La “fortune” de la littérature malgache: entretien avec Liliane Ramarosoa

Manfa Sanogo
Kalamazoo College

L’avènement des études postcoloniales suscite un intérêt croissant pour les cultures et littératures non-métropolitaines jadis reléguées à la marge des canons esthétiques et intellectuels. Cependant, ces zones jadis ignorées mais désormais célébrées ne sont pas logées à la même enseigne quand il s’agit de leur traitement par la communauté intellectuelle. En études littéraires par exemple, la région des Mascareignes dans l’océan Indien n’a pas connu le même rayonnement que la Caraïbe, sa contrepartie dans l’océan Atlantique, qui à coup de manifestes et de distinctions littéraires s’est constituée en véritable canon incontournable de la littérature internationale. La littérature indo-océane peine à trouver un écho favorable auprès des experts en littérature dont seule une frange marginale en a fait un centre d’intérêt niche. Et pourtant la contribution de l’océan Indien à la littérature francophone précède celle de la Caraïbe puisqu’elle a marqué et même profondément changé cette littérature sur plusieurs générations et courants littéraires. La littérature malgache (indigène et allogène) par exemple a apporté des innovations esthétiques qui ont donné un nouvel élan vital à la littérature de langue française entre le dix-huitième siècle et notre époque contemporaine.

Dans cet entretien avec la professeure Liliane Ramarosoa, spécialiste de littérature indigène malgache, la chercheuse retraitée du CNRS et de l’université d’Antananarivo met la littérature malgache en relation Glissantienne avec la littérature française globale en mettant en relief le processus de fertilisation réciproque entre ces deux pôles.[1] Dans la conversation, la professeure nous explique l’apport de la littérature indigène malgache dans la littérature française par le biais de la circulation des formes esthétiques littéraires entre la France et ses colonies au dix-huitième siècle. Elle souligne les différents degrés d’influence que la littérature malgache a eu sur des courants et des écrivains du canon francophone tels que Évariste de Parny, Charles Baudelaire et Jean-Joseph Rabearivelo. Elle termine par un état des lieux du canon littéraire malgache, de son enjeu politique et de l’avenir de cette littérature insulaire dans la recherche.

* * *

MS: Merci de nous accorder cet entretien ici à Antananarivo. Madagascar et l’archipel des Mascareignes, disons l’océan Indien en général, ont été la matrice de plusieurs auteurs d’expression française tant Européens que Créoles ou Africains. Certains de ces auteurs ont innové la littérature de langue française à telle enseigne qu’ils l’ont propulsée dans une autre ère de son histoire. Évariste de Parny la propulse dans la modernité en annonçant le Romantisme, le Malgache Jean-Joseph Rabearivelo peut être vu comme un écrivain de la Négritude avant la lettre, et même Charles Baudelaire, qui présage le symbolisme, reste marqué par son voyage aux allures initiatiques dans les Mascareignes. On est bien en droit de se demander s’il existe une esthétique particulière à l’océan Indien qui permet de revitaliser l’imaginaire littéraire. Quelle marque l’océan Indien a-t-il laissé dans l’œuvre de chacun d’entre eux et dans la littérature française et de langue française?

LR: Ce qui est évident, c’est que ce sont effectivement des écrivains que l’on peut situer dans l’océan Indien. Mais avec quand même une petite différence. Baudelaire, un écrivain français qui lors de son passage dans cette région a ramené, disons qu’il a coloré ses œuvres du paysage littéraire de Maurice, La Réunion, etc. Évariste de Parny, c’est un peu la même chose mais il est allé beaucoup plus loin que Baudelaire. Baudelaire, ce qu’il en a ramené, ce sont simplement des thèmes, si vous voulez, un réseau d’images. Alors qu’Évariste de Parny a vraiment pris des genres traditionnels qu’il a mis, qu’il a insérés, qu’il a travaillés. C’est déjà vraiment différent.

