“A verboradical demonstration”: À propos de deux imitateurs anglophones de Rabelais au XVIIe siècle

Bernd Renner
City University of New York

Summary

Ces pages se penchent sur deux textes anglais du 17e siècle qui portent des traces de l’influence de la geste rabelaisienne, à savoir The Anatomy of Melancholy de Robert Burton et The Jewel de Sir Thomas Urquhart, premier traducteur anglais de Rabelais. Tandis que le premier ne semble connaître Rabelais que de seconde main, ce que montrent ses rares emprunts mais surtout ses omissions, le second n’a pas seulement traduit son modèle français mais l’a digéré au point où son chef-d’œuvre, The Jewel, est imbibé de l’esprit du Chinonais, une divergence d’approche que nous cherchons à esquisser.

Keywords: François Rabelais, Robert Burton, Sir Thomas Urquhart, satire, réception, imitation, ironie, folie, langue universelle, rhétorique

 

Angleterre, Escosse, les Estrelins, seront assez maulvais Pantagruelistes. (Rabelais 932)[1]

[James Joyce] wrote a friend in 1927 that he had never read Rabelais […] but meant to, and had read a little in a book in his language. […] If he had read Rabelais through with care, I strongly doubt he could have resisted taking more from such a kindred spirit. (Frame xliv–xlv)

La réception et la postérité de Rabelais dans les îles britanniques ont déjà fait couler beaucoup d’encre.[2] Commençons par rappeler un fait évident, à savoir que la traduction de Sir Thomas Urquhart, tardive (à partir de 1653) et procurée dans des conditions particulières (auxquelles nous reviendrons), marque un tournant dans l’influence de Rabelais dans le monde anglophone. Il va sans dire que cet événement capital confère un statut bien particulier à la réception et l’imitation de notre auteur dans les îles britanniques au XVIIe siècle. En tenant compte des difficultés du texte rabelaisien, que ce soit dans les domaines de la langue, de l’érudition ou bien des allusions culturelles et politiques, la critique se demande d’habitude si les premiers “imitateurs” ou disciples anglophones de Rabelais ont bien lu les ouvrages de notre auteur ou s’ils s’appuient surtout sur une certaine réputation du Chinonais qui précède ou même remplace la diffusion de ses ouvrages avant la publication des deux premiers livres traduits par Urquhart. Le jugement de Marcel de Grève, dans un chapitre intitulé “The Merry Jester of France,” nous semble représentatif de cette tendance à privilégier une verve comique prétendument anodine ou bien les apparents liens aux libertins dans la période “pré-Urquhart”: “Quelles que soient ses audaces, Maître François n’y est toujours qu’un joyeux bouffon, qu’on invoque sans le lire, ou qu’on méprise” (De Grève 243). Il y a pourtant un autre Rabelais, un Rabelais “pour initiés,” qui défie cette réputation peu flatteuse; on pense par exemple à l’Écossais George Buchanan et “sa satire contre les Franciscains, Franciscanus et Fratres (1560)” (cité dans Le Grève 238–39), ce qui complique la situation davantage. Dans cette perspective, nous proposons de nous pencher sur deux textes dont les liens avec Rabelais sont encore relativement peu étudiés, à savoir The Anatomy of Melancholy de Robert Burton et The Jewel de Sir Thomas Urquhart, dont la composition coïncide avec sa traduction de Rabelais. Les différentes manières de “digérer” l’œuvre complexe du Chinonais en disent long sur sa réception anglophone à cette époque charnière.

Notre premier cas d’étude, The Anatomy of Melancholy, publiée à partir de 1621 et augmentée dans plusieurs éditions successives jusqu’en 1652, montre la difficulté de mesurer l’impact de notre auteur avant la traduction d’Urquhart. L’ouvrage, rédigé par un “good-humoured pessimist” est une vaste satire ménippéenne soulignant les défauts du savoir humain afin de finir par proposer, conformément aux visées de l’écriture satirique, des remèdes.[3] Comme l’insinue le sous-titre, What it is, with all the kinds, causes, symptoms, prognostickes & severall cures of it, le concept de la “mélancolie” s’y voit notamment relié à toutes sortes de maladies avant tout mentales,[4] sujet parfait pour puiser dans le tonneau “inexpuisible” du docteur Rabelais. Les trois parties principales de ce texte proche de la miscellanée traitent: 1) de la nature, des causes et des symptômes de la mélancolie, 2) de la cure, et 3) de deux cas particuliers, la mélancolie amoureuse et la mélancolie religieuse.[5] La critique a longtemps hésité au sujet des connaissances rabelaisiennes de Burton, mais la démonstration d’Anne Lake Prescott, dans son Imagining Rabelais in Renaissance England fournit une belle démonstration en faveur de la connaissance de seconde main dont aurait fait usage Burton dans ses cinq références explicites à Rabelais, puisant par exemple dans une traduction anglaise du Blason de jalousie de Benedetto Varchi (1615) ou bien dans View of France de Robert Dallington (1604); n’oublions pas non plus qu’on retrouve quasiment pas de livres français dans la bibliothèque de Burton (cf. Prescott 7–12).

