13 August 2019 by bobhud
Interview avec Ken Bugul: Ecriture féminine en Afrique francophone
Ken Bugul
Modérateur: Christian Ahihou
Autres participants: Erik Brady, Michael Davis, Keagan Mataele, Lindsey Morgan,
Christian White, Maren Monson and Chase Larson
Transcription d’une visite en classe [vidéo]
Brigham Young University, 1 mars 2018
Christian Ahihou: Bonjour, Ken Bugul! Voilà deux jours que nous avons l’honneur ici à BYU de vous accueillir et, aujourd’hui, nos étudiants qui se spécialisent en études francophones ont le plaisir et sont très bien contents d’avoir cette conversation avec vous. Ce semestre ils ont travaillé sur l’écriture féminine en Afrique francophone subsaharienne. Ils ont lu beaucoup d’auteurs féminins comme Mariama Bâ par exemple Werewere Liking, Angèle Rawiri et Yaou Régina, et d’autres œuvres également sur l’écritures féminines, et je ne vais oublier, ils ont lu et travaillé sur Riwan ou le chemin de sable. Donc, voilà, les questions qu’ils auront à vous poser tout à l’heure, ce ne sera pas seulement sur votre, vos livres, mais en général sur l’écriture féminine. Donc, nous allons, sans plus tarder, leur accorder la parole. Et nous voudrions que ça soit une conversation entre eux et vous. Donc, ils vont vous poser des questions, mais c’est surtout pour davantage vous connaître et apprendre à savoir beaucoup plus sur cette écriture féminine en Afrique subsaharienne. Donc, une fois encore, nous sommes très contents de vous recevoir ici. Merci beaucoup d’être venue et d’avoir accepté notre invitation pour cette conversation-ci. Donc, la première question, elle va venir de Keagan. Oui, Keagan, allez-y vous allez poser la première question.
Keagan Mataele: En 1983, quand vous avez écrit Le Baoabab fou, vous avez fait dit à la protagoniste du récit, Ken: “Une femme, une Noire n’avait d’autre rôle à l’époque que d’être une femme, celle qui souhaitait épouser le jeune homme du village.” Et la même protagoniste ajoute, quelques lignes plus tard: “A cette époque mon souci n’était pas l’homme et le mariage. Je cherchais. Le jeune homme du village m’aurait étouffé les élans et plus tard la conscience.” La suite du récit, on la connaît et cela a été bien accueilli par vos lecteurs et la critique littéraire dans son grand ensemble. Mais, pensiez-vous toujours vous adresser à la même audience quand, plus de dix ans plus tard, vous faites dire à la narratrice de Riwan ou le chemin de sable que: “Tout le monde était disciple du Serigne, même ses épouses?” Comment peut-on être disciple du Serigne et en même temps son épouse?
Ken Bugul: Oui, merci Keagan! Tout d’abord, je vais commencer, je vais répondre avec la dernière question. C’est-à-dire que, être un disciple ou une disciple chez nous, au Sénégal, avec la religion musulmane, nous avons essentiellement deux grandes familles religieuses qu’on appelle des voies religieuses soufies: il y a la Tidjaniyya et le Mouridisme. Et être un disciple, c’est-à-dire, c’est être, euh, avoir euh, pas un maître, mais un guide pour orienter dans ses choix spirituels. Donc, on peut être, tout le monde a un Serigne au Sénégal. Moi-même, je ne suis pas une bonne disciple, mais je revendique d’être la disciple du Serigne dans Riwan. Donc, ça n’a rien à voir, on peut être et l’épouse et disciple. Même si on n’est plus l’épouse du Serigne, on reste toujours une disciple du Serigne par rapport à l’orientation religieuse, la guidance, euh, pour que les choix qu’on veut faire, quelqu’un nous aide à faire ça. C’est ça qu’on appelle un disciple ou une disciple. Donc, qu’on soit jeune, marié(e), célibataire, divorcé(e) ou femme âgée, à un certain âge au Sénégal, chacun choisit un guide. On n’aime pas trop maître, mais entre guillemets “un maitre” mais chez nous c’est le Serigne. Donc, ça n’a rien à voir avec être son épouse, on peut être les deux.
Et, maintenant, quand je parlais au début dans Le Baobab fou, à l’époque, se marier ou avoir un homme dans la tête, dans sa tête n’était pas mon souci: parce que mon souci c’était d’abord que, j’avais vécu une grande souffrance avec la séparation d’avec ma mère quand j’avais 5 ans. Et Cette séparation était la dynamique de ma vie, jusqu’à aujourd’hui même si ma mère est morte depuis 1985. C’est-à-dire, d’avoir pas connu une vie familiale avec un père, avec une mère comme tous les autres, donc, moi mon souci, c’était [que] j’avais pris conscience de cette souffrance et je cherchais comment l’atténuer, et à l’époque, la seule solution que j’avais pour atténuer cette souffrance, c’était d’aller à l’école.
Christian Ahihou: Donc, s’il faut bien comprendre, c’est que le Serigne, ses épouses ne sont pas ses épouses.
Ken Bugul: Quatre sont ses épouses légitimes: je l’ai expliqué dans le livre, et ces épouses légitimes du Serigne, parce que ces maitres, ces guides religieux n’épousent pas n’importe qui, parce que c’est une dynastie. Bon, ça évolue aussi, avant c’était vraiment très respecté, mais ça a évolué comme toutes les dynasties royales, en Angleterre, vous voyez bien que le Prince William n’a pas épousé une princesse, il a épousé une fille, une roturière. Le Prince Harry épouse une métisse afro-américaine alors qu’avant il fallait épouser une fille de la noblesse ou d’une famille royale pour rester dans la dynastie. Avec les Serignes au Sénégal c’était comme ça aussi avant: ça a changé ces dernières années. Et, donc, les quatre épouses légitimes étaient choisies, comme je l’ai expliqué dans Riwan, une dans la famille paternelle, une dans la famille maternelle, une qui devait être la fille d’une famille de gens érudits – de gens qui ont la connaissance – et une, la quatrième, devait être d’une famille royale: elle devait être une princesse, en tout cas appartenir à une famille de la grande noblesse parce que les enfants nés de ces quatre épouses sont appelés à devenir de futurs Serignes. Tout autre femme en dehors de ces quatre épouses légales, selon l’Islam, ne sont pas des épouses, ce sont des femmes qui sont sous la protection du Serigne. On les appelle les taras, leur nom, c’est tara. Ce ne sont pas des maîtresses parce que symboliquement, un lien se crée, des liens très forts, sous la protection du Serigne et ces femmes ne sont pas obligées de vivre avec lui, elles peuvent ne même pas vivre dans la même région ou même parfois ne pas vivre dans le même pays. Donc, ce sont des femmes qui sont sous sa protection: mais les quatre épouses légitimes choisies dans le rang, dans le sang, la famille, sont des épouses légales. Et en plus, traditionnellement on dit toujours, on disait parce que les temps ont un peu changé, ton mari même s’il n’est pas Serigne, comme j’avais dit ce matin, avec l‘arrivée de l’Islam, avec l’arrivée du colonisateur, l’homme avec ce rôle extrêmement sublimé, c’était presque un petit dieu, c’est le chef de famille, c’est lui qui nourrit, donc, forcément on lui vouait un certain respect. Entre guillemets on était un peu des disciples de cet homme même s’il n’est pas Serigne, Ça on l’a reçu avec l’Islam, avec le colonisateur. Mais de nos jours, dans un couple, on peut voir qu’un homme peut être disciple d’un Serigne et sa femme peut être disciple d’un autre Serigne parce que c’est la spiritualité et on trouve que la spiritualité c’est une question individuelle. On fait ses propres choix en fonction de ses propres aspirations spirituelles. Donc, c’est ça être le disciple de quelqu’un, ou la disciple de quelqu’un.
