Le discours féminocentrique de Nafissatou Diallo: réception critique versus ethos subversif

Medoune Gueye
Virginia Tech University

Summary: La critique littéraire, en général, méconnaît l’œuvre littéraire de Nafissatou Diallo et lui préfère celle de ses deux compatriotes sénégalaises plus célèbres, Mariama Bâ et Aminata Sow Fall. Dans la mesure où une posture d’auteur implique des faits discursifs et des conduites de vie dans le champ littéraire, l’engagement féminocentrique de Nafissatou Diallo se lit clairement dans son autobiographie, De Tilène au Plateau, pourvu qu’on tienne compte des dimensions rhétoriques et sociologiques de son écriture. Nous examinons comment le positionnement de l’auteure s’inscrit dans la posture et la thématique qui informent l’écriture ethno/auto/biographique de son premier ouvrage pour inscrire le féminin dans le discours culturel tout en dénaturalisant les présupposés du code idéologique dominant.

Keywords: Nafissatou Diallo, De Tilène au Plateau, féminisme, autobiographie, Sénégal, littérature africaine, discours littéraire, francophonie

To Remain outside of a (logocentric, phallocentric) system is to leave it intact (Grosz 100).

L’œuvre littéraire de Nafissatou Diallo présente deux ouvrages qui racontent des événements remontant à la vie traditionnelle dans un Sénégal du dix-neuvième siècle et deux autres évoquant son enfance, son milieu familial et ceux d’un personnage fictif dont l’itinéraire existentiel ressemble à bien des égards à celui de l’auteure.[1] La mise en récit du passé dans cette œuvre relève d’une esthétique visant à dés-historiciser diverses formes du conservatisme patriarcal. Cette poétique de déshistorisation définit un lieu de production discursive bien spécifié à travers la représentation de trajectoires féminines, à l’opposé du cliché usuel de la femme dominée, docile et obéissante. Nous examinons comment le positionnement de l’auteure s’inscrit dans la posture et la thématique qui informent l’écriture ethno/auto/biographique de De Tilène au Plateau pour inscrire le féminin dans le discours culturel tout en dénaturalisant les présupposés du code idéologique dominant. En effet, le rapport de domination construit sa propre légitimité sur une construction essentialiste et historique qui le fait accéder au statut de vérité universelle (Bourdieu 90).[2]

Le monde littéraire en général méconnaît l’esthétique romanesque de Nafissatou Diallo puisque, dès le départ, son discours féminocentrique n’était pas évident aux yeux de nombreux spécialistes de la littérature sénégalaise. Or, comme nous le montrerons dans cet essai, une lecture liant les conditions de production du texte et ses caractéristiques comme représentation ne saurait ignorer le caractère subversif de l’expression littéraire de l’auteure.[3] La prétendue naïveté de son expression littéraire, véhiculée par les premiers articles sur son œuvre, a longtemps défini l’image de l’auteure aux yeux de nombreux critiques et lecteurs. Dans la mesure où la consécration des écrivains repose sur des instances de légitimation contrôlant entièrement la distribution du capital symbolique, la réputation de Diallo, comme de tout écrivain, est largement tributaire de la vision relative que s’en font ces instances en charge du mécanisme social de formation de la valeur littéraire. Dès lors, la place que Diallo occupe ou n’occupe pas, au sein du panthéon féministe sénégalais, est nécessairement un produit de la perception doxique d’agents institutionnels. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les réactions initiales concernant son œuvre dans les deux décennies qui ont suivi la parution de l’autobiographie, De Tilène au Plateau, en 1975. En effet, considérant le débat soulevé, à partir des années 1980, par le féminisme de Mariama Bâ et d’Aminata Sow Fall, dont les premières œuvres sont pourtant apparues bien après le roman autobiographique de Diallo, il convient de souligner que la réception critique de l’auteure a été exclusivement négative par rapport à sa représentation de la condition féminine.