De Rabearivelo, il y a une image que j’aime beaucoup. Tous les spécialistes qui ont travaillé sur son œuvre ont dit qu’il écrivait malgache en français. C’est-à dire, dans sa poésie de jeunesse il écrivait selon des formes très occidentales, des formes poétiques occidentales: des sonnets, des quatrains, des dizains, etc. Mais, toute sa thématique était ancrée dans le paysage malgache. Ça, c’est la poésie de “la première manière,” comme on le dit. Et puis après, ça a évolué à ce qu’on appelle, ce que nous nous avons appelé, quand je dis “nous” c’est l’équipe de chercheurs qui avons publié ses œuvres complètes (Œuvres complètes, Tome I, 2010; Tome II, 2012, CNRS), “la deuxième manière” où il a continué à écrire en français. Mais dans sa poésie, il a fait une rupture vraiment radicale par rapport aux formes occidentales. Dans sa poésie de “la deuxième manière,” telle que Galets (1933), il y a une allure assez curieuse à la sonorité parce qu’il a essayé de s’inspirer du rythme des poèmes malgaches traditionnels. Il a terminé son œuvre avec “la troisième manière,” où il est vraiment allé au bout de la chaîne. Il a écrit des genres traditionnels malgaches – les hainteny – mais en français. Et toute son œuvre est traversée de part en part, malgré les différences de rythmes, de sonorités, de genres, etc., par la tentative de traduire la poésie malgache, mais en français. Il ne faut jamais oublier aussi que, parallèlement à son œuvre en français, il a beaucoup écrit en Malgache aussi. Il a écrit en Malgache des poèmes, de la critique, etc. C’est à lui qu’on doit la renaissance de la poésie malgache. Et par exemple, il est l’un de ceux qui étaient dans le groupe Hitady ny very[2] qui voulait rénover la poésie malgache qui alors portait trop la marque de la littérature chrétienne. Il faut savoir que la poésie, la littérature malgache moderne au début se composait de cantiques: les poèmes étaient inspirés des cantiques, le genre narratif était inspiré de ces histoires édifiantes qui servaient à construire l’école du dimanche. Lui et ses contemporains ont trouvé que c’était un peu insensé que la littérature malgache soit d’abord de la poésie chrétienne et puis après, une copie du rythme occidental, de la prosodie occidentale. Rabearivelo a été un des leaders de ce renouvellement de la poésie malgache, de la littérature malgache.

Une étude de ces trois auteurs en relation peut être très intéressante. C’est un choix pertinent puisqu’il y aurait donc un écrivain français mais qui n’a rapporté de l’océan Indien qu’une ambiance ou un transfert des thèmes, ce serait Baudelaire. Puis Parny, un autre écrivain français, un écrivain réunionnais, qui est lui l’un des premiers à avoir essayé de prendre des genres traditionnels malgaches, au lieu de prendre des genres traditionnels réunionnais comme l’a fait par exemple Le Clézio.[3] Parny a choisi un genre traditionnel malgache et il l’a introduit dans son œuvre. Et le troisième, Rabearivelo. Cependant, on ne peut pas mettre sur le même plan l’apport de Parny, de Baudelaire et de Rabearivelo dans cette mise en connexion des littératures de l’océan Indien dans la littérature française. Dans les recherches sur cette mise en connexion des littératures de l’océan Indien dans la littérature française, il faudrait faire cette distinction.

MS: Faut-il les classer leurs influences dans cet ordre-là?

LR: L’apport de Baudelaire, les traces de l’océan Indien dans la poésie de Baudelaire, c’est vrai que ça pourrait être anecdotique, mais là où c’est important, toute cette poésie, toute cet imaginaire de l’île, des îles, a quand même beaucoup marqué la poésie française, et c’est Baudelaire qui l’a apporté. Vous voyez ce que je veux dire? L’influence de Parny est vraiment directe, c’est-à-dire qu’il a pris un genre malgache et il l’a mis (dans son œuvre), mais son influence est quand même très limitée. C’est-à-dire que l’aura de leur poésie, de leur rapport avec l’océan Indien; chez Baudelaire, même si les traces sont assez limitées, l’influence, l’impact est beaucoup plus large que celui d’Évariste de Parny. La preuve est qu’il n’y a pas eu beaucoup d’écrivains français qui ont utilisé des genres littéraires malgaches après Parny. Vous voyez ce que je veux dire? Quand vous dites “influence,” il faut bien mesurer et bien faire la part des choses pour chacun.

Chez Baudelaire, c’est vrai que, hormis de beaux portraits de femmes, de beaux paysages de bord de chez nous, de l’océan Indien, ou des femmes sensuelles, etc., il n’y a pas beaucoup d’autres traces mais cet imaginaire des îles… comme étant l’évasion, c’est lui qui l’apporte dans la poésie française, ou du moins il est un de ceux qui ont vraiment marqué la poésie française sur cet exotisme.