Chronologiquement parlant, il s’agit de références au discours sur les femmes du Tiers Livre 33 (456–58), d’une identification de Rabelais comme “médecin” dans la longue préface, “Démocrite junior au lecteur” (460), d’une allusion à Gargantua 41 où Frère Jean affirme qu’il y a “plus de vieulx hyvrognes, qu’il n’y a de vieux medicins” (113), proverbe bien connu toutefois, d’une désignation de Rabelais comme “Lucien français” et enfin de l’inclusion de Rabelais, un médecin, un péripatétique, un Épicure, dans un passage subversif contre la religion. Prescott de conclure: “Burton’s allusions to Rabelais have progressed from cheerful fable to a frothy amorality or scoffing aversion to a cynical atheism.” On est tenté d’ajouter que ce n’est que dans le contexte médical et, à la fin, en rapport avec une des sources préférées de Burton, Lucien, que survient le nom de Rabelais, contextes privilégiés ou la mention de Rabelais semble passer. Mais Burton ne semble ni faire partie des initiés ni de ceux qui méprisent Rabelais; il aurait déjà fallu le lire.

Deux aspects nous semblent dignes de mentionner dans ce contexte, d’abord la rareté des allusions à Rabelais dans cet ouvrage immense, ce qui paraît valider la thèse de De Grève et reviendrait à une sorte de “name-dropping” à des fins satiriques. Ensuite, il faut insister sur le contexte plus ou moins étroitement médical où Rabelais intervient chez Burton, comme s’il fallait ennoblir une source vernaculaire presque contemporaine dans le contexte d’un ouvrage qui étale une immense érudition classique et biblique. La thèse de l’usage initial du “merry jester,” que reprend Prescott, nous semble, en plus, problématique, notamment dans le contexte de l’ambiguïté du statut de cynique grec Lucien auquel Rabelais se voit relié explicitement. Est-ce la recherche d’un contexte sérieux, validant le recours au docteur Rabelais à la réputation littéraire douteuse qui aurait empêché Burton d’augmenter ses emprunts rabelaisiens au-delà du contexte médical? Difficile de savoir à coup sûr après tout s’il a bien lu la geste, ou même de courts extraits choisis (suivant les indications de ses sources), mais nous allons nous pencher avant tout sur l’importante préface de The Anatomy pour essayer de mieux peser cette question (cf. Mueller).

On y remarque d’abord la quasi-hégémonie de références gréco-latines, assaisonnées des Écritures et d’Érasme. Le premier renvoi à un auteur contemporain survient rapidement et il s’agit de Montaigne dont la traduction anglaise de Florio avait été publiée en 1603. Comme le constate Rosalie Colie, c’est bien Montaigne, notamment son style et le façonnement de sa persona, qui constitue un des modèles principaux de Burton (435).[6] Notons qu’il s’agit du même Montaigne qui désigne justement les livres de Rabelais de “simplement plaisans” et “dignes qu’on s’y amuse” (II, 10, “Des livres”), ce qui prête aussi à une certaine ambiguïté bien en phase avec la notion du paradoxe satirique qui, dans notre perspective, est au centre de l’entreprise de Burton. Par rapport à Rabelais, elle se reflète notamment dans le seul masque comique de l’Anglais, “Democritus junior,” qui évoque la multiplicité des masques comiques du sérieux docteur Rabelais (Alcofrybas, Panurge, Pantagruel). Dans les deux cas, il s’agit de masques opportuns au traitement sériocomique de la folie qui préoccupe les deux auteurs disciples de Brant et d’Érasme, sans oublier, leur appartenance à la lignée d’une satire aux aspirations nobles, au genre de la consolatio philosophiae ou bien à celui de l’utopie, pour ne nommer que les sources les plus pertinentes à notre propos.[7]