Ainsi, Régine Lambrech, dans son article “Three Black Women, Three Autobiographers,” où elle s’intéresse particulièrement à l’écriture de femmes africaines, affirme que Diallo est animée par un besoin d’introspection individuelle et non pas collective: “Diallo’s self-affirmation is not an effort to destroy the status quo on the position of women. It is, however, a much more subtle and tender evocation of woman and her need to express herself in her entirety” (142). C’est là un déni formel de toute forme de discours engagé dans l’écriture de Diallo de la part de Lambrech qui n’y décèle ainsi aucune velléité de révolte contre le système patriarcal. Herzberger-Fofana va aussi dans le même sens que Lambrech et pense que Diallo raconte une enfance heureuse sans remettre en question son univers; et que ses souvenirs sont ceux d’une jeune fille musulmane qui se plie aux exigences de la famille. Et pour finir, Herzberger-Fofana compare négativement l’auteure à ses deux compatriotes romancières en soulignant que l’évolution du féminisme littéraire en Afrique s’illustre de manière éloquente surtout à travers “des types de femmes que l’on trouve dans l’œuvre de Mariama Bâ [et d’]Aminata Sow Fall” (412). Même si Diallo est la première écrivaine à publier un récit littéraire au Sénégal, il n’empêche que le discours critique s’est amplement concentré sur les romans de ses deux compatriotes Bâ et Sow Fall. Christopher Miller confirme ce désintérêt pour l’œuvre de Diallo dans son ouvrage Theories of Africans où il fait allusion à la prise de parole des écrivaines au Sénégal en ces termes: “This silence (as it is called) was broken in 1976 with the publication of Aminata Sow Fall’s Le Revenant (autobiographies by women had appeared earlier, but these are rarely discussed)” (250). Il va sans dire que la première œuvre publiée par Diallo n’est pas celle qui brisa le silence auquel Miller fait allusion. Et bien avant lui, Ibrahima Gaye faisait aussi montre d’une indifférence notoire à l’égard de Diallo en prenant soin de ne mentionner que Mariama Bâ et Aminata Sow Fall dans son essai “Tendances actuelles de la littérature au Sénégal.”

Dans les années 90, on rencontre encore une critique défavorable à Diallo par rapport à sa représentation de la condition féminine. Ainsi, Jean-Marie Volet présente Diallo uniquement comme une romancière relatant une histoire lointaine dans Le Fort maudit; mais il précise, au sujet d’écrivaines plus jeunes, que: “Certaines romancières consacrent tout leur talent à combattre les méfaits de certains comportements sociaux qui entravent l’épanouissement de la femme africaine d’aujourd’hui. La Sénégalaise Aminata Maïga Ka en est l’exemple” (771). Quant à Laurence Porter, il applaudit seulement le roman de Mariama Bâ, Une si longue lettre, qu’il considère comme une exception dans la représentation de la condition féminine: “The first of these novels is of great interest insofar as it is feminocentric, as yet a rare phenomenon in Senegal” (897).

Nonobstant la perception réductrice initiale de ces analystes de la littérature africaine, l’œuvre de Nafissatou Diallo se présente comme un témoignage poignant sur la condition féminine au même titre que celle de ses consœurs plus célèbres. En effet, parmi les trois écrivaines qui forment cette première génération de romancières au Sénégal, Diallo est la seule à camper uniquement des femmes comme personnages principaux, et qui plus est, évoluant dans les sociétés traditionnelle et moderne: Safi, Thiane, Awa et Fary sont effectivement les héroïnes de ses quatre romans, cités plus haut. Cette caractérisation romanesque s’avère éloquente dans une tradition littéraire où l’image du personnage féminin – issue d’une construction sociale et symbolique durant un demi-siècle de littérature sénégalaise dominée par des écrivains mâles – reflète sans ambiguïté une idéologie institutionnelle patriarcale: “a woman who exists on paper and who is spoken for rather than speaking” (Miller 259). D’où la pertinence du personnage féminin de Diallo, représentée dans une période formative de la vie, à savoir de la petite enfance à l’âge du mariage. Son approche reproduit le modèle du roman initiatique révélant les circonstances qui façonnent la socialisation des femmes dans la société sénégalaise. À ce titre, la remarque de Susan Stringer est édifiante quand elle compare, en fonction des contextes représentés, la première œuvre de Diallo, De Tilène au Plateau, à celle de Mariama Bâ, Une si longue lettre, que la critique considère en général comme le premier récit féministe du Sénégal: “(W)hereas Diallo is anxious to recreate the Dakar of her childhood and to show us the forces which shaped her early life, Bâ is more interested in the relationships between men and women and the problems which a mature woman faces in present-day Senegal” (78). Nafissatou Diallo finit donc sa représentation du personnage féminin là où elle commence chez Mariama Bâ. Il convient ainsi de souligner que, de par son approche thématique également, Diallo est la première écrivaine de la condition féminine du Sénégal malgré la réception défavorable que le discours d’escorte initial a longtemps entretenu dans le champ littéraire en dépeignant l’auteure comme une écrivaine indifférente à la cause féministe. Notons toutefois qu’il existe une critique affirmative de la représentation féminine dans l’œuvre de Diallo, comme chez Delgado-Norris, Hitchcott, Ngom ou Watson. Mais là où elle figure positivement, on privilégie plutôt une lecture idéologique.