MS: Oui, c’est vrai que Baudelaire a une place plus importante dans le panthéon littéraire français. De nos jours, de Parny, on ne retient que ses Chansons madécasses (1787) un petit ouvrage d’une vingtaine de pages qui, comme vous l’avez dit, contient des genres traditionnels malgaches et communique de cette senteur, de cette saveur, de cette culture, de cette histoire malgache. Proportionnellement parlant donc, il serait donc moins influent que les deux autres auteurs susmentionnés?

LR: Le mot “influence” en littérature, il faut le manier avec beaucoup de précaution. Quand on dit influence, je dirais qu’on peut aussi utiliser le mot “fortune.” C’est vrai qu’il n’y a que douze pages de Chansons madécasses. Mais c’est lui qui est allé le plus loin dans l’importation d’un genre traditionnel d’un autre pays. Il est allé très loin parce que sa poésie, et les Chansons madécasses sont un essai de réécriture. C’est vraiment un essai de réécriture de certains genres littéraires malgaches. Donc, c’est pour ça que je dis qu’entre Baudelaire et Parny, il va falloir que vous situiez bien, ce que vous entendez par “l’influence” ou “traces,” etc. Ce n’est pas la même chose. Ils ont chacun leur intérêt, mais ce n’est pas la même chose.

MS: Peut-être qu’il ne faudrait pas hiérarchiser du tout?

LR: Non, [il] ne [faut] pas hiérarchiser. Ce que je vous explique là, ce n’est pas d’hiérarchiser mais de bien marquer la différence, les différences. Il n’y a pas à dire “celui-là est plus influent que l’autre” mais de préciser que justement ce qu’on appelle influence en littérature c’est quelque chose de très vaste avec beaucoup de formes et que vous présentez deux formes très différentes. C’est plutôt dans ce sens que je vous ai expliqué ces différences et pas du tout en disant “lui, c’est plus important ou l’autre, c’est moins important.” Il ne faut jamais aborder les phénomènes littéraires dans le sens d’une hiérarchisation parce que c’est très difficile à prouver. En plus, ça ne tient pas la route parce que la poésie, la littérature, c’est le domaine où l’ouverture aux autres mouvements est le fondement; ça peut être subjectif. Vous ne trouverez pas tellement d’outils pour justifier ou prouver ces influences parce que, quand on fait vraiment des études d’influence, il faut pouvoir apporter même des éléments quantitatifs.

Et puis, il y a Rabearivelo qui a une forme vraiment à part, parce que chez lui, les apports sont un va-et-vient entre la littérature française et la littérature malgache. C’est ce qui fait vraiment le fondement de son œuvre: les multiformes. Alors que pour les deux autres, cette mise en relation des littératures, de l’océan Indien et la littérature réunionnaise ou la littérature française, c’est un élément de leurs œuvres, un élément dans leur œuvre. C’est une grosse différence quand même!

MS: Certainement! Et il y a aussi une grosse différence dans l’éventail des genres qu’ils pratiquent. Mais, plus haut vous avez mentionné Le Clézio. Était-ce pour suggérer qu’il fait partie de ces auteurs canoniques qui innovent et alimentent la littérature métropolitaine d’une esthétique périphérique?

LR: Le Clézio, oui. Il a pris les genres traditionnels, enfin un genre traditionnel vraiment réunionnais, et comme Rabearivelo, il les a réécrits en français. Le Clézio aussi c’est quelqu’un qui était hanté, qui a été hanté par ses origines mauriciennes dans ses romans comme L’Africain (2004) ou Désert (1980). Tous ses romans sont traversés par ça, mais celui que je voulais citer c’est Sirandanes (1990). C’est un genre mauricien traditionnel qui se présente comme des devinettes que Le Clézio a réécrits avec sa femme. Donc cette tentation de traduire des genres traditionnels d’un pays donné en français, Rabearivelo n’est pas tout à fait le seul. Il est un exemple, il y en a d’autres.

MS: Il y a quand même quelque chose d’unique et de particulier dans la manière dont Rabearivelo traduit, n’est-ce pas? Il fait de l’auto-traduction en traduisant ses propres poèmes. Mais la traduction, au-delà du simple exercice de transvasement d’une langue dans l’autre, est aussi créative. Ainsi elle devient chez Rabearivelo un exercice de double-création, comme Beckett le fera plus tard. Il y a toute une symbolique autour de l’agencement côte à côte de la traduction et l’original, du malgache à côté du français.

