Mariama Bâ et Ken Bugul: De l’émergence à la radicalisation de l’écriture féminine en Afrique francophone subsaharienne


Christian Ahihou
Brigham Young University


Absence de la femme noire sur la scène de la littérature

Avant l’avènement de Mariama Bâ sur la scène de la littérature africaine d’expression française du sud du Sahara avec la publication de son roman épistolaire Une si longue lettre en 1979, la situation de la femme noire dans cette même littérature était bien déplorable: sa présence en tant qu’écrivain ou même simple lectrice faisait gravement défaut. Ses seules représentations étaient pratiquement le propre des hommes, seuls écrivains noirs à qui il était constamment reproché de tenir les femmes à l’écart du paysage littéraire dans son grand ensemble tout comme des sphères politico-administratives nationales du temps d’après les indépendances, c’est-à-dire aux environs des années 60. Ce dont on accusait ces hommes était précisément de ne peindre la femme noire dans leurs ouvrages (quand ils n’élisaient pas de l’ignorer complètement), que selon leurs propres intérêts. Il leur était reproché de ne développer que des rhétoriques antiféministes en ne prenant pas en compte les problèmes des femmes selon des perspectives purement féministes.

En citant l’exemple du poème: “Femme noire” de Léopold Sédar Senghor dans son livre Contemporary African Literature and the Politics of Gender Florence Stratton, par exemple, comptait ainsi étayer sa dénonciation des peintures de la femme noire vue des yeux de l’homme noir dans la littérature africaine de cette époque.[1] La femme noire dans le contexte décrit par Stratton était souvent réduite à l’Afrique-mère, la femme exposée nue pour le plaisir de l’homme toujours à la quête de la beauté sensuelle féminine. En plus, à travers ces peintures masculines, il s’agissait en général de la femme qui n’existerait que pour les besoins de séduction de l’homme.

Selon la branche de la critique littéraire à laquelle correspond cette vision de Stratton, les hommes devaient en principe donner la parole aux femmes plutôt que de les représenter ou de parler en leurs noms. Autrement, ce ne sont plus elles qu’ils finissent par représenter, mais plutôt leurs propres fantasmes, c’est-à-dire l’idée de leurs propres objets de beauté et de séduction selon qu’ils les auraient voulus. Concrètement, ce que dénoncent ces critiques est qu’en peignant les femmes tels qu’ils le faisaient, les hommes pouvaient indéfiniment les maintenir sous leur domination. C’est pourquoi Stratton et ceux qui sont de la même école de pensée qu’elle relevaient que les écrivains noirs de sexe masculin qui représentaient les femmes noires dans leurs œuvres littéraires finissaient par produire une rhétorique masculine qui ne servait les causes de la femme africaine noire ni dans le domaine littéraire, ni dans le domaine politico-administratif.

L’objectif de cette critique est de pointer du doigt l’absence de la femme noire sur le double plan politico-littéraire aux différentes ères coloniale et postcoloniale de l’Afrique noire. Il n’y a aucun doute, en effet, qu’à ces deux différentes périodes de l’histoire de l’Afrique francophone subsaharienne, la femme noire ne jouait directement presqu’aucun rôle majeur dans la gestion des affaires publiques des jeunes États. Reléguée au second rang par rapport à l’homme ou presque inexistante, elle était soumise ou censée se soumettre aux bons vouloirs des hommes décideurs. Seuls les hommes qui savaient lire et écrire avaient le plein pouvoir de décision et régnaient en conséquence sur la société. Les femmes qui ne savaient ni lire ni écrire devraient, quant à elles, toujours s’attendre à recevoir des ordres et obéir. Sur le plan strictement littéraire, la critique, en particulier, ne s’intéressait guère à elles. Ou alors quand elle le faisait, c’était seulement sous le modèle masculin, c’est-à-dire jamais suivant des perspectives purement féminines, mais selon les angles sous lesquels l’homme appréhendait la femme dans la société comme je l’ai évoqué plus haut. Par exemple, selon Pierrette Herzberger-Fofana:

Pratiquement toutes les œuvres qui analysent l’image de la femme africaine dans la littérature se fondent sur les œuvres écrites par des hommes. Ces ouvrages reflètent certes la sensibilité artistique de l’auteur et la sympathie qu’il éprouve pour la femme africaine, mais donne une vision imparfaite de la psyché féminine. Le rôle de la femme n’est défini qu’en fonction de celui qu’elle joue dans la vie de l’homme et non pour elle-même. (20)