Selon Irène Abissa d’Almeida, si l’on considère la définition du féminisme comme une prise de conscience de la femme, alors le discours de la majorité des écrivaines d’Afrique noire se situe bel et bien dans un courant féministe. Car ces écrivaines repensent et conceptualisent l’idée du féminisme de façon à lui donner des formes qui répondent mieux aux besoins et aux aspirations des femmes africaines et qu’il est surtout important de se poser des questions sur les formes de discours que ces femmes adoptent par rapport à l’expression de la condition féminine: “(P)ar quelles stratégies littéraires et idéologiques parviennent-elles à décrier l’oppression, l’exploitation, l’exclusion, les multiples colonisations subies par les femmes?” (50). Cette problématique exige l’analyse de stratégies discursive et institutionnelle à l’œuvre dans ces écritures car les identités sont des réalités d’ordre discursif, construites historiquement et donc susceptibles d’être déconstruites en fonction des besoins sociétaires et des opportunités politiques comme le souligne Pierre Halen (26). Voilà pourquoi notre étude s’appuie sur une conception des textes comme réalité à la fois littéraire et sociale et privilégie ainsi l’analyse du discours: “Le discours se distingue de l’idéologie qui n’est pas exclusivement un fait de parole […] la perspective du discours déplace l’attention des idées vers les énoncées” (Bourque 613). C’est en ce sens d’ailleurs que Toril Moi et Janet Wolff s’accordent sur la nécessité de combiner la critique textuelle et l’analyse sociologique des institutions de production de la culture pour une étude politique et littéraire efficace des œuvres de femmes. Puisque Diallo appartient à la première génération de romancières au Sénégal, il convient donc d’examiner les thématiques privilégiant les conditions d’émergence et les attributs de la littérature en tant que discours spécifique. En d’autres termes, il est nécessaire d’adopter l’explication des textes où se disent les prises de position; car il est évident que la mise à l’écart du canon des œuvres de femmes a souvent suscité des stratégies de légitimation adaptées chez les écrivaines. L’œuvre entière de Diallo démontre ce postulat à travers son écriture.

Dès le début de l’autobiographie, De Tilène au Plateau, Diallo attire l’attention du lecteur sur le rôle mémoriel qu’elle assumait au sein de sa famille: “Je sers aux miens de mémoire collective pour les réunions du passé […] et ils sont tout étonnés, en disant: ‘Oui, oui… quelle mémoire tu as’” (14). Et plus tard dans les derniers chapitres de l’ouvrage, elle revient encore sur cette activité relativement à l’histoire familiale et personnelle: “Aujourd’hui, c’est avec le sourire que j’écris mon passé” (112, nous soulignons). Il est admis que la restitution du passé vise moins à rétablir une vérité objective qu’à célébrer quelques actions choisies qui acquièrent une valeur de symbole ou d’exemple (Tcheuyap 260). Ainsi Diallo traduit ce concept de passé à mythologiser en ces termes: “J’adorais l’histoire, j’entends la mythologie. Notre professeur nous l’enseignait avec art. Je l’écoutais émerveillée, transportée dans ce monde de magie, d’orgueil, de prouesse, de haine et d’amours” (82). Cette prédisposition chez l’auteure explique la référence à l’intertexte traditionnel pour illustrer le sens de l’honneur à travers l’action de protagonistes mâles et femelles en vue de démocratiser le passé: “Nos contes et nos légendes étaient pleins de filles chastes, de guerriers héroïques, de mères nobles jusqu’à la mort” (88). Si la valeur symbolique du passé constitue de ce fait la motivation principielle de l’écriture pour Diallo, alors le fait d’appréhender sa posture comme articulation de textes et de lieux sociaux s’applique correctement à son œuvre autobiographique. Il s’agit en effet d’une posture, en prise sur l’histoire et le langage, qui se donne comme conduite et discours tout comme elle se manifeste à travers diverses formes de relations textuelles et transtextuelles par rapport à l’œuvre.