Christian Ahihou: Sur la question du choix, nous avons eu beaucoup de discussions en classe et il y a un personnage qui nous intrigue beaucoup, c’est celui de Rama. Est-ce qu’elle a vraiment fait son choix d’être avec le Serigne et puis en dehors du cas de Rama, comme elles sont juste des disciples du Serigne, est-ce qu’elles sont libres ou bien elles doivent toujours vouer fidélité au Serigne? Je pense que Keagan vous avez une autre question par rapport à ça sur le cas de Rama, allez-y!
Keagan Mataele: Rama et la narratrice ne semblent pas vivre de la même manière leur mariage avec le Serigne. Rama serait-elle condamnable parce qu’elle n’aurait pas trouvé une raison d’épanouissement chez le Serigne?
Ken Bugul: Oui, c’est-à-dire que le personnage de Rama dans Riwan, ce personnage n’existait pas chez le Serigne. Rama n’existe pas: il n’y avait pas une Rama chez le Serigne. Mais l’écriture, parce que Du Baobab fou à Cendres et braises et à Riwan, j’améliorais un peu, comme on dit, en forgeant on devient forgeron, c’est-à-dire que à Riwan déjà je commençais à avoir une passion pour l’écriture et créer des personnages fictifs dans la réalité pour montrer la possibilité que la narratrice aurait pu être Rama aussi. C’est pour cela que j’ai mis ce personnage fictif, la narratrice, Rama et Riwan – le fou, l’aliéné que le Serigne a guéri – ces trois personnages en fait, c’est le même personnage. C’est-à-dire, la narratrice, quand elle est arrivée chez le Serigne, rejetée par la société, est traitée de folle. Quand elle a quitté chez la mère pour aller chez le Serigne, le long du chemin, les têtes sortaient des maisons pour dire: “Ah c’est la folle, mais elle est mariée non? Elle n’a pas d’enfants? Elle ne travaille pas?” C’était déjà un personnage rejeté par la société qui était traitée de folle. Riwan aussi est arrivée chez le Serigne comme un fou, un aliéné, et Rama, ce personnage fictif, vient dire que même dans cette situation, c’est-à-dire que la narratrice s’imagine – parce qu’elle a un certain niveau, elle a déjà vécu, elle a vécu en Europe, elle a connu beaucoup d’autres choses – se mettait dans la peau d’un personnage comme Rama qu’on aurait presque donné, donné sous forme de don, de cadeau au Serigne. Et donc la narratrice s’imagine que si ça avait été le cas, et compte tenu de ses autres aspirations – qui ne sont pas du tout des aspirations spirituelles, mais des aspirations simplement terre-à-terre, vivre, aimer un garçon, vivre la vie – pour elle l’histoire de spiritualité ça ne l’intéressait pas, c’était vivre maintenant, etc.
Si on retourne dans Le Baobab Fou ou dans Cendres et Braises, on se rend compte que la narratrice était un personnage comme Rama. Et, la faire disparaître à la fin du livre, ça, je me suis inspirée d’une légende qu’on racontait dans mon village dans ces années-là pour dissuader les jeunes filles qui vont se marier de tromper leur mari: on a imaginé que si une femme s’est mariée, si elle trompe son mari, elle risque d’avoir le même sort que Rama, c’est-à-dire que quand elle va retourner chez elle, sa maison va brûler, dans ce cas-ci c’est: “la maison va brûler” ou bien on peut dire: “ses parents vont mourir”: en tout cas il va arriver un malheur. Mais ça, on le disait pour dissuader les filles qui venaient de se marier de tromper leurs époux. Ça c’est une légende qu’on raconte même encore, bon moins, mais dans les villages on raconte toujours cette légende. Donc, la narratrice, s’identifie aussi à ce personnage de Rama parce que quelques années auparavant, elle avait les mêmes aspirations que Rama – vivre la vie, pas besoin de spiritualité, etc. – et donc, c’était trois personnages que moi, si je devais travailler sur Riwan, j’aurais beaucoup travaillé sur ces trois personnages parce qu’en fait, c’est le même personnage, c’est la narratrice.
Christian Ahihou: Ça c’est intéressant de savoir que trois personnages forment un même personnage dans le même livre. Donc, comme je vous le disais tout à l’heure, nous avons lu d’autres femmes écrivaines Africaines également, comme Anne-Marie Adiaffi, mais chaque fois que nous avons lu, nous avons toujours fait un rapprochement avec vos livres et je pense que la deuxième question ça va porter sur Une vie hypothéquée, et elle vient d’Erik. Allez-y, Erik!
Erik Brady: Nous avons lu dans notre cours quelques passages du livre Une Vie Hypothéquée, et dans ce livre la petite Yah a été contrainte d’épouser le vieux Béhira, à qui elle avait été promise par ses parents alors qu’elle n’était même pas encore née. Selon la pratique très courante qui consiste dans Riwan à donner des filles en signe d’allégeance au Serigne qui les prend comme épouses, peut-on dire que les vies de ses filles sont aussi hypothéquées comme celle de la petite Yah, même si les cultures et les pays sont différents?
Ken Bugul: Non, ce n’est pas la même chose, parce qu’un Serigne, c’est déjà un être qui n’est pas le commun des mortels. Il y a la spiritualité, il y a la sainteté, il y a la notoriété, il y a la sagesse. C’est un personnage central dans la vie des populations. Particulièrement au Sénégal. Donc, si c’est le cas de mariage, ce n’est pas un mariage normal, ou comme Nabou Samb, par exemple, dans Riwan. Nabou Samb pourtant elle a épousé un vieux, qui était riche.
Christian Ahihou: Et c’était un foyer polygamique, aussi.
Ken Bugul: Elle était quatrième épouse. Elle est toujours en vie cette femme, d’ailleurs, Nabou Samb, une très très belle femme. Et, il n’y avait pas cette spiritualité qui faisait que ça sortait de l’ordinaire. Donc, même les filles quand on les donnait comme un don à un Serigne, c’était comme si elles avaient déjà gagné le salut, à cause de la sainteté, de la spiritualité, d’être dans la proximité du Serigne. Alors que, par exemple dans le cas de la Côte d’Ivoire ou les communautés où on retrouvait des filles mariées à des vieux, ce n’était pas… En Côte d’Ivoire comme je disais tout à l’heure, ou comme au Sénégal, n’importe où en Afrique, un pays c’est déjà un continent: ça, on ne trouve pas ça chez les Baoulé, on ne trouve pas ça chez les Bété, on trouve ça chez les Dioula, et les Dioula ce sont d’anciens migrants venus du Mali, du Burkina Faso, qui sont arrivés en Côte d’Ivoire et ont travaillé dans les champs, à l’époque l’agriculture était très développée: il y avait des champs de cola, les colatiers, avec lesquelles on fait le Coca-Cola. Et ces hommes étaient très puissants, ils étaient très riches. Donc, les familles se disaient: “Si on donne notre fille à un homme qui a de l’argent, on va profiter de cette richesse.” Donc, ça c’était un calcul d’intérêt financier, l’intérêt économique en général. Donc, là, ce n’est pas la même chose. Ça c’est l’argent, c’est le matériel.