Cette idée de la vision imparfaite de la psyché de la femme qu’incarnerait la représentation de la femme noire dans la littérature rejoint point pour point celle de la rhétorique masculine qui trahirait les aspirations socio-politiques de la femme selon Stratton. On en vient alors à la même conclusion que les hommes devraient laisser les femmes s’exprimer elles-mêmes plutôt que de vouloir parler en leurs noms ou vouloir les représenter. Autrement, ils encourraient toujours le risque de déformation ou de trahison de leurs conditions sociales, s’ils ne se voient pas accusés de vouloir les maintenir en permanence sous leur domination par ce même fait.

Il sied, cependant, de préciser que la raison du silence fait à la femme dans la production littéraire postcoloniale africaine était la conséquence d’une situation sociopolitique liée à la colonisation. Si les hommes pouvaient écrire, c’est parce qu’ils avaient été à l’école. Or, pendant longtemps, la question de l’éducation scolaire de la jeune fille noire africaine a été exclue des débats tout simplement parce qu’elle n’aurait été d’aucun intérêt immédiat pour l’administration coloniale (Herzberger-Fofana 26). Dans le livre Women, Literature and Development in Africa, Anthonia C. Kalu a su bien poser la problématique de ce phénomène socio-historique de manière qu’il apparaît clair que même l’homme noir, loin des privilèges qu’on lui accorde par présomption, était lui aussi victime de la situation que ni lui ni la femme n’a choisie (73–74). Cela n’a pourtant pas empêché que la femme ait toujours été représentée dans cette littérature que la critique tend coûte que coûte à caractériser comme étant celle des hommes.

Si par exemple, sous certaines plumes, c’était la femme noire idéalisée, quoique soumise, la femme-Afrique-mère qui était peinte, sous d’autres plumes par contre, on a bien pu retrouver la femme noire responsable de son destin et de celui de sa communauté, la femme noire qui a toujours su défendre ses idéaux et lutter pour sa liberté, la femme noire debout pour sa propre émancipation, la femme noire qui a toujours eu son mot à dire, bref la femme noire qui n’a jamais perdu l’usage de la parole et de l’acte. A titre d’illustrations, on retrouve pêle-mêle le personnage éponyme Doguicimi du roman de Paul Hazoumé, qui, femme noire de son temps d’avant l’ère coloniale, avait déjà le courage de se soulever toute seule contre tous, notamment contre le prince héritier, Vidaho, et d’insulter publiquement le roi (Huannou 117). Dans Les bouts de bois de Dieu d’Ousmane Sembène, si en général c’est Bakayoko qui a été le meneur du mouvement de révolte, il a fallu l’héroïsme du personnage féminin de Ramatoulaye pour que le mouvement s’organise et prenne corps du côté précis et non moins important des femmes. Dans son autre roman, Xala, Rama ne s’est pas fait prier en ce qui la concerne, pour dire à son père El-Hadj Bèye qu’elle s’opposait à son troisième mariage parce qu’un polygame n’est jamais un homme franc (27). Dans L’Aventure ambiguë de Cheihk Hamidou Kane, la sagesse, les pouvoirs et le statut d’autorité de la Grande Royale dans la société ne souffrent d’aucune ombre et nul ne saurait les lui disputer. Dans Sous l’orage de Seydou Badian, l’oncle Djigui, pourtant gardien de la tradition, est celui qui a fait renoncer à son frère cadet, le père Benfa, la décision de marier sa fille Kany au vieux commerçant Famagan, et de la laisser finir ses études pour convoler plus tard en noces avec l’homme de son choix, le jeune Samou de qui elle était effectivement amoureuse. Ainsi qu’Adrien Huannou l’a souligné: “Dans Le chant du lac d’Olympe Bhêly-Quenum, Madame Ounéhou (Noussi) est l’un des protagonistes du duel impitoyable qui oppose l’homme aux dieux; elle est même, à vrai dire, l’héroïne de ce roman qui exalte à travers elle le courage, l’esprit d’initiative et le dynamisme de la femme dahoméenne” (114).