LR: Rabearivelo met en exergue dans toute ses œuvres bilingues la mention “traduit du malgache,” mais ce n’est pas du tout prouvé. Mais, en revanche, ce qui est très intéressant, c’est de voir – il faut maîtriser le malgache pour le voir – qu’entre une version française et une version malgache (de la même œuvre) il y a une subtile différence qui donne aux poèmes une dimension assez distincte. Je vous donne l’exemple du poème “Valiha” (Presque songes, 1934) qui a une version française et une version malgache.[4] Quand il parle de l’artisan qui fabrique la valiha dans l’œuvre en français, il le présente comme un “artiste” qui découpe, qui tend, etc. Mais dans l’œuvre en malgache, il utilise un mot qui signifie “initié.” Il y a quand même une sacrée différence! Donc, ses traductions – mais ça c’est un travail minutieux, si on veut le voir de près – dans ses traductions, ce n’est pas toujours, ce n’est jamais traduit avec des termes équivalents.

MS: Mais il y a toujours des pertes en traductions…

LR: Des pertes ou des ajouts.

MS: Certes. Je pense quand même qu’ici on a une perte parce que le mot “initié” a un élément mystique que l’on perd avec le rendu “artiste.”

LR: C’est dans le poème en malgache qu’il utilise ce mot. Dans le poème en français, il n’y a pas ce terme. Et c’est celui qui fabrique de ses mains, manuellement, les bambous qu’il transforme en valiha. Il y a une petite différence; ça c’est un peu anecdotique. Mais, c’est ce qu’il fait aussi, quand il fait des traductions, comme celles des poèmes de Traduit de la nuit (1935), Presque songes (1934). Il crée une aura poétique qui naît de la traduction littérale de termes malgaches. Par exemple, quand il dit, “l’œil du jour,”[5] c’est du soleil qu’il parle; mais autour de cette image de “l’œil du jour,” il crée toute une poésie où il faut savoir que c’est le soleil, si vous ne connaissez pas le malgache. Ou encore l’image de “l’arbre qui soutient le dos,”[6] c’est la colonne vertébrale. Mais ça devient vraiment autre chose quand il brode autour de cet arbre qui soutient le dos. C’est ce jeu qu’il a fait entre le malgache et le français.

MS: À vous entendre, on a l’impression que c’est un projet sans espoir pour le chercheur vazaha (étranger, allogène) qui ne parle pas malgache de vouloir se lancer dans une analyse de la littérature malgache parce qu’il y a beaucoup à déchiffrer?

LR: Par rapport à Rabearivelo et le malgache, je vous ai cité là les exemples les plus exotiques. Mais on peut très bien aborder son œuvre sans être bilingue, sans avoir des connaissances de malgache. Oui, ça je le confirme. Mais il y a traduction et “traduction.” Oui il traduit les termes du malgache en français, il utilise beaucoup la traduction littérale; c’est-à-dire qu’au lieu de chercher un équivalent qui correspondrait à la culture ou la civilisation française, il traduit le mot de manière terre-à-terre. Il traduit le mot littéralement. Et une fois traduit littéralement, ce dernier a une autre résonance. Par exemple, le mot “chanson” en français, quand on traduit littéralement les termes en malgache, c’est “paroles pour chant.”[7] Alors quand on dit “chanson” ou “paroles pour chant,” il y a toute une aura qui dépasse largement des mots “chanson” ou “paroles pour chant.” Rabearivelo brode autour de cela. Donc ses traductions de ses poèmes ne sont pas de simples traductions, c’est-à-dire passer d’une langue à l’autre, mais il passe vraiment d’un imaginaire à l’autre.