Alors que là-bas, c’est l’intérêt spirituel et même le salut. Ça va même au-delà: c’est gagner même le paradis. Donc, ce n’est pas la même chose, parce que pour les Serignes, bon, ils ont des moyens parce que c’est de grands propriétaires terriens qui travaillent beaucoup l’agriculture, qui ont travaillé même avec les colonisateurs, parce que c’est les plus grands producteurs d’arachide, de mil. Les plus grands champs appartiennent aux Serignes jusqu’à aujourd’hui. Mais il y a d’autres Serignes qui ne sont pas forcément aussi riches que des grands commerçants, comme le cas de la Côte d’Ivoire où, donc, donner sa fille pour de l’argent et donner sa fille pour gagner le paradis, ce n’est pas du tout la même chose. Donc, on peut hypothéquer une jeune fille, hypothéquer sa vie en la donnant, uniquement pour des raisons financières alors qu’on ne peut pas hypothéquer la vie de quelqu’un pour des raisons spirituelles, pour gagner son salut, pour gagner le paradis, parce que c’est sur une voie spirituelle, religieuse, se conformer à la religion, et gagner en spiritualité et puis gagner le salut et le paradis. Donc, c’est deux aspects qui sont diamétralement opposés. Mais pour une jeune fille très innocente qui n’a pas encore une maturité spirituelle, la donner, même sous forme de don, parce que ses parents eux ils espèrent ce salut, mais la fille n’a pas encore une maturité spirituelle pour mesurer l’importance de dire: “Avec ce Serigne, on va gagner le paradis,” parce qu’à un certain âge on pense pas au paradis, on pense à la vie.
Donc, ça peut être hypothéqué un certain temps, mais avec le temps, en gagnant en spiritualité parce que c’est une atmosphère très spirituelle: ils vivent tout le temps dans la spiritualité; donc, elle peut, parce que la spiritualité, on peut adhérer plus à la spiritualité alors que l’intérêt, l’argent, pas forcément. Parce que manger, s’habiller, avoir une belle maison, dormir dans un lit, c’est bien, mais pas plus quoi. Il va toujours manquer la spiritualité: on est toujours en train prier Dieu pour qu’il nous pardonne nos péchés, qu’il nous amène au paradis alors que là, c’est déjà presque acquis. C’est pour ça même dans Riwan il y a un moment où ces femmes étaient presque dans la béatitude, avec comme une garantie, une assurance, de leur salut et du paradis. Donc, déjà, elles sont aux antichambres du paradis avec cette vie spirituelle, c’est pour ça qu’elles étaient si belles, si sereines. Elles étaient sereines parce que le paradis était presque garanti alors que… côté financier, c’est juste financier. Et comme il a les moyens, il peut s’imposer pour faire du chantage, parce que c’est l’argent, il peut en épouser d’autres, il peut même les répudier, les chasser, parce que la puissance financière. Et là, la vie d’une fille peut être hypothéquée.
Christian Ahihou: Et là, on se comprend très bien. Comme je le disais tout à l’heure, on a lu d’autres livres, et surtout celui par lequel on a commencé, c’est Une si longue lettre de Mariama Bâ et je pense que Lindsey a une question pour vous sur ça.
Lindsey Morgan: “Nous sortir de l’enlisement des traditions, superstitions et mœurs, nous faire apprécier de multiples civilisations sans reniement de la nôtre,” c’est ce que pense Ramatoulaye, l’émettrice de la lettre du roman Une si longue lettre de Mariama Bâ, de l’école coloniale. Et pourtant, que ce soit dans Le Baobab fou ou dans Riwan ou le chemin de sable, c’est l’école coloniale qui est la source de votre aliénation culturelle. Parlez-vous toutes les deux de la même école?
Ken Bugul: Peut-être non! Parce que déjà il faut voir les deux auteurs. Tout à l’heure j’en parlais. Il y a des auteurs qui venaient des anciennes communes françaises qui avaient la nationalité française, même qui ont gardé la nationalité française. Tous ces gens qui étaient nés juste avant les indépendances, ils ont la nationalité française d’office. Et, donc, avec cette éducation française, avec cette citoyenneté française, les rapports entre homme et femme étaient comme régis, comme en France. On a son mari parce que les femmes étaient des institutrices, des infirmières et elles épousaient des fonctionnaires. Donc, c’étaient des couples évolués, alors que le reste de la population, la majorité ou même 90% de la population, qui était considéré comme des indigènes, on n’avait pas ces références par rapport à l’éducation française. On était toujours dans l’éducation traditionnelle, où il y avait la polygamie, on vivait tous ensemble dans de grandes concessions – les parents, les enfants, les épouses, les petits-enfants. On vivait ensemble parce que ça, c’était la tradition. Alors que là, c’est des gens déjà civilisés, parce que, qui était déjà des citoyens français. Et, par exemple dans Une si longue lettre, ce qui est le plus choquant – d’abord concevoir le couple comme “ton pied, mon pied” comme on dit dans le golfe de Guinée, monsieur et madame collés bras dessus, bras dessous, etc. – on ne pouvait pas comprendre que l’homme aille épouser une autre fille. En plus ce qui est le plus dramatique dans ce livre, ce n’est pas d’aller trouver une autre fille qu’on aime bien, qu’on a rencontrée dans une maison ou quelque part. On fait les démarches. C’est que cette fille épousée avait le même âge que la propre fille. Qui était même, son amie. Donc, c’est cette proximité.
Christian Ahihou: C’est la camarade de classe de son aînée.
Ken Bugul: Voilà. Et cette proximité dans la relation. Donc, c’est comme…, c’est épouser même sa fille – parce que c’est la même fille. En plus, on ne s’attend pas à ça parce qu’on concevait déjà le couple comme un couple: toi et moi, les yeux dans les yeux. Et là, d’abord épouser une autre, woah, ce n’était pas dans l’éducation française. Et en plus, épouser une fille qui avait le même âge que l’aînée qui était même, je crois, si je me rappelle bien, sa camarade, je crois elle venait à la maison, et c’est ça qui a été le plus scandaleux. Alors que Riwan, c’est la tradition. Ça, c’est les choses des régions, c’est dans les villages que ça se passe. Les Serignes ne vivent pas dans les grandes villes. Les Serignes vivent à la campagne parce qu’ils vivent dans de grandes maisons: ils ont des champs, le bétail. Donc, ce n’est pas du tout la même chose. Ça ne choque pas dans les régions, mais pour les gens qui ont reçu une éducation française, ça choquait déjà de prendre une deuxième femme, et ça choquait encore plus d’épouser une jeune qui était l’amie de leur fille aînée.
Christian Ahihou: Quand on parlait de Mariama Bâ, on a toujours aussi vu l’aspect des cultures, de la rencontre des cultures. C’est-à-dire la culture européenne et la culture française comme vous venez de le dire, il y a l’école française qui a été créé. Et puis maintenant la vie traditionnelle dans les régions, dans les villages. Et je pense que Lindsey a aussi une question dans ce sens-là pour vous. Allez-y Lindsey.
Lindsey Morgan: Dans Riwan ou le chemin de sable, vous avez écrit, en parlant de l’identité culturelle: “Brassons les races alors, c’était mieux et plus beau” avant d’ajouter quelques lignes plus loin sur la même page: “Rester soi-même avec l’énergie du désespoir et imposer son identité.” Quelques pages plus loin dans le même livre, vous faites dire à la narratrice: “j’aurais dû rester moi-même et mieux m’ouvrir à la modernité.” Tout cela ne semble-t-il pas contradictoire?
Christian Ahihou: Oui, c’est-à-dire que, comme Mariama Bâ, vous posez également le même problème ici: la culture et la tradition, la tradition plutôt et la modernité en Afrique. Est-ce qu’il faut accepter cette modernité qui vient de l’Europe, et qui est quand même dans ce monde global, et on ne peut pas s’empêcher de le faire, ou bien alors il faut rejeter cette modernité et rester traditionnellement africain? Dans ce cas, on se demande également est-ce qu’on serait en train de chercher une certaine tradition authentique? L’authenticité de l’Afrique, comment est-ce qu’il faut trouver ça? C’est le problème que nous sommes en train de poser ici.