Comme cela se voit, tous ces romans sont écrits par des écrivains de sexes masculins, et datent d’avant les années 80, soit la période d’avant Une si longue lettre de Mariama Bâ. Mais la liste n’est pas exhaustive, car il existe encore d’autres exemples du genre où on ne définit pas le rôle de la femme qu’en fonction de celui qu’elle joue dans la vie de l’homme et non pour elle-même (Herzberger-Fofana 20). Tous ces portraits de femmes montrent des femmes noires africaines debout et responsables de leur propre destin sans forcément recourir à une quelconque force dominatrice de l’homme. Au besoin, c’est même contre l’homme qu’elles se dressent de toute la hauteur de leur taille pour exprimer leur personnalité et revendiquer la reconnaissance de leur droit dans la société.

La vraie cause du retard qu’a connu l’essor de l’écriture féminine en Afrique francophone du sud du Sahara est que la femme noire, privée de l’instruction coloniale et victime (tout comme l’homme d’ailleurs), des changements sociopolitiques de cette époque, a manqué des armes de l’école pour commencer à écrire au même moment que les hommes. Elle n’a pas eu le privilège, comme ceux d’entre les hommes qui l’ont eu, d’accéder à l’instruction scolaire, synonyme d’apprentissage de la langue administrative et donc de la langue d’écriture dans des pays qui accédaient à peine à l’indépendance. Mais elle a toujours été présente sous diverses formes dans le roman africain depuis les débuts de la littérature africaine d’expression française. En plus, au moment où elle a reçu l’instruction qui lui manquait, elle a continué à se faire lire du grand public, mais sans traducteur cette fois-ci, en écrivant elle-même. A titre d’exemple, La parole aux négresses d’Awa Thiam est bien recommandable en la matière. Mais étant plus une étude sociologique qu’une œuvre littéraire, c’est plutôt Une si longue lettre de Mariama Bâ que l’on cite souvent en exemple de l’émergence de l’écriture féminine en Afrique francophone subsaharienne.

Mariama Bâ et l’émergence de l’écriture féminine en Afrique francophone subsaharienne

S’il est difficile pour la critique de s’entendre sur la date exacte du début de la littérature féminine en Afrique francophone sub-saharienne,[2] il ne se fait aucun doute cependant que Mariama Bâ n’est pas la première femme noire africaine à avoir écrit un roman ou un récit de fiction.[3] Néanmoins, elle reste incontestablement celle qui a donné une première impulsion significative au roman féminin africain écrit en langue française, c’est-à-dire un roman d’auteur africain dans lequel un personnage de sexe féminin joue un rôle de premier plan et qui traite des questions de femmes. Son premier roman Une si longue lettre a fait école et fait d’elle un classique dans le genre. A partir d’elle et de ce roman, beaucoup de femmes ont non seulement embrassé une carrière littéraire, mais en plus et surtout, elles ont entrepris de s’écrire elles-mêmes et de parler de leurs conditions de femmes (Herzberger-Fofana 16).

Quand en 1983, par exemple, Ken Bugul publia son tout premier roman, Le Baobab fou, le roman féminin afro-francophone du sud du Sahara s’écrivait encore à la Ramatoulaye d’Une si longue lettre de Mariama Bâ.[4] Ramatoulaye, en effet, c’est le modèle de la femme noire pleine de vertus et dont le sens d’humanisme est incontestable. Son dernier rempart (qui, à vrai dire, n’en est pas un) face à la plus grande offense qu’on puisse lui faire est le stoïcisme (22). Elle a pleinement conscience de tout abus social qui peut être exercé contre sa personne, mais au risque de causer du tort à autrui, de mal se conduire ou de déranger l’ordre établi elle est prête à faire des concessions allant jusqu’au sacrifice de son propre épanouissement. Par exemple, quand elle a été mise au courant du second mariage de son époux avec la camarade de classe de sa fille aînée (un mariage qui a été célébré à son insu), quelle ne fut pas sa réaction en défaveur de sa propre personne? (Bâ 69)

Dans les faits, le modèle de Ramatoulaye conduisait malheureusement le personnage féminin de l’époque à se plier en toute circonstance aux ordres de la société, à rester docile à elle et à l’homme. Il n’avait véritablement pas droit à la parole pour prétendre se faire une quelconque personnalité ou revendiquer un quelconque droit spécial. Au mieux, il devait constamment vivre dans le compromis qui était tout à son désavantage.