Quelques pages plus loin dans la préface, on a recours à Scaliger pour enfoncer le clou: “In regno Franciæ omnibus scribendi datur libertas, paucis facultas” (23). [En France, un chacun a la liberté d’écrire, mais peu en ont la capacité.] Le ton ironique de la satire est vite établi, contrairement à la prétérition initiale attestant l’absence de satire dès la première page de la préface, annonce réfutée à maintes reprises au cours du texte.[8] Au vu de ces éléments, il nous semble alors opportun de recenser quelques passages où l’on se serait attendu à retrouver une trace des textes de Rabelais au lieu de nous pencher une fois de plus sur ceux, discutés dans la critique, où il figure justement. Commençons par l’importance d’une cure spirituelle et corporelle: “I write of melancholy, by being busy to avoid melancholy” (Burton 20); et l’auteur continue:

Now this being a common infirmity of body and soul, and such a one that hath as much need of a spiritual as a corporal cure, I could not find a fitter task to busy myself about, a more apposite theme so necessary, so commodious, and generally concerning all sorts of men, that should so equally participate of both, and require a whole physician. A divine in this compound mixed malady can do little alone, physician in some kinds of melancholy much less, both make an absolute cure. (Burton 37)

Au-delà du paradoxe mis en scène une fois de plus dans le premier passage, qui ne penserait pas au prologue du Pantagruel et l’effet curatif des chroniques, donc à la force de l’écriture, passage qu’on pourrait peut-être désigner de trop facétieux pour le traité ménippéen de Burton; Rabelais, ou plutôt Alcofrybas, renvoie à la fois au “reconfort” qu’offrent le chronicques “aux haultz et puissans seigneurs” qui, “bien marrys, rentrent bredouille de la chasse” et aux effets curatifs de ces mêmes chroniques contre les maux des dents (éd. cit., p. 213–14), mêlant cure corporelle et spirituelle de manière exemplaire. De toute façon, le passage s’inscrit bien dans le contexte médical qui intéresse Burton et dans lequel il renvoie à Rabelais; d’où notre surprise à l’absence de toute référence.

La deuxième série d’exemples traite de la réception du lecteur; là, Burton puise lourdement dans Horace et Érasme:

Three guests I have, dissenting at my feast, / Requiring each to gratify his taste / With different food. Our writings are as so many dishes, our readers guests, our books like beauty, that which one admires another rejects; so we are approved as men’s fancies are inclined. Pro captu lectoris habent sua fata libelli [the fate of books depends on the fancy of the reader]. That which is most pleasing to one is amaracum sui, most harsh to another. Quot homines, tot sententiæ, so many men, so many minds: that which thou condemnest he commends. Quot petis, id sane est invisum acidumque duobus [what attracts you, others find sour and repulsive]… Unusquisque abundant sensu suo, every man abounds in his own sense. (Burton 27–28)

En plus des sources précitées et d’un style évocateur de l’essayiste bordelais, la similitude avec un des messages du prologue du Gargantua, par exemple, et avec le début du Tiers Livre est indéniable[9]. Évidemment, Burton n’a pas besoin de Rabelais pour trouver ces lieux communs, mais il est quand même curieux qu’un texte plein de renvois, de citations et d’érudition ne montre aucune trace concrète des deux célèbres prologues programmatiques bien dans la veine ménippéenne que réclame l’Anglais.

Troisième exemple que nous n’invoquons qu’en passant: le sujet même de la folie, traité à l’aide d’Érasme, mais là aussi, pas la moindre trace de Rabelais et de ses célèbres listes, ni de Brant d’ailleurs, autre morosophe essentiel malgré l’existence d’une version latine de la Nef des fous depuis 1497, et de deux éditions anglaises dès 1509, livre fermement ancré dans la tradition dans laquelle s’inscrit Burton (29). Finissons ce bref survol par l’apparition de Socrate, ce qui donna l’occasion à Burton d’atteindre un des sommets de son traitement ironique grâce au florilège de jugements peu flatteurs porté sur l’homme doté de folie divine:

Theodoret […] manifestly evinces as much of Socrates, whom though that oracle of Apollo confirmed to be the wisest man then living, and saved him from the plague, whom 2000 years have admired, of whom some will as soon speak evil as of Christ, yet re vera [in reality], he was an illiterate idiot, as Aristophanes calls him, irrisor et ambitiosus [a scoffer and fond of praise], as his master Aristotle terms him, scurra Atticus [an Attic buffoon], as Zeno, an enemy to all arts and sciences, as Athenæus, to philosophers and travelers, an opinative ass, a caviller, a kind of pedant; for his manners […] a sodomite, an atheist […], iracundus et ebrius, dicax [hot-tempered, a heavy drinker, quarrelsome], etc.
(Burton 43–44)

