La condition féminine en Afrique


Ken Bugul
Traduction d’un discours public présenté à Brigham Young University, le 1 mars 2018


Bonjour tout le monde! Le dernier intervenant a dit que si l’Afrique est toujours debout, c’est grâce aux femmes, et il a raison. C’est vrai que les femmes africaines, surtout en Afrique subsaharienne, tiennent l’Afrique comme un bébé dans les bras. Elles ne disent pas aux hommes: “Regardez ce que je fais.” Non, elles le font tout simplement. C’est comme cela que ça se passe. On dit: “Oui, on fait cela avec les hommes.” Mais en réalité les hommes n’y participent pas assez. Au Bénin, par exemple, on dit “Ils sont les pères de nos enfants.” Dans les pays du Golfe de Guinée (Ghana, Togo, Benin, Nigéria), on ne dit pas: ”mon mari.” On présente les hommes comme “le père de ses enfants.” L’homme introduit aussi sa femme comme la mère de ses enfants. C’est pour cela que si vous allez au Bénin, voulez me voir et dites que vous voulez voir Ken Bugul, vous ne me trouverez pas parce qu’ils ne me connaissent pas par ce nom. Si vous dites “Mariètou,” c’est encore pire. “Mme Biléoma,” jamais vous ne me trouverez. Mais si vous dites “la mère de Yasmina,” ils diront “Ah oui! La mère de Yasmina, oui! Elle voyage. Oui, elle est journaliste ; elle écrit. Oui, on la connaît.” “La mère de Yasmina,” c’est comme cela qu’on parle des relations entre femmes et hommes.

La situation du Sénégal—et surtout quand nous parlons des pays en Afrique, il ne faut pas oublier que c’est un grand continent. Alors si vous venez au Sénégal, il y a les femmes de différentes régions. Les femmes de ces régions ne sont pas toutes pareilles ; elles n’appartiennent pas aux mêmes groupes ethniques et ne pratiquent pas les mêmes religions. L’islam, par exemple, s’est d’abord implanté dans le nord du Sénégal avant de se répandre progressivement dans le reste du pays ; mais il n’est pas allé très loin. Dans les régions du centre du pays, on a le peuple sérère qui est beaucoup plus attaché à ses croyances traditionnelles qu’à l’islam. Notre ancien président, Léopold Sedar Senghor par exemple est un Sérère. Mais même dans le groupe sérère, il y a plusieurs sortes ou sous-groupes de Sérères. L’écrivaine Fatou Diome est un autre exemple de Sérère très connu dans le monde. Vous avez aussi les populations de l’est du Sénégal où se trouve le Ndoucoumane, mon village natal. Tout cela pour montrer que le minuscule pays du Sénégal est déjà un petit continent où nous parlons huit différentes langues locales qui sont toutes officiellement reconnues. C’est pour cette raison que le gouvernement a décidé que le Français, la langue de nos ex-colonisateurs, serait la langue officielle du pays, même pour ceux qui parlent les langues locales comme le wolof, une langue comprise et parlée plus ou moins par tout le monde au Sénégal.

Les premiers colonisateurs en Afrique, particulièrement en Afrique subsaharienne, étaient des musulmans Arabes. Ils ont apporté l’islam. Mais avant leur venue, la société traditionnelle n’était ni une société patriarcale ni une société matriarcale. Dans le système traditionnel, vous avez un homme et une femme, et en parlant de l’homme, il est un père, un frère, un fils, un mari, etc. ; mais son pouvoir dans la société ne venait pas de lui-même ; il venait de sa sœur. Si vous lisez L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, il y a un personnage qu’on appelle la Grande Royale. Le rôle de ce personnage principal dans L’aventure ambiguë démontre que même les hommes qui prennent les grandes décisions dans la société ont besoin du conseil ou de l’avis de la femme, en l’occurrence elle, la Grande Royale qui est la sœur de l’un d’entre eux. En wolof, nous l’appelons la “Badiene” et cela a une signification très importante au Sénégal: c’est la sœur du père. Pour équilibrer le pouvoir de l’homme dans la société traditionnelle, il est amorti et garanti par le pouvoir de sa sœur. En ce qui concerne la femme, ce rôle est joué par son frère, l’oncle de ses enfants à elle. La structure de la société traditionnelle ne reposait ni sur un système patriarcal ni sur un système matriarcal même si souvent les gens font l’erreur de penser que nous avions un système matriarcal traditionnel en Afrique. Non, il y avait un certain équilibre social dans l’Afrique de nos ancêtres parce que l’élément masculin était toujours avec la femme et l’élément féminin toujours avec l’homme. Au nom de l’équilibre social, tout le monde avait son rôle à jouer dans la tradition.