Par exemple, dans le roman Une vie hypothéquée d’Anne-Marie Adiaffi publié juste un an après Le Baobab fou le sort de la jeune Yah en tant que femme promise à un homme de cinquante-cinq ans était déjà scellé au moment où elle n’était encore qu’un fœtus dans le sein de sa mère. Quinze ans plus tard (après sa naissance), alors qu’elle croyait avoir trouvé l’amour de sa vie dans les bras du jeune Koré, elle fut malheureusement ramenée à la triste et douloureuse réalité de ses fiançailles d’avant naissance avec le vieux Béhira. C’est à ce dernier qu’elle fut mariée de force.

Ainsi se rend-on compte que nombre de femmes africaines, nouvelles romancières de l’école de Mariama Bâ,[5] se trouvant dans un rôle social qui jusqu’alors n’était pas le leur, s’adonnent dans leur grand ensemble à une écriture de témoignage qui opte pour un exercice de dévoilement de soi dans le texte. Elles parlent des abus sociaux dont elles sont victimes mais ne s’embarrassent pas de dénoncer ouvertement les systèmes traditionnels qui sont à la base de ces abus à leur encontre. Ainsi, à cause de leur attitude de victimes qui se plaignent sans chercher à prendre la mesure de leur propre défense, leurs récits tombent malheureusement dans la catégorie des productions littéraires de conformisme et non de rébellion ni de dénonciation. D’ailleurs, les toutes premières phrases de la lettre de Ramtoulaye à Aïssatou dans le roman épistolaire de Bâ annoncent bien les couleurs de cette écriture affaiblie par l’impuissance des auteurs à tout braver pour aller au bout de leur projet de dévoilement. Ainsi commence la lettre:

Aïssatou,

J’ai reçu ton mot. En guise de réponse, j’ouvre ce cahier, point d’appui dans mon désarroi: notre longue pratique m’a enseigné que la confidence noie la douleur. (11)

C’est déjà très important que Ramatoulaye recoure à l’écriture pour faire face à ce qui l’accable dans la vie. Elle ne veut plus rien subir avec passivité. Désormais c’est dans l’action qu’elle veut vivre et cette action se traduit par l’écriture. C’est ce que veut dire la portion de phrase: “j’ouvre ce cahier, point d’appui de mon désarroi” du passage ci-dessus cité.

Mais quand on cherche à voir de plus près comment elle entend donner sens à ce “point d’appui de (s)on désarroi” on en arrive à poser la question de l’objectif fondamental de son œuvre et par conséquent de celui de toutes les autres femmes affiliées à l’école de son auteur. Pour elles, en effet, le premier critère d’appartenance à leur école est le respect des traditions qui les ont vues naître et dont elles se disent pourtant victimes des abus. Il ne s’agit donc pas d’écrire pour dénoncer ou remettre en cause les pratiques sociales qui sont à la base de leurs douleurs communes, mais d’écrire pour noyer ces douleurs dans la confidence comme le leur ont inculqué ces mêmes pratiques sociales: la tradition et ses prescriptions.

L’écriture à l’école de Bâ est une pratique ou action de confidence. C’est certainement la raison pour laquelle elle s’émet généralement sous la forme de lettres que s’adressent entre elles des femmes de mêmes conditions sociales. Certes, ces femmes en ont assez de se taire et de subir mais elles ne veulent pas prendre le risque de dénoncer, de bouleverser, de se révolter ou de se rebeller contre les systèmes sociaux qui les oppriment. Dans leur écriture, il se lit tout au plus une prise de conscience accompagnée d’un souci de partage avec autrui de leurs conditions de femmes noires comme le souligne Odile Cazenave dans l’introduction de son livre Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman africain au féminin (17).

Le mérite de l’école de Bâ est d’avoir décidé de rompre le silence sur le mal-être social de la femme noire en Afrique. Grâce à cette école, la femme noire africaine sait désormais dire à la face du monde les abus des traditions qui font ses souffrances au quotidien. Cependant, vu ses méthodes d’actions qui consistent à noyer la douleur dans la confidence, l’efficacité de l’école de Bâ est à remettre en cause.