Vu que le discours littéraire se mesure au fait qu’il est l’acte de faire apparaître l’idée du référent dans son propre déroulement, nous considérons comment la stratégie littéraire de l’auteure s’articule dans l’avant-propos de De Tilène au Plateau pour invoquer une légitimité institutionnelle; dans la thématique ethno/auto/bio/graphique de l’ouvrage pour étayer une démarche subversive; et dans la référence au conte de Koumba pour indiquer une clé de lecture allégorique.[4]

La spécificité du discours de Diallo tient du fait que son autobiographie souscrit à la fonction argumentative du littéraire et de ce fait s’inscrit dans une poétique de contre discours et de confrontation à la doxa. En effet, nombres d’études ont déjà montré que l’écriture autobiographique des femmes africaines se présente comme une réécriture du modèle occidental: “Elles mettent au premier plan la partie publique de leur existence et tendent à minimiser les traits particularisants pour constituer leur personnage en modèle ou en type” (Borgomano 12). Cette pratique correspond à un enjeu capital de la littérature pour inscrire les valeurs dans l’histoire. Voilà pourquoi Diallo élabore un récit de vie personnelle tout en faisant le portrait de figures familiales.

Dans l’avant-propos, Diallo désigne sans ambages, le lieu d’où elle parle, le sujet-destinataire auquel elle s’adresse; c’est-à-dire le sujet et le sujet idéal qui sont visés et construits par l’acte d’énonciation. Cette position traduit clairement la conscience des enjeux de l’univers esthétique que la sociologie du champ a révélés en termes de lutte et de capital symbolique. L’intention chez Diallo de situer l’écriture dans un contexte institutionnel spécifié explique ce ton ironique soulignant le paradoxe du statut de la femme engagée dans l’activité créative: “Sur quoi écrirait une femme qui ne prétend ni à une imagination débordante ni à un talent d’écriture singulier? Sur elle-même, bien sûr” (9). L’auteure adopte donc une position pseudo-aberrante qui consiste à remettre stratégiquement en cause son autorité énonciative. Dire qu’on n’est pas héroïne de roman tout en écrivant un roman autobiographique ou qu’on n’a pas les talents d’un écrivain, tout en écrivant un ouvrage littéraire relèvent du paradoxe pragmatique, plus précisément de ce que Maingueneau considère comme une duplicité énonciative: il y a discordance entre l’énoncé et l’acte d’énonciation/écriture; le fait de publier un ouvrage où l’on annonce qu’on n’est pas écrivain est tout de même un acte auctorial (222). La duplicité travaille dans ce terreau du paradoxe pragmatique et cette stratégie de remise en cause de l’autorité énonciative est clairement un écho des pratiques institutionnelles de femmes écrivains à travers le monde littéraire. Et les femmes africaines ne sont pas en reste puisqu’elles adoptent des stratégies d’écriture qui s’inscrivent dans l’organisation sociale et culturelle. En effet, comme le “paradoxe du phénix,” expression chère à Maingueneau, ici l’autorité discursive de Diallo s’engendre de sa négation qu’elle prétend instaurer. Les valeurs du champ littéraire sont le résultat des luttes que se livrent les agents pour transformer “ce qui ne se fait pas” en “ce qui peut se faire” comme le firent Dada puis les surréalistes.[5] Voilà pourquoi un positionnement ne fait pas que défendre une esthétique; il définit également, explicitement ou non, le type de qualification requise pour avoir l’autorité énonciative, tout en disqualifiant les écrivains contre lesquels il se constitue (119). Il s’agit dans ce cas-ci des écrivains mâles qui ont longtemps monopolisé la parole littéraire sur la femme en Afrique durant plus d’un demi-siècle. C’est d’ailleurs pour les mêmes raisons que Mariama Bâ déclarait: “Si la parole qui s’envole marginalise la femme, comment jugera-t-on celle qui ose fixer pour l’éternité sa pensée?” (6). Ces considérations décrivent les conditions de production et de réception d’une prise de parole engagée et donc son caractère de discours constituant, défini comme l’inclusion d’un texte dans son contexte.

