13 June 2016 by Jessica Palmer
Review of Karen Harvey’s The Kiss in History
Anca Mitroi
Brigham Young University
mitroi42@hotmail.com
Karen Harvey. The Kiss in History, University of Manchester Press, 2005.
Dans son Journal d’un séducteur, Kierkegaard avait déploré le manque d’une étude sur le baiser. À ce qu’il semble, depuis la parution du Journal en 1843, le vœu du philosophe danois a été exaucé par-dessus le marché car les livres dédiés au baiser ne cessent de paraître.
Surtout pendant cette dernière décennie, les expositions, les colloques et les publications portant sur ce sujet se relaient à toute vitesse, témoignant ainsi d’un intérêt accru de la part des artistes, des universitaires, des scientifiques et du grand public. Avec des encyclopédies, histoires, manuels, guides pratiques et livres d’art, la multitude des ouvrages dédiés au baiser mettent le lecteur dans l’embarras du choix. Parmi tous ces titres récents, le livre qui retient notre attention ici est The Kiss in History, un ouvrage collectif réuni par Karen Harvey, publié en 2005 par University of Manchester Press. Ce qui le distingue des autres titres portant sur un sujet similaire c’est l’approche académique, qui exige des connaissances historiques et littéraires de la part des lecteurs. Il s’adresse ainsi à un public plutôt restreint, le baiser constituant en premier lieu l’instrument conceptuel et non l’objet de l’étude.
Avant de passer à d’autres considérations, il s’impose de remarquer l’intérêt pas du tout négligeable que portent tant d’ouvrages récents à l’oralité, à la bouche donc au baiser. Cette abondance a été sans doute encouragée par une tendance qui se fait remarquer dans la vie sociale et qui attribue aux baisers une place toute nouvelle, de la modernité de laquelle nous ne sommes peut-être que très peu conscients. Peu de lecteurs de livres sur le baiser savent que dans la civilisation occidentale au moins, la présence « assumée » de l’oralité est, depuis environ un siècle, si incontournable, si enracinée qu’elle a effacé les traces de son évolution, en faisant oublier que le baiser n’a pas toujours eu les fonctions dont il jouit maintenant. Depuis plusieurs décennies, ce qui se passait autrefois dans l’obscurité des voitures fermées, dans l’ombre des bosquets ou dans l’alcôve se passe maintenant en plein jour, dans la rue sous les yeux des passants. Alors que la durée des étreintes dans des films était jadis strictement limitée par la censure sous peine d’atteinte aux mœurs, les longs baisers passionnés sont devenus emblématiques pour le cinéma, et les amoureux s’embrassent désormais « comme dans les films ». Dans les publicités, les baisers servent de critère pour tester la résistance du rouge à lèvres, l’efficacité de la mousse à raser ou les propriétés rafraîchissantes du chewing-gum. C’est ainsi que, des recueils de poèmes jusqu’aux études historiques, des actes de colloques jusqu’aux catalogues d’expositions de photographies, l’étreinte autrefois personnelle et secrète est devenue un sujet incontournable, quelle que soit l’approche : psychologique, littéraire ou artistique.
Les ouvrages sur le baiser abondent et souvent leurs titres se ressemblent tant qu’ils pourraient prêter à la confusion : Le Livre du baiser, The Book of the Kiss, Le Baiser. L’intérêt pour le baiser s’est vu illustrer par nombre de nouveaux livres qui prétendent continuer une tradition ou bien prétendent s’en détacher: opuscules portant des noms prétentieux d’encyclopédies du baiser, des rééditions de traités plus anciens comme celui Francesco Patrizi, datant du XVI-e siècle, et, bien sûr, quantité d’histoires recueils, anthologies et méditations poétiques. Dans la multitude d’ ouvrages dédiés à ce même petit geste, plusieurs directions se dessinent. Tout d’abord, la catégorie à la fois la plus ancienne, la plus productive et la plus populaire est celle des « histoires du baiser » et qui correspond probablement le plus à ce que Kierkegaard avait en tête. Marqués par un désir d’exhaustivité, tous ces livres tracent moins une histoire qu’ils accumulent des anecdotes, des définitions de dictionnaire et surtout des citations littéraires de différentes provenances: Antiquité grecque ou romaine, chansons des troubadours, mythes et rituels plus ou moins exotiques, poèmes de la Renaissance ou romans naturalistes. Dans cette catégorie, parmi les ouvrages les plus notables—et les plus anciens, d’ailleurs—il faut compter The Literature of Kissing, publié en 1876 par C.C. Bombaugh, une étude anonyme parue à Nancy en 1888 et The Kiss and Its History, publié en 1901 par Christopher Nyrop.