C’est sans doute la raison pour laquelle on a assisté à la naissance d’une autre école qui est venue s’ajouter à elle sans entrer en conflit avec elle. Les objectifs de cette nouvelle école sont les mêmes mais le sens de l’action diffère. Il s’agit d’une autre vague de femmes écrivains noires dont le ton de radicalité contraste avec celui de témoignage malencontreusement plaisant et inoffensif de celles qui les ont précédées. Parmi elles se trouve Ken Bugul qui est la première à avoir donné le signal de départ en 1983 avec la publication de son tout premier roman Le Baobab fou. Font aussi partie de la même école, d’autres auteurs tels que Wêrê-Wêrê Liking, Calixthe Beyala, et Angèle Rawiri.

Ken Bugul et la radicalisation de l’écriture féminine en Afrique francophone subsaharienne

Certes, Le Baobab fou a continué avec ce qu’il convenait déjà d’appeler à l’époque, la tradition du roman-témoignage ou roman-dévoilement de soi des romancières noires africaines. Mais il ne se borne plus aux seules limites du témoignage qui plaît et reste sans effet par rapport au statu quo des normes traditionnelles qui oppriment la femme et la prive de ses droits élémentaires. Contrairement à Ramatoulaye du roman de Bâ, Ken Bugul ne dit plus seulement ce que veulent entendre les têtes bien pensantes, c’est-à-dire la société et les conservateurs de ses soi-disant bonnes mœurs. Non seulement Le Baobab fou dévoile un corps féminin qui a souffert, mais il le dévoile effectivement au plus profond de ses souffrances sans laisser de non-dits sous le prétexte du respect d’une quelconque prescription, pratique ou norme sociale. Par exemple, selon Julie C. Nack Ngue, contrairement aux romans qui l’ont précédé et qui ont été écrits par des femmes africaines francophones telle que Mariama Bâ, Le Baobab fou raconte l’histoire d’une femme qui, au sens propre comme au sens figuré, se situe en dehors de l’espace culturel africain; elle erre à la recherche d’elle-même et de son identité culturelle. Le récit révèle ses multiples exiles: celui de sa mère, de son village et d’elle-même. Son trauma se manifeste par une série de trahisons: celle de la mère, des puissances coloniales françaises et du système patriarcal. De cette façon, le texte devient une sorte de palimpseste de traumatismes qui forment l’origine et l’impulsion de l’acte de témoignage et du texte-témoignage lui-même (59).

Dans Le Baobab fou, le ton de la voix narrative est généralement un ton de rejet et non de compromis, un ton de rébellion et non de victimisation. La narratrice homodiégétique Ken Bugul qui extériorise ses douleurs plutôt que de tout simplement les noyer dans la confidence d’une amie, s’affirme plus par sa détermination à en finir avec un système qui l’opprime que par l’espoir de voir les choses s’arranger d’elles-mêmes si elle se borne juste à parler d’elles. D’ailleurs, le roman ne s’écrit plus sous une forme épistolaire et cela montre l’intention de la narratrice de s’adresser à un public plus élargi qu’aux seuls destinataires d’une lettre.[6]

Avec Le Baobab fou, Ken Bugul est la première romancière afro-francophone à avoir tourné la page du récit de la femme noire qui entreprenait de témoigner de ses souffrances sans pour autant jamais réussir à véritablement parler d’elles. Comme le souligne Ibrahima Sall cité par Herzberger-Fofana: “. . . c’est la première fois qu’une jeune fille africaine prend la liberté et l’écrasante responsabilité de parler de son siècle et d’interpeler les porteurs de conscience. ‘Ken Bugul a écrit comme on se met nu’” (140).

Evidemment, le défi de la rébellion était tellement grand qu’on ne peut qu’avoir du mal à pointer un doigt accusateur sur les femmes de l’école de Bâ pour n’avoir pas su définitivement le relever. Faisant leurs premiers pas dans une cour où seul régnait le genre masculin il aurait pu bien être suicidaire pour elles de ne pas procéder par prudence. D’ailleurs, dans le livre de Bâ, il y avait aussi les exemples d’Aïssatou et de Daba qui ne sont pas forcément les mêmes que celui de Ramatoulaye. La différence cependant est que celles-ci ne sont pas allées aussi loin dans leurs démarches de résistance face aux pratiques socio-traditionnelles de sujétion de la femme que ce que l’on observe chez les femmes de l’école de Ken Bugul.