Cela se trouve dans ce rapport entre le français et le malgache aussi. Donc, vous pourriez bien distinguer cette présence du malgache dans son œuvre. On peut très bien distinguer trois mouvements vraiment différents. D’abord, une poésie qui a toutes les formes de la poésie occidentale – les sonnets, les quatrains, les dizains, etc., mais qui est peuplée par l’imaginaire malgache, uniquement de l’imaginaire malgache. Le deuxième, c’est une poésie qui est un peu comme Presque songes (1934) et Traduit de la nuit (1935), qui désarçonne le lecteur qui ne connaît pas le malgache parce que Rabearivelo a essayé de retrouver le rythme même des énigmes, des hainteny et il les a écrits en français. Il y a de ses contemporains, même malgaches, qui n’ont pas adhéré parce que ces poètes contemporains étaient habitués au rythme, au ronron des sonnets. Alors, quand Rabearivelo a commencé à publier ses œuvres, ses contemporains avaient la culture malgache; mais ils ont été vraiment désarçonnés de la retrouver en français. Et puis le troisième mouvement, ce sont vraiment des genres traditionnels, qu’il a complètement écrits en français. Dans le volume II (2012), nous avons édité Imaitsoanala fille d’oiseau (1936), une pièce théâtrale; mais il y a aussi Les vieilles chansons des pays d’Imerina (1939). Ce sont vraiment des genres traditionnels qu’il a transcrits en français ou créés en français. Il y en a certains qu’il a transcrits à partir de genres traditionnels déjà existants mais il y en a d’autres qu’il a vraiment inventés.

MS: Dans Les vieilles chansons des pays d’Imerina (1939), ce sont bien des hainteny[8] qu’il transcrits?

LR: Oui, alors il y a Les vieilles chansons des pays d’Imerina, il y a Sur la valiha royale (inédit) et il y en a À l’ombre des ficus (inédit) qui contiennent des hainteny.

MS: Parlons des hainteny, qui peuvent être très difficiles à reconnaître pour les non-initiés. Qu’est-ce qu’un hainteny? J’ai l’impression qu’il n’y a pas encore de consensus concernant ce qu’est un hainteny parce que les travaux de Bakoly Domenichini-Ramiaramanana[9] ne me semblent pas conclusifs sur ce point et, pour ma part, ils m’ont laissé encore plus perplexe.

LR: En fait, ce qu’elle [Domenichini-Ramiaramanana] a essayé de démontrer, c’est que le hainteny est un genre composé dont les éléments constitutifs sont des ohabolana (proverbes). Donc, elle est allée très loin, elle a essayé de voir quelle est la composition, les éléments constitutifs du hainteny. Le hainteny est un genre qui est vraiment bien distingué. Et ce qui fait aussi que c’est un peu difficile, c’est que le hainteny est l’un des rares genres traditionnels qui n’est pas limité à une seule des régions de Madagascar. On retrouve des variantes dans d’autres régions, et c’est pour ça qu’il est un peu multiforme sinon, c’est quand même un genre bien identifié.

MS: Et, il est très différent du kabary, par exemple. Ce dernier n’est-il pas composé de hainteny?

LR: Non, le kabary, c’est vraiment autre chose. Mais le kabary aussi a des éléments constitutifs des ohabolana. Disons que les ohabolana sont comme des éléments de base, qu’on retrouve dans les hainteny, qu’on retrouve dans le kabary. Mais c’est vraiment autre chose. D’ailleurs leur fonction est tout à fait différente: le kabary c’est un genre qu’on déclame.

MS: Et de nos jours encore! Déclamer les kabary peut être une fonction lucrative m’a-t-on dit.

LR: En ce moment, il y a des écoles. Vous qui voulez voir si aujourd’hui il y a encore des réminiscences. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’écoles où l’on apprend, des écoles qui apprennent à faire des kabary. Et ce qui est fréquent, ce ne sont pas des gens de 50–60 ans. J’ai moi-même des neveux et des nièces qui ont fait ces cours, qui ont suivi cette formation et sont des mpikabary[10] professionnels. Ce que je trouve bien. Moi je trouve que c’est bien car ce genre traditionnel rythmait toute la vie sociale à l’époque, lors des enterrements, lors des mariages, etc. Et je trouve que c’est bien qu’aujourd’hui dans les mariages les plus modernes, il y a quand même la part de ces kabary qui restent vivaces et vivants.

MS: Le hainteny, comme genre poétique, avait-il aussi une fonction sociale?