Il faut remarquer que ces livres sont aussi parmi les plus cités, s’étant constitués en une sorte de « folklore » du baiser; souvent il ne s’agit même pas de citations, mais purement et simplement de « baisers volés, » témoins d’un véritable processus de contamination. C’est ainsi que les informations (souvent déjà de seconde main et difficiles à vérifier) d’un Bombaugh ou d’un Nyrop sont reprises sans faute par toutes les autres petites encyclopédies, histoires ou manuels du baiser qui se proposent d’éclairer le grand public sur ce sujet si incitant. Le lecteur y retrouvera immanquablement vocabulaire latin (osculum, basium etsuavium), les commentaires de Montaigne sur les inconvénients des baisers requis par l’étiquette aussi bien que les listes de jeux de société qui exigeaient des étreintes plus ou moins savantes ou gymnastes, dont le « baiser à la capucine » par exemple. En plus, fidèles à leurs modèles d’il y a plus d’un siècle, les encyclopédies, manuels et guides pratiques récents mélangent indistinctement citations littéraires, légendes et faits-divers.
Ces anthologies se font remarquer par leur constance et leur fidélité à elles-mêmes. Pour ne prendre qu’un exemple récent, en 2000, plus d’un siècle après le livre de Nyrop, Martine Mairal entreprend une nouvelle tentative d’ordonner les baisers littéraires dans son anthologie Le Livre du baiser. Les matériaux sont, à quelques exceptions près, français. Avec des catégories comme « baisers brûlants, » « l’enfance du baiser », « le baisemain », ou « baisers fatals », ce recueil se veut une sorte de livre ouvert : aux lecteurs d’inventer leurs propres catégories, d’ajouter leurs souvenirs, de dériver leurs interprétations. Sans prétention de théoricienne, Martine Mairal fait accompagner les catégories par de petites improvisations rêveuses qui rivalisent en lyrisme avec les citations mêmes. À part la décision–de nature pratique, imposée par les lois actuelles de la publication et des droits d’auteur–de limiter le corpus aux textes publiés avant 1930, un autre choix définit Le Livre du baiser. Se plaçant à la fois dans la lignée des anthologies du siècle dernier, il part de l’idée que le baiser est surtout un geste privé, érotique, amoureux et cela influence la sélection des citations, en même temps qu’elle détermine la perspective de la lecture.
L’autre particularité de ces anthologies est paradoxale dans sa nature : alors qu’elles tentent de retracer l’histoire du baiser, elles pèchent par anachronisme. Même si elles commencent par des origines qui se perdent toujours « dans la nuit des temps , » elles attribuent aux baisers de l’Antiquité ou du Moyen Age les mêmes fonctions que la société moderne donne maintenant à ce geste. Une telle perspective ne saurait que prêter à la confusion: si le baiser fait partie uniquement de la gestuelle amoureuse, comment rendre compte des baisers liturgiques ou appartenant aux rituels d’ordination ou d’adoubement, des baisers donnés aux objets de culte ou de ceux qui scellaient un contrat ?
Si cette catégorie d’études du baiser laisse beaucoup de questions ouvertes, l’autre direction, qui se veut beaucoup plus scientifique que les anthologies littéraires et qui touche à la fois à la psychanalyse, à la médecine et à la biologie, pourrait fournir au moins une partie des réponses. Depuis l’étude de Lombroso sur le baiser et depuis les écrits de Freud sur le stade oral, l’origine du baiser apparaît aux yeux de la plupart des chercheurs comme indubitablement liée à des fonctions vitales, surtout à la fonction de nutrition. Même si ce point de départ semble poser des bases plus solides pour une étude académique du baiser, il ne mène pas moins à une sorte de mythe originel du baiser sous la forme d’histoires de mères qui nourrissent les enfants de nourriture régurgitée. Par son côté biologique, il conduit à des études qui, comme The Anatomy of Love de Helen Fisher, excluent toute dimension socioculturelle et examinent le comportement des gorilles, des poissons ou des papillons et parlent en termes de phéromones, enzymes et dépense calorique. Le baiser devient ainsi un élément clef de la reproduction et, par conséquent, de la survie des espèces. Même un livre comme Ecrit sur la bouche publié par le médecin Claude Olivenstein en 1995, malgré le ton de méditation poétique qu’il emprunte parfois, ne se démord pas de cette tendance. Le baiser est inclus entre la tétée et la visite chez le dentiste ; malgré quelques références littéraires et souvenirs personnels, la toile de fond relève plus de l’anatomie et de la physiologie que d’autres aspects, avec un chapitre dédié à la langue, un autre aux lèvres et un autre aux dents et au dentier.