A fortiori, la condition pour l’édition du Baobab fou était que son auteur change d’identité et prenne un nom de plume; autrement il y avait des conséquences graves qu’elle encourait et dont sa maison d’édition ne voulait pas endosser la responsabilité. Selon ses propres témoignages à la conférence de Floride: “African Creative Expressions: Mother Tongue and other Tongues” en février 2009, il y avait pour elle le risque de se retrouver en paria de la société, de ne plus pouvoir y travailler ni d’y trouver un homme qui accepte de l’épouser, car, elle s’était laissé aller à un radicalisme sans précédent dans la peinture de sa résistance aux mœurs qui l’empêchent de s’épanouir dans la société à cause du sexe féminin qu’elle porte par nature.[7] Pour les pseudo-gardiens des soi-disant mœurs restrictives des droits et libertés de la femme, il aurait donc été inadmissible qu’une femme d’Afrique noire s’autorise à écrire comme elle l’a fait. Il fallait alors publier ce livre dans l’anonymat, c’est-à-dire sous un pseudonyme comme ce fut fait pour la protéger contre les représailles de la société dont elle se permettait de dénoncer les mauvaises pratiques vis-à-vis de la femme. Donc avec Le Baobab fou, il n’y a pas l’ombre d’un seul doute que le roman féminin africain du dévoilement sans dévoilement a passé la main à celui qui s’affirme en “montrant un engagement plus franc et une rébellion ouverte dans sa thématique comme dans son expression” (Cazenave 13).

L’autobiographie de Ken Bugul, en témoignant d’une tranche de sa vie en Belgique, a suscité un tollé dans les milieux littéraires africains, car, pour la première fois, une jeune fille musulmane osait affronter le regard d’autrui en révélant, sans pudeur, tous les aspects intimes d’une vie désordonnée. Paradoxalement, cet ouvrage controversé joue le rôle de précurseur de la nouvelle tendance vers une littérature plus “osée.” Il a ouvert une brèche dans une nouvelle forme d’exploration du moi qui analyse sans retenue toutes sortes de mœurs dissolues (Herzberger-Fofana 353–54).

Le mérite de cette écriture audacieuse sous la plume de la femme noire africaine qui peut désormais tout dire sans plus jamais s’embarrasser du qu’en-dira-t-on de la société est à l’actif de Ken Bugul. A la suite de son premier roman, Le Baobab fou, paraissent effectivement de nombreux autres romans d’auteurs féminins qui ne se plient plus aux exigences des prétendues bonnes mœurs de la société où la femme depuis sa tendre enfance est un objet d’oppression conventionnel. Tel qu’elles se définissent à travers leur écriture, les romancières africaines de l’école bugulienne ne se donnent plus aucune restriction dans l’énonciation et la dénonciation de ce dont elles ont conscience de mal vivre dans la société. Elles écrivent et crient leurs souffrances comme elles les ressentent. Leur sens de créativité dans l’ensemble se caractérise par une violence multidimensionnelle qui est faite aussi bien sur la forme des romans que dans le fond des récits qui sont en train d’être narrés.

En ce qui concerne particulièrement le fond de ces récits, une certaine forme de violence se fait ressentir à travers les messages de renversement d’ordres sociaux que charrient leurs langages romanesques nouveaux. Dans ces romans, se trouvent des peintures de femmes qui ont mal et qui s’invitent toutes à une prise de conscience collective en vue d’une action collective conséquente pour le redressement des torts sociaux qui leur sont faits. Comme le dit si bien Irène d’Almeida, le terme “prise d’écriture” dans ce contexte évoque un autre terme, celui de “la prise d’armes” (6).

Ainsi, à travers cette forme d’écriture nouvelle conçue pour être une arme de combat, les femmes victimes de violence répondent elles aussi par la violence pour se libérer. Selon Ambroise Agbo par exemple, elles manifestent “leur révolte contre tout ce qui maintient la femme dans une situation de discrimination, tout ce qui la prive de ses droits subjectifs” (47). Dans les romans de ces écrivains de l’école de Ken Bugul, il ne s’agit plus de Ramatoulaye d’Une si longue lettre qui acceptait la souffrance au prix du compromis et du sacrifice de soi. Contrairement à Ramatoulaye qui se résignait à noyer ses douleurs dans la confidence (7), la romancière noire francophone de l’école bugulienne, sans pour autant jouir d’une condition de bonheur exceptionnel dans la société, refuse tout de même de continuer à se taire et de subir. La tendance au compromis entre la tradition oppressive et le souci d’épanouissement de la femme qui existe chez Ramatoulaye fait défaut à Ken Bugul et c’est en ce défaut que prend source toute la différence de caractères qui existe entre les personnages de romans des deux écoles.