LR: Le hainteny a cessé d’être. À un moment donné, les conflits dans la vie quotidienne se réglaient par hainteny. Aujourd’hui, le hainteny n’a pas la même vivacité que le kabary dans son utilisation. Ce que je voudrais vous préciser c’est que le genre du hainteny est une joute oratoire entre un homme et une femme sur le thème de la comédie amoureuse, ou sur le thème du refus, etc. Et un échange entre l’homme et la femme, c’est ça le hainteny. Mais les images constitutives de ces échanges, ce sont des ohabolana, ou des figures de style, qui sont quelquefois réutilisées, réinvesties par le kabary, mais leurs fonctions sont vraiment différentes. La fonction originelle du hainteny, c’est toujours sous forme de joute oratoire sur le thème de la vie amoureuse, entre un homme et une femme. Les conflits qu’évoquaient les hainteny étaient utilisés par des gens qui pouvaient discuter de choses vraiment autres que la vie amoureuse. C’est simplement la manière dont les hainteny ont toujours un peu …de provocation. Et donc c’est cet aspect provocateur qui était utilisé, à l’époque, quand il était encore dans la littérature orale, pour régler des conflits qui n’avaient rien avoir avec la vie amoureuse. Mais le kabary, c’est vraiment utilisé dans d’autres circonstances. Mais les images qui les constituent, les éléments de base qui constituent les deux formes, c’est les ohabolana. Ces images qui font toujours allusion à la nature, la faune, la flore, etc. C’est cela, disons, le fil conducteur, et c’est Domenichini-Ramiaramanana[11] qui a bien situé tout cela les uns par rapport aux autres.

MS: Et pourtant, il y a un siècle de cela, Jean Paulhan disait dans son projet de thèse (Cahiers 320–21)[12] que le hainteny était un genre populaire qu’on pouvait entendre par tous les coins de rue. Y a-t-il un espoir de renaissance?

LR: Oui, oui; mais, aujourd’hui, non. Mais le hainteny reste un genre. C’est devenu un genre littéraire, au lieu d’être oral comme l’est resté le kabary.

MS: Un genre figé?

LR: Je ne dirais pas le terme “figé,” mais il est devenu un genre uniquement dans la littérature écrite. Le genre tel quel, le hainteny, n’est plus utilisé dans la vie quotidienne, il n’appartient plus à une littérature orale. Il est maintenant un genre littéraire alors que le kabary est encore vivace dans la littérature orale et est encore bien utilisé. Maintenant il y a plusieurs écoles qui sont fréquentées par des jeunes. Ils deviennent de plus en plus jeunes.

MS: Y a-t-il encore des écrivains contemporains malgaches qui écrivent des hainteny?

LR: Qui écrivent des hainteny? Non, je ne vois pas. Le dernier en date c’était Rabearivelo. Oui, il a vraiment créé des hainteny, et non simplement traduit.

MS: Rabemananjara, à qui Rabearivelo a passé le flambeau,[13] n’en a-t-il pas écrit?

LR: Non, Rabemananjara était lui un écrivain de la Négritude. Si vous écoutez un poème de Rabemananjara, il vous rappelle plus Senghor, Césaire, etc., que la littérature malgache.

MS: Pour revenir à cet engouement de la jeunesse pour le kabary, donc pour cette forme littéraire traditionnelle, il correspond à l’objectif visé par les écrivains du mouvement Mitady ny very, qui promouvaient un retour à la littérature indigène pour la sauver de l’oubli. D’ailleurs dans l’une de ses dernières lettres de suicide, Rabearivelo s’adresse au jeune Rabemananjara en ces termes: “je […] vous tends le flambeau. Tenez-le bien haut.” Que reste-il de ce flambeau? A-t-il été tenu haut? Ou, s’est-il éteint avec Rabemananjara?

LR: Je crois qu’il y a deux questions dans votre question. La première question que vous avez dite: Est-ce que les poètes de la jeune génération ont encore recours aux genres traditionnels? Alors, ce que je peux dire c’est que c’est beaucoup plus dans les chansons, dans la musique, où il y a ce mouvement – pas de récupération, je n’aime pas le mot “récuperation” – de revivifier les formes traditionnelles. C’est dans la musique qu’on le retrouve. Et les groupes ou les chanteurs qui ont le plus de force et qui ont le plus de succès ici, maintenant, ce sont ceux qui réutilisent les formes traditionnelles de la musique et qui les réinvestissent dans leurs chansons. Vous prenez n’importe quel groupe qui a du succès aujourd’hui et c’est ça. Et le plus intéressant ce sont les formes. Dans chaque région, les jeunes chanteurs ont réinvesti le rythme traditionnel, les chansons traditionnelles de chez eux. Et ça, je trouve que c’est très bien.