Un peu à part dans cette catégorie est l’étude mi-badine mi-sérieuse de Adam Phillips, On Kissing, Tickling and Being Bored parue en 1993 et par laquelle le geste du baiser quitte la place si simple et commode qu’on lui attribuait traditionnellement au sein de l’oralité pour acquérir un statut plus ambigu et pour devenir le siège d’une multitude de questions. Traduit comme Baisers, chatouilles et autres petits riens, le livre de Phillips s’attarde sur des comportements qui , même s’ils détiennent parfois une place importante dans notre vie privée, ils gardent un statut plutôt marginal quand il s’agit de les définir et de les expliquer, comme si les psychanalystes ne savaient pas trop quoi en faire. Dans ce sens, le livre de Phillips reste une sorte de paradoxe : sa perspective est ouvertement psychanalytique, mais, en fin de compte, il questionne la portée de la psychanalyse et en souligne les limites à travers des comportements qui s’échappent à de telles approches. A partir des remarques de cette étude, les lecteurs peuvent se demander à juste titre pourquoi un geste si répandu, si commun, que différentes interprétations lient à la nutrition et à la sexualité, reste finalement si marginal dans l’œuvre de Freud, mentionné juste ça et là dans le contexte du stade oral et de quelques « cas ».
Une des réponses serait probablement dans la dimension culturelle du baiser ; souvent ignorée, elle constitue néanmoins le centre d’intérêt de quelques autres études, même si celles-ci sont beaucoup moins nombreuses que les anthologies littéraires, les manuels pratiques ou les « physiologies » du baiser. Il s’agit, par exemple, de l’ouvrage passé presque inaperçu de Gladys Amad, intitulé Le Baiser rituel. Un geste de culte méconnu et publié en 1973, mais surtout de deux excellents livres, l’un par Nicolas James Perella, The Kiss Sacred and Profane,devenu classique dans son genre et suivi, à presque quarante ans de distance, par celui de Yannick Carré, Le Baiser sur la bouche au Moyen Age. Très minutieusement documentés, fondés sur des recherches attentives, ces deux livres entreprennent un parcours inédit dans l’histoire du baiser en marquant une rupture dans la longue série d’ouvrages faciles de « vulgarisation ». Même s’il reprend les références traditionnelles à l’origine du baiser et à son vocabulaire, Perella insiste sur la dimension socioculturelle du geste et met en lumière le monde moins connu du baiser en tant qu’échange spirituel et partie du discours religieux. Il souligne que le baiser n’a pas toujours eu les significations que nous lui attribuons de nos jours et se penche sur des textes religieux pour étudier ensuite la persistance d’un discours –ne serait-ce que résiduel—du sacré jusque dans les écrits du XVIII-e siècle. Carré continue cette étude et, s’appuyant sur de très riches références à des contrats, écrits théologiques, chroniques ou textes littéraires, met en lumière sur l’inépuisable complexité des fonctions du baiser au Moyen Age.
Ce parcours dans l’histoire des ouvrages sur le baiser nous ramène à The Kiss in History de Karen Harvey. Même s’il a paru en même temps que d’autres livres de la même année (notamment ceux d’Alain Montandon, Le Baiser: le corps au bord des lèvres (2004) et Le Baiser des Lumières (2005), il s’en distingue nettement (par son approche, sa matière et son style) comme il se distingue des nombreux livres plus ou moins populaires dédiés à ce geste. Les lecteurs sont mis en garde dès les premières lignes : s’ils sont à la recherche des inventaires de baisers, s’ils cherchent encore des spéculations ou anecdotes portant sur les origines de cette pratique, ce n’est pas dans The Kiss in History qu’ils vont trouver l’objet de leur quête. C’est dans les anthologies pour les curieux, depuis celles de la fin du XIXe siècle jusqu’aux recueils plus récents, qu’ils trouveront les exemples de baisers littéraires, statistiques cocasses et curiosités ethnographiques remontant jusqu’à l’homme des cavernes.