En plus, la victimisation n’est plus une option viable pour la femme dans le roman bugulien contrairement à ce à quoi semble se résigner Ramatoulaye comme dernier rempart de survivance. Chez les romancières de l’école bugulienne, même prostituée et non plus seulement femme régulièrement au foyer, la femme noire sait désormais s’inviter au débat, prendre la parole puis agir pour se faire sa propre place dans la société indépendamment de tout, et se libérer de toute oppression possible. “J’ai envie de parler” s’exclamait, par exemple, Atéba dans C’est le soleil qui m’a brûlée (7).

Ce que veulent les femmes, c’est de cesser de se parler à elles seules, et se faire entendre de tous: mettre fin au monologue de la conscience qui ne fait que les tuer à petit coup, et prendre l’initiative du dialogue libérateur avec le monde qui les entoure. Elles ne veulent plus être des femmes-enfants, mais veulent s’assumer et s’affranchir du joug social qui les opprime. Elles prennent désormais la parole pour dire “oui” à ce qui leur plaît, et “non” à ce qui ne leur convient pas. De ce fait, elles mettent fin à la couardise qui les a caractérisées jusque-là et qui consistait pour elles à tout accepter, y compris même ce qui ne leur plaisait pas.

Mais il ne s’agit pas seulement de dire un “oui” ou un “non.” Les femmes se résolvent à faire des choix de vie pour elles-mêmes et à ne plus subir ceux des autres, comme quoi il n’est plus question de se laisser faire, mais de se battre pour coûte que coûte s’en sortir, ou périr la tête bien haute. Tout doit se mesurer à l’action, et non plus au silence. La seule chose qui compte désormais pour ces femmes jadis battues, opprimées et réduites au silence, et qui ont pris conscience de leur condition sociale commune, c’est la liberté.

Ainsi ces romancières de l’école de Ken Bugul font-elles violence sur les textes car jamais avant elles on a connu d’auteur féminin qui aille si loin au-delà des limites des prescriptions sociales dans la littérature africaine d’expression française du sud du Sahara. Le message littéraire se désarticule, se déchaîne et se libère de toute restriction en vue de l’instauration de nouvelles éthiques sociales. Comme le déclare Wêrê-Wêrê Liking dans sa pièce de théâtre Singuè Mura, Considérant que la femme . . . , citée par Agbo: “Plus tard, la misovire, ‘femme qui n’arrive pas à trouver un homme admirable’” (42) se chargera du reste et plus jamais rien ne l’arrêtera. C’est de cette fort belle manière que les romancières noires africaines de l’école bugulienne ont imposé à la littérature africaine francophone de devoir se familiariser avec des voix féminines discordantes d’auteurs féminins car, avant Le Baobab fou, la bienséance était le lot commun des femmes noires francophones qui s’essayaient et excellaient dans l’art d’écrire. C’est pourquoi il est bien juste de reconnaître que: “Les romancières des années 80 comme Mariama Bâ revendiquent surtout le libre choix du partenaire, celles de la décennie de 90 revendiquent surtout le respect des droits fondamentaux de la femme, d’où le caractère sociologique et engagé de leurs œuvres” (Herzberger-Fofana 355).

Ma célébration dans cet article des deux pionnières de la littérature féminine d’expression française en Afrique subsaharienne que sont Mariama Bâ et Ken Bugul est une reconnaissance du rôle important de leurs œuvres dans l’affirmation de cette littérature. Elles sont à la tête de deux écoles d’écriture qui se forment pratiquement au même moment et se complètent sans s’opposer. Une si longue lettre de Bâ marque l’émergence de la littérature féminine africaine d’expression française du sud du Sahara et Le Baobab fou de Ken Bugul est la première œuvre de sa radicalisation.

 

Œuvres citées

Adiaffi, Anne-Marie. Une vie hypothéquée. Abidjan: Les Nouvelles Editions Africaines, 1984.