Ken Bugul: Oui, c’est-à-dire que, actuellement, de nos jours, le problème ne se pose pas. Mais pour des gens de notre génération – Mariama Bâ était un peu plus âgée que moi, Aminata Sow Fall, elle a cinq, six ans, peut-être 7 ans de plus que moi – plus ou moins on était un peu de la même époque. Donc, moi aussi, j’ai connu la période coloniale, même si j’étais indigène, puisque l’école est finalement venue dans notre village en 1952 ou 3, la première école dans mon village. Et, donc, nous, on a été confronté à une autre culture qui était la culture française. Et donc, ça nous a perturbés dans notre identité parce que la culture française était aux antipodes avec notre culture traditionnelle, comment on vivait dans les familles, surtout dans les villages que je connais le mieux puisque moi, je viens d’un village. Donc, aller à l’école avec une autre culture, revenir à la maison et trouver un autre mode de vie, ça nous perturbait. Donc, on a été déstabilisé au niveau de notre identité culturelle pour les gens de notre époque.
Mais pour les gens d’aujourd’hui, avec ce monde globalisé, il n’y a plus de question d’identité culturelle par rapport à l’Occident. Parce que les premières… années des indépendances où les gens ne savaient plus s’il fallait être occidentalisé, la culture africaine, en plus, les gens ont commencé à mélanger les deux, mais je pense que c’est à partir des années 90, toujours pour des raisonnes économiques – il faut toujours un choc. C’était avec la dévaluation de notre monnaie, qui est garantie par la Banque de France. Et la France a décidé de dévaluer notre monnaie chez-nous. Le franc CFA. C’est le franc des colonies françaises – communauté française ou colonie, quelque chose comme ça. Et donc, à partir de ce moment-là, où notre pouvoir d’achat, pour acquérir les biens matériels, pour pouvoir maintenir, même dans notre déstabilisation, une certaine culture française, européenne, a diminué. Parce qu’avec la dévaluation du franc CFA, les pays colonisés par la France qui ont perdu la moitié de leur pouvoir d’achat ont commencé à s’ouvrir à d’autres pays où ils pouvaient acquérir d’autres biens matériels ou même culturels, etc.
Ils ont commencé, un peu par le Maroc parce que c’était à côté, ce n’est pas loin, c’est toujours sur le continent africain. Après, ils ont commencé à aller vers la Turquie. Ensuite ils ont commencé à aller vers Dubai… les Emirats… Ensuite il y a l’Inde, ensuite la Malaisie, et jusqu’à maintenant la Chine. Les femmes africaines vont en Chine comme aller au marché. Elles partent en Chine tout le temps. “Je vais en Chine. Je vais à Hong Kong.” Moi, qui suis ici je n’ai jamais été à Hong Kong, mais elles vont partir à Hong Kong. Donc, le fait de s’ouvrir à d’autres pays qui ne sont pays des pays occidentaux, ça a commencé à lessiver cette identité culturelle qui prenait comme référence la France.
Tout de suite par exemple, à Dakar, dans la banlieue de Dakar, je crois que j’en ai parlé dans un livre, il y a même des groupes de danses indiennes, des Sénégalaises spécialisées dans des danses indiennes. Nous avons au niveau de la télévision et de la radio… aujourd’hui des émissions qui s’appellent “Allô Bombay!” Donc, on a commencé à porter les saaris, à porter les bijoux de l’Inde, etc. Donc, au fur et à mesure, ça nous a enlevé, les nouvelles générations, nous, on peut toujours en parler parce qu’on a connu ce qu’il y avait avant, mais pour les nouvelles générations, il n’y a plus cette déstabilisation parce que cette nouvelle génération n’a pas connu cette influence, cette politique d’assimilation de la France. Donc, les nouvelles générations sont nées dans la globalisation.
Au Sénégal, il y a des jeunes Sénégalaises qui peuvent imiter comment Beyonce s’habille, comment Lady Gaga s’habille, comment Rihanna s’habille. Et même dans des salons de coiffure il y a des coupes de coiffure Rihanna. Et dans les quartiers populaires, “Vous pouvez me faire du Rihanna aujourd’hui? Non, non je ne veux pas Rihanna. Je veux faire afro!” Donc, maintenant, elles sont ouvertes à la culture mondiale. Et ce qui est extraordinaire, depuis les années 90 avec la dévaluation de notre monnaie, c’est-à-dire que les gens, non seulement se sont ouverts au reste du monde, hors de l’Europe et de l’Amérique, mais vraiment le monde du Maroc ou Turquie, s’ouvrir vers le Moyen-Orient et l’Asie, et en même temps, le fait d’avoir rompu ce lien avec l’Occident, les nouvelles générations, aussi, il y a eu comme un retour à leurs origines.
Tout de suite on a commencé à sortir des tissus, à faire du bogolan, le Burkina Faso, un peu même avant avec Thomas Sankara, ils produisent du coton, à faire leur tissu qui s’appelle la faso dan fani, à porter, ou même jusqu’à aujourd’hui la tenue officielle au Burkina Faso c’est le faso dan fani. Donc, tout de suite, il y a eu un retour à sa propre culture, à son propre milieu, à sa propre culture. Donc, on voit en Afrique aujourd’hui ce mélange entre sa culture propre, et des cultures du monde en même temps.
Donc, on peut rencontrer une fille très branchée comme ça et puis le soir, on la retrouve dans des cérémonies. On se dit “mais ce n’est pas la fille que j’avais vue tout à l’heure, et le soir elle est encore différente?” Donc, cette capacité de pouvoir s’adapter à toutes les cultures en restant soi-même, chez-soi, je trouve que ça c’est une acquisition fondamentale. C’est pour ça que, contrairement à ce qu’on croit, je le dis en France, je n’ose pas le dire en Amérique parce que je suis dans l’Utah et j’aime l’Utah et je veux revenir.
Christian Ahihou: Allez-y, vous pouvez le dire.
Ken Bugul: On dit par exemple que nous sommes plus cultivés, nous sommes plus ouverts, on a une fois d’adaptation beaucoup plus rapide. Quand on arrive en Europe, on dit “Oui, oui je sais ce qui se passe. Ah oui, il y a eu ça.” “Mais comment vous savez ça, vous vivez en Afrique?” “Mais en Afrique on sait tout, nous!” Parce qu’ils savent tout. Le plus petit garçon, vous le rencontrez, il peut vous dire ce qu’on fait en Amérique, ce qu’on fait en Europe parce que ça, c’est en même temps cette ouverture… tout en restant soi-même. Mais c’est des facteurs économiques qui apportent souvent les changements chez-nous. Même avec le commerce, on ne fait plus beaucoup de commerce avec l’Europe. A part le wax en Hollande où on a besoin de certaines usines… sinon, on est beaucoup plus ouvert vers d’autres pays du monde. Et même si on revient en Europe parce que c’est la globalisation, mais ça n’a pas plus l’impact que ça avait, et les nouvelles générations ne sont pas du tout déstabilisées par la culture occidentale. Donc, rester soi-même. Et moi, je n’avais pas pu, ma génération, rester moi-même parce que j’étais déstabilisée par la culture occidentale. Je ne savais plus si, que j’étais Africaine ou j’étais Française, occidentalisée? Donc, nous, on hésitait. Alors que ce que je voulais, c’était rester moi-même dans une culture, quelque chose de solide. Parce que j’ai toujours cherché quelque chose de solide pour faire face à une déstabilisation au niveau de mon identité culturelle, mais aussi à une déstabilisation affective familiale parce que j’avais été séparée de ma mère.
Christian Ahihou: Ça, c’est intéressant de le savoir. Donc, l’idée de l’authenticité de l’Afrique, on va dire, l’Afrique authentique existe-elle encore? Doit-on continuer à voir ça comme objectif.
