L’Amour paternel d’Etienne Aubry (1753) (Illustration 7), nous voyons une famille rurale dans laquelle le père affectueux est entourée de ses enfants. Le message est toujours le même – à savoir que les pères comme les mères devraient élever leurs enfants. Malgré l’encouragement de telles images, la campagne se solda finalement par un échec, au point où le thème de la paternité ne produit plus au XIXe siècle que des images antiféministes. Tandis que les images populaires du Monde à l’envers se replièrent sur la conviction qu’un père s’occupant de ses enfants était aussi peu naturel qu’une femme fumant, buvant, lisant, écrivant, et, bien sûr, portant des armes, les caricaturistes en convinrent. Dans Les Vicissitudes de la paternité de Frédéric Bouchot (1824) (Illustration 8), le mari se débat avec son enfant tandis que sa femme lit dans la chambre d’à côté. Vainement il s’exclame: « Marie! Victoire!! le lait! l’enfant! tout!… » mais son épouse ignore ses appels. En moins d’un siècle, la paternité était passé d’une absurdité à un idéal cher – avant de retomber dans le ridicule.
Beaucoup plus réussie que la campagne pour la paternité, celle au XVIIIe siècle en faveur de la maternité fut lancée par les philosophes soucieux de façonner des citoyens parfaits. La clé de ce changement était le rôle de femmes à qui l’on conseilla de soigner leurs enfants à la maison, les instruire et donner l’exemple en tant qu’épouses et mères. Cette campagne fut menée dans tous les domaines de la culture française, et les joies de la maternité devint un thème populaire aussi bien dans l’art que dans la littérature. Nombre de tableaux et de gravures furent réalisés au service de cette campagne en faveur de la maternité. Le célèbre Délices de la maternité de Jean-Michel Moreau le Jeune (1777), par exemple, représente l’équivalent de la paternité idéalisée telle qu’elle est dépeinte dans L’Amour paternel d’Aubry (1753).
Ce thème de l’heureuse mère entourée par ces heureux enfants, établi au XVIIIe siècle, continua sans interruption pendant la période révolutionnaire. Toutefois, au cours des premières décennies du XIXe siècle, ces images, bien qu’inchangées, reçurent un nouveau titre. Plutôt que L’Heureuse Mère, elles furent le plus souvent appelées La Bonne Mère. Désormais il importe peu qu’une femme soit heureuse; il suffit simplement qu’elle se comporte de manière convenable.
Au XIXe siècle, le thème de « la bonne mère » n’était plus la réplique de celui de «l’amour paternel ». Il allait maintenant de pair avec le nouveau thème de « la mauvaise mère ». L’offense de la mauvaise mère était toujours la même – l’adultère. On le voit le plus clairement dans le pendentifs d’Achille Devéria, pertinemment étiquetés Les Contrastes (1834). La Bonne Mère (Illustration 9) s’exclame: « Mon ami, que je suis heureuse! » tandis que La Mauvaise Mère (Illustration 10), désireuse de rencontrer son amant, dit à son domestique: « Débarrassez-moi de ces enfants, ils me gênent! »
Ce qui devient peu à peu apparent au cours de cette période sont les conséquences de la transgression sexuelle féminine. Extrêmement rare en France au XVIIIe siècle, le thème de la naissance illégitime comme péril de l’adultère était courant en Angleterre à la même période. Étant donné qu’il existait un commerce international prospère de gravures entre l’Angleterre et la France, on pourrait s’attendre à retrouver des images similaires des deux côtés de la Manche, mais le thème n’apparût en France qu’après l’abolition de la primogéniture par le Code Civil, lorsque les problèmes d’héritage causés par les enfants de l’adultère devinrent évidents. Les caricatures traitant de ce problème ne tardèrent pas à devenir courantes.