L’approche narrative qu’adopte Diallo dans Tilène se révèle sous la lumière du rapport étroit que Daniel Madélat a établi entre biographie et autobiographie en examinant l’évolution du genre du récit de vie. Le critique affirme que l’autobiographie qui représente le paradigme moderne de la biographie est destinée à explorer et à décrire et l’autre et nous-mêmes (Eversen 157). L’on appréhende mieux ainsi la construction narrative de l’existence chez Diallo dans sa formulation à la fois ethnographique, autobiographique et biographique.

La perspective ethnographique qu’annonce l’avant-propos de l’ouvrage ne laisse aucun doute: “le Sénégal a changé en une génération. Peut-être valait-il la peine de rappeler aux nouvelles pousses ce que nous fûmes” (9). Peindre ou évoquer ce “nous” ethnographique, pour préserver la mémoire collective, rôle longtemps dévolu à Safi dans son enfance, tel est l’objet déclaré de Tilène.[6] D’ailleurs, cette perspective trouve son écho dans la réception de l’ouvrage à l’étranger puisque que la Library of Congress l’a catalogué sous la rubrique DT: “Indeed it is catalogued with sociological studies of Senegal as descriptive ethnography (DT) rather than as autobiography (CT)” (Watson 43). Enfin, la mise en écriture de ce “nous” collectif pour décrire un peuple/une communauté, telle est également la signification étymologique que véhicule le mot, ethno/graphie, avec son radical et son suffixe. Ainsi, cette représentation multidimensionnelle d’us et coutumes au sein d’une famille de l’ethnie wolof dakaroise évoque-t-elle des événements significatifs comme les “baptêmes, deuils, mariages. Ces occasions [qui] regroupent encore aujourd’hui les membres disséminés des familles” (14).[7] Corrélativement, l’approche ethnographique met à nu l’organisation essentialiste d’une société patriarcale à travers le portrait d’une famille, dominée par les figures imposantes de grand-père et de père, et dans laquelle “les hommes, les enfants et les femmes étaient groupés séparément” (42) pendant les repas en conformité avec la philosophie du patriarche: “De sa génération, il avait gardé les principes stricts de l’Islam, élevant ses enfants avec rigueur selon les normes anciennes: l’homme en avant, la femme au foyer” (42). La voix ethnographique de l’auteure expose constamment la différence du statut social entre les hommes et les femmes, les garçons et les filles; c’est-à-dire l’inégalité entre les sexes. Elle plante ainsi le décor dans lequel la perspective autobiographique installe l’histoire d’une jeune fille en quête d’éducation.

“Voici donc mon enfance et ma jeunesse telles que je me les rappelle” (9): c’est en ces termes que Diallo conclut l’avant-propos de Tilène. Il convient de noter que dans ce roman racontant la jeunesse de l’auteure, la voix qui relate l’histoire établit une distance séparant les deux instances que sont la protagoniste Safi et la narratrice, Diallo. Cette distanciation participe ainsi des multiples discours de l’œuvre autobiographique. L’enfance et la jeunesse sont racontées sous forme d’une série d’anecdotes dont le thème principal demeure l’émancipation d’une jeune fille: “J’étais la première fille de la famille que grand-père déjà vieux, acceptait d’envoyer à l’école” (34). De ce fait, Safi, échappant aux contraintes d’une tradition conservatrice limitant la liberté des jeunes filles, incarne parfaitement le rôle d’héroïne atypique en fréquentant souvent les garçons pendant que les autres filles de son âge s’adonnaient naturellement aux travaux domestiques. D’où le sobriquet de “garçon manqué” (59) qui caractérise sa détermination et son objectif clairement exprimés: “J’avais besoin de leur savoir” (72) et “J’eus de bonnes notes…et réussis brillamment mon BEPC” (99). Le récit de cette quête du savoir émancipatoire – qui finit par le départ pour la France, “l’alma mater lointaine de tout écolier dakarois” (72) – est doublé du récit du comportement transgressif de Safi par rapport aux attentes de la famille et à l’imagerie construite de la féminité. Ainsi au sobriquet sarcastique de “garçon manqué” que ses cousines lui accolent s’ajoutent d’autres comme “Ouragan” (28), “Turbulente, fouineuse” (69), qui, tous, désignent son attitude iconoclaste, désapprouvée par ses instructeurs et particulièrement par son père à qui Safi déclare “la guerre froide” (91) parce que tout simplement: “Je voulais vivre et trouvais le chemin barré de restrictions. J’avais entrepris d’aimer et il voulait noyer mon amour dans ce qu’il appelait l’honneur. Je me rebellai” (90). L’on comprend alors pourquoi l’auteure signale le rôle de l’éducation dans sa formation dès le début de l’ouvrage: “Je prie pour mes parents disparus; je leur suis reconnaissante de l’éducation qu’ils m’ont donnée” (13).

