9 June 2016 by Jessica Palmer
Deux personnages et une télé Review Article on: Radu Jude’s Lampa cu caciula (2007 winner of Sundance Jury Prize in Short Filmmaking)
Anca Mitroi
Department of French and Italian
Brigham Young University
as42@byu.edu
Lampa cuciula (Tube with a Hat, La lampe au chapeau). Réalisateur : Radu Jude; Scénario : Florin Lazarescu. 2007 winner of Sundance Film Festival’s Jury Prize in Short Filmmaking.
Le soleil ne s’est pas encore levé et, du train dont vont les choses en Roumanie, il se peut qu’il ne se lève pas du tout, laissant tout le pays patauger à l’aveuglette dans la bourbe des routes défoncées. Et pourtant, dans l’obscurité, les oies sont éveillées car leur criaillement se fait déjà entendre. Plus tard, dans les champs, c’est le chant des petits oiseaux et finalement, à la lisière de cette étendue verte, là où « la ville » est annoncée par ses HLM grisâtres, ce sont les aboiements des chiens : chaque espace est identifié grâce à ses voix familières. Mais au-delà de ces distinctions, par-dessus tout et partout, pénétrants comme la pluie qui traverse les toits des maisons, les bottes et les canadiennes de seconde main, on entend des jurons. Dans le film « La lampe au chapeau » (« Lampa cu caciula ») les jurons, les blasphèmes, les gros mots, tombent de partout, marmonnés à voix basse, criés à tue-tête, susurrés avec complicité, énoncés avec condescendance, crachés entre les dents avec mépris, articulés grassement avec la volupté de la bassesse. A travers cette mare d’obscénités, grossièretés et menaces, un enfant s’avance, vaguement souriant, calme mais prudent comme s’il marchait sur un terrain miné. Il doit atteindre son but : faire réparer la vieille télé de la famille pour qu’il puisse regarder son émission préférée. Voici le sujet du film de Radu Jude, « Lampa cu caciula » (« La lampe au chapeau ») qui a reçu au Festival de Sundance le Prix du Jury pour le meilleur court-métrage international.
Si la laideur du paysage et la vulgarité du langage choquent, « La lampe au chapeau » n’en est pas moins un film délicat, sensible et ironique, où une beauté subtile émerge brièvement de la fange d’un monde abruti. Radu Jude, jeune cinéaste de 29 ans, n’est pas à son premier film et d’ailleurs, « La lampe au chapeau » n’est pas à son premier succès, ayant remporté le prix du jury au Festival de Montpellier en 2006. Le nom de Radu Jude s’ajoute ainsi à la liste croissante de jeunes cinéastes roumains comme Radu Munteanu, Cristi Puiu ou Corneliu Porumboiu, représentants d’une nouvelle génération qui se fait remarquer depuis quelques années dans les festivals de cinéma et qui semble avoir trouvé sa voie, détachée à la fois des tâtonnements indécis de la « transition » et des traditions des vieilles générations de cinéastes communistes.
Les spectateurs roumains auraient raison de se demander ce que le jury de Sundance a pu apprécier dans ce film : seul le public roumain saurait déchiffrer les signes si familiers, pour lui, de l’existence de tous les jours, les voir comme autant de sources du fameux « effet de réel » alors que pour tout autre spectateur ils passeraient inaperçus ou bien ils seraient totalement dépourvus de sens. Pour le spectateur roumain, chaque signe s’ordonne, se range à la place prévue pour compléter l’image de la misère quotidienne, une sorte de fin [continue] du monde qui n’en finit pas d’agoniser. Dans les 22 minutes du film, aucun détail n’est laissé au hasard : la pluie qui passe à travers le toit, le pont qui manque, la boue, le sac en plastique à carreaux, la couverture à hideux dessins bleus dont on se sert pour transporter la télé, l’enseigne du réparateur d’électroménagers, gribouillée sur le mur de l’HLM de la même main qui affiche sur les mêmes murs lépreux les slogans politiques, les obscénités ou la fidélité à une équipe de football. La musique de fond, les connotations des expressions intraduisibles, et même les bribes de conversation dont les sous-titres ne sauraient rendre compte, tout cela reconstitue ce monde insoutenable, mais qui s’est banalisé pour tant de Roumains à un tel point que son effroyable prévisibilité finit par rassurer étrangement, comme les immanquables catastrophes, monstres ou horreurs dans les contes de fées.
Dans « La lampe au chapeau » , ce qui est remarquable dans la construction minutieusement élaborée de ce monde de laideur et pauvreté, c’est l’absence de tout pathétisme et de toute intention de pittoresque documentaire. Les détails adhèrent aux contours des personnages et les rendent plus distincts. Et c’est là où le film devient « visible » pour tout spectateur. Il s’agit de la curiosité de l’enfant qui insiste à poser ses questions—se faisant engueuler au lieu de toute réponse—, la délicatesse avec laquelle il observe une fourmi –tandis que les adultes bienveillants, ne pouvant imaginer que quelque activité malintentionnée, le menacent d’une bonne raclée, et surtout son obstination à désigner les choses soit par le mot propre, soit par une appellation tendrement métaphorique, alors que les grands, dont le vocabulaire restreint ne semble comprendre que des jurons, ne font que répéter les mêmes vocables obscènes.