Ken Bugul: Dans ce monde de la globalisation. Parce que, “authentique,” ce n’est pas par rapport à un continent ou à un pays, c’est par rapport à soi-même, à ses convictions, à ses idées, à ses aspirations. Mais, quand on a des aspirations, et qu’on vit dans un environnement, forcément on va tenir compte de son environnement dans ses aspirations. Donc, on tient compte toujours de nos réalités. Moi, par exemple, j’ai ma grande sœur, une grande sœur parce que j’en ai une qui a 105 ans, j’en ai une qui a 86 ans et qui est au village, et je dois m’occuper d’elle. Et chaque mois, je lui envoie de l’argent. On doit s’occuper d’elle et, donc, s’occuper de la famille, respecter la hiérarchisation familiale. Parce que ça, ça apporte un équilibre dans la société de maintenir les liens de la famille, la hiérarchisation. Ça renforce le sentiment d’appartenance, et ça, c’est fondamental. Donc, c’est dans ce sens-là, renforcer l’appartenance compte tenu du contexte et ensuite, ça n’empêche pas de s’ouvrir au monde.
Christian Ahihou: Très bien, merci bien Ken Bugul! Maintenant Maren va vous poser une question par rapport à un livre de Werewere Liking. Allez-y Maren!
Maren Monson: Il y a certaines écrivaines africaines qui refusent toute idée de compromis quand il s’agit des rôles de l’homme et de la femme dans la société, ou de la domination de l’homme sur la société. Dans Elle sera de jaspe et de corail, par exemple, Werewere Liking fait définir la femme par la voix qui chante comme étant: “L’atome primordial qui ne saurait se contenter d’une côte masculine pour Etre.” Selon la narratrice de Riwan ou le chemin de sable, par contre, c’est un autre son de cloche qu’on entend: “Je me rendis compte que l’homme n’était pas un objet à posséder mais un interlocuteur, quelqu’un avec qui on pouvait s’éprouver. L’homme, étant multiple en raison de sa nature, il pouvait servir de façon illimitée. Nous devions donc nous femmes avoir avec lui un rapport multidimensionnel. Faisons de lui un ami, un amant, un mari, un enfant, un frère, un confident. Ne le confinons pas dans ce rôle limité, qui l’étouffait, et nous faisait passer à côté de tant de choses.” Alors, doit-on parler d’un côté de radicalité, et en ce qui vous concerne, de flexibilité?
Ken Bugul: Oui, la radicalité se réfère aux religions qu’on nous a apportées à la colonisation. Ce sont ces invasions… je ne sais pas comment… je cherche toujours le terme parce que “invasion” ça fait…. C’est là que le statut de l’homme a été défini, comme je l’ai dit ce matin, etc. Mais dans la tradition africaine, on n’avait pas ce rôle sublimé de l’homme par rapport aux religions—l’Islam, le christianisme ou catholicisme. Donc, quand certains auteurs se plaignent, c’est par rapport à ces invasions qui sont venue déstabiliser et sublimer ce rôle-là. Alors que, la réalité dans la tradition, on n’avait pas, par exemple dans la tradition, même si on est avec son mari, si on va chez soi, même dans la rue,… par exemple au Sénégal aujourd’hui vous pouvez rencontrer des couples et vous n’allez jamais penser qu’ils sont mariés, parce qu’ils ne sont pas obligés de se tenir bras dessus bras dessous. On ne se dit pas, “chéri.” On ne se dit pas, “je t’aime.” On ne se fait pas des bisous.
Christian Ahihou: Mais on s’aime quand même.
Ken Bugul: On s’aime quand même. On s’aime quand même. Alors que, avec la culture occidentale, c’était “mon chéri.” Et c’est même gênant, par exemple, actuellement ça n’existe plus. Bon, si c’est les jeunes. Elle est très jeune, parce que j’ai une fille, bon maintenant elle est un peu vieille, mais quand elle était beaucoup plus jeune, son petit copain elle l’appelait “bébé.” “Baby – j’ai dit, ‘bébé?’” Parce que c’était aux Etats-Unis, “This is my baby.” Alors, elle disait “bébé.” J’ai dit, “ton copain, tu l’appelles ‘bébé’?” “Yeah, he’s my baby.” Ah bon! Donc, c’est passé à autre chose. Alors que la culture occidentale qu’on avait eue – son chéri, son mari qui arrive, on l’accueille, etc.
Donc, quand Werewere Liking parle, c’est par rapport à l’Islam, aux religions, et la colonisation où le statut de l’homme était comme ça, comme je l’ai dit ce matin. Alors que si on retourne à la vie normale – je ne m’aime même pas le mot, “traditionnel” – il suffit seulement de quitter les grandes villes bien colonisées et à soixante-dix kilomètres à Thiès, ça change tout de suite. C’est pour ça que les femmes écrivaines de Thiès ne sont pas intéressée par écrire des choses sur les hommes, sur les femmes parce qu’elles ne connaissent pas ça.
Mais, Werewere Liking, qui est d’origine camerounaise, qui vit en Côte d’Ivoire, qui est une grande amie à moi, qui est plus jeune que moi, elle a écrit aussi par rapport aux religions, à la colonisation… ces déstabilisations du seul fait que ces invasions ont sublimé le rôle de l’homme jusqu’à écraser la femme. Et moi, qui venais d’un milieu indigène, mais aliénée par la culture occidentale, quand je suis retournée à mes sources, j’ai constaté là qu’un homme il fallait le prendre comme un mari, parce qu’il peut l’être, comme un amant, parce qu’il peut l’être, comme son frère, parce qu’il peut l’être, comme son fils, etc.
Et même on voit par exemple au Sénégal, une femme mariée on l’appelle presque “mère” comme si c’est sa mère. Parfois aussi, une femme peut appeler un homme “papa.” “Papa” et ça finit par être papa. C’est pour ça qu’au Sénégal tous les hommes sont des papas et toutes les femmes sont des mamans. On appelle tout le monde “maman” etc., pour dire qu’il faut le considérer dans toutes ces possibilités de relations et de rapports, parce qu’on n’est pas toujours mari et femme.
Il y a des jours dans un couple, il faut qu’ils se comportent comme des amants pour renouveler un peu la relation. Il y a des moments aussi où on a besoin d’un autre type de rapport affectif parce que l’autre ne se sent pas bien. Soit c’est la femme qui le materne parce que son mari a des soucis. Là ce n’est plus une relation de chéri ou d’amant: c’est des relations vraiment de frère ou d’enfant parce que son mari ne se sent pas bien. On doit le conforter, on doit le consoler. Donc, ça aussi c’est un autre type de rapport. Donc, on peut avoir plusieurs rapports. Quand on a aussi un souci, on peut lui demander son avis, comme on l’aurait demandé à son frère: “Oui, je voudrais savoir ce que tu en penses.” Et là ce n’est plus des relations de chéris, mais c’est des relations vraiment de frère et de sœur.
Et cette possibilité d’avoir ces plusieurs rapports avec un homme, ça rend la relation plus solide, et beaucoup plus saine, parce que ça équilibre les tensions. Si le côté tension en tant que mari éclate, on amène le frère et là tout de suite ça baisse etc. Et quand il ne se sent pas bien on le prend comme un enfant: c’est rassurant, et moi je dis, c’est mieux d’avoir cette relation saine, en même temps solide où le sentiment est très fort parce qu’il mélange et l’amour, et l’amitié, et la fraternité. Beaucoup de relations ensemble, ça développe plus une relation.