Mais quand les premiers colonisateurs sont venus, c’est-à-dire les Arabes avec l’islam, ils ont dit que l’homme était le seul responsable de la famille et qu’il était en charge de tout: la nourriture, les vêtements, la santé, l’amour, l’argent, etc. Les femmes, par contre, étaient déchargées de toute responsabilité et devaient juste se contenter de rester dans leurs petits coins.

Mais après cette première phase de colonisation, c’est-à-dire celle de l’Afrique par les Arabes, est venue celle des Européens avec le commerce des esclaves. Pour ces derniers, il n’était plus question d’homme et de femme: il suffisait juste d’être jeune et fort, et vous étiez qualifié pour être la marchandise dont ils avaient besoin. Eux aussi ont quand même apporté chez nous le système patriarcal qui régnait en Europe à cette époque, et ont renforcé la position de privilégié de l’homme dans la société. Donc on a d’abord eu l’islam puis ensuite le christianisme. Les deux groupes de colonisateurs qui ont amené ces deux religions chez nous ont contribué à la fabrication et l’imposition du nouveau rôle de l’homme fort dans la société africaine.

Avant les différentes colonisations de l’Afrique, les femmes avaient traditionnellement des rôles très importants à jouer dans la société. Il y avait des reines et des princesses dans nos royaumes, même à Ndoucoumane où je suis née.  Mais avec les différentes phases successives de colonisation, les femmes ont été mises de côté. Par exemple, les premières écoles ouvertes par les colonisateurs français se trouvaient seulement dans quatre villes: Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Ils avaient conféré à ces quatre villes situées sur la côte un statut particulier et avaient déclaré qu’elles faisaient partie des communes ou départements français. Saint-Louis était la capitale. C’est pour cela que tous les premières intellectuelles et écrivaines sénégalaises étaient originaires de ces provinces françaises. Les populations des autres régions du pays étaient considérées comme les indigènes. Même jusqu’au aujourd’hui nous avons de petits problèmes avec les habitants de ces régions parce qu’ils nous traitent comme les gens de la campagne, la population rurale.

Moi, en particulier, je suis la benjamine de ma famille. Mais je suis également la seule femme de ma famille à avoir été à l’école. A ma naissance, il n’y avait pas d’école dans mon village parce que les indigènes n’avaient pas d’écoles. Mais avec l’éducation, les femmes des régions indigènes ont commencé petit à petit à s’émanciper et à vraiment contester ce qui ne les arrangeait pas dans la société. Elles voulaient par exemple avoir accès à une éducation comparable à celle des citoyens des provinces françaises. C’est ainsi que la majorité des premières personnes impliquées dans les luttes pour l’indépendance de notre pays venaient de la partie indigène du Sénégal.

Grâce à l’éducation, la situation avait commencé à s’améliorer pour les femmes. Mais même quand la femme travaille et gagne un salaire, à la maison, l’homme va dire “Je suis le mari. C’est moi qui fournis la nourriture et les vêtements… C’est moi qui paie les factures… Tu peux garder ton salaire, et faire ce que tu veux avec.” Quelques hommes vont même jusqu’à dire: “Tu n’as même pas besoin de travailler.”

C’est cette atmosphère sociale qui prévalait chez nous quand arriva la décennie de 1980 avec son Programme criminel, terrible et horrible dit d’Ajustement Structurel (P.A.S.) qui a été imposé aux pays africains par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. L’une des nombreuses restrictions du Programme d’Ajustement Structurel était la suppression des emplois publics, et c’est à cause de cela que les hommes qui avaient le statut des seuls travailleurs et pourvoyeurs de nourritures des foyers s’étaient trouvés du jour au lendemain sans emploi et donc au chômage.

C’était à partir de ce moment que les femmes se sont alors levées pour recourir aux vielles valeurs de la société traditionnelle. Dans les pays du Golfe de Guinée, au Togo par exemple, on dit traditionnellement que: “L’homme doit trouver la terre pour construire une maison pour sa famille.” C’était la responsabilité de l’homme: la terre et la construction d’une maison.  Après cela, il pouvait aller passer son temps avec ses amis et faire ce qu’il voulait. Mais les femmes, traditionnellement, ont le devoir de nourrir, vêtir tout le monde, et prendre soin de l’éducation des enfants. Elles doivent s’occuper de la transmission des valeurs morales traditionnelles aux enfants. Et ce sont là des devoirs permanents, parce qu’il faut manger et se vêtir tous les jours. C’est l’exigence de régularité de ses responsabilités traditionnelles qui fait que la femme noire en Afrique Occidentale est une femme très dynamique, surtout face aux questions économiques du foyer et de la société.