Quel auteur de l’érudition de Burton ne penserait pas immédiatement au début du prologue de Gargantua en développant ces remarques? Le passage complémente et confirme justement l’argumentation rabelaisienne aboutissant au constat de la dissimulation du “divin sçavoir” entreprise par l’homme au visage “d’un fol” (Rabelais 5); d’autant plus que les dichotomies soulignées par Rabelais – portant sur la divergence entre apparition extérieure et substance cachée à l’intérieur – soulignent de manière efficace le développement esquissé par Burton. Les ambiguïtés qui font l’essence de Socrates sont un thème récurrent chez Burton, s’appliquant également à Démocrite, à Lucien, à Burton lui-même, et, comme le montre Anne Lake Prescott, à Rabelais. Prises séparément, ces observations risquent de nous laisser sur notre faim, mais il nous semble que c’est bien leur accumulation qui fait la force de l’argument. Et elles sont loin d’être limitées à la préface de l’Anatomy. En guise de clôture de notre discussion sommaire du texte, alléguons sa fin, une citation de St. Augustin qui transforme le doute en moyen de salut:

Vis a dubio liberari? vis quod incertum est evadere? Age pænitentiam dum sanus es; sic agens, dico tibi quod securus es, quod pænitentiam egisti eo tempore quo peccare potuisti.

[Do you wish to be freed from doubt? do you desire to escape uncertainty? Be penitent while of sound mind: by so doing I assert that you are safe, because you have devoted that time to penitence in which you might have been guilty of sin.] (Burton 432)

Voilà une réponse chrétienne au dilemme matrimonial du Panurge du Tiers Livre, réponse qui porte la semence des implications sériocomiques que développe Rabelais et semble taillée sur mesure pour une apparition de ce dernier.[10]

Nos brèves analyses semblent ainsi bien confirmer la conjecture de Prescott qui argumente que Burton ne connaissait que des bribes de Rabelais de seconde main. L’immense préface de l’érudit anglais, qui se clôt autour de la fameuse phrase de Juvénal, “difficile est saturam non scribere,” nous paraît particulièrement intéressante pour la satirologie car elle présente un véritable vivier, voire une encyclopédie de citations, lieux communs et renvois classiques et bibliques dont les auteurs (satiriques) de la Renaissance faisaient leur miel. Ces aspects constituent sans doute une qualité trop peu exploitée de ce texte. Pourrait-on parler d’une archéologie de la satire? Ce domaine reste à être développé, mais quoi qu’il en soit, le cas de Rabelais montre les ambiguïtés, difficultés et pièges de cette manie d’identifier à tout prix l’impact d’auteurs non classiques sur de vagues ressemblances.

*  *  *

Le cas de Sir Thomas Urquhart est bien différent.[11] Sa traduction des trois premiers livres de Rabelais, sans doute entamée en prison après la défaite des troupes royalistes écossaises contre Cromwell, marque un tournant décisif dans la réception de Rabelais outre-Manche. Son œuvre originale la plus connue, The Jewel, date de 1652, donc une année avant la sortie de son Rabelais. Elle fait partie de quatre tomes publiés en 1652–53, à côté notamment de Logopandecteision, son plaidoyer général pour une langue universelle, et la traduction des deux premiers livres de Rabelais. Le titre se réfère à un bijou, le langage universel que le polymathe écossais cherche à inventer pour résoudre tous les problèmes de communication du monde. Il s’agit donc d’un texte complémentaire à la Logopandecteision dont il constitue une sorte d’esquisse, voire de propédeutique. Le remède surviendrait à l’aide d’un vocabulaire qui représenterait “naturellement” les choses désignées, pour ainsi dire un naturel artificiel bien dans la lignée des réflexions du Pantagruel du Tiers Livre ou bien de Montaigne.[12] Toute la série est une tentative d’autopromotion du prisonnier Urquhart, autopromotion à la fois personnelle en soutien de sa demande de libération et publicitaire pour la propagation de ses livres, car The Jewel, au sein de son intrigue burlesque, ne contient que la préface, 134 articles (moins une quinzaine, “perdue,” qui sera restituée dans un texte ultérieur) et 22 maximes qui présentent les grandes lignes d’une œuvre monumentale, grammaire et lexique, que seul Urquhart pourrait mener à bien. En plus de sa libération, la récompense aurait dû être la restitution de ses biens perdus après la défaite de Worcester.