Chaque fois que je dis aux jeunes filles d’aujourd’hui: “N’ayez pas des relations avec vos maris ou vos copains juste dans la relations ‘il est à moi.’ Il faut le scinder en plusieurs pour pouvoir.” Il y a des jours qu’on n’a pas envie d’être des chéris, hein! On a envie d’être des amis, de regarder la montagne ensemble, de rigoler devant un dessin animé, etc. Et plus on a ces possibilités de relations, plus la relation va être beaucoup plus solide, beaucoup plus saine, et moins de questionnements, et moins de psy. Et on n’a pas besoins d’aller chez le psy pour ça.
Christian Ahihou: Autrement, un peu de diplomatie dans la vie de couple?
Ken Bugul: Oui, une relation multidimensionnelle.
Christian Ahihou: Multidimensionnelle, très bien, parfait! Comme je l’ai dit dans l’introduction ce cours est après tout, sinon avant tout, un cours de littérature, et je pense que Chase a une question pour vous dans ce sens-là. Chase, allez-y!
Chase Larson: Ken Bugul, vous avez dit dans d’autres entretiens, avec Le Quotidien par exemple que vous écrivez d’une façon autobiographique. Alors pourquoi avez-vous choisi la fiction pour parler de vos expériences personnelles? Et aussi, pensez-vous qu’en écrivant des romans, les critiques de vos ouvrages sont différentes de ce qu’elles auraient pu être si par exemple vous aviez publié des autobiographies?
Ken Bugul: Oui, il y a un Professeur de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin qui s’appelle Guy Midiohouan qui avait écrit un article en disant que dans les écrits autobiographiques de “je,” etc., où l’auteur, donc, Ken Bugul, a évacué pour des raisons thérapeutiques, etc. Maintenant c’est quand elle a réglé ce problème, elle continue maintenant à écrire comme “un apprenti écrivain,” mais en utilisant la fiction même pour parler de problèmes personnels qui n’étaient que des sources d’inspiration ou des prétextes d’écriture.
Par exemple, dans Mes Hommes à moi, où c’est la question de la honte parce que la narratrice avait fait pipi en classe, et les enfants, les autres camarades de classe se sont moqués d’elle, et ça a été une honte tellement terrible. Mais je n’avais pas besoin d’écrire une autobiographie avec “je.” J’ai mis ça, donc, en fiction pour traiter de ce problème de la honte qu’on peut ressentir n’importe où mais là c’était à l’école – parce que là, je n’étais plus dans la dimension de l’écriture thérapeutique.
A partir de La Folie et la Mort, j’étais dans l’écriture de passion, et dans la créativité où je dois réfléchir à comment faire de la fiction, de l’autofiction, même si ça part d’histoires que j’ai connues, observées, rencontrées ou même vécues, mais qui n’avaient pas besoin de ce côté autobiographique thérapeutique. C’était pour faire de la littérature. Donc ça, c’est un choix qui s’est opéré à partir seulement de la Folie et la Mort.
Et Guy Midiohouan disait qu’après l’autobiographie thérapeutique, se concentrer sur ce “soi,” elle est maintenant passée; elle s’intéresse au reste, au reste du monde. Elle s’intéresse à des événements, même si je parle de la honte, je n’étais pas la seule à l’avoir vécue, d’autres l’ont vécue. Et lui, il a pensé jusqu’à Riwan ça a fermé et maintenant, l’auteur maintenant fait de la littérature, maintenant s’intéresse à ce qui se passe au monde.
Donc, c’est passer de l’autobiographie à la fiction, même si la fiction est toujours de l’autobiographie, mais mise en fiction – ce n’était plus cette démarche thérapeutique. C’était, vraiment, de la créativité. Chercher à écrire, faire de la littérature, etc. – en réfléchissant, comment faire ses mises en abîmes, etc. Là, c’est passer à une autre étape. Donc, il y a deux étapes dans l’écriture: la nécessité qui est dans l’autobiographie, et la passion de l’écriture, qui est passée dans les autres romans de fiction.
Christian Ahihou: Je sais que dans d’autres interviews, vous avez expliqué cette idée de thérapie et puis de nécessité. Est-ce que vous pouvez reprendre très brièvement pour nous pour que nous comprenions davantage?
Ken Bugul: Oui, écrire par nécessité, c’est une course, c’est une question d’urgence!
Christian Ahihou: Pourquoi dans votre cas?
Ken Bugul: Oui, dans mon cas, parce que j’étais à la rue et que j’étais rejetée et que j’étais traitée de folle et personne ne voulait m’écouter. Je ne pouvais parler à personne parce que j’étais une folle. En plus je vivais dans la rue. J’étais SDF.
Et donc, comme j’étais une folle, je n’étais pas crédible. Si je racontais même des choses vraies que j’ai vécues, personne ne me croirait parce que j’étais folle. Mais vivre dans la rue, dans son propre pays, pour une jeune femme, j’avais quand même trente-trois ans et je vivais dans la rue. J’avais vécu partout, j’avais quand même fait des études: j’ai voyagé, j’ai connu tant de choses, et tout d’un coup, se retrouver dehors, surtout quand il neige, la pluie comme ça, tu cherches là où tu vas t’abriter.
Il y a eu des moments où on a besoin d’expurger tous ces vécus qui m’ont amenée à cette situation pour dire que je ne pouvais plus continuer à vivre dans la rue. Il y a eu le Serigne qui est venu à ma rescousse en me prenant sous sa protection: mais quand même j’avais toutes ces choses que personne ne voulait entendre que je devais dire. Donc, ça c’était une nécessité, une urgence: mais en même temps de l’écrire en évacuant, on est soulagé: et ce soulagement, c’est ça la thérapie. C’est-à-dire qu’il faut dire, c’est une forme de psychothérapie presque, mais par l’écriture. Donc, plus j’écrivais, c’était comme si j’évacuais, je me sentais soulagée, je me sentais libérée, je me sentais… c’est pour ça que je parle de cette thérapie.
Mais la nécessité, l’urgence, c’était parce que cette période j’étais à la rue. Peut-être que si j’étais dans une maison ç’aurait pas été aussi urgent. Mais là, de vivre dans la rue, j’étais épuisée. C’était vraiment une question de vie ou de mort. Comme j’aime vivre, j’ai choisi la vie.
Christian Ahihou: Nous aimons tous vivre, n’est-ce pas? Donc, bref voilà, et personne ne voulait vous écouter et alors vous décidez de parler au monde, et c’est ça la littérature. Parfait! Donc, nous vous avons écoutée hier où vous avez parlé de la politique, et on sait que dans vos livres vous parlez également de cette Afrique qui se meurt d’elle-même. Christian a une question pour vous dans ce sens. Allez-y, Christian!
Christian White: Pourquoi tant d’années après les indépendances en Afrique, pourquoi parlez-vous toujours de la période coloniale dans vos livres?
Ken Bugul: Oui peut-être que le mot, je l’ai mal utilisé, ce n’est pas “colonial,” peut-être “néocolonial,” oui, c’est plutôt néocolonial. C’est-à-dire que toutes ces anciennes puissances coloniales continuent toujours – de nous exploiter – nous sommes le marché du monde, enfin “marché-poubelle.” Avant je disais marché, maintenant je mets “marché,” “tiret,” “poubelle.” Il y a toujours les anciennes colonies, qu’elles soient françaises, anglaises, etc., italiennes veulent toujours quand-même garder cette influence. On parle même de pré carré, ensuite dans cette période néocoloniale, on a parlé de France-Afrique, etc., donc après les indépendances, c’est cette période néocoloniale que nous condamnons même encore aujourd’hui, parce que jusqu’à aujourd’hui, la France continue à exploiter ses anciennes colonies, comme le Sénégal, comme le Niger, enfin toutes ses anciennes colonies, soit pour des raisons économiques, soit pour des raisons stratégiques, etc. Pour des raisons économiques: l’exploitations des ressources, nos ressources naturelles, notre uranium, notre pétrole, notre gaz, etc., notre bois, nos plantes médicinales, etc. Ensuite, stratégique, pour avoir une influence, par exemple quand il y a une élection aux nations unies, la France fait du lobbying auprès de ses anciennes colonies pour que, au moment des votes, que ses anciennes colonies soutiennent une candidature, par exemple, française, etc. Et donc, jusqu’à présent, enfin jusqu’à ces dix, vingt dernières années, nous étions dans ce contexte-là.