Contrairement aux anthologies se piquant d’exhaustivité, ce nouveau livre sur le baiser annonce un but apparemment plus modeste, plus limité, mais grâce auquel il réussit à atteindre une rigueur et une profondeur remarquables. En plus, il faut souligner que The Kiss in History diffère aussi des deux autres ouvrages fondamentaux auxquels les auteurs font d’ailleurs référence, à savoir The Kiss. Sacred and Profane de Perella, et Le Baiser sur la bouche au Moyen Age, de Yannick Carré. Dans la préface du livre, Karen Harvey souligne que, même s’il y a une certaine dimension chronologique, il ne s’agit pas d’une histoire du baisermais au contraire, du baiser dans l’histoire. Cette différence n’est pas une simple nuance, bien au contraire, elle a des implications profondes. Cela veut dire que chaque chapitre prend le cas d’un baiser et le considère dans sa fonction d’indice des modifications socioculturelles de la société dont il relève. Par conséquent, ce qui confère l’unité de l’ouvrage n’est pas la succession chronologique (depuis les “origines nébuleuses” du baiser jusqu’aux pratiques contemporaines) mais l’approche, c’est-à-dire, l’histoire culturelle. De cette manière, l’étude est plus redevable aux théories de Norbert Elias, Foucault, Lynn Hunt ou Robert Darnton, qu’aux définitions, descriptions et classifications de baisers.
Né d’un colloque organisé à Londres en 2000, The Kiss in History est une étude très minutieusement documentée qui s’appuie sur des recherches approfondies et qui, malgré son sujet apparemment si populaire, s’adresse à un public averti. Une préface qui établit les fondements théoriques et une postface érudite encadrent les huit chapitres du livre. Le sérieux de la recherche et la nature–pour la plupart non littéraire—du corpus examiné (documents juridiques, procès-verbaux, articles médicaux, études théologiques, correspondance et journaux intimes) n’en font quand même pas une oeuvre moins passionnante. En suivant différents « cas » de baisers, le lecteur peut assister aux débats de l’Eglise Protestante sur la relation entre le corps et l’esprit, passer en revue les définitions de l’hérésie ou assister à la naissance de nouveaux codes de conduite sociale. Ce sont encore les baisers qui, donnés dans des circonstances parfois inhabituelles, permettent de mesurer les conséquences de la redéfinition des rôles des classes sociales ou d’identifier des tournants significatifs dans l’histoire de la sexualité.L’approche qui confère la cohérence de l’ouvrage est l’histoire culturelle. Cela fait que les auteurs des huit chapitres du livre examinent non pas la manière dont les gens s’embrassaient dans le passé, mais ce que le baiser et ses représentations peuvent communiquer sur une société considérée à un moment précis de son évolution. En plus, si d’autres ouvrages sur le baiser traversaient sans trop de scrupules les frontières géoculturelles pour parler du baiser chez les Esquimaux, chez les Asiatiques ou les Africains, tous les chapitres du Kiss in History, se concentrent sur l’Angleterre avec une seule exception portant sur l’Allemagne luthérienne.
Divisé en trois parties, le livre examine tout d’abord le baiser comme partie d’un rituel : le rituel religieux du «pax» ou baiser de paix en Allemagne à l’époque de la Réforme, et la contrepartie du baiser religieux dans le « baiser infamant » comme acte de soumission au diable, tel que le rapportaient les procès de sorcellerie. Les chapitres suivants sont dédiés aux mutations et aux comportements sociaux et érotiques, et aux transitions de la sphère publique au domaine privé. Du XVIIe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle, la société anglaise voit le baiser se transformer graduellement, de geste d’amitié ou de salutation polie, innocente, en geste privé de plus en plus sexualisé. Les idées de frontière et de déplacement des frontières constituent l’élément clé de cette partie : les trois chapitres considèrent le baiser comme témoin des transgressions des conventions sociales et des enjeux de ces transgressions: il s’agit de distinguer entre amitié platonique et conduite scandaleuse, entre adultère et familiarité. Dans ce contexte, la présence d’un chapitre sur la destinée du bouche-à-bouche au XVIII-e siècle pourrait surprendre, car ce geste appartient plutôt au monde médical. Mais la destinée de cette pratique désignée en anglais par le nom de « kiss of life » soulève des questions portant sur l’intimité et de la signification érotique ou non du contact physique.