Courant 1980 et 1982, les femmes africaines s’étaient donc remises debout pour faire face aux nouveaux défis socio-économiques que posait aux Africains le Programme d’Ajustement Structurel. Elles vendaient leurs bijoux, y compris ceux qui étaient en or et qu’elles affectionnaient si tant, afin de trouver de l’argent pour commencer un petit commerce. Il y en avait aussi qui ont travaillé dans les hôpitaux, dans des bureaux, auprès de femmes intellectuelles bien qu’elles-mêmes ne soient jamais allées à l’école.

En cette période, il y a eu beaucoup de divorces au Sénégal parce que les hommes étaient étonnés de voir les femmes debout en train de prendre leur place. Leurs rôles traditionnels n’étaient pas de nourrir les familles comme elles se voyaient obligées de faire. Mais cela irritait les hommes qui se sentaient humiliés.

On a vu beaucoup de divorces parce que, pour faire face à la situation de l’heure, les femmes avaient pris la décision de sortir et trouver du travail, d’aller au marché, de passer toute la journée dehors et de rentrer tard. Or pour les hommes, ce n’était pas possible que les femmes s’offrent de tels airs de liberté ; c’était une humiliation de plus qu’ils ne pouvaient pas supporter. Or, si vous demandez à une femme pourquoi elle vendait du poisson ou des cacahouètes dans la rue, elle vous répond: “il faut que je travaille parce que je dois prendre soin de mes enfants et de mon mari. Je dois trouver quelque chose parce que les enfants ont besoin de manger ; ils ont besoin d’éducation, etc.”

Je pense que cette circonstance économique avait permis aux femmes au Sénégal de retrouver leurs statuts dans la tribu et dans la hiérarchie sociale.  Mais l’importance de la nouvelle situation n’était pas seulement d’ordre économique ; c’est une conjoncture socio-économique qui a également beaucoup joué sur les changements des relations entre hommes et femmes des nouvelles générations. Si un jeune garçon sénégalais parvient aujourd’hui à se faire un statut social, c’est d’abord à sa mère qu’il exprime sa gratitude: “Je dois qui je suis actuellement à ma mère. Ma mère a payé pour mon éducation. Ma mère a travaillé, elle a vendu du poisson et des cacahuètes dans la rue pour que je m’en sorte. Ma mère était au marché. Ma mère a fait ceci, ma mère a fait cela.”

Les enfants de ces nouvelles générations rendent un hommage fort à leurs mères. Mais ce sont surtout les garçons. Pour les filles, c’est un peu différent. Elles pensent que si un garçon peut faire quelque chose, elles aussi peuvent le faire. C’est pour cette raison qu’il y a un taux si élevé de femmes migrantes en Afrique aujourd’hui contrairement à ce qui se passait avant. Elles quittent la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Sénégal et traversent le désert.

A partir du moment où les femmes aussi peuvent se tenir debout, elles aussi peuvent donc faire des choses ; elles aussi peuvent partir. Elles peuvent voyager. Elles peuvent partir toutes seules. Quelques-unes d’entre elles vont au Maroc et quelques autres à Dubai. Elles vont en Chine pour faire de l’import-export. Il y en a qui sont dans les marchés alors que d’autres sont en politique. Elles sont aussi dans les universités. Il y a beaucoup de femmes professeures à l’Université de Dakar par exemple. Il y en a parmi elles qui sont écrivaines, même si elles ne sont pas encore bien connues du grand public. Elles sont très intéressantes, ces femmes des nouvelles générations en Afrique. On ne lit pas assez les œuvres des jeunes écrivaines du Sénégal. Mais elles sont très intéressantes parce qu’elles sont et font le témoignage d’une autre génération.