Et en 2000, il y a eu au Sénégal un président qui est arrivé, Abdoulaye Wade, dont la femme est française, qui est de Grenoble, et qui a voulu couper tout cela, et qui a dit, “Non, maintenant nous sommes dans une économie libérale, nous ne sommes pas obligés de toujours coopérer et travailler avec la France, et là ils ont commencé à s’ouvrir aux pays arabes, aux monarchies du golfe, au pétrodollar, et ensuite s’ouvrir jusqu’à la Chine, qui est venue maintenant occuper l’espace “néocolonial.” Une fois on m’avait demandé: “Mais vous acceptez que maintenant tout le monde vienne chez vous, est-ce que ce n’était pas mieux de rester avec les anciennes colonies.” J’ai dit: “Mais non, puisque nous sommes indépendants, nous sommes émancipés, nous pouvons choisir qui nous plaît pour nous exploiter, qui nous plaît.” Je ne veux pas utiliser un autre mot que j’ai vraiment utilisé dans cette interview en France parce qu’il y a des enfants ici, mais que nous pouvons librement choisir qui on veut qu’ils nous exploitent.
Et quand Abdoulaye Wade a fait ça, il a eu beaucoup de problèmes avec la France, qui a aidé beaucoup à le dégager, et on a vu le nouveau président qui est arrivé, qui a dit: “Revenez!” Donc, l’armée française est à nouveau au Sénégal, les télécommunications sont aux mains des Français, le port, notre port est aux mains des Français, et c’est maintenant avec le…, de revenir à la charge des Chinois, avec des conditions beaucoup plus avantageuses, mais en ne respectant pas les droits de l’homme. La Turquie, le président de Turquie vient de quitter. Maintenant il y a une diversification de nos divers partenaires, mais tout ça, nous sommes toujours exploités malgré cela: c’est-à-dire que nous n’arrivons toujours pas à nous [en] débarrasser. Si ce n’est pas les Français, c’est les Chinois, c’est les Turcs, etc. – donc, nous sommes toujours 60 ans après les indépendances, un peu moins maintenant, mais nous sommes dans ça.
Mais, en même temps, je me dis… malgré tout, des choses changent, l’Afrique bouge enfin, ne bouge pas, ne change pas, l’Afrique, c’est des mutations, on passe comme ça tellement rapidement, mais que c’est 60 ans les indépendances, ça ne fait même pas, non ça fait même pas encore 60 ans, oui presque disons 60 ans. Mais il a fallu un siècle, deux siècles, trois siècles à des pays pour devenir complètement indépendants. Donc, je dis, nous sommes. Il y a une conscience collective, ce n’est même pas de l’imaginaire. Il y a une conscience collective de ce qui se passe: il y a des jeunes qui sont en train de se lever, des hommes et des femmes se lèvent, pour dire “non,” pour dénoncer etc., et que je dis, “Laissez-nous le temps.” Le temps qu’il a fallu à l’Amérique pour être les États-Unis, le temps qu’il a fallu à la France d’être une démocratie, le temps qu’il a fallu etc. Qu’on laisse le temps au temps, qu’on nous laisse un peu de temps. Ce n’est que 60 ans à peine depuis les indépendances, nous avons quand-même fourni des efforts et que je suis sure et certaine que dans les prochaines années, les choses vont énormément évoluer, les rapports de force vont changer. Parce que nous sommes de plus en plus conscients que nous avons une force, ce sont nos ressources, on a une force, c’est l’espace, on a une force, c’est une population jeune. Toutes ces ressources mises ensemble, nous allons très bientôt changer la face des choses.
Christian Ahihou: Très bien, merci beaucoup Ken Bugul. J’espère qu’on a une dernière question pour vous, et ça porte sur votre langue d’écriture, et c’est Michael qui va vous la poser.
Michael Davis: On a déjà parlé de l’aliénation culturelle, de colonisation, et de tout cela. Ma question c’est: pour vous, quel rôle est-ce que la langue française joue dans cette conversation? Pourquoi choisir d’écrire en français malgré le fait que vous dénoncez un peu cette aliénation culturelle dans vos livres?
Ken Bugul: L’aliénation culturelle, je pense, n’a rien à voir avec la langue. La langue, c’est un médium. C’est un moyen. Donc, on n’est pas aliéné par rapport à une langue parce qu’une langue vivante, c’est une dynamique. On dit la littérature francophone et on dit la littérature française – bien que la littérature française fasse partie aussi de la littérature francophone. On parle de la littérature africaine. Quand vous prenez un auteur comme l’écrivain béninois Florent Couao-Zotti, quand vous lisez ces livres – bien qu’il écrive en français – vous sentez le fond culturel de la langue utilisée, et la manière dont il peut utiliser ce médium qu’est la langue française pour recréer une nouvelle langue dans la construction, dans l’invention du mot, pas par rapport à l’étymologie du mot, mais comment ce mot – dans son contexte culturel – le sens de ce mot.
Donc, nous arrivons à manipuler, à utiliser… Si vous avez regardé le film sur Ken Bugul il y avait cette question et j’ai dit “mais moi, le français, ça ne me dérange pas puisque si je l’amène au marché de Dantokpa, par exemple, je peux parler avec les femmes. Je l’amène dans les temples vodou, la langue française ne se plaint pas. C’est-à-dire qu’on peut, en fonction de notre fond culturel, utiliser cette langue pour exprimer des idées en partant de notre fond culturel. Et si vous lisez un auteur, si vous prenez Riwan ou Le Baobab Fou, la première réaction d’un universitaire Sénégalais en 1982–83 quand Le Baobab Fou est sorti, un prof d’université à Dakar a dit “Ça, ce n’est pas du français” parce que la langue était utilisée dans un contexte d’un fond culturel qui est propre à ma région, le Ndoucoumane. La manière de parler, la tonalité, la longueur des phrases, ou même parfois un mot, si on dit… je mets t-c-h-i parfois j’ajoute deux i pour faire le “tchiiips.” Et dans ce “tchiiips”… il y a tout dedans! C’est chargé!
Et parfois même on nous demande, je me rappelle que Boubacar Boris Diop dans Riwan m’a dit “Oui mais les Français ne vont pas comprendre. Il faut que je mette des explications.” J’ai dit “Non!” Puisque nous, on a fourni des efforts pour comprendre Victor Hugo, comprendre Rimbaud, Voltaire, comprendre Verlaine, Cendrars, et même les aimer. Comment on a pu, de mon petit village, comprendre Rimbaud? Eux aussi n’ont qu’à fournir des efforts pour nous comprendre. Et que même les professeurs, les étudiants, ne doivent pas seulement s’intéresser aux histoires, qui pour moi ne sont que des faits divers, mais s’intéresser à la manière d’écrire par rapport à la langue – comment les auteurs africains… Et même déjà les auteurs africains. Comparez seulement la littérature sénégalaise: que vous preniez les auteurs comme Mariama Bâ, Amiata Sow Fall, que vous preniez Abdoulaye Sadji, que vous preniez… qui a écrit Karim encore? Un très beau livre. Tous ces gens qui venaient des “communes françaises,” et prenez un livre de Ken Bugul ou de Fatou Diome. Toute de suite vous sentez la différence de région, parce que l’écriture, on entend même le son. Parce que l’écriture est brutale, entrecoupée. Mais ça, ça tient compte de notre manière de nous exprimer… qu’on essaie, en écrivant, d’utiliser la langue française en la tournant, en la tordant, en la découpant en petits morceaux, en la recollant ailleurs pour exprimer notre idée.