Cette nouvelle anxiété concernant les naissances adultérines est évidente lorsque nous comparons deux estampes sur le sujet de la naissance d’un fils. Dans la célèbre gravure de Moreau le Jeune, C’est un fils, Monsieur! (1776), nous voyons la réponse typique du XVIIIe siècle à cet évènement: une joie immense. La caricature de Grandville tirée de sa série intitulée Les Métamorphoses du jour (1828-29) date de plusieurs décennies plus tard, à une époque où la question de la paternité était devenue centrale à la suite de deux abolitions, celle de la primogéniture et celle du divorce. Ici le papa cerf tient fièrement son nouveau né, un jeune oiseau, et la nourrice dit: « Dieux comme y r’semble à Mosieu! » Mais bien sûr nous pouvons voir que le fils ne ressemble en rien à son père. Le nid a été visité par un liaison. En quelques décennies le problème des enfants de l’adultère avait pris une telle envergure que la caricature française en avait fait un sujet entièrement nouveau.
Enfin, au XIXe siècle apparut un sujet visuel tout à fait inédit, signalant la fin de la tradition de l’amour courtois avec toute l’imagerie sophistiquée et pleine d’esprit qui en découlait. Les philosophes et réformateurs révolutionnaires du XVIIIe siècle avaient prévenu que l’adultère et la misère résulteraient inévitablement de mariages arrangés. Ils croyaient de manière idéaliste qu’un mariage librement consenti serait toujours heureux. Et pourtant, pour la majorité des familles jusqu’à une période avancée du XIXe siècle – et même aujourd’hui dans certaines parties du monde – l’opinion inverse était bien plus répandue: à savoir que les jeunes souffrent trop d’inexpérience et d’immaturité pour choisir un conjoint, et que seuls leurs parents devraient se voir confier une décision si importante. Dans les romans de Balzac, par exemple, le « mariage d’inclination », comme on appelait alors un mariage d’amour, était inévitablement voué à l’échec une fois l’attraction initiale passée. Au XIXe siècle, les héritiers des Lumières voyaient les choses autrement, et créèrent une toute nouvelle thématique du mariage afin de démontrer leur point de vue. Dans Amours de convenance (1828) (Illustration 11) Charles Philipon montre un couple qui s’ennuie profondément, où la femme se dérobe devant les avances du vieux monsieur. Toutefois, dans Amours d’inclination (1828) (Illustration 12) les deux amants sont amoureux et heureux, ils sont clairement plus proches en âge, et leur affection réciproque démontre la force de leur attachement. Des images comme celles-ci suggèrent clairement que l’amour et le mariage peuvent en définitive être compatibles. Et selon son point de vue, il s’agit là, soit de la grande découverte moderne, soit de la grande illusion.
Illustrations
- Jean-Honoré Fragonard, L’Armoire, 1778, Eau-forte. Collection particulière
- Grandville, Galerie Mythologique, Mars et Vénus surpris par Vulcain, « Enfoncé », 1830, Lithographie coloriée. Collection particulière
- Philibert-Louis Debucourt, La Croisée, 1791, Gravure, Premier État. Collection particulière
- Philibert-Louis Debucourt, La Croisée, 1791, Gravure. Collection particulière
- Edmé-Jean Pigal, C’est ma femme parbleu! Pas-possible!, 1822 , Lithographie. Collection particulière
- Jules-Joseph Bourdet, Les Liaisons dangereuses, 1838, Lithographie. Collection particulière
- Etienne Aubry, L’Amour paternel, 1753, Gravure. Collection particulière
- Frédéric Bouchot, Les Vicissitudes de la paternité, 1824, Lithographie. Collection particulière
- Achille Devéria, Les Contrastes, « La Bonne Mère », 1834, Lithographie. Collection particulière
- Achille Devéria, Les Contrastes, « La Mauvaise Mère », 1834, Lithographie. Collection particulière
- Charles Philipon, Compensations, « Amours de convenance », 1828, Lithographie. Collection particulière
- Charles Philipon, Compensations, « Amours d’inclination », 1828, Lithographie. Collection particulière