Comme dans son Rabelais, l’hyperbole mise en scène dans The Jewel surpasse souvent les habitudes du Chinonais. On remarque la complexité de l’usage de la langue, sujet, objet, agent et véhicule de l’entreprise “verbo-radicale.” Un livre présentant un projet linguistique révolutionnaire est ainsi censé faire preuve d’une maîtrise rhétorique qui devrait finir par restituer la gloire de l’Écosse et, accessoirement, réhabiliter un révolutionnaire. On pourrait parler d’un subtil jeu paradoxal de connotation et de dénotation au service d’une subversion cognitive par l’énoncé performatif si l’on voulait se laissait inspirer par la taxinomie définissant le pouvoir symbolique du langage qu’étudie Pierre Bourdieu.[13] Pareillement à un objectif majeur de Rabelais, l’entreprise d’Urquhart mise bien sur la puissance du logos sur toutes les échelles, du niveau personnel à l’universel, au sein d’œuvres inclassables, dans la veine de la ménippéenne.[14] On est alors bien tenté de voir en cette véritable pierre philosophale, ce bijou, une espèce de Dive Bouteille universelle qui résoudrait tous les problèmes du noble écossais déchu.[15] À titre d’exemple, voici le 134e et dernier des articles introductifs, belle démonstration des visées auto-promotionnelles et publicitaires du texte:

Besides these sixty and three advantages above all other languages, I might have couched thrice as many more of no less consideration then the aforesaid, but that these same will suffice to sharpen the longing of the generous reader after the intrinsecal and most researched secrets of the new grammer and lexicon which I am to evulge. (Urquhart 80)

Immédiatement après l’épître liminaire, on a affaire au premier temps fort rabelaisien, à savoir la généalogie des Urquhart qui fait preuve d’une hyperbole qui surpasse son modèle (Urquhart 55–57): d’abord 153 hommes, à partir d’Adam, dont les douze premiers noms sont tirés de la Bible et les onze derniers sont des Urquhart documentés; ensuite 146 femmes. Il y aurait beaucoup à creuser, surtout parmi les perles fantaisistes telles Philophon, Lustroso ou Comicello côté hommes, et Suaviloqua ou Allegra côté femmes. Des détails se trouveraient dans le bien-nommé “Pantochronochanon,” conteneur de tous les temps et livre virtuel promis par l’auteur dans un nouveau renvoi publicitaire au reste de son œuvre.[16]

Le reste du livre est un amalgame de toutes sortes de récits dont deux thèmes nous semblent particulièrement intéressants dans notre contexte: la critique des Presbytériens, attendue dans un texte dont la préface est signée “Christianus Presbyteromastix.” En voici un exemple:

Therefore out of that inclination which prompts me to conceal the faults of those of whom there may be any hope of a cordial penitency for having committed them, I will not at this time lanch forth into the prodigious depths of Presbyterian plots nor rip up the sores of their ecclesiastical tyranny till their implacable obduredness and unreclaimability of nature give open testimonies of their standing to their first erroneous principles and not acknowledging a subordination to a secular authority. (Urquhart 50)

Verve et esprit rabelaisiens se reflètent dans tels passages, évoquant des diatribes telles que celle de Janotus de Bragmardo ou bien celle contre les agelastes dans l’épître liminaire du Quart Livre. Il manque pourtant l’ironie qui caractérise la plupart des satires rabelaisiennes; pensons à la description des religieux de l’Abbaye de Seuilly, l’épisode de la naissance de Gargantua ou bien la prosopopée du fanatique évêque Homenaz. Mais il y a cette même manie contre les idées reçues et les vérités absolues, ce qui est paradoxal étant donné la promotion d’une langue universelle porteuse d’un sens universel. Coincidentia oppositorum dont une variante trop ironique nuirait aux propos militants de l’Écossais et, par conséquent, logiquement poussée à l’extrême, à nouveau, pour provoquer le lecteur, pour l’impressionner ou bien, au contraire, signe d’une composition hâtive et peu méthodique que l’on reproche parfois à Urquhart?[17] En d’autres termes, sommes-nous en face d’une satire élaborée de la crédulité humaine ou d’un éclatant manque de maîtrise dans un texte de circonstance débordant et échappant à son auteur? On penche quand même vers la première possibilité, Urquhart promettant 11 déclinaisons, 11 genres, 11 temps, 10 synonymes pour chaque mot, chaque mot se lisant à l’envers de la même manière etc. (Urquhart 73–75). Évidemment, personne d’autre n’oserait s’attaquer à un tel programme littéralement et figurativement gigantesque. C’est dans l’apparente sincérité du prisonnier désespéré qu’on aimerait bien situer une sorte de méta-ironie qui cherche à sonder les limites de la crédulité en misant sur des promesses des plus fantaisistes. Plus gros le mensonge, plus facilement elle passe? On remarque le même trop-plein, les mêmes hyperboles poussées à l’extrême, au-delà des descriptions pures: ces facteurs envahissent tout, semblablement aux traductions de Rabelais par Fischart et par Urquhart, ce qui finit malheureusement souvent par porter préjudice à l’effet concret voulu.