Et, moi, je pense qu’il y a énormément de travail à faire là-dessous et énormément de comparaisons entre les indigènes, les anciens indigènes et les anciens citoyens. Ils n’écrivent même pas de la même façon. Donc, il y a beaucoup de recherches à faire. Et même vous voyez chez Gallimard ils ont une collection, mais ils l’ont appelée “Continent noir,” parce que la manière d’écrire n’est pas comme un livre classique de France, etc.
Et il y a toujours des gens qui disent: “Mais ça ce n’est pas de la littérature parce que ce qu’ils écrivent ce n’est pas du français.” Il y en a même qui se plaignent que tous ces auteurs africains sont en train de violer la belle langue de l’académie française. Mais en même temps il y a de nouveaux académiciens qui sont maintenant obligés d’aller prendre la manière dont nous utilisons le français pour mettre ça dans le dictionnaire de l’Académie française.
Le Président Senghor: une station d’essence, mais, chez nous, on ne dit pas une station d’essence. On y vend de l’essence, donc, c’est une essencerie. “Essencerie? Mais c’est une station d’essence!” “Puisqu’on y vend de l’essence, ça s’appelle essencerie!” Et ça, c’est le Président Senghor. Avant la mort de Senghor, essencerie est rentrée à l’Académie française. Dibiterie. Dibi, c’est de la viande braisée et… Donc, là où on va manger cette viande, ça s’appelle une dibiterie. Et puis ce mot est rentré.
Et là, récemment, avec le nouveau Président de France, avec l’Académie française, ils sont même en train de demander un dictionnaire du français de Côte d’Ivoire, de travailler sur ça, alors que c’est du français! Mais pourtant on dit le français de la Côte d’Ivoire, parce qu’ils ont une manière d’utiliser la langue, en utilisant l’alphabet latin, mais traduit dans un contexte socio-politique économique actuel de la Côte d’Ivoire. Vous pouvez parler avec un Ivoirien, il va utiliser la langue française. Si vous n’êtes pas vigilants, vous n’allez pas comprendre.
Christian Ahihou: Rien du tout!
Ken Bugul: Rien du tout! Et puis la langue française n’appartient pas à la France. Les trois quarts du vocabulaire français viennent d’autres langues. Chaque fois on dit “c’était un mot grec.” Si vous regardez le dictionnaire Robert vous prenez un mot “En Grec, signifiait ceci. Et en Latin…,” etc. Parfois c’est l’arabe. Il y a une influence énorme de l’arabe dans la langue française. Les jupes, tout ça… ce n’est pas français une jupe. “Jupe,” ça vient de l’arabe. Il y a même des livres, les gens commencent à écrire des livres là-dessus pour montrer que la langue française, c’est un apport de plusieurs langues qui ont créé cette langue. C’est pour ça que c’est une langue vivante, c’est une langue dynamique que nous aussi on utilise comme un médium et avec laquelle nous pouvons créer notre propre univers inspiré de notre culture.
Des auteurs comme Kateb Yacine disaient: “la langue française, c’est notre butin de guerre. Nous l’avons gagnée sur le colonisateur français.” Tierno Monénembo dira: “La langue, je ne suis pas allée vers elle, elle est venue me trouver.” Il y a eu beaucoup d’interprétations. Mais nous, nous n’avons aucun. Au contraire, on a même de la fierté de pouvoir prendre une langue du colonisateur et nous l’approprier et pouvoir l’utiliser beaucoup plus amplement, beaucoup plus… Un éventail de possibilités d’utilisation en lui apportant des couleurs, des lumières, des sons, des saveurs, du piment. On y met du vodou, on y met du tout! Et la langue française, elle est tout à fait à l’aise parce que c’est une langue vivante, qui n’appartient pas seulement à la France. La personne qui peut l’utiliser s’en approprie. Donc, c’est pour ça on a aucun regret. Au contraire! Et dans les bases du marxisme léninisme – il ne faut pas en parler ici – mais, bon.
Christian Ahihou: Allez-y!
Ken Bugul: A l’époque on disait que maîtriser la langue du dominateur, maîtriser sa langue, on peut s’adresser à lui dans ses propres mots, parce qu’on les maîtrise. Et plus récemment, même s’il est décédé, Nelson Mandela, quand il était emprisonné à Robben Island, il a appris l’afrikaans pendant qu’en Afrique du Sud il y avait des émeutes: on ne veut pas apprendre la langue des Boers, on ne veut pas apprendre l’afrikaans. Il y a eu des enfants tués, des morts. Des centaines d’enfants! C’était tragique. Alors que Nelson Mandela, lui, à la prison, il apprenait cette langue-là.
Et quand il est sorti, son premier discours, il l’a fait dans la langue de ceux qui l’avaient amené en prison. Donc, pour dire que s’approprier la langue du dominateur, c’est déjà avoir une emprise sur lui. Parce qu’on peut s’adresser à lui dans sa langue, avec ses propres mots qu’il a créés. S’il a créé égalité, on lui dit, “Vous avez parlé d’égalité. Vous avez parlé de liberté. Vous avez parlé de respect. Vous avez parlé de fraternité. Ça, ce sont vos mots.”
Donc, c’est très important d’apprendre les langues en général. Quel que soit la langue. Apprendre le français, le chinois, l’arabe – et je pense que les Etats-Unis, c’est un pays qui a fait énormément d’efforts de s’ouvrir à des langues arabes et chinoises. La France, l’Europe, c’est récemment! Ils ont commencé à mettre le chinois. Alors que les Etats-Unis, il y a plusieurs années déjà d’apprendre l’arabe, même les langues africaines. Même le Peace Corps américain apprend les langues africaines ici aux Etats-Unis avant d’aller en Afrique. On envoie des gens – des yorubas, des wolofs, des fons, des guns, des swahilis qu’ils apprennent déjà ici. Et quand les gens du Peace Corps arrivent au Sénégal: [Imitation d’une Américaine qui la salue en wolof] Where are you coming from? I’m coming from Utah. Hein? Utah? Elle parle le wolof même mieux que moi. Dès qu’elles arrivent, le lendemain elles commencent, parce qu’elles ont déjà appris. Et là, ça aussi, c’est très important d’avoir cette possibilité de maîtriser cette langue pour pouvoir faire le travail sur le terrain directement avec les gens, en parlant directement dans leur langue. Donc, le problème de la langue, c’est un faux problème.
Christian Ahihou: Très bien, nous avons une contrainte de temps. C’était prévu pour une heure de temps: on a dépassé les soixante minutes.
Ken Bugul: Non, mais on n’avait pas commencé à l’heure hein!
Christian Ahihou: Il y a ça aussi, il y a ça aussi! Donc, voilà. On est bien content et comme d’habitude c’est toujours plaisant de converser avec vous, Ken Bugul. On aurait voulu continuer toute la soirée et puis bon
Ken Bugul: C’est un plaisir – et on ne pourra pas finir, mais il faut s’arrêter.
Christian Ahihou: Nous savons que d’ici deux jours vous allez partir et déjà nous vous souhaitons un très bon voyage – et on pense à quand on va encore se revoir et nous vous souhaitons un très bon séjour pour le reste (de votre temps chez nous ici à BYU).
Ken Bugul: Si vous avez encore des questions, vous pouvez écrire ces questions, même si je n’ai pas bien répondu, vous pouvez m’envoyer ces questions par e-mails: je vous réponds aussi par écrit, comme ça – il n’y a pas de souci, je fais ça beaucoup aussi. Merci beaucoup!
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