Enfin, la voix biographique se charge de dire comment les parents disparus, Mame et Père, ont rempli leur fonction actantielle dans la quête de Safi: “Mais où serait l’intérêt de ce récit si la fin de leur existence était passée sous silence! S’ils étaient encore en vie, ce livre n’aurait pas vu le jour” (121). Et c’est à la grand-mère que revient le rôle d’adjuvant primordial: “Mame, […] fut une vraie lumière, […] elle me guida à travers ce qui fut un vrai réapprentissage de la vie” (91). Dans la même foulée, la narratrice révèle que l’inscription de Safi à l’école française est essentiellement due à l’influence de Mame sur son père qui admet: “Tu iras à l’école cette année. […] Tu peux remercier ma mère qui m’a convaincu” (6). L’exceptionnelle ouverture d’esprit de Mame dans ce contexte traditionnel trouve son explication dans la note biographique que Diallo esquisse pour sa grand-mère: “Mame était originaire de Gorée. […] (E)lle était l’un des êtres les plus complets que j’aie connus. […] C’est sa mère qui […] l’avait confiée à l’amie métisse qui se chargea de son éducation … [ce qui] permettra à Mame de visiter la France avec cette famille vers les années 1900” (15). Par contre la biographie du père, qui révèle certes l’affection entre Samba et sa fille, met surtout en exergue son rôle de figure traditionnel d’opposant dans le récit à travers la description d’actions réactionnaires, inconciliables avec l’agentivité féminine que prône Mame; puis l’auteur impute son conservatisme à l’incapacité de Samba de “se défaire du malheureux héritage paternel” (48). En effet, comme le précise Diallo, “né en 1902, mon père avait été modelé, dès son jeune âge, aux principes sévères de grand-père” (46). L’idéologie patriarcale du père, qui se reflète explicitement dans les instructions et conseils que Samba ne manque jamais de prodiguer à sa fille, est présentée comme un écho clair et fort du patrimoine culturel ou, mieux encore, du discours social, transmis dans la société wolof: “cela n’est pas une honte que de se soumettre à son mari. Malgré votre ‘occidentalisme’, vous ne porterez jamais le pantalon et le mari ne portera jamais non plus le pagne. Sois douce, patiente et généreuse comme ta mère” (118).

Enfin, conformément à la fonction de l’appareil paratextuel dans la qualification et le décodage du texte littéraire, la dédicace de Tilène annonce de manière cursive cette perspective que Diallo adopte afin de présenter l’ouvrage comme un prétexte pour la biographie de sa grand-mère Mame et de son père Samba:

 

A ma grand-mère,

A mon père,

Sans qui ni ma vie,

Ni cet écrit

N’auraient eu de sens.

Le dispositif énonciatif de cette dédicace, ponctué d’une série de lexies (grand-mère, père, ma vie, écrit, sens) explicitement ou implicitement infusées de l’étymologie du terme ethno/auto/ bio/graphique, est un livre ouvert sur l’intention de l’auteur. Le prétexte, ainsi admis, est d’autant plus significatif que la grand-mère et le père de Safi représentent des positions de discours, des rôles à tenir selon la définition actantielle de Goldenstein. Ainsi la relation téléologique entre l’héroïne et l’éducation apparaît comme une relation spéciale, manifestée sous la forme mythique d’une quête. Ces fonctions syntaxiques confèrent à Tilène sa facture de récit initiatique ou de roman de formation.[8] Ce procédé narratif lié à l’esthétique du récit oral ou traditionnel éclaire la tendance manifeste chez les écrivains à s’appuyer sur un répertoire présent dans la mémoire des pratiques littéraires; ce qui démontre, si besoin en est encore, que l’écrivain africain est également “socialisé à la pratique littéraire par référence à de grands ancêtres (récits fondateurs, biographies exemplaires) auxquels il emprunte des croyances, des motifs, des formes et des posture” (Meizoz). C’est ainsi que s’explique le besoin évident chez Diallo de souligner expressément le lien entre son écriture autobiographique et l’imaginaire culturel qui l’informe en affirmant dès les premières pages de l’ouvrage que:

Nous écoutions émus ou exaltés, les contes et légendes que nous racontait ma grand-mère.