Un dernier exemple, d’une autre catégorie majeure, l’éloge des héros écossais, en l’occurrence de James Crichton, véritable génie universel qui rivalise avec les géants rabelaisiens, Panurge et frère Jean à la fois. Pendant plusieurs pages, l’auguste Écossais étale ses connaissances illimitées du savoir humain universel devant les docteurs de la Sorbonne, en 12 langues, en prose et en vers, de 9h du matin à 6h du soir; en voici un court extrait:

The Sorbonist canonical and civilian doctors most judiciously argued with him about the most prudential maximes, sentences, ordinances, acts and statutes for ordering all manner of persons in their consciences, bodyes, fortunes and reputations; nor was there an end put to those literate exercitations till the grammarians, rethoricians, poets and logicians had assailed him with all the subtleties and nicest quodlibets their respective habits could afford. Now when, to the admiration of all that were there, the incomparable Crichtoun had […] held tack to all the disputants who were accounted the ablest scholars upon the earth in each their own profession, and publickly evidenced such an universality of knowledge and accurate promptness in resolving of doubts distinguishing of obscurities […] to his own everlasting fame, entertained after that kind the nimble witted Parisians from nine a clock in the morning till six at night […]. (Urquhart 111)

Ce long épisode ne saurait ne pas évoquer toute une série de démonstrations ironiques ou satiriques rabelaisiennes, notamment le procès de Baisecul et Humevesne, la harangue de Janotus de Bragmardo, l’épisode du juge Bridoye ou bien les exploits de Panurge polyglotte et arguant par signes. Mais, comme l’avait évoqué Williams plus haut, Urquhart semble sérieux dans son éloge de l’excellence écossaise et, tout au plus, il met en scène une autre ridiculisation bien (trop) subtile de la crédulité humaine pour atteindre ses objectifs personnels. Répétons que l’auteur, prisonnier, se sert de son verbe émouvant pour des raisons bien concrètes.[18] Quant à la digestion de l’inspiration rabelaisienne, Urquhart s’en donne à cœur joie là où il doit se contenter de simples hyperboles dans sa traduction de la geste. Dans The Jewel, Urquhart se donne à ce qu’on voudrait appeler “l’amalgamation” de ses sources et inspirations pour créer un tableau encore plus vaste et souvent confus en accord avec son aspiration d’universalité ou d’encyclopédisme. C’est dans cette technique de synthèse, de digestion à l’état cru – méthode d’ailleurs évocatrice de l’approche de Béroalde de Verville, notamment dans Le moyen de parvenir – et de ses effets qu’on pourrait sans doute creuser pour trouver un autre angle d’accès à une livre chaotique et apparemment désordonné (cf. Renner, “‘Tout ce qui a été, est et sera’”).

Loin d’être allées aussi loin qu’elles devraient, nos brèves remarques sur ces deux textes ont bien montré deux facettes de la réception rabelaisienne en Angleterre, un Rabelais de légende tout droit sorti de Maurice de La Porte et de l’épitaphe de Ronsard qui circulait en français en Angleterre, d’un côté, et un Rabelais pour les initiés, digéré et transformé en héros et génie universel écossais. La juxtaposition devrait aussi renforcer de manière convaincante l’hypothèse de Prescott sur Burton et Rabelais, lequel ne lui servait que de “point de repère” très ponctuel et bien superficiel. Quoi qu’il en soit, elle montre la présence de Rabelais et de ses héros atemporels indépendamment de connaissances concrètes de la geste. Si la langue universelle reste une satire, voire une chimère, Rabelais, quant à lui, a atteint le statut de référence universelle quasiment depuis son apparition sur la scène littéraire et culturelle. L’étude de la réception d’auteurs canoniques pourrait ainsi profiter de travaux poussés selon ces deux axes principaux.

 

Works Cited

Bourdieu, Pierre. Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001.

Burton, Robert. The Anatomy of Melancholy: What it is, with all the kinds, causes, symptoms, prognostickes & severall cures of it, 1621, edited by Holbrook Jackson, Vintage, 1977.