Agbo, Ambroise. “Werewere Liking et Calixthe Beyala. Le discours féministe et la fiction” in Cahier d’études africaines, Vol. 37, Cahier 145, (1997), pp. 39­–58.

Ahihou, Christian. Ken Bugul: La langue littéraire. Paris: L’Harmattan, 2013.

Almeida (d’), Irène Assiba. Francophone African Women Writers: Destroying the Emptiness of Silence. Florida: UP of Florida, 1994.

Bâ, Mariama. Une si longue lettre. Paris: Serpent à plumes, 2001.

Badian, Seydou. Sous l’orage. Paris: Présence Africaine, 1972.

Beyala, Calixthe. C’est le soleil qui m’a brûlée. Paris: Editions J’ai lu, 1987.

Bhêly-Quenum, Olympe. Le chant du lac. Paris: Présence Africaine, 1965.

Cazenave, Odile Marie. Femmes rebelles: Naissance d’un nouveau roman africain au féminin. Paris: L’Harmattan, 1996.

Hazoumé, Paul. Doguicimi. Paris: Larose, 1938.

Herzberger-Fofana, Pierrette. Littérature féminine francophone d’Afrique noire, suivi d’un dictionnaire des romancières. Paris: L’Harmattan, 2000.

Huannou, Adrien. Anthologie de la littérature féminine d’Afrique noire francophone. Abidjan: Editions Bognini, 1994.

Kalu, Anthonia C. Women, Literature and Development in Africa. Trenton, NJ.: Africa World Press, 2001.

Kane, Cheikh Hamidou. L’Aventure ambiguë. Paris: Julliard, 1961.

Ken Bugul, Le Baobab fou. Paris: Agence de la Francophonie, 1997.

Nack Ngue, Julie C. “The Body Composite, the Body of Survival: Testimony and Problematic of Integral Healing in Le baobab fou” dans Emerging Perspectives on Ken Bugul: From Alternative Choices to Oppositional Practices, [éds. Ada Uzoamaka Azodo et Jeanne-Sarah de Larquier]. Trenton, NJ: Africa World Press, 2009.

Sembène, Ousmane. Les bouts de bois de Dieu. Paris: Presse Pocket, 1960.

———. Xala. Paris: Présence Africaine, 1973.

Stratton, Florence. Contemporary African Literature and the Politics of Gender. London and New York: Routledge, 1994.

Thiam, Awa. La parole aux négresses. Paris: Denoël, 1978.

 

Notes

[1] “In presenting Negritude in his poetry, Senghor frequently employs a trope which also occurs, though sometimes in a different guise, in contemporary male-authored writing: the embodiment of Africa in the figure of a woman” (Stratton 39).

[2] Plusieurs dates contradictoires sont avancées dans la critique littéraire pour situer à différentes époques le début de l’écriture par la femme dans la littérature africaine sub-saharienne d’expression française. Pour Pierrette Herzberger-Fofana par exemple: “Alors que jusqu’à présent tous les critiques sont unanimes pour fixer les débuts de la littérature féminine avec la proclamation de l’année de la femme, soit 1975, nous pouvons affirmer que les premières publications remontent à l’année 1942” (35).

[3] Le revenant d’Aminata Sow Fall a été publié en 1976 à Dakar aux Nouvelles Éditions Africaines.

[4] Ramatoulaye est le nom du personnage principal du roman Une si longue lettre de Mariama Bâ publié pour la première fois en 1979 chez Les Nouvelles Editions Africaines. Emettrice de la lettre qui fait le roman et qui est adressée à son amie d’enfance Aïssatou, elle confère à son auteur, le privilège de la première femme noire africaine à avoir publié un roman écrit en langue française pour peindre les conditions sociales de la femme dans sa société.

[5] D’autres romancières telles que Yaou Régina (Lézou Marie ou les écueils de la vie) et Delphine Zanga Tsogo (Vie de femmes) font également partie de la même école d’écriture.

[6] Voir Azodo, Ada Uzoamaka, “Mariètou Mbaye Biléoma: Eclectics and Pragmatism” dans Emerging Perspectives on Ken Bugul (8).

[7] Voir l’intégralité de sa communication à la conférence de Floride dans Ken Bugul: La langue littéraire de Christian Ahihou, pp. 133–44.

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