– “Léebón,” disait-elle.

– “Lippón,” répondions-nous en chœur

– “Amon na fi,” reprenait-elle.

– “Dana am,” répondions-nous.

– “Kumba am ndéy ak kumba amul ndéy.”

C’était notre conte favori. Nous le réclamions souvent. (12)

Dans la mesure où les choix thématiques ou formels posés par les écrivains sont compris comme des prises de position et rapportés aux positions qu’ils occupent dans le champ, l’influence d’un intertexte particulier peut aussi être interprété comme prise de position comme l’affirme Aaron et Viala (111). Et c’est sous cet éclairage que la symbolique traditionnelle du conte de Kumba prend tout son sens dans l’interprétation du discours autobiographique de De Tilène au Plateau.

En contexte d’énonciation, indique Diagne (130), le récepteur est toujours invité à une interprétation de la parole émise puisqu’en installant la scène et le décor du conte indispensable à l’énonciation de la parole traditionnelle, le conteur ouvre un espace-temps en rupture avec la réalité quotidienne. C’est ce contexte que Diallo invoque avec sa référence au conte de Kumba. En effet ces actes socioculturels obéissent au lieu parce que le texte n’a de sens que conjoncturel; et le lieu de production est étroitement lié à l’instant du dire performatif; ce que Samba Guèye démontre en soulignant la fonction des trois cercles identifiables de la parole dans la société wolof du Sénégal que sont le “ruum” [le sol d’une chambre], le “ëtt” [la cour d’une maison] et le “pénc” [la place à palabre]: ces endroits sont les signes de l’encodage de la parole traditionnelle et selon que le conte est dit dans un de ces espaces ou non, le discours porté par le texte détermine son sens.[9] Cependant, il est important de noter qu’avec l’urbanisation et la modernisation de l’habitat, ces espaces ont été rénovés. De ce fait, la véranda [comme dans Tilène] par exemple est devenue un lieu qui combine les fonctions dévolues traditionnellement au “ruum” et au “ëtt”: “C’était là que nous nous réunissions le soir, après les repas, grelottant de froid ou transpirant selon les saisons, éveillés ou luttant contre le sommeil” (12). Cette adaptation convient parfaitement à la fonction discursive du conte de Kumba, l’orpheline, que Massamba Guèye considère comme le modèle de conte souvent dit dans l’espace “ruum” de la chambre et dans la cour de la maison, “ëtt,” et dont le message paraît appeler à la soumission à l’autorité mais sa valeur sémantique change et renvoie plutôt au refus de suivre les conseils de la marâtre [ou du père qui l’a épousée]. Enfin, ce conte propose – appliquant sa symbolique à Tilène – de rechercher une vraie mère [Mame: “J’ai toujours eu en elle une mère à qui un regard suffisait pour comprendre mes états d’âme” (Tilène 17)] parmi les grands-mères que représente la famille au sens large du terme. L’enfant [Safi] est interpelée sur la nécessité de se prendre en charge […] Ainsi, le conte [comme Tilène] met en scène une héroïne orpheline, qui fait preuve d’une force de caractère et d’une confiance en soi singulières pour survivre malgré un sort implacable. D’où l’importance de la véranda comme lieu d’énonciation du conte de “Kumba am ndéy ak kumba amul ndéy” que Diallo pose ainsi, dès le début, comme une clé indispensable pour la lecture de son ouvrage.[10]