Colie, Rosalie. Paradoxia Epidemica: The Renaissance Tradition of Paradox, Princeton UP, 1966.

Craik, Roger. Sir Thomas Urquhart of Cromarty (1611–1660): Adventurer, Polymath, and Translator of Rabelais. Mellen UP, 1993.

De Grève, Marcel. L’Interprétation de Rabelais au XVIe siècle (Études Rabelaisiennes, vol. 3), Droz, 1961.

Defaux, Gérard. “Rabelais et son masque comique: sophista loquitur.” Études Rabelaisiennes, vol. 11, 1974, pp. 89–135.

Kammerer, Elsa. “Rabelais (Not) Translated (16th–21st Centuries),” in A Companion to François Rabelais, edited by Bernd Renner, Brill, 2021, pp. 540–69.

Mueller, William R. “Robert Burton’s ‘Satyricall Preface’.” Modern Language Quarterly, vol. 15, 1954, pp. 28–35.

Prescott, Anne Lake. Imagining Rabelais in Renaissance England. Yale UP, 1998.

Rabelais, François, Œuvres complètes, edited by Mireille Huchon, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade, 1994.

Renner, Bernd. “À chacun son Rabelais: à propos de deux imitateurs anglophones, Laurence Sterne et Eric Linklater.” L’Année rabelaisienne, vol. 7, 2023, pp. 91–105.

–––––. “Rabelais, Fischart et Urquhart à Thélème: Ambiguity and usefulness  of the utopian model.” L’Année rabelaisienne, vol. 4, 2020, pp. 101–23.

–––––. “‘Tout ce qui a été, est et sera’: Béroalde de Verville et le mélange ménippéen.” XVIIe Siècle, vol. 286, no. 1, 2020, pp. 19–34.

Urquhart of Cromarty, Thomas (Sir). The Jewel, ed. R. D. S. Jack and R. J. Lyall, Scottish Academic Press, dist. By Columbia UP, 1983.

Williams, Wes. “‘Foutys vous descoss’: Rabelais, Urquhart, et les enjeux de la traduction,” dans Inextinguible Rabelais, edited by Mireille Huchon, Nicolas Le Cadet and Romain Menini, Classiques Garnier, 2021, pp. 677–88.

 

Notes

[1] De la Pantagrueline Prognostication ; celle-ci et toutes les citations de Rabelais parviendront de notre édition de référence: Rabelais, Œuvres complètes, edited by Mireille Huchon (avec la collaboration de F. Moreau), Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1994.

[2] Voir surtout Prescott, la bibliographie au sujet du lectorat anglophone compilée par François Rigolot dans Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises (CAIEF), vol. 65, 2013, pp. 34–36, et Bernd Renner, “À chacun son Rabelais: à propos de deux imitateurs anglophones, Laurence Sterne et Eric Linklater” (à paraître dans L’Année rabelaisienne, vol. 7, avril 2023).

[3] Caractérisation par l’éditeur de notre édition de référence, Holbrook Jackson, dans son “Introduction” (v).

[4] Le lien explicite avec la folie est établi dès les pièces liminaires, voir par exemple “The Author’s Abstract of Melancholy”: “All my joys besides are folly, / None so sweet as melancholy” (11).

[5] Ces cas particuliers qui constituent la troisième partition du texte soulignent l’aspect paradoxal auquel nous reviendrons plus bas. L’amour est vu à la fois comme cause et comme cure de la mélancolie, la jalousie occupe les positions de cause et de symptôme.

[6] À titre d’exemple, voir le constat du masque de Burton, “Democritus junior,” dans la préface, pour souligner les qualités naturelles de son écriture: “I neglect phrases, and labour wholly to inform my reader’s understanding, not to please his ear; ‘tis not my study or intent to compose neatly, which an orator requires, but to express myself readily and plainly as it happens” (32).

[7] Voir le célèbre essai de Defaux. Pour Burton, voir Colie 458–59, ainsi que 437–38 pour la consolatio et 443–45 pour l’utopie.

[8] Burton: “lest any man […] should be deceived, expecting a pasquil, a satire, some ridiculous treatise […], some prodigious tenant, or paradox” (15). Pour la réfutation, voir les deux premiers exemples (Burton 19, 21) respectivement. Le premier exploite toute la gamme du vocabulaire satirique: “I did sometime laugh and scoff with Lucian, and satirically tax with Menippus, lament with Heraclitus, sometimes again I was petulanti splene cachinno, end then again, urere bilis jecur, I was much moved to see that abuse which I could not mend.” Le second cite le célèbre utile dulci mixtum d’Horace: “Simul et jucunda et idonea dicere vitæ, / Lectorem delectando simul atque monendo.”