Voilà comment les conditions des femmes au Sénégal changent et s’adaptent aux différentes situations du temps. Le vrai problème qui persiste cependant est que les filles plus âgées n’ont toujours pas accès à l’éducation. C’est l’une de nos préoccupations de l’heure parce que l’éducation est tellement importante. Quand on est instruit, on peut changer les choses. Mais si on n’a pas accès à l’éducation, on ne peut rien faire. Pour des raisons de scolarisaté, on peut repousser le mariage à plus tard et dire: “Non, quand j’aurai fini mes études ; quand je serai allée à l’université… Non, j’ai envie d’obtenir mon doctorat avant cela.”

Aujourd’hui les femmes peuvent attendre jusqu’à trente-cinq ans avant de se marier. Ma fille, par exemple, a trente-et-un ans et elle n’est toujours pas encore mariée. Aujourd’hui, cela est quelque chose de très normal au Sénégal. Or, avant, ce n’était pas possible ; les filles devaient se marier quand elles atteignaient l’âge de treize, quatorze, ou quinze ans.

Par contre, dans certaines parties du pays où les filles n’ont toujours pas encore accès à l’éducation, on voit la tradition des mariages des filles à bas-âge suivre son cours. Il y a aussi le problème de l’excision dans la région des Sérères et la partie septentrionale du pays. Les natifs de ces régions tiennent toujours à leurs traditions. Même s’il est vrai qu’on a des lois contre ces pratiques, il y a toujours des poches de résistance dans certaines régions du pays où elles continuent d’avoir droit de cité.

Le Parlement a, par exemple, interdit le mariage des filles qui n’ont pas encore seize ans, de même que la pratique de l’excision. Mais que peut une fille sans éducation? Sans aucune formation, elle ne peut se construire aucun plan d’avenir et va finir par retourner à ce qu’elle connaît: sa famille et ses traditions pour subsister.

***

Question: Quel est le rôle que le féminisme a joué ou continue de jouer dans la libération politique et économique des femmes au Sénégal?

Ken Bugul: Le mot “féminisme”… Les gens comme moi, c’est-à-dire ceux de ma génération—les femmes de ma génération, et peut-être aussi celles d’après qui sont allées à l’école et qui ont voyagé—connaissent ce mot. Dans un pays où près de la moitié de la population n’est pas instruite… ils ne connaissent même pas l’alphabet. Ceux qui connaissent le mot ”féminisme” sont ceux qui vivent dans les grandes villes. La première d’entre eux était Marie-Angélique Savané. En 1984, c’est elle qui avait parlé de féminisme et alors, ce fut la naissance du premier mouvement féministe au Sénégal. Mais une fois encore, ceux qui participaient aux activités du mouvement étaient des gens instruits, des gens qui avaient beaucoup voyagé dans le monde, notamment en Europe (au Danemark, en Italie, etc.).

La majorité des Sénégalaises n’avaient aucune connaissance du féminisme. Elles n’avaient conscience que du fait qu’elles avaient besoin de travailler. Elles avaient du mal à avoir accès à l’éducation et à la propriété personnelle. Elles voulaient surtout avoir accès aux microcréditx afin de pouvoir lancer leurs propres commences et prendre soin de leurs familles. C’est pour cette raison que le mouvement féministe au Sénégal a échoué ; il parlait de quelque chose qui n’entrait pas dans le cadre de la réalité africaine. Mais le mouvement féministe a dû être pareil partout dans le monde.

Quand nous parlons de féminisme, ce n’est pas un mot que la majorité des femmes en Afrique comprend. Pour elles, ce mot n’a pas de sens. Vous pouvez trouver des femmes qui parlent de féminisme en disant: “Il n’y a pas de problème, nous n’avons pas de conflits avec les hommes.”

Ce que veulent ces femmes est l’accès à l’éducation et aux services d’hygiène sanitaire. C’est pour cette raison que je dis qu’il faut revoir les programmes de développement et d’aide en Afrique. Si vous voulez faire quelque chose pour le développement des peuples en Afrique, c’est le microcrédit. Vous ne leur donnez pas d’argent ; vous le leur prêtez. Si vous voulez aider la femme en Afrique, envoyez trois filles à l’école et vous aurez ainsi contribué à émanciper trois filles ; c’est ainsi que vous aurez aussi contribué à sauver trois filles de l’humiliante et pénible pratique de mutilation génitale. Le développement du mouvement féministe dans un pays comme le Sénégal ne tient qu’à cela et non à l’importation de ce qui se fait ailleurs, notamment en France et en Amérique. Nous ne vivons pas les mêmes réalités dans tous les pays et sur tous les continents. Le mouvement féministe, s’il veut avoir de beaux jours en Afrique, devait s’adapter aux réalités de chez nous. Merci!

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