En conclusion, si la critique néglige le fait que l’émancipation de Safi se formule dans sa voix codée de la suppression de l’ordre patriarcal, c’est tout simplement parce qu’elle fait abstraction de l’ethos auctorial de Diallo dans l’autobiographie. En fait, il s’agit d’appréhender une identité énonciative qui ne figure pas seulement dans les “contenus,” mais dans les diverses dimensions du discours. C’est là un impératif critique à satisfaire pour mieux cerner l’approche esthétique de Diallo qui renverse les symboles et schèmes perceptifs sur lesquels s’appuie la domination masculine en vue de mettre à nu la construction sociale et historique de la hiérarchie des sexes ou plus simplement la subordination de l’ordre féminin à l’ordre masculin. Dans la mesure où une posture d’auteur implique des faits discursifs et des conduites de vie dans le champ littéraire, celle de Nafissatou Diallo se lit clairement dans son autobiographie, pourvu qu’on tienne compte des dimensions rhétoriques et sociologiques de l’ouvrage. D’où la nécessité critique d’aborder le texte comme réalité à la fois littéraire et sociale pour comprendre le discours féministe chez Diallo comme prise de position s’opposant à toute forme de marginalisation socio-culturelle.

 

Œuvres citées

Aaron, Paul, et Alain Viala. Sociologie de la littérature. PUF, 2006.

Bâ, Mariama. “La fonction politique des littératures africaines écrites.” Écriture française dans le monde, vol. 5, no. 1, 1981, pp. 3–7.

Borgomano, Madeleine. Voix et visages de femmes. CEDA, 1989.

Bourdieu, Pierre. La Domination masculine. Seuil, 1998.

Bourque, Gilles, et Jules Duchastel. “Texte, discours et idéologie(s).” Revue belge de Philologie et d’Histoire, vol. 73, no. 3, 1995, pp. 605–19.

Charaudeau, Patrick, et Dominique Maingueneau. Dictionnaire d’analyse du discours. Seuil, 2002.

D’Almeida, Irène Assiba. “Femme? Féministe? Misovire? Les romancières africaines face au féminisme.” Notre librairie, vol. 117, 1994, pp. 48–51.

Delgado-Norris, Evelyne. “Alterations of the African Epic in Nafissatou Diallo’s Le Fort maudit and La Princesse de Tiali.” CLA, vol. 45, no. 1, 2001, pp. 41­–52.

Diagne, Mamoussé. Critique de la raison orale. Khartala, 2005.

Diallo Nafissatou. Awa la petite marchande. NEA, 1981.

———. De Tilène au Plateau. NEA, 1975.

———. Le Fort maudit. Hatier, 1980.

———. La Princesse de Tiali. NEA, 1987.

Eversen, Irene. “L’impossible discours biographique.” Au-delà des genres, Eds. Dominique Maingueneau and Inger Østenstad. L’Harmattan, 2010, pp. 147–72.

Gaye, Ibrahima. “Tendances actuelles de la littérature au Sénégal.” Commentaries on a Creative Encounter, Eds. Keith Baird and Jean-François Gounard, African-American Institute, 1988, pp. 11–15.

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Notes

[1] Les quatre romans de Diallo ont été publiés entre 1975 et 1987: De Tilène au Plateau (1975) ou Tilène dans ce texte, Le Fort maudit (1980), Awa la petite marchande (1981) et La Princesse de Tiali (1987).

[2] Le positionnement définit à la fois les opérations par lesquelles une identité énonciative se pose et se maintient dans un champ discursif et cette identité même (voir Charaudeau et Maingueneau, 453).

[3] Nous renvoyons aux études suivantes sur la sociologie de la littérature: Approches de la réception (Molinié et Viala), Le discours littéraire (Maingueneau) et Sociologie de la littérature (Aaron et Viala).

[4] Voir Molinié et Viala 22.

[5] Voir Aaron et Viala 107.

[6] Safi est le surnom de Nafissatou Diallo.

[7] Ces occasions concernent aussi les chants d’initiation (Kassak), le jeu du faux-lion (Simb), et le pèlerinage à la Mecque. L’ouvrage contient plusieurs notes en bas de page – nous en avons compté 46 instances où un mot, une expression ou un proverbe participent du métadiscours culturel – expliquant les xénismes wolofs qui émaillent le texte.

[8] Le même schéma actantiel se trouve dans L’Appel des arènes d’Aminata Sow Fall où le personnage principal est en quête d’un savoir traditionnel.

[9] Voir Guèye.

[10] Ce conte wolof, intitulé aussi “Kumba am ndéy ak kumba amul ndéy,” se traduit littéralement comme “Kumba avec mère et Kumba sans mère.” Safi, ayant perdu sa mère dans son enfance, serait donc l’alter ego de Kumba amul ndey, l’orpheline du conte.

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