[9] Pour Gargantua, on pense notamment à l’exhortation de ne pas s’arrêter au sens littéral et de former son propre jugement de ce qu’on a lit: “C’est pourquoy fault ouvrir le livre: et soigneusement peser ce qui y est deduict” (Rabelais 6). Ensuite, le Tiers Livre accorde une liberté totale au lecteur de goûter ou non aux plaisirs du texte: “Enfans beuvez à pleins guodetz. Si bon ne vous semble, laissez le. […] Tout beuveur de bien […], venens à ce mien tonneau, s’ilz ne voulent ne beuvent” (Rabelais 351–52). Enfin, le constat de Pantagruel, au début des débats matrimoniaux de Panurge), puise dans les mêmes sources que Burton: “Chascun abonde en son sens” (Rabelais 372).

[10] La seule référence au Tiers Livre, en l’occurrence au chapitre 33, survient justement dans la troisième partition, ce qui rend l’absence du Chinonais d’autant plus suspecte à la fin du livre; voir Prescott 7–8.

[11] Pour une discussion générale d’Urquhart et de son rapport à Rabelais, voir Craik, ainsi que l’introduction de notre édition de référence, The Jewel. Pour un aperçu de l’histoire des traductions et transpositions de Rabelais, voir Kammerer.

[12] Difficile de ne pas évoquer le fameux constat de Pantagruel pour souligner le potentiel satirique de l’entreprise linguistique d’Urquhart: “C’est abus dire que ayons languaige naturel. Les languaiges sont par institutions arbitraires et convenences des peuples: les voix […] ne signifient naturellement, mais à plaisir” (Rabelais 409).

[13] Voir Pierre Bourdieu. Langage et pouvoir symbolique (Seuil, 2001).

[14] Voir le jugement succinct dans l’introduction de notre édition de référence: “Urquhart chose the weapon he handled best – words – to bring his claims to the attention of his captors. In the process, he created a strange new mode blending panegyric and complaint, history and romance.”

[15] Les analyses de Wes Williams vont dans la même direction; voir son “‘Foutys vous descoss’”: “Urquhart présente à l’intention du gouvernement de Cromwell – tel Panurge à un Pantagruel princier – un plaidoyer pour le rétablissement immédiat de ses ‘biens réels et personnels.’ Le quatrième livre dans la série des publications de 1652–53, sa traduction des deux premiers livres de Gargantua et Pantagruel […] fait donc partie intégrante de cette campagne de restauration des terres et de la réputation du prisonnier dépossédé. Tout porte à croire que Urquhart lui-même croyait qu’il remporterait, malgré tout, la victoire contre ses créanciers cannibales, monstrueux; et ce par la seule force de la langue, qu’elle soit sienne, ou traduite; empruntée, inventée, ou universelle” (681).

[16] Et on a remarqué la prédilection pour des mots-valises grecs, à la fois mystificateurs et preuves de l’érudition supérieure de l’auteur. The Jewel en profite aussi car le titre programmatique complet est Ekskubalauron: or The Discovery of A most exquisite Jewel, more precious than Diamonds inchased in Gold, the like whereof was never seen in any age; found in the kennel of Worcester-streets, the day after the Fight, and six before the Autumnal Æquinox, anno 1651. Serving in this place, To frontal a Vindication of the Honour of Scotland, from that Infamy, whereinto the Rigid Presbyterian party of that Nation, out of their Covetousness and ambition, most dissembledly hath involved it. La création grecque d’Urquhart signifie à peu près “de l’or gagné d’excrément.”

[17] Urquhart en est bien conscient: “… for that one particular negative, by the rules of contradictory opposites, will destroy an universal affirmative” (91).

[18] Est-ce pour cela que l’épisode de l’abbaye de Thélème se mue, chez Urquhart, en une harangue contre le système carcéral comme nous avons tenté de le montrer ailleurs (Renner, “Rabelais, Fischart et Urquhart à Thélème”)? Dans cette perspective de l’appropriation de sa transposition rabelaisienne, voir encore les observations de Williams, qui montre que, lors de sa traduction de la fameuse scène de rencontre entre Pantagruel et Panurge, “c’est par la voix de son maître, François, que Urquhart plaide de nouveau sa cause auprès du Parlement; […] il suffirait d’un geste, compatissant, de Cromwell, pour tout remettre en ordre” (681).

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