Ça c’est pour la chanson, maintenant pour la poésie. Pas beaucoup. C’est-à-dire, la réutilisation des kabary, des hainteny ou des genres traditionnels, on n’en retrouve pas comme chez Rabearivelo, où c’est vraiment flagrant qu’il a récupéré. Mais on en retrouve peut-être dans un essai de retrouver le rythme, un certain rythme, une certaine syntaxe, une certaine prosodie des genres traditionnels. On retrouve quand-même des traces dans leur poésie en français ou en malgache.

MS: Le Hitady ny very de la phalange Rabearivelo rappelle beaucoup l’appel au retour aux valeurs ancestrales des écrivains de la Négritude. Peut-on lire une sorte de prise de position, et donc une sorte d’engagement politique, chez Rabearivelo et ses partenaires?

LR: Non, je ne pense pas. Je ne pense pas chez Rabearivelo. Je ne pense pas qu’il ait eu ce mouvement. Il ne faut pas oublier que c’était un autodidacte. Il a quitté l’école à 15 ans, et ce qu’il sait de la littérature française, ce sont vraiment des choix personnels. Il n’a pas du tout utilisé, disons, les auteurs qui étaient utilisés dans le système scolaire mais il faisait venir, il dépensait des fortunes pour faire venir (des nouveautés littéraires). Il est l’un des premiers par exemple qui lisait Mallarmé à l’époque où les jeunes poètes de sa génération en étaient à Lamartine.

Ça c’est par rapport à la littérature française; et par rapport à la littérature malgache, il a effectué des recherches personnelles. Il allait quelquefois collecter dans les compagnes des genres, des hainteny tels qu’ils se disaient encore à son époque, et c’est vraiment un choix littéraire à mon avis, mais pas tellement politique. Si c’était un choix politique, il se serait cantonné à cela. C’est-à-dire comment revivifier, réinvestir la littérature traditionnelle, mais il a été très ouvert. Il traduisait des poètes du monde entier. Donc, pour moi ce n’est pas une position politique. C’était une position strictement littéraire, esthétique, culturelle.

MS: C’est ce qui le met en marge des écrivains de la Négritude qui avaient un enjeu plus politique?

LR: Chez les écrivains de la Négritude, c’était une position “politique” entre guillemets parce qu’eux essayaient vraiment de redonner cette dignité. Ce n’est pas uniquement ça parce que, si c’était uniquement politique, aucun des écrivains de la Négritude ne serait encore étudiés aujourd’hui parce que quand la littérature est trop politique et qu’après la politique change. Ce qui a fait la grandeur de cette poésie, c’est que c’était à une époque où il était vital de redonner cette dignité à leurs cultures qui étaient au plus fort de la colonisation. Vraiment! Et c’est de tous les écrivains de la Négritude qu’ils soient Malgaches, Sénégalais, de toute l’Afrique. Ça, c’était politique. Et seuls les grands ont réussi à dépasser cet aspect politique et continuent aujourd’hui d’être encore de grands écrivains. Mais tous ne sont pas passés à la postérité.

MS: Les œuvres de Rabearivelo ne semblent pas très engagées contre la colonisation. Sa littérature est-elle une littérature de la beauté pour la beauté, de l’art pour l’art, comme la Parnasse qu’il aurait aussi adulé?

LR: Oui et non. Il y a de l’engagement dans ses œuvres critiques, parce qu’il a été aussi un critique littéraire. Dans ses œuvres critiques, il analyse avec une acuité très fine, les limites de l’approche coloniale, de la littérature et tout ça, si! Il n’a pas été engagé politiquement comme Césaire, comme Rabemananjara, etc., mais dans son fameux journal intime, les Calepins Bleus,[14] il avait un regard aigu. Il y a des textes critiques où il dit quelles étaient les limites de l’approche coloniale etc., oui! Et puis, en ce qui concerne ces positions politiques, il y en a qui étaient désastreuses; il aimait Maurras.[15]

MS: Rabearivelo a su détourner l’enclave de la langue et de l’insularisation littéraire et géographique en participant activement à ce que Pascale Casanova appelle “la République mondiale de lettres.”[16] Les auteurs contemporains malgaches participent-ils à cette République à la même enseigne?

LR: Oui, Rabearivelo était en relation avec Valéry, avec beaucoup d’écrivains pas simplement français mais d’Amérique du Sud, même du Japon. Il avait une correspondance importante.