La dernière étape est constituée par le baiser comme témoin dans les jeux du pouvoir et dans les rapports entre différentes classes sociales. Le scandale autour des baisers électoraux au XVIII-e nous permet de reconstituer les codes complexes des rapports qui s’établissent entre différentes classes sociales lorsque ces rapports sont intersectés par l’inégalité des sexes. Un problème similaire est soulevé par la mention d’un baiser que la maîtresse de la maison donne à la jeune gouvernante. Son geste indique la relation qui pouvait se tisser entre deux femmes de condition sociale différente, mais dont la fragilité et la souffrance permettent de dépasser la séparation rigide entre les classes à l’époque victorienne. L’étude se clôt avec les baisers entre des soldats mourants, au milieu de l’horreur indescriptible des tranchées de la Grande Guerre. Moins connus (et souvent gardés comme un secret par leurs protagonistes) ces baisers parlent d’intimité, tendresse et sensibilité et de l’effacement des codes courants de conduite sociale entre des hommes perçus en général comme mâles durs, sans peur et surtout hétérosexuels. Alors qu’il s’inscrit dans la suite logique des analyses du baiser comme signe de transgression, ce dernier chapitre renoue, en quelque sorte, avec la tradition des anthologies, non pas par la méthode ou ses buts, mais par un corpus qui met sur pied d’égalité poésies, romans et documents historiques.
Après un parcours si attentif qui, en analysant les circonstances et les fonctions d’un geste, révèle tout un monde de rôles et comportements socioculturels, les lecteurs peuvent s’étonner de la déclaration qui se trouve au cœur de la postface et qui soutient que le baiser reste un sujet négligé. Tout en soulignant la qualité des chapitres du livre et la pertinence des études des gestes dans la perspective de l’histoire culturelle, ce bilan savant replace le baiser dans le contexte des œuvres d’un Martial, Clément d’Alexandrie, Chaucer ou Shakespeare pour souligner l’insuffisance, l’imperfection de toute analyse d’un comportement si labile. En d’autres mots, sachant que le baiser est un geste si inconstant, si mutable, comment l’examiner sans se perdre dans les méandres des jeux des significations, des pratiques disparues, des dimensions sociales et des expériences personnelles? Comment affirmer qu’on étudie le baiser alors que, à la fois protéiforme et inchangé, il semble se dérober à toute tentative de définition et de prise en compte ?
La postface relie ainsi le dialogue avec les « histoires du baiser » et, en reprenant implicitement le commentaire de Kierkegaard, elle rouvre toutes ces questions. La réponse est, peut-être, dans le proverbe : « Qui trop embrasse, mal étreint» : Toute aspiration à l’exhaustivité dans l’étude du baiser est vouée à l’échec et, quelque frustrés que les chercheurs soient devant la matière fuyante de leur étude, la meilleure approche est de s’y attaquer sans s’imaginer pouvoir la conquérir dans sa totalité. Finalement, qu’est-ce que le baiser ? L’histoire culturelle nous montre que si le geste est plus ou moins le même dans sa pratique, par contre, ses significations, ses circonstances, le rapport entre ses actants marquent des mutations sociales, des changements de comportements et des bouleversements de valeurs. Quand on l’examine, s’agit-il donc d’examiner le geste ou d’en examiner le contenu, les fonctions et les règles qui le gèrent ? De toute manière, une étude sérieuse ne saurait qu’analyser de petites parcelles de cette mosaïque, pour reconnaître des éléments de continuité et déceler des ruptures.
Dans tout cela, il faut toutefois noter l’absence d’une sorte de suite : un fossé sépare d’un côte les études de Perella et de Carré qui révèlent les fonctions publiques, sociales mais surtout spirituelles du baiser, et, de l’autre côté, les baisers érotiques du XVIIIe siècle, les baisers comme étape de la séduction aussi bien que toutes les étreintes qui constituent l’objet des « Histoires du baiser ». Le geste qui était au centre des écrits d’Origène sur le Cantique des Cantiques, qui faisait l’objet des sermons de saint Augustin ou de saint Grégoire ne semble avoir rien en commun avec le geste moderne et séculier. Il faut se demander, donc, à juste titre, si les fonctions rituelles si complexes du « osculum »sacré ont disparu sans trace. Si le discours religieux qui sous-tendait le baiser liturgique a été évacué, la référence transcendante du geste a-t-elle été complètement éradiquée ?