La caméra emprunte la perspective d’un enfant, restant très bas, près de la terre, comme au niveau du regard du petit protagoniste qui ne lève pas les yeux et qui semble ne pas faire attention à ce qui l’entoure, alors qu’en réalité, il observe tout en silence. L’espace est étroit, borné, même quand il s’agit de vues extérieures, et l’obscurité est pesante. Quelques exceptions ou la perspective s’ouvre large, pour incorporer une sorte inattendue de beauté : le père, courbé sous le poids du fardeau et le fils camouflé par son ciré à capuche, tirant chacun de son côté la couverture dans laquelle ils transportent la télé devenue une sorte de troisième personnage, apparaissent soudain, minuscules, perdus dans l’immensité verte du champ où l’on entend les oiseaux ; sur le bord de la route boueuse qui occupe presque tout l’écran, un arbre fleuri, blanc, brille dans la lumière blafarde. Les moments de beauté sont rares, saisissants et mémorables, comme l’image d’une petite lampe à abat-jour qui rappelle le clair-obscur des tableaux de Georges de la Tour.
La psychologie des personnages est esquissée de quelques traits précis, pertinents pour les spectateurs roumains qui peuvent reconnaître les dialogues habilement construits par Florin Lazarescu– et cela parce qu’ils ne les ont entendus que trop souvent. En même temps, ces altercations sont aussi suggestives pour tout public, car elles incarnent les stratégies discursives du lâche qui trouve toujours quelqu’un de plus faible à humilier. Personne ne rate aucune occasion de rabaisser et d’insulter celui qui, par sa position sociale ou par accident se trouve au-dessous de lui. Les chauffeurs essaient de voir lequel d’entre eux proférera le juron le plus abjectement détaillé et, au bistrot, les buveurs ne manqueront pas d’humilier–devant l’enfant—le père accoudé, comme eux, à une petite table crasseuse, buvant à même la bouteille une bière bon marché. Le père rabroue grossièrement le fils pour affirmer son autorité, les « citadins» raillent « les villageois » et le réparateur de télés, descendu avec la majesté d’un guérisseur d’écrouelles parmi les clients qui l’attendent intimidés, peut librement cracher sur les vieux appareils qu’on lui amène et sur le père et son fils, venus du fond de leur village jusqu’à lui. Evidemment, pour les spectateurs roumains, cela n’est pas sans rappeler la fameuse nouvelle de Liviu Rebreanu où les personnages, père et fils aussi, levés avant l’aube comme ceux du film, se font insulter par tout le monde et tout comme le père et le fils de « La lampe au chapeau » sont accusés d’avoir fait la grasse matinée. Reprises un siècle plus tard, les accusations injustes et les insultes suggèreraient-elles une permanence de la bassesse et de l’injure ?
L’enfant passe sagement à travers cette pluie d’obscénités et d’idioties, persévérant dans son but : voir le film avec Bruce Lee à six heures. A la fin du périple, rentré à la maison, le petit restera quelques moments à regarder, faute de Bruce Lee, un documentaire sur la beauté du massif de Pietrosul. La voix claire de la présentatrice que personne n’écoute plus s’exalte devant des beautés d’une nature dont la description ne peut que contraster ironiquement avec le monde sale et sombre des protagonistes. Dans les dernières séquences, la télé seule restera à éclaircir l’obscurité de la petite pièce et la voix d’une diction parfaite continuera à chanter toute seule les merveilles du paysage roumain.
Malgré les références si précises, malgré l’abondance de détails dignes d’un documentaire, « La lampe au chapeau » n’est pas « une tranche de vie » et dépasse de loin les films roumains qui veulent parler des« réalités roumaines » à un public international. On peut dire aussi que c’est un film qui parle tout bas, à la différence de beaucoup de films présentés à Sundance et qui affirment très fort des messages politiques de grande actualité. Dans « La lampe au chapeau », l’ironie et la bienveillance, l’amertume et la résignation se font sentir dans le regard qui se faufile entre les débris, les tas de terre mouillée, les bâtisses délabrées comme après un cataclysme. Elles font réfléchir aux relations humaines, à la fragilité, au courage et à la peur, à la laideur et à la beauté. C’est dans ce sens que le court-métrage de Radu Jude s’apparente à un autre court-métrage d’il y a un demi-siècle : il s’agit de « Deux hommes et une armoire » , de Polanski qui, lui aussi, filmait ses personnages en train d’évoluer dans la poussière d’un monde encore en ruine.