Le mouvement qu’il y a, c’est au niveau des chercheurs. Par exemple, je suis dans la communauté scientifique d’un colloque qui veut éditer un dictionnaire malgache. C’est très intéressant de voir les noms des chercheurs et les titres des communications qui sont proposées. Je suis vraiment étonnée de voir que les chercheurs qui participent à ce dictionnaire malgache viennent d’ailleurs, des universités françaises, etc. Donc ces échanges entre les écrivains eux-mêmes, je ne sais pas s’il y en a. On ne sait jamais; il y en a peut-être qui sont en relation mais en tout cas, au niveau du monde de la recherche, c’est très ouvert.

 

Notes

[1] La professeure Liliane Ramarosoa est professeure de lettres à la retraite affiliée à l’Université d’Antananarivo et au CNRS. Spécialiste des littératures Africaines et de l’océan Indien, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages voués à la dissémination de la littérature malgache à l’international, notamment de deux anthologies sur les auteurs malgaches d’expression française publiées respectivement en 1994 et en 2003. Elle est aussi l’une des directrices du comité qui s’est attelé à l’édition des deux tomes des Œuvres complètes de Jean-Joseph Rabearivelo publiées en 2010 et 2012. Cet ouvrage qui rassemble divers textes inédits et publiés par Jean Joseph Rabearivelo, assortis chacun d’une introduction et d’étude génétique, fait figure d’autorité dans les études sur l’auteur malgache.

[2] Le mouvement littéraire Hitady ny very (À la recherche de ce qui est perdu), développé par Rabearivelo et certains de ses confrères, préconisait un retour à la littérature traditionnelle malgache.

[3] Sirandanes est un recueil de devinettes réunionnaises coécrit par J. M. G. Le Clézio et son épouse Jémia (Seghers, 1988).

[4] La valiha est un instrument de musique à cordes malgache qui est fabriqué avec une tige de bambou.

[5] Traduction littérale du malgache: masoandro (maso = œil, andro = jour).

[6] Traduction littérale du malgache: hazodamosina (hazo = arbre, lamosina = dos).

[7] Traduction littérale du malgache: tononkira (teny = parole, hira = chant).

[8] Trois genres peuvent être élevés au panthéon du canon littéraire malgache de par leur omniprésence à travers tous groupes de l’île: le kabary, qui est un discours imagé déclamé lors de toute cérémonie officielle; le ohabolana, un genre utilitaire et concis qui s’apparente aux formes figées telles que les proverbes; et le hainteny, poésie populaire énigmatique et souvent érotique, qui était utilisé pendant des joutes verbales amicales et servait aussi une fonction sociale de résolution des conflits.

[9] Domenichini-Ramiaramanana, Bakoly. Du ohabolana au hainteny: langue, littérature et politique à Madagascar, Karthala, 1983.

[10] Des déclamateurs de kabary.

[11] Notamment dans sa recherche extensive sur les genres littéraires malgaches dans Du ohabolana au hainteny: langue, littérature et politique à Madagascar, Karthala, 1983.

[12] Paulhan, Jean. Cahiers: Paulhan et Madagascar 1908–1910, Gallimard, 1982.

[13] Au soir du 22 juin 1937, Rabearivelo écrit à Rabemananjara, son ami et protégé, une lettre d’adieu qui entérine la position de ce dernier comme son successeur et tête de file de facto de la gent littéraire locale: “Mon cher Jacques. J’interromps volontairement la course, et vous tends le flambeau. Tenez-le bien haut” (Œuvres complètes, Tome I, 1153).

[14] Calepins Bleus était le nom affectueux que Rabearivelo donna à ses journaux intimes qu’il appelait aussi Témoins intimes et abbréviait souvent en C. B. en hommage à son idole Charles Baudelaire. C’est aussi un sous-titre du premier tome de ses Œuvres complètes publié à titre posthume en 2010.

[15] Charles Maurras (1868–1952), homme politique et écrivain français, et tête de file du mouvement royaliste et antisémite Action Française.

[16] Pour Casanova, dans La république mondiale des lettres (Seuil, 1999), cela correspond à un ensemble d’échanges et d’échos, de réseaux et d’intertextualités que les membres de l’élite ou “l’aristocratie” littéraire tissent entre eux.

Leave a Reply