La littérature du XIXe siècle nous montre, au contraire, la persistance d’un discours que l’on pourrait désigner comme « archaïque »du baiser : il ne s’agit point d’une « re-sanctification » du geste, mais souvent d’un dialogue que les textes littéraires modernes entretiennent avec un discours religieux devenu inefficace puisque vidé de son sens originel.1 En empruntant les termes consacrés du baiser spirituel, l’oralité se convertit chez Chateaubriand, Balzac, Gautier ou Zola en signe de la mortalité et du périssable ; les étreintes ambiguës dans des rituels de consécration, les baisers porteurs de contamination, damnation ou mort reprennent à rebours l’image du baiser sacré tout en rappelant sans cesse sa dégradation, sa déchéance. Origène et Augustin avaient insisté sur l’opposition entre le baiser charnel, signe de concupiscence et rappel de la mortalité de l’homme, et le baiser spirituel comme partie d’un rituel qui mettait en scène l’union du Christ avec l’Eglise.. A l’époque où seule subsiste la pratique du baiser charnel, sans contenu spirituel, le geste lui-même fait souvent figure de « ruine » dans beaucoup de textes du XIXe siècle : la « ruine » du baiser sacré est encore visible, elle subsiste mais elle est « habitée » par d’autres contenus, tout comme le foyer paternel vendu et dégradé dans René de Chateaubriand ou le couvent devenu hospice dans Adieu de Balzac. Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que dans ces textes, le baiser scelle ce qui était déjà mort de manière figurée et marque la séparation définitive avec un monde révolu.
Il ne s’agit donc pas d’un réinvestissement des valeurs sacrées dans le baiser littéraire moderne ; les résidus du discours spiritualiste du baiser se retrouvent souvent à rebours, dans les écrits naturalistes d’un Zola, ou dans les contes fantastiques d’un Gautier ou d’un Maupassant où le baiser empoisonné, la morsure du vampire ou de la goule sont non seulement l’inverse du baiser porteur de Vie, mais aussi les indices de la désacralisation. En prenant le baiser non pas comme sujet en soi mais comme témoin des mutations sociales, le livre de Karen Harvey rend compte d’une partie de ce processus de sécularisation. Mais The Kiss in History vise surtout les textes non-littéraires. Pour combler l’écart qui sépare le baiser sacré du Moyen Age (qui va ensemble avec la condamnation du baiser charnel) et la consécration du geste érotique, tel le fameux baiser-viatique ou baiser-hostie de La Recherche du temps perdu, il faudrait examiner moins le geste d’embrasser que ses représentation littéraires comme métaphores d’un discours de la transcendance dans un monde séculier.
Le débat récent entre Luc Ferry et Macel Gauchet intitulé Le religieux après la religion pourrait rendre compte des avatars du baiser littéraire moderne. Ferry penche vers l’idée d’une « réinvention » moderne du religieux, alors que pour Gauchet, l’homme a quitté la dimension sacrée. Finalement, tel est l’enjeu d’une étude du baiser littéraire moderne : héritier d’un passé enraciné dans le sacré, il est souvent représenté comme lié à la transcendance, alors qu’il n’appartient plus qu’à l’expérience personnelle. S’il devient une manière de « réinventer » le rituel religieux ou s’il est tout simplement un détournement d’une valeur en dérive, cela reste encore à étudier. Le mérite du livre de Harvey est, entre autres, d’avoir mis en lumière le baiser en tant que symptôme d’un phénomène plus ample. L’étude du baiser littéraire moderne, étude qui reste encore à faire, pourrait, elle aussi, révéler les raisons profondes des traces d’un discours sacré muté en discours érotique, de la présence immanente de la mort dans chaque étreinte ou bien de la glorification de l’amour guéri de l’hantise de la culpabilité et du péché.
Notes
1. A ce sujet, voir mes articles “Verne : Étranges mécanismes de l’amour,” Jules Vernes dans les Carpathes, Presses Universitaires de Cluj et Presses Universitaires de Valenciennes, 2005, “On Proust: Forgotten Gestures, Perennial Meanings, Literature and Belief, 24: 1,2, 2004, pp. 27-39. “Pardonnez-moi, je vous parle. Le sacre de l’idylle chez Victor Hugo,” Acta Universitatis Apullensis, Alba Iulia and Cluj, 2003, 79-91 “Gautier et Zola. Baisers à bout de souffle », ,” Bulletin de la Société Théophile Gautier nr. 22 1999, 65-77.